Couverture de RFSE_001

Article de revue

Irréversibilité du temps, réversibilité des choix ?

Les fondements des « marchés transitionnels » en termes de trajectoires de vie

Pages 199 à 219

Notes

  • [1]
    Les auteurs remercient Pierre Courtioux et Lucie Davoine pour leur assistance dans l’exploitation de l’ECHP, ainsi que les participants du réseau de recherche TLM.net pour les discussions et contributions sur ce thème du life course.
  • [2]
    Le terme anglais life course pose des problèmes de traduction en français. Afin d’éviter toute confusion avec l’approche du « cycle de vie », qui fait référence à un courant théorique précis (cf. section 3) et n’épuise pas la thématique, nous avons choisi de le traduire par « trajectoires de vie », ou de maintenir le terme anglais. Pour une vue d’ensemble, voir Mortimer et Shanahan (2003), O’Rand et Krecker (2000).
  • [3]
    L’approche du cours de la vie met également l’accent sur les effets générationnels et de cohorte (voir la section 2 ci-dessous). Mais étant donné l’accès limité à des données longitudinales comparables au niveau européen, nous nous concentrerons ici sur les questions d’âge et de genre, tout en utilisant les résultats d’études précédentes afin de décrire les effets qu’a sur le marché du travail la constitution de la famille, et en particulier la maternité et la naissance.
  • [4]
    Afin d’établir une distinction entre les effets dus à l’âge et les effets dus à la génération, il conviendra de considérer les différences entre les cohortes, ce qui nécessite de disposer de données longitudinales ou de procéder à des simulations. Cet exercice de simulation réalisé par la Commission européenne (2005) a démontré que la participation plus massive des jeunes femmes au marché du travail par rapport aux femmes plus âgées exerce une forte influence sur les différences des écarts entre les sexes en fonction des groupes d’âge.

1 – Introduction

1La théorie des marchés transitionnels du travail (MTT) fournit un cadre conceptuel innovant permettant de traiter la question des réformes des politiques relatives au marché du travail en Europe et, de façon plus générale, celle de l’avenir du modèle social européen. Elle se fonde avant tout sur des données empiriques, elles-mêmes basées sur une analyse des mutations au sein des marchés européens du travail, analyse qui souligne l’importance croissante des « transitions » tout au long de la vie des individus, c’est-à-dire les statuts intermédiaires entre des situations régulières (définies en fonction de cinq sphères principales : travail, famille, retraite, chômage, formation). En outre, elle met l’accent sur le rôle que jouent les institutions et politiques nationales dans la structuration de ces modèles de transitions. Mais les marchés transitionnels adoptent également un point de vue normatif et soutiennent que le renouvellement du modèle social européen doit être basé sur des principes consistant, par exemple, à donner aux individus la capacité d’effectuer des choix et de les réviser s’ils le souhaitent.

2Selon cette approche, la référence au temps et au cours de la vie apparaît comme une question essentielle. Le temps est perçu comme une ressource rare et les mutations de la structure des ménages peuvent, en fonction du contexte national, avoir une incidence différente sur le partage du temps entre travail rémunéré et autres activités consommatrices de temps (éducation des enfants, travaux ménagers, loisirs, etc.). En outre, il existe également un faisceau de preuves convergentes indiquant que l’âge joue un rôle spécifique relativement aux décisions de participer ou non au marché du travail : les seniors se caractérisent par une position spécifique sur le marché du travail (ce qui est également le cas pour les jeunes), position qui est évidemment liée à leur parcours professionnel et à leurs décisions antérieures. Ainsi, une approche en termes de trajectoires de vie (comprenant les dimensions ménage, genre et âge) apparaît nécessaire pour comprendre les transitions et émettre des propositions de réforme [Schmid et Gazier, 2002]. Dans des travaux récents, l’importance que l’approche des MTT accordait au partage du temps au cours de la vie a été associée à l’émergence de nouveaux risques : les trois principaux risques définis par Schmid (2005, 2006) (« études et formation », « compression des carrières », « réduction des capacités de gain au cours de la vie ») sont en effet liés aux événements et divers compromis lors du cycle de vie. Pour les dépasser, cet auteur propose un nouveau système d’assurance dont le but serait « [d’élargir] l’horizon des attentes via un ensemble de structures d’opportunités qui seraient disponibles lors des événements les plus critiques durant le cours de la vie » [Schmid, 2005, p. 36]. Ainsi l’approche en termes de trajectoires semble-t-elle être une composante fondamentale de la théorie des marchés transitionnels. Cependant, bien qu’il s’agisse d’une référence constante dans les travaux portant sur les MTT, ses fondements théoriques et ses relations avec la perspective des MTT sont rarement traités. De plus, au cours des dernières décennies, l’approche en termes de trajectoire de vie (life course) est progressivement devenue un paradigme de recherche majeur [Mortimer et Shanahan, 2003 ; Anxo et Boulin, 2006]? [2].

3Dans cet article, nous analyserons les liens potentiels entre cette approche et celle des marchés transitionnels, autrement dit les fondements dynamiques des marchés transitionnels. Notre approche sera essentiellement théorique, mais nous nous intéresserons également à quelques données empiriques et à des questions de politique économique. Elle rejoint effectivement certains débats relatifs aux objectifs de la Stratégie européenne pour l’emploi, en particulier celui visant à accroître le taux d’emploi global, ce qui implique l’augmentation des taux d’emploi des femmes et des seniors, et donc une transformation dans la division sexuelle du travail et la répartition du temps et des revenus au cours de la vie.

2 – Le contexte européen : l’hétérogénéité des trajectoires au cours de la vie

4La pertinence d’une perspective portant sur le cours de la vie résulte en premier lieu de données empiriques qui démontrent que le genre et l’âge jouent tous deux un rôle quant à la situation des individus sur le marché du travail? [3]. Les indicateurs de la SEE indiquent en effet clairement l’hétérogénéité des situations relatives des pays en ce qui concerne la différenciation en termes d’âge et de genre. Dans cette première section, nous examinerons les principales différences entre les modèles existant en Europe, en utilisant les données disponibles sur les taux d’emploi et autres indicateurs clés de l’Enquête sur la population active (Eurostat), mais également des matrices de transitions (en nous fondant sur les résultats du panel européen des ménages). En effet, un des aspects qui font l’originalité de l’optique des marchés transitionnels du travail est sa vocation à dépasser une simple approche statique du marché du travail et à se focaliser sur les transitions des individus entre les différents statuts [De Koning et Mosley, 2001 ; Kruppe, 2002].

2. 1 – Disparités de genre dans les modèles d’intégration au marché du travail

5L’une des caractéristiques les plus visibles et tendances les plus durables au sein des économies avancées est la féminisation accrue de la population active et la transition d’un modèle de ménage où l’homme est le gagne-pain au modèle de ménage biactif. En dépit de ces tendances communes qui impliquent une réduction conséquente et continue de l’écart d’emploi entre les sexes, il existe encore d’importantes différences au sein des pays avancés entre les modèles d’intégration des femmes sur le marché du travail, l’importance relative des modèles de « Monsieur gagne-pain » ou de couples biactifs. En outre, les schémas d’intégration des femmes sur le marché du travail au cours de la vie, et donc la nature, la fréquence, le moment et le séquençage des transitions entre la sphère familiale et le marché du travail, divergent significativement d’un pays à l’autre.

6Cette tendance apparaît clairement au travers de l’évolution de l’indicateur des écarts d’emploi entre hommes et femmes (19,1 % dans l’UE des 15 en 1999 contre 15,9 % en 2004), mais également au travers de la différenciation par âge (tableau 1). Celui-ci augmente en effet en fonction du groupe d’âge considéré au sein de chaque pays, ce qui est en partie dû à un effet générationnel? [4]. Cet indicateur révèle de fortes différences d’un pays à l’autre. En Europe méridionale (Espagne, Grèce et Italie), l’écart d’emploi entre les sexes est fort quel que soit le groupe d’âge, ce qui est le signe d’une faible participation des femmes au marché du travail. C’est dans les pays nordiques, en particulier en Suède et Finlande, que l’écart est le moindre entre le taux d’emploi des hommes et celui des femmes. La France, l’Allemagne, mais également le Portugal, les Pays-Bas et le Royaume-Uni occupent une position médiane, avec un faible écart d’emploi entre les sexes chez les jeunes, mais un taux supérieur au sein des groupes plus âgés.

7La comparaison entre la matrice de transitions de la totalité de la population (tableau 2) et celle concernant uniquement les femmes (tableau 3) nous offre des informations supplémentaires. En moyenne, la probabilité d’une transition vers l’inactivité (depuis une période de chômage ou d’emploi) semble plus élevée pour les femmes que pour l’ensemble de la population, particulièrement pour le groupe d’âge des 25-54 ans.

Tableau n° 1

Transitions pour les femmes par groupe d’âge, 2000-2001

Tableau n° 1
15-24 UE DK UK FR ALL IT ESP C=> E 42 % 25 % 69 % 34 % 51 % 25 % 54 %   I 18 % 75 % 5 % 10 % 45 % 20 % 15 % I=> E 16 % 32 % 29 % 9 % 16 % 6 % 15 %   C 5 % 5 % 7 % 3 % 4 % 4 % 4 % E=> C 7 % 6 % 3 % 14 % 5 % 9 % 15 %   I 8 % 41 % 10 % 3 % 6 % 7 % 7 % 25-54 UE DK UK FR ALL IT ESP C=> E 30 % 55 % 43 % 25 % 36 % 20 % 36 %   I 20 % 14 % 38 % 8 % 17 % 23 % 24 % I=> E 12 % 15 % 24 % 0 % 4 % 1 % 1 %   C 4 % 3 % 2 % 1 % 1 % 0 % 1 % E=> C 3 % 3 % 1 % 2 % 4 % 2 % 5 %   I 4 % 3 % 8 % 2 % 6 % 3 % 5 % 54-65 UE DK UK FR ALL IT ESP C=> E 6 % 0 % 26 % 5 % 2 % 0 % 11 %   I 29 % 64 % 55 % 10 % 34 % 23 % 22 % I=> E 2 % 1 % 2 % 0 % 0 % 0 % 0 %   C 1 % 1 % 1 % 0 % 0 % 0 % 0 % E=> C 4 % 0 % 0 % 3 % 12 % 1 % 1 %   I 13 % 5 % 18 % 16 % 8 % 19 % 20 % Source : ECHP. Fréquence observée de transition d’un statut (selon la définition du BIT) à un autre entre 2000 et 2001 C Chômage, I Inactivité, E Emploi

Transitions pour les femmes par groupe d’âge, 2000-2001

8Les différences restent limitées en France et au Danemark, mais apparaissent importantes en Espagne, en Italie et au Royaume-Uni. L’Allemagne occupe une position médiane. Ces différences relatives aux transitions en milieu de vie sont le signe de l’incidence de la maternité sur l’emploi des femmes, qui est forte dans certains pays d’Europe du Sud (à l’exception du Portugal), mais également au Royaume-Uni et en Allemagne où un retrait du marché du travail est courant pour les femmes, bien qu’il puisse n’être que partiel (via le travail à temps partiel) ou provisoire.

Tableau n° 2

Taux d’emploi, écart de taux d’emploi entre les sexes et par groupe d’âge en 2004 et âge moyen de sortie de la vie active (2003)

Tableau n° 2
Taux d’emploi Écart d’emploi entre les sexes Âge moyen de sortie 15-24 25-54 54-65 15-24 25-54 54-65 15 pays de l’UE 40 77,6 42,5 5,8 18,8 19,4 61,3 Belgique 27,8 77,3 30 5,2 17,2 19,1 58,7 Danemark 62,3 83,7 60,3 3,9 8,9 14,4 62,2 Allemagne 41,9 78,1 41,8 2,4 12,9 16,6 61,6 Grèce 26,8 73,5 39,4 11,1 32,9 33,2 62,7 Espagne 35,2 72,7 41,3 11,3 29,3 35,9 61,5 France 30,4 79,6 37,3 6,9 15,1 8 59,6 Irlande 47,7 78,8 49,5 6,1 22,2 31,5 62,9 Italie 27,6 72,2 30,5 9,1 31,6 24,3 61 Luxembourg 21,4 78,7 30,8 1,4 26,7 18,2 58,2 Pays-Bas 65,9 82,5 45,2 1,1 16,2 24,9 60,5 Autriche 51,9 82,6 28,8 9,2 14,2 19,6 58,8 Portugal 37,1 81,1 50,3 8,7 13,5 19,7 62,1 Finlande 39,4 81 50,9 0,9 4,4 2,7 60,4 Suède 39,2 82,9 69,1 -1,7 3,6 4,5 63,1 UK 55,4 80,8 56,2 3,2 13,8 18,5 63 Source : LFS, Eurostat et Commission européenne (2006). Âge moyen estimé de retrait du marché du travail, basé sur un modèle de probabilité, prenant en compte les changements relatifs de taux d’activité d’une année sur l’autre.

Taux d’emploi, écart de taux d’emploi entre les sexes et par groupe d’âge en 2004 et âge moyen de sortie de la vie active (2003)

9Ainsi, dans une optique de genre, et en dépit d’une tendance globale vers une plus forte participation des femmes au marché du travail, l’on constate d’importantes différences entre les pays.

10Afin de compléter ces résultats et d’avoir une vision élargie de la différenciation par genre des modèles d’emploi au cours de la vie, nous nous référerons aux résultats de certaines études qui ont établi un lien avec les pratiques d’aménagement du temps de travail et les modifications de la composition des ménages (voir par exemple [Anxo et al., 2007]). Ces travaux démontrent que ces différences sont en partie liées aux particularités des systèmes nationaux de protection sociale, aux régimes d’emploi, de genre et enfin aux réglementations sur le temps de travail.

11Selon ces études, les régimes sociaux démocratiques des pays nordiques se caractérisent par un taux d’emploi globalement élevé, la plus forte incidence de ménages biactifs et de faibles disparités de genre relativement à l’intégration au marché du travail au cours de la vie. Contrairement aux autres pays, l’union et la constitution de la famille sont positivement corrélées aux taux d’emploi des femmes. Un système de congé parental généreux et flexible, associé à un système d’accueil préscolaire et extrascolaire largement subventionné et financé par des fonds publics, permet aux parents de mieux concilier leurs activités professionnelles et leurs engagements familiaux. Comparativement aux autres pays européens, la polarisation de la durée du travail par le genre y est relativement faible et les horaires de travail excessifs et les emplois marginaux à temps partiel y sont très rares.

12Au sein des systèmes de protection sociale et d’emploi anglo-saxons, tels que le Royaume-Uni par exemple, les travailleurs dépendent davantage du marché et les alternatives au travail rémunéré sont plus limitées. Les données empiriques indiquent également que l’intégration au marché du travail y est globalement élevée, mais en comparaison avec les pays nordiques, l’intégration des femmes est relativement moindre et la polarisation du temps de travail en fonction du genre, plus forte. Dans de tels systèmes, la constitution d’unions et la paternité ont une incidence positive sur l’offre de travail des jeunes hommes, tout en accroissant la fréquence de longues durées du travail [Anxo et al., 2007]. En revanche, la maternité a une incidence très négative sur la participation des femmes au marché du travail, mais la réduction de l’offre de travail féminin prend essentiellement la forme d’une réduction de la durée du travail. Les régimes sociaux dits « conservateurs » (tels que la France, l’Allemagne mais dans une certaine mesure également les Pays-Bas) se distinguent du fait qu’ils offrent un système sociétal où les taux de chômage sont relativement plus élevés et les disparités entre les genres plus fortes. Il convient cependant de souligner certaines différences. La dispersion dans la répartition du temps de travail et sa polarisation en fonction du genre sont apparemment plus fortes en Allemagne et aux Pays-Bas qu’en France. Certaines de ces différences peuvent s’expliquer en fonction des disparités entre les systèmes de temps de travail [Anxo et O’Reilly, 2002] ainsi que des différences entre leurs systèmes publics d’accueil préscolaire et extrascolaire. En France, le taux de couverture en ce domaine est clairement plus élevé et l’incidence de l’emploi à temps partiel reste bien plus faible, bien qu’elle augmente actuellement. Enfin, les pays méditerranéens (comme l’Italie ou l’Espagne) sont ceux où les taux d’emploi des femmes sont les plus bas et où l’incidence du modèle traditionnel de « Monsieur gagne-pain » est la plus élevée ; par contre, les femmes qui travaillent sont généralement à plein temps. La constitution d’unions et la présence d’enfants ont de toute évidence un impact négatif et durable sur l’intégration des femmes sur le marché du travail, ce qui se traduit notamment par une réduction des taux d’emploi. Le faible développement des infrastructures d’accueil préscolaire et extrascolaire et les carences du système de congé parental, associé à une certaine rigidité dans la durée du travail (peu de possibilités de travail à temps partiel), constituent toujours des obstacles à l’intégration des femmes au marché du travail et en renforcent la traditionnelle division du travail par le genre.

13Toutefois, la pertinence d’une optique fondée sur les trajectoires de vie est également fondée sur des données qui démontrent que les régimes d’emploi, tant pour les hommes que pour les femmes, sont liés à l’âge, avec quelques différences importantes entre les pays.

2.2 – Disparités entre les groupes d’âge et modèles nationaux

14D’un point de vue empirique, il est bien connu que l’âge influe sur la situation des individus sur le marché du travail. Les taux d’emploi sont au plus haut en milieu de vie et à leur niveau le plus bas, d’une part pour les jeunes, et d’autre part pour la population plus âgée. En Europe, le taux d’emploi moyen des 25-54 ans était de 77,6 % en 2004, alors que pour les 15-24 ans et 54-65 ans il s’établissait respectivement à 40 et 42,5 % (tableau 1). Cette plus faible participation des jeunes au marché du travail s’explique principalement par leurs années d’études et par la lenteur du processus d’insertion, alors que pour les plus âgés, cette faible participation correspond à un âge de sortie relativement bas (61,3 ans en moyenne en Europe en 2003, voir tableau 1). Les transitions par âge traduisent bien la situation : les transitions vers l’inactivité sont effectivement les plus élevées pour le groupe des 54-65 ans, tandis que le groupe des jeunes est celui qui démontre la plus forte probabilité de connaître des transitions, quelle que soit leur nature, ainsi que la plus forte probabilité d’une transition vers l’emploi (tableau 2). En milieu de vie, les transitions entre les différents statuts sont encore importantes mais restent limitées par rapport à la population plus jeune, ce qui est le signe d’une relative stabilisation de l’emploi.

15Quoi qu’il en soit, ce constat général masque d’importantes disparités nationales relatives à l’âge. Depuis que l’accroissement du taux d’emploi pour les seniors est devenu l’un des objectifs politiques de la Stratégie européenne pour l’emploi, ces différences entre pays ont été très bien documentées (voir par exemple Commission européenne, 2005 ; Courtioux, Erhel, 2005). Ces études comparatives et les données présentées ici conduisent à identifier deux groupes de pays opposés. Dans les pays nordiques, mais également au Royaume-Uni et au Portugal, les taux d’emploi des seniors dépassent l’objectif de 50 % fixé par la SEE (et dépassent même les 60 % en Suède et au Danemark). D’autres pays, qui sont loin d’avoir atteint cet objectif, enregistrent des taux inférieurs à 40 % : tel est le cas de la Belgique, du Luxembourg, de l’Autriche, de la France et de l’Italie. Ici, l’âge moyen de sortie de la vie active est inférieur à 60 ans (tableau 1), ce qui indique que l’on recourt, à vaste échelle, à des programmes de retraite anticipée ou autres mesures équivalentes, visant à favoriser une sortie définitive de la population active, telles que les assurances chômage ou les pensions d’invalidité.

16Or, les différences sont tout aussi importantes pour les autres groupes d’âge : si nous généralisons cette analyse comparative du rôle de l’âge sur le marché du travail, nous obtenons des éléments d’analyse de l’hétérogénéité des profils emploi/âge en Europe. En nous basant sur le tableau 1, nous pouvons distinguer quatre groupes de pays. Au Royaume-Uni, en Irlande et particulièrement au Danemark, les taux d’emploi sont relativement élevés pour tous les groupes d’âge. En Belgique, Grèce, Espagne, France, Italie, Allemagne et au Luxembourg, l’emploi est fortement concentré sur la période de milieu de vie, avec de faibles taux d’emploi aux deux extrémités de la vie active. Les deux derniers groupes se caractérisent par des profils d’emploi asymétriques au cours de la vie : aux Pays-Bas et en Autriche, les taux d’emploi sont relativement élevés pour les jeunes, et faibles pour les seniors, tandis qu’en Finlande, Suède et au Portugal, la situation est inversée. Ces modèles de cours de la vie sont le reflet des typologies habituelles des systèmes de protection sociale [Esping-Andersen, 1990] ou du capitalisme [Amable, 2003]. Dans les pays libéraux, le niveau de protection sociale relativement faible et un âge moyen de fin d’études moins élevé incitent à la poursuite du travail tout au long du cycle de vie, tandis que les pays nordiques tendent à favoriser un meilleur équilibre entre engagements familiaux, emploi et formation [voir Anxo et al., 2007 ; Anxo et Boulin, 2006]. En Europe continentale et méridionale, la concentration de l’emploi entre 25 et 54 ans est la conséquence du rallongement de la durée des études et de la sélectivité du marché du travail. Une telle situation renforce les contraintes de financement des systèmes de protection sociale, dans la mesure où celui-ci repose sur un groupe plus restreint.

Tableau n° 3

Transitions par groupe d’âge, 2000-2001

Tableau n° 3
15-24 UE DK UK FR ALL IT ESP C=> E 42 % 12 % 54 % 40 % 54 % 25 % 53 %   I 15 % 88 % 6 % 6 % 28 % 18 % 12 % I=> E 17 % 33 % 31 % 9 % 17 % 8 % 15 %   C 6 % 4 % 8 % 4 % 4 % 11 % 5 % E=> C 6 % 4 % 3 % 10 % 6 % 6 % 13 %   I 7 % 26 % 6 % 4 % 10 % 7 % 6 % 25-54 UE DK UK FR ALL IT ESP C=> N 34 % 47 % 44 % 27 % 37 % 25 % 43 %   I 14 % 10 % 21 % 6 % 11 % 13 % 17 % I=> N 13 % 25 % 28 % 0 % 3 % 8 % 1 %   U 4 % 4 % 2 % 1 % 2 % 4 % 1 % E=> U 2 % 2 % 1 % 2 % 3 % 2 % 4 %   I 2 % 2 % 5 % 1 % 4 % 2 % 2 % 54-65 UE DK UK FR ALL IT ESP C=> E 8 % 20 % 27 % 3 % 4 % 18 % 9 %   I 30 % 48 % 27 % 20 % 36 % 11 % 25 % I=> E 2 % 1 % 4 % 0 % 0 % 2 % 0 %   C 1 % 1 % 0 % 0 % 0 % 0 % 0 % E=> C 3 % 4 % 1 % 2 % 9 % 1 % 3 %   I 11 % 9 % 12 % 15 % 8 % 15 % 12 % Source : ECHP Fréquence observée de transition d’un statut (selon la définition du BIT) à un autre entre 2000 et 2001. C Chômage, I Inactivité, E Emploi.

Transitions par groupe d’âge, 2000-2001

17Tout ceci démontre clairement que les modèles d’intégration au marché du travail et les modèles de transitions varient considérablement d’un pays à l’autre, avec de fortes différenciations en fonction de l’âge et du genre. En outre, la constitution de familles et la présence d’enfants en bas âge ont une forte incidence, différenciée en fonction du genre, sur la participation au marché du travail et sur la durée du travail. Ainsi, dans un premier temps, une approche du marché du travail à partir des transitions et des trajectoires de vie nous a-t-elle été utile pour déceler les spécificités nationales, puis pour souligner l’apparition de nouveaux risques, ce qui coïncide avec l’optique des marchés transitionnels du travail. En effet, la tendance vers une concentration de l’emploi en milieu de vie, observée dans la plupart des pays, ainsi que les différences persistantes relatives à l’intégration au marché du travail selon le genre, ont confirmé le risque d’une « compression des carrières » ou d’une « réduction des capacités de gains au cours de la vie » [Schmid, 2005].

18Ces phénomènes ont d’importantes conséquences sur le bien-être des individus et sur les systèmes de protection sociale. En effet, les enquêtes européennes constatent qu’il est considéré souhaitable de pouvoir concilier travail et famille : d’après l’Enquête sociale européenne de 2004, 70 % des Européens estiment qu’il s’agit là d’un critère important lors du choix d’un emploi. Mais en pratique, 39 % des actifs français déclarent que leur travail perturbe leur organisation familiale [Garber, Méda, Senik, 2004]. Dans ce domaine, les données existantes ne révèlent qu’une faible différence entre les hommes et les femmes.

19Dans une optique plus large, les résultats de l’Eurobaromètre indiquent un décalage entre les souhaits en termes de possibilités de modulation du temps de travail et les options existantes [Groot et Breedweld, 2004].

20Par exemple, 59 % des personnes interrogées souhaiteraient pouvoir moduler leur temps de travail en fonction de leurs besoins tandis que seules 44 % des personnes déclarent en avoir la possibilité. En outre, 24 % auraient aimé bénéficier d’un système de retraite à temps partiel, ce qui n’est possible que pour 12 % d’entre elles. De plus, outre ces différents aspects, la compression des carrières peut également avoir une incidence sur les droits sociaux des travailleurs et en particulier leurs droits à la retraite et à la protection contre la pauvreté durant leur vieillesse. Ce problème se voit encore compliqué du fait du développement du travail à temps partiel et, de façon plus générale, de l’emploi atypique (contrats à court terme, travail intérimaire,…) à l’origine de discontinuités de carrière répétées. Ainsi, au cours de la vie, certaines inégalités sont-elles rendues irréversibles : cela est particulièrement vrai selon une perspective de genre, le travail à temps partiel et intérimaire affectant particulièrement les femmes. Mais, outre le genre, les différences de niveau de formation ont également une forte incidence sur les profils d’emploi au cours de la vie ainsi que sur les droits sociaux et la protection contre la pauvreté qui en résultent. Il a également été démontré que, dans le cas de certains pays, le moindre niveau de formation réduisait la probabilité d’accéder à des formations professionnelles, ce qui, dans une optique dynamique, ne fait que renforcer les différences initiales [Gazier, 2003].

21La perspective des trajectoires de vie et l’étude des transitions semblent donc constituer des outils essentiels afin d’analyser les mutations des marchés du travail et leur effet sur le bien-être social. Au cours de la section suivante, nous nous concentrerons sur les fondements théoriques de l’approche du cours de la vie et sa combinaison avec l’approche des marchés transitionnels.

3 – Les déterminants des transitions : les fondements des marchés transitionnels en termes de trajectoires

22L’approche des trajectoires de vie peut nous aider à identifier les déterminants des transitions, selon une perspective à la fois théorique et empirique. De ce point de vue, elle apparaît reliée aux analyses en termes de marchés transitionnels. Il conviendra cependant de définir plus précisément le concept de « trajectoire de vie » : un examen de la littérature nous aidera à différencier l’approche économique standard du paradigme life course qui, comme les marchés transitionnels, s’éloigne de l’hypothèse de rationalité parfaite et reconnaît le rôle des institutions et des divers facteurs sociaux en tant que déterminants des comportements individuels.

23Au cours des dernières décennies, l’approche des trajectoires est devenue un important paradigme de recherche [Mortimer et Shanahan, 2003 ; Anxo et Boulin, 2006]. La notion de life course / trajectoires de vie représente un domaine de recherche ainsi qu’un dispositif conceptuel heuristique visant à étudier les trajectoires des institutions et des individus au fil du temps. La plupart des travaux fondés sur cette approche soulignent comment les facteurs sociaux et les caractéristiques individuelles façonnent le cours de la vie des individus et se concentrent sur les conséquences à moyen terme de trajectoires de vie alternatives. L’une des principales caractéristiques de cette approche est qu’elle s’efforce d’adopter un point de vue global, en ce que l’analyse ne se focalise pas sur des événements, des phases ou des groupes démographiques spécifiques et distincts, mais plutôt sur la vie entière, considérée comme structure essentielle de l’analyse empirique et de l’évaluation des politiques. Un examen des résultats des recherches sur le cours de la vie démontre cependant que souvent ce concept est défini de façon imprécise et qu’il est généralement utilisé de façon à inclure une forme vague de temporalité afin d’analyser des phénomènes sociaux complexes (tels que la constitution ou la dissolution des ménages ou diverses transitions au fil du temps). En outre, les notions de trajectoire de vie et de cycle de vie ont souvent été utilisées de façon interchangeable ; en réalité, elles représentent deux traditions conceptuelles différentes. En particulier, elles offrent deux types de conceptualisation du temps différentes [Anxo et Boulin, 2006].

3.1 – L’approche du cycle de vie : les choix individuels selon la rationalité parfaite

24Historiquement, le concept de cycle de vie est apparu à la fin du xixe siècle et est lié à la théorie darwinienne de l’évolution et de la sélection naturelle, tout en étant également influencé par des considérations d’ordre démographique, elles-mêmes fondées sur la théorie malthusienne de la croissance de la population et sur l’approche sociobiologique de Spencer. Ces premières notions de cycle de vie se basaient ainsi largement sur de fortes hypothèses évolutionnistes posant l’existence de phases séquentielles prédéterminées, biologiques ou normatives, et étaient étroitement liées aux notions d’évolution, de génération et de reproduction sociale et sexuelle suggérant l’existence d’un processus séquentiel intergénérationnel. En anthropologie sociale et jusqu’à la fin des années 1960, l’accent était mis sur la famille, la parenté, le ménage ; de ce fait, au vu de ces cycles domestiques, l’approche du cycle de vie constituait un élément central permettant d’expliquer les processus de reproduction sociale et de transmission du capital social et économique [O’Rand et Krecker, 1990]. En psychologie, l’évolution théorique relative à la socialisation et au développement psychologique avait également recours à l’approche du cycle de vie [Erikson, 1968]. Jusqu’aux années 1960, les économistes néoclassiques n’accordaient que peu d’attention au cycle de vie et au rôle joué par le temps dans les choix des individus. L’une des premières tentatives théoriques visant à modéliser les comportements au cours de la vie eut lieu durant la première moitié des années 1960, avec le développement de la théorie du cycle de vie par Modigliani. Selon cette théorie, les individus, supposés rationnels et présentant une aversion pour le risque, s’efforcent de lisser leur consommation tout au long de leur existence en épargnant pendant leurs années d’activité afin de financer leur retraite. Au cours des récentes décennies, plusieurs économistes ont remis en cause la validité de tels modèles et ont souligné le rôle des systèmes de protection sociale (en particulier les systèmes publics de retraite), celui des héritages intergénérationnels (anticipés et effectifs), qui ont une incidence sur les comportements de consommation, l’épargne et l’accumulation de richesses au cours de la vie. Au début des années 1970 ont été développés des modèles dynamiques d’offre de travail et de choix intertemporels entre différentes activités (par exemple, entre loisirs, travail rémunéré, travaux domestiques, services à la personne ou activités bénévoles) [Heckman, 1974 ; Becker et Ghez, 1975]. Ces approches ont en commun l’idée que les choix intertemporels d’un individu, entre loisirs ou travail rémunéré par exemple, sont issus d’une volonté de maximiser l’utilité, en fonction des contraintes économiques et institutionnelles considérées comme exogènes aux agents.

25La majorité des économistes néoclassiques considère généralement que le partage du temps d’un individu au cours de sa vie ne dépend pas de son comportement passé. Certains, en revanche, ont émis des doutes au cours de la dernière décennie quant à la validité de telles hypothèses et ont développé des modèles selon lesquels la formation des habitudes joue un rôle prépondérant dans l’explication des comportements et des choix des individus au fil du temps [Becker, 1996]. Ils élargissent ainsi la définition des préférences, y incluant les habitudes, les pressions de groupe, le capital personnel et social, tout en conservant l’hypothèse d’une maximisation individuelle de l’utilité et d’une uniformité et stabilité des préférences dans le temps. La diversité des choix observés au sein de la population ne serait ainsi pas due à l’hétérogénéité des préférences individuelles, mais serait plutôt liée aux différences relatives de capital personnel et social, qu’il soit hérité ou accumulé au cours du temps. Par conséquent, les comportements de consommation passés ont une incidence sur les choix actuels d’un individu du fait qu’ils affectent la quantité de capital social hérité qui, réciproquement, influe sur le bien-être au fil du temps, mais non sur la structure même des préférences que l’on considère toujours comme restant stable dans le temps. Il convient également de souligner que la dimension cyclique du temps est liée à un ordonnancement optimal des phases. La représentation des trajectoires de vie pour les économistes néo-classiques repose sur une division en trois phases, une période d’études, suivie d’une période d’emploi, puis d’une période de retraite. Ce séquençage est rationnel et efficace dans la mesure où une accumulation précoce de capital humain est justifiée par la faiblesse relative des revenus des jeunes et également du fait qu’il faut de longues années afin de pouvoir bénéficier du retour sur les investissements en capital humain. Le profil traditionnellement concave de la courbe d’offre de travail s’explique également par le fait que le développement de la productivité du travail et le profil des revenus au cours de la vie sont considérés comme exogènes, ce qui induit des variations du prix des loisirs dans le temps, incitant les agents à réduire leur offre de travail aux deux extrémités de la pyramide des âges.

3.2 – L’approche des trajectoires : les déterminants sociaux et institutionnels des choix au cours de la vie

26L’approche du cycle de vie est encore loin d’expliquer toutes les transitions observées tout au long de l’existence et l’hétérogénéité croissante des trajectoires de vie au sein des sociétés modernes. L’une des principales distinctions qu’il convient d’établir entre les notions de cycle de vie et de trajectoire de vie est que la première implique une certaine forme de processus reproductifs et itératifs, naturels et normatifs, alors que la seconde considère les trajectoires de vie des individus en tant que processus de développement, structuré socialement, tout au long de l’existence [Bryman, 1987 ; Mortimer et Shanahan, 2003]. Cette dernière approche conduit à souligner le rôle du contexte sociétal, historique et institutionnel pour expliquer l’hétérogénéité croissante des trajectoires de vie.

27Le paradigme du life course trouve ses racines dans l’évolution théorique des années 1960, particulièrement dans le cadre de la recherche socio-psychologique, portant notamment sur les processus de socialisation. Comme l’ont souligné Shanahan et Elder (2002), l’élaboration de cette perspective constitue une tentative de conceptualiser les interactions dynamiques entre les processus de développement psychologique et social des individus, la structure sociale dominante et la période historique, ceci en formulant un concept de développement qui englobe l’ensemble de la vie.

28L’hypothèse selon laquelle le contexte historique pourrait influer sur les trajectoires de vie personnelles a conduit les théoriciens du milieu des années 1960 à se pencher sur les conséquences d’événements historiques majeurs, tels qu’une guerre ou une récession, sur les biographies individuelles. Dans ce contexte, la notion de cohorte [Ryder, 1965] est apparue comme un concept central permettant d’analyser l’influence d’événements historiques importants et de mutations structurelles sur les trajectoires de vie individuelles. Ces travaux ont clairement établi que celles-ci étaient influencées de façon différente en période de récession ou de boom économique, en période de paix ou de guerre. Comme l’a souligné Elder (1994, 1998), la façon dont les événements sociaux influent sur le profil d’une existence dépendra également de l’âge de la personne qui les a vécus. Un même événement pourra avoir des effets diamétralement opposés en fonction de l’âge de la personne qui le subit. Les implications des mutations historiques et sociales sont donc probablement liées à l’âge.

29À la fin des années 1960 et au début des années 1970, l’approche des trajectoires de vie a donc été complétée par des études sur les structures d’âge. Celles-ci ont révélé que, dans de nombreux pays occidentaux, la plupart des institutions sont formellement organisées en fonction de ce critère. Dans de nombreux pays européens, les droits et obligations civiques, ainsi que les comportements sociaux sont explicitement structurés en fonction de l’âge, via diverses dispositions juridiques (ex. : les dispositions légales concernant le droit de vote, de conduire, de boire de l’alcool, d’avoir des relations sexuelles, de se marier, etc.). L’entrée et la sortie du système éducatif sont également régulées de la même façon (école obligatoire). Dans le même esprit, l’entrée sur le marché du travail (interdiction du travail des enfants, réglementation de la durée du travail des jeunes travailleurs) et la sortie de la vie active en fin de carrière sont également structurées par des critères d’âge (l’âge de la retraite est en général fixé par la loi et / ou par convention collective). De nombreuses entreprises et organisations fondent leurs choix de recrutement sur l’expérience des demandeurs d’emploi et structurent souvent les grilles de rémunération et les perspectives de carrière (promotions) en fonction de critères comme l’ancienneté et / ou l’expérience professionnelle. En ce qui concerne les politiques publiques, l’âge constitue également un critère de ciblage pour des mesures spécifiques, tels que les programmes d’insertion des jeunes ou d’aide aux seniors.

30Une importante contribution de ces approches a été d’insister sur la dimension sociale, qui fait partie intégrante de la perception et structuration en fonction de l’âge. Comme l’ont souligné Settersten et Mayer (1997), l’âge et le genre font office de signal et constituent un moyen par lequel les rôles sociaux sont attribués au cours de la vie. Les trajectoires de vie doivent donc être considérées comme des constructions sociales qui peuvent varier en fonction des normes et valeurs dominantes associées à l’âge et également en fonction des cadres réglementaires évoqués ci-dessus. Cela implique que les dynamiques observables, notamment en comparaison internationale, sont sensibles aux différences sociétales quant aux normes s’appliquant au déroulement de la vie.

31Au cours de la période récente, certains auteurs ont porté une attention sur l’aptitude des individus à influer sur leur propre trajectoire de vie. Comme l’a souligné Giddens (1981), les approches structurelles et institutionnelles traditionnelles ne reconnaissent pas souvent suffisamment l’importance des choix individuels (agency) tandis que les théories qui mettent l’accent sur cet aspect (ex. : la théorie du choix rationnel) ne parviennent pas à traiter de façon adéquate l’impact des mécanismes institutionnels et sociétaux globaux des sociétés modernes. Les normes, traditions, institutions et dispositions à agir sont donc autant d’éléments essentiels pour comprendre les variations des comportements individuels durant le cours de la vie. Les individus ne peuvent être réduits à n’être que « de simples exécuteurs passifs des normes sociales dominantes, ou guidés par une rationalité instrumentale » [Blossfeld, 1996].

32Les comportements humains, dans une période donnée ou lors de telle ou telle phase du cours de la vie, sont étroitement liés à la structure sociétale héritée du passé ainsi qu’à la nature spécifique des trajectoires individuelles ; ils sont à la fois le reflet de l’incidence de comportements passés (parcours personnel, habitudes, choix ou événements historiques importants) et du contexte social de l’individu. L’environnement social et l’histoire personnelle ont un impact non seulement sur la position de l’individu et du ménage à un moment donné, mais peuvent également façonner les choix et décisions relatifs à leur futur développement. Les différentes options face aux décisions présentes (c’est-à-dire l’ensemble des opportunités ouvertes) ne sont ainsi ni indépendantes de l’histoire personnelle (le passé), ni de l’environnement et du modèle social spécifique au sein duquel vit l’individu. Ainsi, la perception même de l’avenir peut-elle être en partie conditionnée par les comportements passés. Autrement dit, au niveau individuel, une certaine forme de « dépendance de sentier » (path dependency) peut s’avérer prépondérante.

33L’opposition fréquente entre choix rationnel et structures sociales peut être dépassée si l’on prend en compte la dimension temporelle du comportement de l’individu et des mutations structurelles. La conceptualisation du temps semble être un facteur crucial pour bien saisir la relation d’interdépendance entre choix individuels et structures sociales. Les mutations au cours du temps des structures et des normes sociales sont le reflet partiel de la coexistence et de la succession de différentes cohortes. À titre d’illustration, l’augmentation de la participation des femmes au marché du travail, considérable depuis la fin des années 1960, peut en partie s’expliquer du fait des importantes modifications dans la structure et la répartition du capital humain et social parmi les plus jeunes cohortes féminines. En particulier, le développement du capital humain féminin, via l’expansion des opportunités éducatives, a certainement eu une incidence déterminante sur l’émergence de nouvelles préférences et sur les mutations dans la répartition du temps au cours de la vie. De ce fait, l’hétérogénéité constatée des comportements féminins relativement à la répartition du temps entre activités domestiques et travail rémunéré est en partie le reflet des disparités dans la structure du capital humain et social entre différentes générations (cohortes) et catégories sociales.

34Ainsi l’optique du cours de la vie offre-t-elle un cadre analytique qui nous permet d’étudier les trajectoires et les transitions des individus tout au long de leur vie. Parmi les déterminants de leurs décisions, elle met en avant le rôle des structures sociales et des institutions, qui entraînent une différenciation en fonction de l’âge, du genre et de la génération.

3.3 – Trajectoires de vie et marchés transitionnels du travail

35Les aspects les plus originaux de la théorie des marchés transitionnels sont cohérents avec l’approche du cours de la vie.

36En effet, d’un point de vue analytique et méthodologique, elle se fonde également sur une analyse dynamique et institutionnelle. Plus précisément, elle a recours à la notion de « transitions » en tant qu’outil conceptuel permettant d’étudier les mutations des marchés du travail et l’émergence de nouveaux risques. Les éléments centraux à analyser sont les diverses transitions que connaissent les hommes et les femmes au cours de leur existence. On distingue cinq principaux types de transitions : les transitions entre le système éducatif et le marché du travail, les transitions entre les activités domestiques et le travail rémunéré, les transitions entre l’emploi et le chômage, les transitions au sein de l’emploi lui-même (particulièrement entre travail à temps plein et travail à temps partiel) et les transitions depuis l’emploi jusqu’à l’inactivité, en fin de carrière. Dans une perspective comparative, l’analyse empirique s’efforce de relier les diverses transitions observées aux politiques nationales et mécanismes institutionnels dominants, et ce afin d’évaluer l’incidence du contexte sociétal sur les modèles de transitions au cours de la vie et d’identifier les dispositifs institutionnels qui favorisent les transitions de bonne qualité.

37En outre, l’approche des MTT reconnaît également l’importance et les conséquences des transitions précoces relativement aux expériences et événements ultérieurs de la vie des individus. Ainsi, en se focalisant sur des événements et transitions tels que le niveau scolaire atteint (abandon des études), la nature du lien avec le marché du travail (plein temps / temps partiel, carrière régulière / irrégulière) et la constitution d’une famille (constitution de l’union et maternité), on reconnaît que ces événements précoces peuvent avoir d’importantes conséquences pour le restant de la vie. Autrement dit, dans cette perspective, la situation actuelle d’un individu n’est pas sans liens avec les choix, transitions, opportunités et contraintes passés. Dans une certaine mesure, l’on peut observer une certaine forme de « dépendance de sentier » au niveau individuel : les expériences passées comptent et peuvent restreindre les choix futurs d’un individu. Les implications et conséquences sociales des transitions et choix précoces peuvent bien évidemment varier en fonction du contexte historique et sociétal. Par exemple, l’existence de systèmes de formation permanente ou de programmes actifs de politique de l’emploi peut réduire les coûts individuels et sociaux d’une sortie précoce du système éducatif. Ainsi, et même si le temps est irréversible, tel n’est pas toujours le cas des choix et des trajectoires qui peuvent être affectés par l’ensemble des options institutionnelles disponibles ou l’émergence de nouvelles options (changements de politique, par exemple).

38L’importance que la théorie des marchés transitionnels accorde à l’histoire et au temps est également liée à son intérêt pour les complémentarités institutionnelles et la « dépendance de sentier ».

39Cette théorie peut en effet s’inscrire au sein d’une certaine tradition institutionnaliste. Dans cette perspective, les institutions établissent un système complexe de normes, contraintes ou habitudes, formelles et informelles, qui orientent le comportement des individus, en vertu de l’hypothèse d’une rationalité limitée. L’une des principales caractéristiques des systèmes institutionnels est qu’ils reposent sur des complémentarités entre les divers dispositifs institutionnels. Cette particularité a deux principales conséquences pour l’analyse des transitions. En premier lieu, d’un point de vue empirique, les transitions observées résultent de la complexité du système institutionnel et ne peuvent être expliquées par les seules mesures financières d’incitation ou de désincitation au travail, comme dans le cadre d’une approche standard de l’offre de travail. En second lieu, l’existence de telles complémentarités peut expliquer qu’une mutation au sein de telle ou telle institution n’entraînera pas nécessairement un changement global. C’est ce que l’on nomme généralement l’hypothèse de la « dépendance de sentier » : l’histoire compte et les systèmes nationaux ont tendance à être durables, dans la mesure où les coûts associés à un changement de trajectoire sont généralement très élevés.

40Les recherches empiriques menées dans le cadre de l’approche MTT ont fourni quelques preuves concrètes de telles irréversibilités tant au niveau individuel qu’institutionnel.

41Ces problèmes sont particulièrement clairs si l’on considère le cas de la transition emploi-retraite : malgré la volonté d’encourager l’activité et l’emploi des seniors, l’efficacité des réformes est restée limitée au sein des pays qui recouraient amplement aux systèmes de retraite anticipée durant les années 1980 et au début des années 1990. Les études de cas existantes, par exemple pour la France et l’Allemagne [Courtioux, Erhel, 2005], ont montré que ces deux pays disposent des mêmes mécanismes contribuant à une certaine irréversibilité quant à la situation des seniors. Premièrement, ils se caractérisent par la présence d’un consensus social et politique autour de la question de la retraite anticipée. Du point de vue des entreprises, ces programmes constituaient un moyen de moderniser leur organisation interne et de renouveler leur main-d’œuvre. Les syndicats considéraient la retraite anticipée comme une question de justice et de progrès social (venant compenser la dureté des conditions de travail). Quant aux gouvernements, c’était là pour eux une façon de lutter contre le chômage. Dans ce contexte, de nombreux effets de renforcement ont été observés, particulièrement par le biais des politiques de formation des entreprises qui sont essentiellement ciblées sur les plus jeunes (dans la plupart des pays, l’offre de formations décline après 40 ans), mais aussi du fait des choix mêmes des individus tout au long de leurs carrières (un travailleur se sentira d’autant moins incité à chercher à bénéficier de formations supplémentaires alors qu’il s’attend à se retirer du marché du travail à l’âge de 55 ans). Deuxièmement, d’un point de vue politique, les réformes partielles sont inefficaces dans la mesure où elles sont « évincées » par la mise en œuvre d’autres programmes contradictoires. En effet, dans la plupart des pays, il existe un grand nombre de possibilités de se retirer du marché du travail relativement tôt, en particulier via les programmes de retraite anticipée (à financement public ou privé), l’assurance chômage, ou encore les pensions d’invalidité. Les « effets d’éviction » sont vraisemblables lorsque ne sont lancées que des réformes partielles, ce qui a été le cas en France et en Allemagne où les gouvernements ont tenté, au milieu des années 1990, de favoriser les retraites anticipées à temps partiel (plutôt que les retraites pleines). Ces programmes (PRP ou Programme de retraite progressive en France et Teilrente en Allemagne) ont paru moins attrayants que les programmes existants de retraite anticipée à temps plein ou de chômage indemnisé, d’où leur succès très limité.

42La transition entre sphère domestique et productive, et le problème de la conciliation, nous donnent également des exemples d’irréversibilité. Actuellement, dans tous les pays d’Europe, les femmes consacrent en effet plus de temps que les hommes à leurs responsabilités parentales. Comme l’ont souligné Anxo et Boulin (2006), l’incidence de cette division de l’usage du temps en fonction du genre est que, au cours de leur vie, les femmes ont davantage tendance à sortir de l’emploi, à prendre des congés parentaux ou à ne travailler qu’à temps partiel – comportements associés à leurs traditionnelles responsabilités envers leurs enfants ou parents âgés. L’emploi intermittent, les périodes de travail à temps partiel et les congés prolongés ont souvent des effets néfastes sur la qualité de l’emploi des femmes. Les sorties du marché du travail en raison de ces responsabilités familiales ont un effet négatif sur les opportunités professionnelles immédiates, sur les revenus et sur une possible évolution de carrière et des revenus tout au long de la vie active. Quoi qu’il en soit, les politiques actuelles conçues pour concilier maternité et emploi n’ont eu que des effets positifs limités. Les congés maternité et les congés parentaux prolongés offrent un mécanisme plus sûr pour concilier emploi et responsabilités familiales que la sortie du marché du travail, mais ne sont pas sans conséquences puisqu’ils risquent de ralentir l’évolution des revenus et de la carrière tout au long de la vie active. Les périodes de travail à temps partiel peuvent également avoir une incidence négative du fait que de tels emplois ont tendance à être essentiellement concentrés dans des métiers, des secteurs et des entreprises où les salaires sont plus bas ; les travailleurs à temps partiel disposent en règle générale d’un accès réduit aux formations et aux promotions, touchent des revenus moindres (horaires, hebdomadaires et sur la vie) et bénéficient d’une moins bonne couverture sociale, et en particulier en ce qui concerne le cumul des heures travaillées servant au calcul des retraites

43Une approche par les transitions et les trajectoires de vie peut ainsi nous aider à mieux comprendre la difficulté à atteindre les nouveaux objectifs politiques visant à encourager l’activité des seniors ou à accroître le taux d’emploi des femmes et l’égalité des genres. Ces comportements dépendent effectivement non seulement de mécanismes d’incitations financières (comme le prétendent la plupart des approches néoclassiques standard), mais également des parcours professionnels et de la complexité des mécanismes institutionnels. Selon une perspective normative qui constitue également une dimension de l’approche en termes de MTT, cela conduit à élargir les objectifs des réformes politiques [Schmid et Gazier, 2002 ; Gazier, 2003] : dans un contexte où les risques liés à la flexibilité des marchés du travail ne cessent de s’accroître tout comme l’irréversibilité, les institutions des politiques en ce domaine doivent être conçues de façon à favoriser l’aptitude des individus à faire des choix et à revenir sur ceux-ci au cours de leur vie, tout en offrant de nouvelles protections (comme le droit à la formation permanente) ainsi que de nouvelles opportunités de mobilité tout au long de leur carrière (travail à temps partiel, congés sabbatiques, etc.). Plusieurs pays nous offrent dès à présent des exemples de politiques novatrices [Anxo, Boulin 2006a, 2006b ; Anxo, Erhel, Schippers, 2007]. La transition d’un travail à plein temps vers un travail à temps partiel, par exemple, est considérée comme un droit, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Suède, mais seuls ces deux dernier pays permettent de revenir sur son choix et de se remettre à travailler à temps plein. Des systèmes de congés de formation sont en cours d’élaboration en France et en Espagne, mais leur financement reste encore limité. Les comptes épargne-temps instaurés en Allemagne, en France et aux Pays-Bas semblent proposer une alternative intéressante, du fait qu’ils offrent une certaine flexibilité dans l’aménagement du temps en fonction des préférences individuelles. Quoi qu’il en soit, leur mise en œuvre comprend souvent d’importantes limitations du fait de leur horizon restreint (orientation à court ou moyen terme, plutôt que sur le cours de la vie) et induit des problèmes de transférabilité en cas de mobilité.

44Dans une perspective croisant marchés transitionnels et life course, ces innovations politiques doivent être élargies et comporter certains aspects essentiels : premièrement, tous les travailleurs doivent être couverts, y compris les travailleurs intérimaires et à temps partiel, afin d’éviter un cumul des inégalités au cours de la vie ; deuxièmement, il convient d’adopter une approche préventive vis-à-vis des effets à long terme de certaines phases critiques du cours de la vie (formation et intégration des jeunes, naissance, maternité, etc.) ; troisièmement, et afin d’encourager la mobilité, l’aversion pour le risque doit être prise en compte en permettant une réversibilité des choix individuels (par exemple, se remettre à travailler après une absence prolongée ou reprendre un poste à temps plein) et en assurant une meilleure transférabilité des droits.

Conclusion

45D’un point de vue théorique et empirique, notre analyse confirme l’intérêt d’établir des liens entre l’approche des marchés transitionnels du travail et celle des ‘trajectoires de vie’ (ou life course) et ce, de façon plus détaillée que ce qui a été fait précédemment dans le cadre des études MTT.

46Empiriquement, il apparaît que les transitions, qui constituent un concept clé de l’approche des marchés transitionnels, se différencient dans les faits en fonction de l’âge et du genre, deux aspects importants de l’optique des trajectoires de vie. Deuxièmement, il apparaît que les pays européens se caractérisent par une hétérogénéité de leurs modèles de transition et d’intégration au marché du travail, ce que l’on pourra expliquer par le rôle des institutions et de leurs effets sociétaux, conformément aux deux approches.

47Ces faits convergent et signalent les complémentarités potentielles des deux approches.

48C’est ce que confirment par ailleurs l’analyse théorique du paradigme du life course et ses récentes évolutions. L’approche du cours de la vie nous permet en effet de mieux saisir les déterminants des transitions et leur différenciation en fonction de l’âge et du genre. En outre, elle nous offre une conceptualisation du temps et de son irréversibilité, qui nous aide à comprendre la « dépendance de sentier » tant au niveau individuel qu’institutionnel, tout en soulignant l’importance d’encourager la réversibilité des choix par la mise en œuvre de réformes politiques globales.

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  • Schmid G. (2005), « Sharing risks: On Social Risk Management and the Governance of Labour Market Transitions », Working Paper Hugo Sinzheimer Instituut, Amsterdam.
  • Settersten R., Mayer K. (1997), « The Measurement of Age, Age structuring and the Life Course », Annual Review of Sociology, 23, p. 213-261.
  • Shanahan M., Elder G. (2002), « History, Agency, and the Life Course » in Crockett, L. (ed), Life Course Perspectives on Motivation, Nebraska Symposium on Motivation (Symposium sur la motiviation, Nebraska), University of Nebraska Press, Lincoln, p. 145-186.

Notes

  • [1]
    Les auteurs remercient Pierre Courtioux et Lucie Davoine pour leur assistance dans l’exploitation de l’ECHP, ainsi que les participants du réseau de recherche TLM.net pour les discussions et contributions sur ce thème du life course.
  • [2]
    Le terme anglais life course pose des problèmes de traduction en français. Afin d’éviter toute confusion avec l’approche du « cycle de vie », qui fait référence à un courant théorique précis (cf. section 3) et n’épuise pas la thématique, nous avons choisi de le traduire par « trajectoires de vie », ou de maintenir le terme anglais. Pour une vue d’ensemble, voir Mortimer et Shanahan (2003), O’Rand et Krecker (2000).
  • [3]
    L’approche du cours de la vie met également l’accent sur les effets générationnels et de cohorte (voir la section 2 ci-dessous). Mais étant donné l’accès limité à des données longitudinales comparables au niveau européen, nous nous concentrerons ici sur les questions d’âge et de genre, tout en utilisant les résultats d’études précédentes afin de décrire les effets qu’a sur le marché du travail la constitution de la famille, et en particulier la maternité et la naissance.
  • [4]
    Afin d’établir une distinction entre les effets dus à l’âge et les effets dus à la génération, il conviendra de considérer les différences entre les cohortes, ce qui nécessite de disposer de données longitudinales ou de procéder à des simulations. Cet exercice de simulation réalisé par la Commission européenne (2005) a démontré que la participation plus massive des jeunes femmes au marché du travail par rapport aux femmes plus âgées exerce une forte influence sur les différences des écarts entre les sexes en fonction des groupes d’âge.
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