1Alex est venu(e) me voir pour être accompagné(e) tandis qu’une procédure de transformation sexuelle était engagée. Souvent, dans de telles circonstances, dès que les modifications corporelles sont réalisées par la chirurgie, le patient stoppe la thérapie alors qu’un processus de modification psychique semblait pourtant investi. J’interrogerai les effets d’une modification corporelle en tant que réalisation de désir survenant au cours d’une transformation psychique d’intégration de la bisexualité.
2À la naissance d’Alex, une ambiguïté génitale est diagnostiquée. Il est conseillé aux parents de ne pas en parler à l’enfant. Un examen gynécologique, adulte, lui révèle une cicatrice dans la zone génitale, et rappelle à la mémoire l’opération, bébé, d’une dystrophie clitoridienne. Cet événement assorti de l’énoncé du diagnostic « dysphorie de genre » lui permet d’exprimer une conviction connue de tous, celle d’avoir toujours été un garçon et ouvre la voie pour une demande de réassignation de genre.
3Pour une part l’identité sexuée représente l’identification prédominante au parent du même sexe. Le noyau principal de cette identification inconsciente se forme au fur et à mesure de l’élaboration œdipienne. Elle est de ce fait, de façon principale, liée aux conséquences psychiques de la différence sexuelle au niveau anatomique telle que l’inconscient parental la véhicule. Mais pour une autre part, l’identité sexuelle est corrélée à l’identité de genre liée à l’identification au sexe d’assignation ce qui redouble l’engagement du fantasme inconscient des parents. En cas de contradiction entre le sexe biologique et le sexe d’assignation, celui-ci l’emporte si l’enfant est élevé avec constance, cohérence et conviction dans ce sexe. Pour Alex aucune cohérence ni aucune constance quant à une conviction interne de son appartenance à tel ou tel sexe. Ainsi pour le père « Alex-le-garçon-manqué » laissait entendre l’idée d’une fille au comportement de garçon. Pour la mère « Alex-le-garçon-manqué » était le ratage du garçon qui lui manquait. L’incertitude a pu se maintenir tout au long de son enfance du fait d’une conviction religieuse qui les unissait tous : ils s’en remettaient inconditionnellement à la Providence. Sans doute ce fantasme partagé permit une latence de la charge traumatique. Tout au long du traitement, comme un écho à cette projection socialisée du déni, les seuls points de débat, voire de conflit avec les équipes médico-chirurgicales qu’Alex rencontrait, portaient sur la place de cette conviction religieuse comme obstacle éventuel à une authenticité de la demande. Cette conviction agrégeait sur elle l’ensemble des problématiques et semblait ajourner toute discussion sur la conviction d’erreur de genre, jamais remise en cause, conviction partagée par tous, Alex, sa famille et l’équipe médico-chirurgicale.
4Les actes chirurgicaux sont d’abord des résections. Certains deuils se sont amorcés à partir d’eux. Durant la thérapie une relation affective est venue troubler une abstinence sexuelle volontaire et a mobilisé un conflit intense marqué par l’interrogation sur le choix d’objet sexuel avec ses identifications féminine et masculine, révélant une horreur de l’homosexualité. Jamais rien dans sa conviction n’a varié ; il a toujours été un garçon. Une chirurgie « correctrice » va réparer une erreur médicale. La dire « de transformation » est exclu. Alex refuse d’être transsexuel avec la même force qu’elle récuse l’inclination homosexuelle féminine. Il est un garçon qui aime les filles, en a la conviction depuis toujours. Après mastectomie et hystérectomie et les reconstructions associées, la thérapie s’est interrompue avec la reconstruction génitale, sur son initiative dans un sentiment de triomphe.
5Cependant j’ai gardé de ce traitement inachevé, l’évocation d’une plainte récurrente, un regret insistant que le succès final n’éteignait pas : sa voix ne lui convenait pas. En effet le changement de la voix pendant le processus de transformation reste douloureux parce qu’incertain et long à advenir. « Je suis un homme, ça se voit, mais dès que j’ouvre la bouche on dit mademoiselle. » Pour Alex la plainte la plus douloureuse, l’ancrage le plus vif du conflit entre identité sexuée et identité de genre, s’est exprimée à propos de sa voix, celle-ci recélant à son insu la vivacité d’un Œdipe mal résolu.
6La réalisation en acte d’un souhait de modification sexuelle au niveau anatomique accélère le processus de la dissolution œdipienne resté en suspens, précipite une solution, mais en interrompant une latence, n’en court-circuite-t-elle le travail d’élaboration ? Ne compromet-elle pas l’intégration de la bisexualité ?
7Il faut revenir aux conditions de la dissolution du complexe d’Œdipe (Freud, 1923b ; Freud, 1924d ; Freud, 1925j) : elle se fait selon deux temporalités différentes croisant les deux complexes œdipiens, positif et inversé, de la situation triangulaire (Suchet, 2012b). Les instances du moi et du surmoi se constituent à partir de ces quatre tendances identificatoires qui s’instaurent dans un dédommagement des investissements d’objets perdus. Les deux voies, masculine et féminine, articulent dans une bisexualité intégrée les deux temporalités et les deux destins, celui de la dissolution – le courant masculin – qui conduit aux sublimations et à l’édification d’un surmoi et celui du refoulement appuyé sur un déni où les liens œdipiens persistent tels quels dans l’inconscient et continuent d’agir la vie durant, pour la réalisation hallucinatoire de leur accomplissement. Ce courant féminin est la réserve de créativité de la vie animique, la promesse d’après-coups dans son articulation avec le courant masculin.
8Étape par étape, par sauts qualitatifs, l’intégration génitale se fait. Après la crise œdipienne, il y a la crise pubertaire. L’une organisant un primat (phallique) dans la polymorphie perverse infantile, l’autre la génitalité. Le phallus est référé aux attributs que l’on n’a pas et qui définissent alors l’autre, l’autre sexe, pénis ou grossesse ou seins et si, autant pour l’homme que pour la femme, on parle de l’envie de pénis, l’on connaît le désir de grossesse des petits garçons (et pourquoi pas l’envie ?) et que l’on retrouve dans les analyses d’hommes quand le désir de procréation croise le désir/envie de grossesse, d’accoucher, d’avoir des seins ou d’allaiter, ou le désir/envie de materner (Klein, 1971). Les deux temporalités sont dites féminine et masculine car engagées par la perception d’une différence concernant le sexuel dans un complexe de castration qui rend compte d’une angoisse spécifique de castration, en après-coup des menaces préexistantes de perdre, perdre l’amour, l’objet ou l’intégrité narcissique. Les deux temporalités correspondent aux deux modalités de traitement de ces événements successifs à valeur de trauma. La temporalité féminine est de mise en latence, de déni et de refoulement, la temporalité masculine est le temps de l’après-coup élaboratif.
9La dissolution entrecroisant deux ordres de réalités, psychique et matérielle, transforme une bisexualité originelle référée à ses racines narcissiques et perverses polymorphes, principalement portée par un fantasme de scène primitive, en une bisexualité portée par les identifications qui conflictualise des couples d’opposés, père/mère, homme/femme, actif/passif, inscrits dans une opposition masculin/féminin. À chaque étape une double valence du traumatique, soit organisatrice, soit désorganisatrice, selon qu’elle maintient ou non l’articulation des deux temporalités animiques, soit permet une maturation de la vie psychique par une reprise en après-coup d’inscriptions sexuelles antérieures laissées en attente, soit désorganise par démixtion des mouvements de liaison/déliaison et procure un appui aux rigidités narcissiques dommageable pour le moi en construction. On comprend dès lors qu’une modification psychocorporelle précipite le mouvement animique d’intégration de la bisexualité selon les lignes de force de cette double valence caractérisée par la double temporalité animique. Elle va le favoriser, ou l’interrompre.
10Elle peut l’interrompre comme dans la thérapie d’Alex. L’acte en tant que réalisation hallucinatoire de la satisfaction conforte le courant féminin de régression vers une réalisation hallucinatoire incestueuse et vient satisfaire une bisexualité narcissique en quête de fusion avec l’objet primaire, témoignage d’un sexuel infantile actif sous la forme de l’hégémonie phallique, et ce, au détriment d’une bisexualité fondée sur la différenciation et l’assomption de la différence qu’engagerait le procès de l’évolution génitale de la sexualité infantile par l’intrication avec l’autre courant, à jamais exclu.
11Elle peut le favoriser ; c’est le lot commun des modifications du corps à l’adolescence, comme celle de la voix qui mue.
12La voix, signe extérieur, est un signe intime de l’identité, elle est enracinée dans les terrains les plus profonds d’avant la parole, le terrain de l’illusion idéale de l’unité de soi et de soi avec le monde ; jusqu’à se réduire au cri ; cri de jouissance ou de douleur. Elle est trace et actualisation du temps narcissique d’avant la séparation des mots. Elle recèle un dépôt en quête de perlaboration. Et il n’est pas rare d’entendre les analysants investir et jouer autrement avec leur voix et il n’est pas rare d’être troublé d’entendre la voix des analysants se transformer au fur et à mesure de l’avancée des cures, ou soudainement quelquefois. Muer, en quelque sorte.
13Le 22 septembre 1672, Marin Marais chanteur depuis dix ans à la maîtrise royale du Louvre, a mué, il est exclu. Pascal Quignard en écrit la honte, le désarroi, la fuite : « Il se mit à courir dans la rue […] la Seine était couverte par une lumière immense et épaisse de fin d’été, mêlée à une brume rouge. Il sanglotait […] Les hommes nus et les femmes en chemise se lavaient dans la rivière […] Cette eau qui coulait entre ces rives était une blessure qui saignait. La blessure qu’il avait reçue à la gorge lui paraissait aussi irrémédiable que la beauté du fleuve. » « Ce pont, ces tours, la vieille cité, son enfance et le Louvre, les plaisirs de la voix à la chapelle, les jeux dans le petit jardin […] son passé […] reculaient à jamais emportés par l’eau rouge […] » (Quignard, 1991).
14La perte, le sentiment de solitude, d’abandon et d’arrachement se figurent sous la pression d’une pulsionnalité libérée dans des images où masculin et féminin se mêlent. L’attraction mélancolique et nostalgique, féminine (Chabert, 2003), dispute le terrain de la transformation. La nostalgie de la complétude narcissique, de l’enfance ou homosexuelle, est ravivée par l’exigence pulsionnelle et le réaménagement des identifications masculine et féminine.
15Marin Marais trouve son équilibre dans la musique, le jeu et la composition pour viole qu’il apprend auprès de Monsieur de Sainte Colombe, le musicien taciturne. Ce musicien génial et sauvage compose des pièces pour viole d’une insoutenable beauté ; fou d’amour il parle à sa femme disparue et fabrique les instruments pour obtenir le son le plus proche de la voix de la défunte. C’est ainsi que Marin Marais, exclu de sa voix, de lui-même, exclu de la scène d’amour des amants, reçu le remède de sa douleur nostalgique : trouver une autre voix sur le palimpseste de la voix perdue.
16L’adolescence avec son bouleversement pulsionnel et ses modifications reprend en après-coup la crise œdipienne elle-même après-coup de l’excitation sexuelle liée à la perception précoce des bruits du commerce sexuel des parents en une scène primitive première figuration d’une bisexualité encore narcissique. L’angoisse de castration génitale, angoisse liée à la différence introduisant la culpabilité subsume l’angoisse phallique de la phase œdipienne de n’être (n’avoir) pas tout et de perdre l’amour, et aussi l’angoisse d’exclusion liée au fantasme de scène primitive. La mise en réserve, qui est possible grâce à la temporalité féminine de retenue où la prise masochiste trouve sa place, précède le temps de transformation caractéristique de la temporalité masculine, la première est nécessaire à la seconde.
17Encore faut-il que l’environnement ne soit pas saturé de dénis du courant féminin et référé à un seul courant masculin, père ou mère phallique, ou Dieu comme l’environnement d’Alex, et qu’il soit comme Monsieur de Sainte colombe en contact avec la part la plus féminine de sa parole, celle qui recèle un sexuel infantile non élaboré et agissant, en attente d’après-coup élaboratif (Suchet, 2012a).
18La réalisation en acte de la transformation sexuelle au niveau anatomique court le risque de court-circuiter le temps de retenue et de latence et de compromettre sa reprise élaborative en après-coup, chance d’intégration de la bisexualité, signe de la mixtion pulsionnelle. Ce que la métapsychologie assume comme un embarras depuis « La » déclarée par Freud dès 1896, jusqu’à ce que l’étude du caractère du Président Wilson lui inspire en 1938 : « Si la bisexualité des êtres humains apparaît parfois comme un grand malheur et la source de maux infinis, nous ne devons pas oublier que, sans elle, la société humaine ne pourrait exister. Si l’homme n’était qu’activité agressive, et la femme passivité, la race humaine aurait cessé d’exister longtemps avant l’aube de l’histoire, car les hommes se seraient massacrés jusqu’au dernier. »
Références bibliographiques
- Chabert C., Féminin mélancolique, Paris, Puf, « Petite bibliothèque de psychanalyse », 2003.
- Freud S. (1896), Projet d’une psychologie, Lettres à Fliess, Paris, Puf, 2006
- Freud S. (1923 b), Le moi et le ça, OCF.P, XVI, 1991 ; GW, XIII.
- Freud S. (1924 d), La disparition du complexe d’Œdipe, OCF.P, XVII, 1992, p. 29-33 ; GW, XIII.
- Freud S. (1925 j), Quelques conséquences psychiques de la différence sexuelle anatomique, OCF.P, XVII, 1992 ; GW, XIV.
- Klein M., Envie et Gratitude et autres textes, Paris, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 1971.
- Quignard P., La Leçon de musique, Paris, Hachette, 1987 ; réédité Tous les matins du monde, Paris, Gallimard, 1991.
- Suchet D., Opposition au déclin du complexe d’Œdipe, Annuel de l’APF, 2012/1, 2012 a.
- Suchet D., Féminin et masculin, les deux temps de la dissolution du complexe d’Œdipe, Revue française de psychanalyse, t. LXXVI, n° 5, 2012 b.
Mots-clés éditeurs : Voix, Temporalités œdipiennes, Bisexualité, Œdipe féminin
Date de mise en ligne : 16/12/2019
https://doi.org/10.3917/rfp.835.1659