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Article de revue

Trois revues de langue allemande

Pages 1295 à 1299

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1Trois revues psychanalytiques de langue allemande ont publié des textes sur la recherche en psychanalyse, en comparaison avec les sciences exactes.

2La première revue est la Zeitschrift für Psychoanalytische Theorie und Praxis, 1/2018, sous-titrée « Connaissance et Recherche ».

3Sabine Schlüter constate dans la préface que tous les textes qui lui ont été adressés ont travaillé et comparé les concepts de connaissance en sciences exactes et en psychanalyse.

4Giovanni Vassalli (Zurich), dans « Les fondements épistémologiques de la psychanalyse en comparaison avec les sciences modernes », considère que dans ces deux domaines, les sciences exactes et la psychanalyse, les recherches se sont éloignées l’une de l’autre et divergent à cause de leurs concepts d’expérience et de leurs techniques de recherche. Pour la psychanalyse les motions de percevoir, de pressentir, de deviner (erahnen, erraten), d’associer et de traduire sont nécessaires pour comprendre et pour interpréter. Deviner est un élément important dans la relation avec le patient : le couple analytique se constitue avec le probable et le possible. Une construction n’est pas plus qu’une conjecture, nous n’exigeons ni une adhésion ni une approbation immédiate du patient, disait Freud (en 1937). Vassalli utilise le mot conjecture (Vermutung), qui inclut le mot Mut qui veut dire cœur ou courage. L’interprétation peut être portée par certains affects, notamment celui de croire. Vassalli considère que la technique analytique exige parfois d’avoir le courage ou le cœur pour deviner une pensée ou un affect inconscient, pour sauter en quelque sorte dans l’inconnu. Nous devons bâtir dans le noir, avait dit Freud dans L’Interprétation des rêves. L’interprétation va vers le monde de l’inconscient pour élucider et entendre ses messages et les mouvements psychiques. À l’inverse, les sciences exactes et les mathématiques sont traditionnellement basées sur les principes et les normes de l’univocité et de la précision. La technique de la psychanalyse s’est constituée autrement, dans l’après-coup, avec l’inconscient et le négatif ; le langage est son moyen technique privilégié. Vassili rappelle que le mot technique est d’origine grecque, et il met en parallèle l’interprétation psychanalytique avec certaines techniques artistiques ou artisanales.

5Freud lui-même avait pris comme paradigme de sa discipline analytique ce que Leonard de Vinci avait expliqué à propos de son acte de création artistique : c’est en ajoutant ou en retirant quelque chose de son matériel brut que le sculpteur libère sa figure, son objet, qui émerge de son idée d’artiste pour la première fois et se matérialise ; ainsi l’artiste inaugure la réalité de l’objet et l’incarne dans son œuvre. Leonard de Vinci a révolutionné le concept d’art de l’antiquité, qui était essentiellement l’imitation de la nature. Freud a comparé ces deux concepts d’art lorsqu’il a travaillé sur le passage de l’hypnose à sa technique analytique.

6Vassalli pense que ce rapprochement entre art et psychanalyse a encore plus éloigné la psychanalyse des sciences exactes. C’est par la recherche sur les rêves et le mot d’esprit que Freud a approché le processus primaire et l’inconscient, et aussi les fonctionnements psychotiques. Dans son œuvre, les métaphores sont une grande source d’inspiration, car la langue et la pensée peuvent s’unir : elles sont issues originairement du même fondement. Les métaphores créent et développent par leur mobilité signifiante la magie et la richesse de la langue, alors que les notions univoques, claires et purifiées des mathématiques apportent un formalisme d’un autre ordre et qui obéit à d’autres lois.

7La deuxième revue est le Jahrbuch der Psychoanalyse, no 75, « Corps et Âme ».

8Joachim Küchenhoff (Université de Bâle) et Rolf-Peter Warsitz (Université de Kassel) présentent un article intitulé « À propos de la spécificité de l’expérience clinique en psychanalyse ». Ils rappellent que le couple analytique travaille avec l’inconscient des deux partenaires qui se déploie par la libre association, par la narration poétique et aussi par le corps, notamment par la mimique du visage, par les gestes, par l’action et les expressions d’affects. Les auteurs essaient de comprendre l’intelligence inconsciente, aussi dans le négatif et dans l’ombre de la conscience. Pour eux, la prosodie de la langue maternelle participe à la constitution d’un premier lien avec l’objet qui offre une satisfaction, et aussi une connaissance et reconnaissance affective et cognitive. Le désir qui habite cette mélodie depuis la vie intra-utérine ouvre l’horizon pour la rêverie et la fonction du rêve. C’est sur l’étude des rêves et des expressions inconscientes du désir par la langue que se base la technique psychanalytique. Küchenhoff et Warsitz pensent que l’absence, les différentes formes de dépossession du sujet par rapport à son inconscient, représentent un manque à exister ; c’est ce qui nous contraint à saisir la langue et à l’inventer. Les auteurs citent Julia Kristeva, et notamment sa recherche sur les échanges précoces entre la mère et l’enfant, sur la voix, et sur le rythme et l’entente des messages affectifs et corporels. La prosodie est composée par ces messages préverbaux, souvent troublants et intraduisibles. Julia Kristeva définit la notion de « l’abject » appliquée à la dyade mère-enfant : l’amalgame d’amour et de haine entre les deux protagonistes, engagés dans une procédure du pur et de l’impur. Les deux s’attirent et se repoussent ; se vomissent, s’engloutissent et s’éliminent. La connivence précoce de la mère avec le bébé dans son corps peut se transformer pour le bébé en enveloppe pré-narrative de leur union. Leurs échanges et leurs désirs seront enregistrés dans l’inter-corporéité par les voies de l’émotion et transportés par la langue. L’inconscient se transforme mais il échappe à la raison. En analyse, l’attention flottante permet parfois d’entendre les messages de la prosodie. Ainsi l’art de deviner, la poésie et la rêverie sont associés à la technique psychanalytique et nous guident pour connaître, approcher et communiquer avec l’inconscient.

9La troisième revue sera Le Journal semestriel d’été 2018 du Karl-Abraham-Institut, Berlin.

10Dans ce Journal, Hermann Beland écrit un texte intitulé : « À propos des étapes pour guérir par la fonction du rêve ». Dans l’introduction H. Beland rapporte des échanges intéressants entre les psychanalystes et les neuroscientifiques au sujet de recherches cliniques expérimentales des neuroscientifiques Karen Kaplan-Solms et Mark Solms. Ces chercheurs avaient démontré que chez les personnes atteintes de lésions cérébrales, notamment au niveau du lobe pariétal gauche, la fonction de rêver était supprimée, et en conséquence ces personnes étaient submergées, accablées par des angoisses sans nom et sans objet. Les neuroscientifiques et les psychanalystes s’étaient entendus pour constater que l’être humain a un besoin absolu et vital de rêver, et que la fonction de rêver est le garant de sa continuité et de son équilibre psychosomatique et psychique.

11J. et M. Solms avaient établi la liste des déficits causés par les lésions signalées : notamment, la perte de la capacité de rêver entraînant l’incapacité de distinguer entre la droite et la gauche et de reconnaître les doigts de sa propre main. Ces troubles entraînent d’autres troubles, comme l’incapacité de s’orienter dans l’espace, celle de formuler une chaîne associative, de faire des abstractions, des schémas, des modèles ou des phrases ; même si la perception primaire de ces personnes reste intacte elles sont incapables de comprendre le sens et les significations ; bref, le « hardware » de la symbolisation est aboli, conclut H. Beland.

12Il laisse par la suite de côté ces recherches neuroscientifiques qui n’avaient pas de portée thérapeutique et s’intéresse aux techniques d’interprétation, et notamment l’interprétation du rêve en psychanalyse. Dans ses vignettes cliniques il montre que par les rêves, racontés en séance, par leur interprétation dans la relation du couple analytique, certains patients arrivent à sortir de leur impasse psychique.

13Concernant l’interprétation du rêve, Beland se réfère à Freud et à W.R. Bion. Selon ce dernier, la fonction du rêve et de la vie onirique est vitale pour le quotidien comme pour la créativité artistique. Nous rêvons jour et nuit, et la pensée onirique est censée être toujours active. D’ailleurs rêver est la principale modalité psychique pour penser le réel, dit Bion. Nous savons que la fonction du rêve se développe à partir de la vie intra-utérine et que la prosodie maternelle a un impact important sur la croissance et la maturation du cerveau du bébé. La rêverie de la mère est fondée sur son amour et ses espoirs pour son enfant. Freud avait écrit en 1916/1917 que foi et croyance sont les dérivés de l’amour. C’est par son discernement et son inconscient, qui peut être un inconscient charnel, que la mère s’avère capable de pressentir les besoins de son bébé ; une première relation intersubjective peut se mettre en place entre l’enfant et son environnement maternel. Selon Bion, une telle préoccupation maternelle joue aussi un rôle important dans la technique analytique, notamment, dans les rêveries et interprétations du couple analytique par les intuitions, les émotions, les perceptions et les sensations tactiles. C’est ainsi que le psychanalyste peut deviner, présager, c’est-à‑dire interpréter les rêves. Beland rappelle quelques procédés du rêve, qui sont aussi sa richesse : la condensation des significations, le déplacement de l’intensité des affects, l’abolition des contradictions et des lois du temps ainsi que la suppression de la représentation de la mort. Il rappelle que deux logiques coexistent dans l’inconscient, la logique symétrique et asymétrique. Cette dernière logique fixe les règles du temps et de l’espace dans notre vie quotidienne, mais l’inconscient avance de façon bi-logique, de sorte que les relations asymétriques peuvent être inversées, devenir symétriques ou identiques. Ces deux logiques, l’asymétrie et la symétrie, peuvent se mélanger dans le rêve, comme dans les processus primaires et psychotiques.

14Je reviendrai pour finir au titre du texte de Beland : « À propos des étapes pour la guérison par la fonction du rêve ». En exergue, il cite une phrase du roman Joseph et ses frères de Thomas Mann. À un certain moment, Joseph révèle un secret de rêve à ses compagnons de captivité. Il leur annonce que la divination par le rêve se réalise en deux étapes et leur dit que « la divination est avant le rêve, et nous rêvons déjà en sortant de la divination ».

15Cette phrase, intéressante et obscure comme un rêve, cache aussi une connaissance inconsciente, celle de l’intuition et de la croyance qui sont engagées dans l’interprétation et qui devancent la vision du rêve.


Date de mise en ligne : 25/09/2019

https://doi.org/10.3917/rfp.834.1295

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