Couverture de RFP_824

Article de revue

Réflexion sur le vide dans la psychanalyse : de l’horreur du vide au vide créateur de métaphores

Pages 1126 à 1137

Notes

  • [1]

    Ce texte est la version réduite d’une publication de la Revista Latinoamericana de Psicoanálisis, vol. 8, 2008, p. 107-119, Fepal, Buenos Aires, qui a reçu le prix Fepal au Chili en septembre 2008. Article publié dans Jornal de Psicanálise, vol. 46, n° 85, déc 2013, Instituto de Psicanálise « Durval Marcondes », São Paulo.
  • [2]
    En français dans le texte (N.d.T).
  • [3]
    En français dans le texte (N.d.T).

Une clinique du vide ?

1Ma réflexion personnelle sur le vide en psychanalyse débuta par la révision et la remise en question de ce que plusieurs auteurs contemporains appellent aujourd’hui la « clinique du vide ». Cette idée est présentée simultanément à la question d’une « approche clinique du vide ».

2À quelles organisations psychiques la notion du vide nous renvoie-t-elle ? À l’évidence, à une série bien diversifiée. Dans une première approche, nous pourrions dire que ce qui les réunit en tant que « clinique du vide » est surtout la connexion avec une idée descriptive, phénoménologique du vide en tant que symptôme, une plainte, dont l’exemple le plus transparent est le « sentiment de vide ».

3Dans ces différentes organisations psychiques nous retrouvons le vide qui va de l’inhibition et du refoulement névrotique jusqu’au vide beaucoup plus effrayant des mélancolies, des psychoses blanches (Donnet, Green, 1973), dans le cas de patients borderline, dans la psychosomatique, dans la schizophrénie, etc. Comme nous pouvons le constater, il s’agit d’une vaste gamme d’organisations très différentes les unes des autres. Or le vide, du point de vue de la description phénoménologique, peut être mis en relation avec presque toutes les organisations mentales. Voyons quelques exemples.

4Un premier exemple, très intéressant, a été décrit par Jean Cournut sous le nom de « névrose du vide  » (Cournut, 1975). Il s’agissait d’un cas clinique dans lequel la question n’était pas tant celle d’un manque d’associativité, mais plutôt d’un mécanisme réglé par le refoulement, parfois avec forte inhibition. L’auteur rapporte le cas d’un patient qui présentait au tout début de l’analyse une plainte de vide. Quand l’analyse a commencé, c’est l’analyste qui en est venu à éprouver ce sentiment, qui lui a été transmis par le patient. Il y a eu un changement significatif du système de fonctionnement suite à l’évocation d’un mot, apparemment banal, de la part de l’analyste, ce qui a confirmé l’hypothèse d’organisation névrotique.

5Une description d’une organisation psychopathologique originale est celle de la « psychose blanche » d’André Green et Jean-Luc Donnet, publiée dans le livre L’Enfant de ça (1973). Dix ans après, l’un des auteurs (Green, 1983) ajouta quelques précisions concernant cette idée de « blanc », que je pense pouvoir apparenter à l’idée de vide : cette métaphore de la couleur dérive de l’anglais « blank », née dans le contexte des séances d’une patiente qui faisait l’analyse avec lui probablement en anglais. Dans ce sens, le blanc nous conduit à l’idée d’un espace inoccupé, vide.

6Dans les cas de patients borderline nous retrouvons également ce défaut de représentation, une absence de mots qui provoque souvent un passage immédiat du langage à l’objet et à l’action. Green décrit la relation entre ce blanc et le mouvement pulsionnel en tant qu’interaction d’une rupture franche par rapport à l’objet et « d’un désinvestissement de la représentation simultanément avec l’intrusion dans l’espace désinvesti (inoccupé) d’une motion pulsionnelle issue de la partie du Ça la plus ancrée dans la sphère somatique  » (Green, 1983, p. 157). Enfin, nous avons ici l’aspect le plus caractéristique de ces systèmes de fonctionnements psychiques avec la disparition de la médiation, constituée soit par la représentation, soit par l’identification.

7Grâce à l’idée d’hallucination négative, Green fonde métapsychologiquemeune bonne partie de sa description de la clinique borderline, sans travail de représentation, dans laquelle même la conception d’un « monde intérieur » est à construire. L’idée d’hallucination négative nous renvoie à la constatation de la profonde relation entre la découverte de l’absence de l’objet et l’expérience de sa perte, relation qui ne doit pas nous induire à confondre absence et perte.

8Dans la situation analytique, le retrait et la non-vision de l’analyste encouragent l’émergence d’un autre type de vide, un vide qui ne renvoie pas forcement au néant et aux attaques envers la pensée, mais qui aurait plutôt un potentiel créateur de métaphores et de nouvelles formes d’expression de l’inconscient. Cela nous amène maintenant à une réflexion sur le vide dans l’analyse et sur la grande résistance que le contact avec ce vide peut soulever.

Le vide dans l’analyse

9J’invite maintenant le lecteur à s’éloigner volontairement des « apparences » phénoménologiques de la notion de vide et, par conséquent, à faire une analyse critique de l’idée d’une « approche » d’une prétendue clinique du vide. Celle-ci remplit, certes, certains critères descriptifs, mais nous empêche d’avancer en direction d’une approche plus métapsychologique de la notion de vide dans la situation analytique.

10Autorisons-nous à une légère digression intéressant différents champs du savoir.

11Qu’est-ce que le vide ? Pendant longtemps le problème du vide s’est infiltré dans la pensée philosophique occidentale. Aristote, par exemple, délimita le problème du vide comme un problème de la physis (dans le sens naturel, appartenant au monde des phénomènes et pouvant donc être objet de connaissance à partir de l’expérience). À celle-ci, le philosophe oppose la figure du géomètre, lequel ne s’occupe pas d’un espace vide, mais d’un espace conçu, abstrait et irréel, peuplé d’objets conçus, abstraits et irréels. Surgit donc un premier problème : l’espace du physicien ne serait-il pas, à la fois et à l’instant même, concret et abstrait, actuel et présent et en dépit de cela, placé nulle part et hors du temps ?

12Comme le signale Yvon Belaval (1975), il y a bien une antinomie dans l’histoire de la science qui perpétue pendant des siècles le conflit entre le plein et le vide grâce à la conception de l’horror vacui (l’horreur effrayante du vide) qui serait présente dans la nature.

13Aristote affirmait que le vide est réel et sans résistance. En tant que réel, il n’est pas équivalent à rien. Dire que le vide n’est rien équivaut à dire qu’il n’existe pas, qu’il n’est pas. Il n’est ni rien, ni quelque chose. Bien que ces discussions philosophiques puissent nous sembler lointaines, à nous psychanalystes qui devons faire face à notre clinique quotidienne, elles sont pourtant fondamentales pour situer la notion de vide dans un champ épistémologique plus large, qui garde un rapport, d’après moi, avec le champ épistémologique qui nous intéresse plus directement, celui de la métapsychologie freudienne.

14Ainsi, le vide se place entre le non-être et l’être. Si le vide peut être occupé par un corps, nous le concevons en tant que « le non-occupé par un corps ». Si nous le concevons comme chose incorporelle, nous le considérons par négation. C’est pourquoi, jusqu’au xviie siècle, le fait qu’un liquide monte par une éprouvette lorsque nous l’aspirons était la preuve de l’horror vacui (horreur du vide) propre à la nature. Ensuite, avec la mathématisation de la physique, ce concept a été abandonné. Au vide absolu succède le vide relatif, lequel est relation de raréfaction, de pression, enfin, relation mesurable.

15Dans la physique actuelle, le problème de la définition du vide pose encore de nombreuses difficultés. Le vide est compris moins comme une zone de l’espace privée de matière que comme un état fondamental, réservoir de potentialités. Dans un livre passionnant sur les questions que la physique quantique a posées à notre conception du réel et sur ses rapports avec la philosophie de l’esprit, Michel Bitbol (1998) propose une conception nouvelle de vide qui nous a inspiré dans la tentative d’élaborer cette question de façon métapsychologique.

16Il utilise la notion de vacuité, issue du bouddhisme de la « voie du milieu », qui suppose l’émergence simultanée relative (ou dépendante) de tout ce qui apparaît. Selon J. Garfield, « la vacuité elle-même est vide. Elle n’est pas un vide existant en soi derrière un voile d’illusion identifié à la réalité conventionnelle (des apparences) ; elle est un trait caractéristique de cette réalité conventionnelle » (Garfield cité in Bitbol, 1998, p. 272). Ce vide porte en soi des potentialités créatives, n’ayant pas de statut ontologique (ibid.).

17Nous pouvons établir un parallèle entre cette vision provenant de l’épistémologie de la physique contemporaine et la notion de vide dans la situation psychanalytique. La limitation du point de vue métapsychologique que nous constatons dans ce vide de la « clinique du vide » se fonde justement sur son caractère ontologique. Inspiré par Bitbol, je m’intéresse au contraire au vide en tant que détenteur de potentialités créatives et sans aucun statut ontologique. Une réflexion sur le vide qui opère à l’intérieur de la situation analytique, dans les séances, pourrait peut-être ouvrir la voie vers une réflexion métapsychologique sur ce dernier.

18Dans la conception du vide de la physique quantique, celui-ci ne serait pas exactement vide car il y aurait des « fluctuations quantiques », des particules virtuelles ou des particules et des antiparticules qui s’annulent. Un vide qui est en même temps potentialité créative en mouvement. Cette idée peut sembler étrange à notre sens commun. Pourtant, je n’ai pas manqué d’être surpris en réalisant que cette idée de vide rejoingnait la conviction freudienne de la capacité créative de l’inconscient.

19Pierre Fédida (1978), dans un texte consacré au « vide de la métaphore », évoque le sentiment de vide exprimé souvent par les patients en analyse comme étant « cette expérience psychique de l’instance, voire de l’attente de sens, propre à tenir toute l’existence en suspens, comme en condition de non-existence » (Fédida, 1978, p. 197). Cette idée de Fédida peut être mise en rapport avec le problème philosophique que nous avons décrit ci-dessus. Le vide expérimenté dans la séance analytique n’est possible qu’à condition de rester suspendu dans l’intervalle temporel entre l’être et le néant. Cela nous renvoie toujours, d’un point de vue psychanalytique, au travail de négation d’un corps réel qui ne doit pas occuper l’espace analytique. Ce corps réel est celui de l’analyste.

20« C’est par ce paradoxe que s’y figure le corps de l’analyste : une présence qui fonde le langage en l’acte d’entendre l’absence » (Fédida 1978, p. 204).

Sandrine, ou de la plénitude de passion à l’horreur du vide

21Sandrine commença une psychothérapie en face à face après deux années de traitement de chimiothérapie et radiothérapie dans un protocole de cancer du sein. Elle avait 42 ans, était mariée, avait deux enfants. Ma première impression lors des premiers entretiens fut de rencontrer quelqu’un d’extrêmement dévitalisé, avec un discours d’aspect complètement opératoire, ce qui m’a fait penser au fonctionnement évoqué par Marilia Aisenstein (Aisenstein, 2006) : l’attaque de la pensée ou l’anti-pensée.

22Le monde de Sandrine était ennuyeux, fade, tout était propre et bien organisé. Cet aspect s’opposait nettement à son récit marqué par d’innombrables événements traumatiques dans son histoire récente et passée. Je lui ai montré progressivement certains faits qui la touchaient beaucoup du point de vue émotionnel et le cadre initial évolua donc très rapidement vers un transfert amoureux sur moi. Dans un premier temps, ce transfert me semblait être un élément de bon pronostic pour le processus analytique, dont le début était marqué par le caractère très dévitalisé de la patiente.

23Mes premières interventions allaient probablement dans un sens d’une « revitalisation » de la patiente. Il s’agissait d’interventions psychothérapeutiques de ma part, proches du « holding » (Winnicott). Selon Fédida, « Psychothérapeutiques sont sans doute les réparations ! Mais elles ne tolèrent pas le vide du patient et le psychothérapeute ne tarde pas à se donner lui-même comme objet imaginaire d’incorporation idéale » (Fédida, 1978, p. 212). Au retour des vacances d’été, Sandrine, en prenant congé de moi à la fin de la séance, tout à coup me serre fortement contre elle et tente de m’embrasser. Elle me dit : « J’ai besoin de vous. » Essayant de la contenir physiquement (et de me contenir également dans ce tourbillon), je lui réponds : « Calmez-vous, nous en reparlerons à la prochaine séance. »

24À la séance suivante, Sandrine, parlant d’une manière complètement amoureuse, essaie de me démontrer que nous aurions pu avoir un rapport amoureux, et soudain elle dit : « J’ai besoin de vous, vous me donnez la vie ! » Je me rappelle lui avoir dit qu’en parlant ainsi elle me mettait à la place de Dieu.

25Lors des séances suivantes, elle s’est montrée honteuse de m’avoir « sauté dessus », selon ses propres mots. Ensuite et pendant plusieurs mois cette ambiance érotisée et séductrice entre nous s’est prolongée, comme si nous « flirtions » l’un avec l’autre à chaque rencontre. Ainsi, grâce au sentiment amoureux qu’elle portait sur son analyste, elle plongeait dans le transfert et dans le processus analytique, sollicitant de son analyste qu’il soit « unique », très « ferme », capable d’être objet idéal et de résister à la violence de sa séduction et de son attaque destructrice. Pour l’analyste, il était question de sa capacité à garder sa position analytique de neutralité. À l’évidence, ce défi questionnait intensément pour moi la place que cette demande de la patiente faisait résonner.

26Reprenant maintenant ce mouvement initial spectaculaire de l’analyse de Sandrine, nous pourrions dire que les choses se sont passées plus ou moins ainsi : à la suite de la période initiale que j’ai décrite comme « revitalisante », s’opéra un transfert très intense et violent, durant lequel le corps de l’analyste fut requis au centre de la scène. Le transfert amoureux s’est transformé en passion et en une demande d’érotisation de la part de la patiente. Ce mouvement émergea de façon très violente pendant une séance, exigeant beaucoup de détermination et de créativité de ma part pour être capable de conserver une position de retrait et de neutralité, sans nier pourtant l’effet de séduction et d’attraction que la patiente avait sur moi. Pendant un certain temps, la sauvegarde de la position analytique m’a demandé un effort énorme.

27Octave Manoni (Manoni, 1982), dans un article très intéressant sur l’amour de transfert, après avoir repris le texte de Freud dans lequel sont abordées les questions techniques concernant cette forme particulière de résistance à l’analyse, montre que si le patient se forme une espèce de conviction concernant la réalité de ce qui s’est passé, l’analyste lui doit rester sur le plan de l’imaginaire : « C’est là, dans un certain rapport entre un certain réel et un certain imaginaire, que se pose la vraie question. Mais, n’en déplaise à l’analyste, c’est lui qui est du côté de l’imaginaire, et la dame du côté du réel » (Manoni, 1982, p. 10).

28Dans un autre extrait du même article, l’auteur montre qu’il serait dénué de fondement que l’analyste considère la situation analytique comme quelque chose de réel et l’amour de sa patiente comme quelque chose d’illusoire. Il évoque alors une conférence de Freud de 1907, pendant une réunion de la Société Psychanalytique de Vienne, où l’auteur parle « du terrain de jeu du transfert », faisant remarquer que dans l’analyse « il y a suspension de réel, comme dans le théâtre » (Freud, in Manoni, 1982, p. 11). « Le terrain de jeu du transfert, où la réalité en un sens ne compte plus et n’a plus sa place, qu’est-ce que c’est ? Eh bien, évidemment l’espace analytique tout simplement. Pas le cabinet de la Berggasse, qui est bien réel. Mais le statut qu’il reçoit, comme espace de parole. »

29Cette phase du processus analytique avec Sandrine, que j’appelle « flirt », s’est développée justement sur ce « terrain de jeu du transfert » cité plus haut. C’est au cœur de cette ambiance qu’un espace de parole associative a été créé. Je n’ai pas l’intention de commenter de façon détaillée cette période de « flirt », mais je pourrais dire brièvement qu’un autre corps a commencé à surgir à partir de ce mouvement passionnel envers moi : le corps d’un père sans limites dont le comportement avait eu dans le passé une forte connotation incestueuse.

30Pendant cette période, une esquisse d’imago paternelle a pris forme dans son discours. Un père gravement alcoolisé, « bon vivant [2] », extrêmement immature, ayant dilapidé les ressources économiques héritées de son père, n’ayant jamais eu un rôle paternel et structurant à l’intérieur de la famille. Depuis son plus jeune âge, Sandrine a développé une espèce d’obsession pour l’ordre et l’organisation qui perdure encore aujourd’hui. Dans une séance plus récente, elle a associé son besoin de planifier et de remplir complètement son agenda en avance, son désir du bon déroulement des choses, avec un souvenir d’enfance et de l’adolescence, quand elle passait beaucoup de temps à aider sa mère dans le fonctionnement de la famille, malgré les énormes difficultés posées par le père.

31Nous pourrions avancer l’hypothèse que Sandrine, n’ayant pas eu de référence idéale solide, conséquence de la fonction paternelle insuffisante, s’est tournée vers une référence objectale. Cette dernière référence a été transférée vers l’analyste, devenu l’objet d’amour et de passion. Cependant, et c’est bien cela que je voudrais souligner ici, afin d’atteindre cet autre corps cité ci-dessus, le corps paternel, il a été nécessaire de créer et supporter un vide, lequel ensuite a pu être dit, nommé par la patiente pendant les séances.

32Grâce à la fermeté dont j’ai fait preuve pour rester dans la position analytique, je pense que la patiente a été capable de constituer la référence paternelle idéale au moyen du travail de transfert, sans pour autant se sentir délaissée ou abandonnée. Après quelques mois, lors d’une séance où elle m’a semblé sincère, Sandrine m’a remercié de ne pas avoir cédé à ses tentatives de séduction et à ses pressions. Elle a ajouté qu’elle m’admirait beaucoup à cause de cela.

33Bien qu’encore amoureuse (et souffrant de cela), elle a commencé à s’allonger sur le divan, de façon à ne pas me voir et à dominer sa passion. L’ambiance émotionnelle a changé à partir de ce moment. Souvent, elle éprouvait un affect du type « inquiétante étrangeté », et elle arrivait même parfois à s’effrayer de la sensation de vide qu’elle ressentait, à tel point que nous étions obligés d’arrêter la séance avant la fin. Sandrine semblait, dans ces moments-là, avoir été privée d’images, de mots et d’affects. Elle était incapable de faire une place à l’intérieur de son monde psychique à ce vide qui était temps (intervalle) et silence.

34L’analyse a commencé à se dérouler entre la patiente, Sandrine, et l’analyste. L’analyste a dû être ferme dans sa position de gardien de la loi de l’analyse, étant lui aussi soumis à cette loi, au même titre que la patiente. Cette loi, comme le montre Fédida, a été instituée comme « loi de l’interdiction de l’inceste : elle fonde l’intervalle. Comme telle, elle permet au désir d’inceste et de meurtre de se produire dans la seule parole » (Fédida, 1978, p. 237).

35L’exemple de Sandrine m’a montré la violence et l’horreur que le contact avec le vide peut engendrer. Violence d’abord exercée envers ma fonction d’analyste, exigeant la présence réelle de mon corps érotique. Elle n’arrivait pas à exercer ce travail de négation mentale nécessaire à la création du vide, pour habiter cet espace vide « non occupé par un corps ». Je crois que nous abordons ici la problématique (centrale en toute analyse) de l’« absence dans la présence » de l’analyste.

36La période précédente, que j’ai appelé « flirt », a donc été un processus transitionnel (Winnicott) de réalisation hallucinatoire, créant un espace dans lequel sujet et objet ne sont pas distincts. J’ai dû peu à peu pénétrer cet espace pour qu’elle se défasse de cette utilisation hallucinatoire de sa parole. À cet égard, je pense que tout le travail de reconstruction de l’imago paternelle, citée ci-dessus, a été très important.

37Toutefois, au-delà de la création de cet espace de transfert, et surtout au moment de passer du face-à-face au divan, Sandrine a dû également se confronter avec le vide du temps.

38« Cette tension entre un passé perdu et un avenir qui risque de nous perdre, entre une physis maternelle et un univers inhumain, ne fait que dramatiser l’ambivalence de l’horreur du vide » (Belaval, 1975, p. 193).

39J’ai évoqué dans ce texte la tentative de définir une ligne d’approche de ces situations cliniques, étant donné qu’il est nécessaire de transformer ce vide en un espace de jeu, grâce à la rêverie [3] ou au rêve. Si ce jeu ne s’installe pas, la menace d’une dépression mélancolique flotte dans l’air. Selon André Green (1975), cet espace transitionnel du jeu caractérise un temps transitionnel, auquel il oppose le « temps mort », équivalent à l’espace vide, où le pouvoir de suspension du désinvestissement serait opérant.

40Green décrit l’ennui, l’attente dans laquelle rien n’est attendu (voir En attendant Godot, de Samuel Beckett), l’abandon du combat, comme des affects avant-coureurs de la dépression et de sa « logique de désespoir ». Ainsi, le risque de cette comptabilité du temps mort est l’installation d’un monde mélancolique, d’un monde immobile, tel un temps arrêté, une lenteur du psychisme, pouvant atteindre la stupeur et la mort. Si le vide se fixe, il cesse d’être le lieu de surgissement des métaphores, et patient et analyste risquent de sombrer dans la mer glacée de la dépression.

41L’analyse pourrait-elle donc être ce lieu – espace-temps – susceptible d’accueillir et recevoir le vide ? Selon Masud Khan : « l’analyste crée le vide et l’absence par sa présence » (Khan, in Fédida, 1978, p. 200). Oui, l’analyse est bien cet espace d’accueil du vide, à la condition que dans un premier temps l’analyste l’ai laissé surgir par son effacement et sa réserve silencieuse. Pour ensuite opérer une ouverture vers l’espace-temps transitionnel de la métaphore, grâce à la conversation analytique. Avec Fédida nous pouvons dès lors nous poser la question : mais « Où est le vide ? Le vide est du silence de la parole. Non pas une parole qui se tait ou qui – comme on dit – fait silence. Mais silence qui est sous elle. Silence aussi qui hante la parole » (Fédida, 1975, p. 200).

Roberto, ou l’horreur du vide et le deuil du double narcissique

42Le cas de Roberto illustre le combat du patient pour réussir à entrer en contact avec le vide, et, par conséquent, la perception de l’absence de l’objet et du deuil du double narcissique dans le déroulement du processus analytique.

43Roberto ne parle pas de vide, ne le craint pas, ne se plaint pas d’avoir la tête vide, ou la pensée, ou même la vie vides. Pourtant, pendant toute une période au début de l’analyse, il remplit chaque espace, empêchant toute possibilité d’irruption d’un vide pendant la séance. Il parle tout le temps, marchant sans arrêt dans la pièce, me laissant complètement paralysé sans pouvoir réfléchir. J’ai décrit tout cela dans un travail antérieur : « L’ambiance qui s’installa dès notre première rencontre était intense, lourde, chargée d’angoisse. Ce poids me collait au fauteuil. Roberto montrait un besoin urgent de parler. Je sentais, inquiet, que cette urgence provenait d’un besoin absolu d’assurer sa continuité psychique et, grâce à celle-ci, d’établir solidement son identité. Alors une possibilité d’être devant l’autre, de l’investir symboliquement du pouvoir de reconnaissance de sa singularité, surgissait » (Canelas Neto, 2005, p. 2).

44Dans un autre passage, j’évoque le besoin de l’analyste d’ouvrir « un espace de représentation », une percée pour le regard, constituant une possibilité de contact avec le vide, lequel est toujours rempli de façon défensive par Roberto pendant les séances. Ses images (et son imaginaire) ne possèdent pas une valeur de représentation, mais se configurent en tant que présentation ou présentification. Ce patient est toujours avide d’objets capables de satisfaire son orifice visuel. Le rôle joué par l’hallucination dans sa parole – par exemple dans ses innombrables descriptions, soit de scènes de film, soit de sa vie amoureuse, comme s’il les avait vraiment vécues –, me paraît évident. Un autre aspect intéressant de cette analyse est le fait que la parole de Roberto me faisait parfois voir la scène décrite par lui. Je dirais qu’il s’agissait d’un pouvoir de convoquer l’hallucinatoire dans l’écoute de l’analyste, ce qui avait, à mon avis, la fonction de me garder collé à sa parole, avec une proximité extrême et étrange au patient.

45Au cours du processus analytique, Roberto commence à se heurter doucement à son propre vide. Ainsi, après presque deux ans de traitement, le patient passe au divan, arrête de parler tout le temps avec l’urgence qui caractérisait la période antérieure. Je vois des pauses, des silences et des interruptions apparaître dans son discours, surtout concernant le récit de rêves. Il amène maintenant des rêves pour la séance, « pour avoir de la matière », comme il dit.

46« Passer au divan correspond à une décision sur la temporalité de la parole » (Fédida, 1992, p. 18) ; c’est cela que Roberto n’arrive presque jamais à faire pendant l’analyse. Sur le divan, il y a un changement dans la temporalité du discours. Quand Roberto s’allonge et entame un travail associatif pendant quelques minutes, cela se produit dans les moments « dépressifs », durant lesquels il abandonne son discours hallucinatoire où sujet et objet adhèrent. Le travail analytique s’oriente alors vers une tentative d’accéder à la position dépressive, tentative qui échoue face à l’horreur du vide. La position dépressive coïncide avec le moment créatif de la constitution temporelle de l’absence.

47« Dans l’activité associative se produit une fragmentation d’images qui se dissolvent, et il est nécessaire de pouvoir supporter l’angoisse du vide qui se devine dans le discours quand il ne sait pas ce qu’il va dire, comme un saut dans l’inconnu » (Fédida, 1992). Je crois que l’expérience de l’altérité, pendant ses périodes plus associatives, procure à Roberto un sentiment profond de solitude et une horreur du vide ; il commence ainsi à se décourager, dans le sens d’une perte de vitalité. Quand il arrive à ce point-là, en général il se lève afin de se réincarner, ici et maintenant, dans la peau d’un de ses héros favoris.

48Nous pouvons supposer que Roberto semble remplir son vide au moyen de cette fabrication incessante d’un double qui lui ressemble dans ses rêves, rêveries et même quand il regarde un film. La thématique de ses rêves, par exemple, tourne toujours autour de son combat de résistance, dans le rôle d’un héros épique. Je me sens, avec ce patient, proche de l’idée de Fédida, selon laquelle le vide serait « l’amnésie du deuil du double imaginaire de l’enfance » (Fédida, 1975, p. 101). Roberto n’a pas manqué de faire appel à ce double à certains moments critiques de ses séances, évitant ainsi cette forme de deuil. Tout se passe comme si, confronté au vide, il avait besoin de se réfugier dans ce monde narcissique imaginaire.

Un vide créateur de métaphores

49L’horreur du vide, tant chez Roberto que chez Sandrine, soutient leurs activités projectives. Toujours selon Fédida (1975, p. 295), dans ce genre de cas, l’activité projective est conçue comme restitution réparatrice d’un double narcissique. Sandrine dans la passion amoureuse du transfert, Roberto dans sa mise en scène du transfert.

50Le vide acquiert un statut métapsychologique quand il advient dans la situation analytique. Il s’instaure progressivement dans l’espace intérieur, lequel « est installé par l’analyse en ce lieu nommé séance et de par l’intervalle qui se désigne du rapport de la parole à son silence » (Fédida, 1975, p. 99-100).

51Quelle conséquence pour l’écoute analytique pouvons-nous distinguer dans cette conception « du vide dans l’analyse » ? L’écoute analytique ne vient pas combler une absence, ne remplit pas le lieu de ce vide, mais fonde plutôt la relation à cette absence. Le chemin est ardu et peut basculer dans l’horreur du vide, comme nous avons vu dans les cas discutés ci-dessus. Il faut donc que l’analyste ait une notion claire du vide : il ne s’agit pas de néant, mais de vacuité, un vide créateur potentiel de métaphore.

52Nous sommes arrivés au but de notre réflexion, considérant cette conception métapsychologique de « vide dans l’analyse » de façon très semblable à la notion de vacuité en physique. La tension qui surgit entre la parole et le silence pendant la séance n’est pas vide en soi, mais il s’agit plutôt de vacuité, potentialité de sens, source du renouveau qui surgit des profondeurs de l’âme. Pour que cela se produise, il faut qu’une structure encadrante opère tant sur le moi du patient, que sur la capacité de l’analyste à occuper « le site de l’étranger » (Fédida, 1995), qui est sa place.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Aisenstein M., Entrevista: o anti-pensamento e a psicossomática, Ide, n° 43, 2006, p. 142-145.
  • Aristote, Physique, Livre IV, § 6-9, Paris, Budé, Les Belles Lettres, 1966.
  • Belaval Y., L’horreur du vide, Nouvelle revue de psychanalyse, n° 11, 1975, p. 181-193.
  • Bitbol M., L’Aveuglante proximité du réel, Paris, Flammarion, 1998.
  • Canelas-Neto J.M., « A urgência e o poder da fala dentro da análise. » Travail présenté dans le cadre de la réunion scientifique de la Société brésilienne de psychanalyse à São Paulo, le 21 octobre 2004, 2005, texte inédit.
  • Cournut J., Névrose du vide, Nouvelle revue de psychanalyse, n° 11, 1975, p. 79-89.
  • Donnet J.-L., Green A., L’Enfant de ça, Paris, Éditions de Minuit, 1973.
  • Fédida P., Une parole qui ne remplit rien, Nouvelle revue de psychanalyse, n° 11, 1975, p. 91-101.
  • Fédida, P., Le vide de la métaphore et le temps de l’intervalle, L’Absence, Paris, Gallimard, 1978.
  • Fédida P., Do sonho à linguagem, Nome, figura e memória – a linguagem na situação analítica, São Paulo, Editora escuta, 1992 ; version revue et modifiée par l’auteur d’un article publié originalement en français in Psychanalyse à l’Université, 1985, n° 10, 37 p. 5-34.
  • Fédida P., Le Site de l’étranger, Paris, Puf, 1995.
  • Green A., Le temps mort, Nouvelle revue de psychanalyse, n° 11, 1975, p. 103-109.
  • Green A., Narcissisme de vie, Narcissisme de mort, Paris, Éditions de Minuit, 1983.
  • Manoni O., L’amour de transfert et le réel, Études freudiennes, n° 19-20, 1982, p. 7-13

Notes

  • [1]

    Ce texte est la version réduite d’une publication de la Revista Latinoamericana de Psicoanálisis, vol. 8, 2008, p. 107-119, Fepal, Buenos Aires, qui a reçu le prix Fepal au Chili en septembre 2008. Article publié dans Jornal de Psicanálise, vol. 46, n° 85, déc 2013, Instituto de Psicanálise « Durval Marcondes », São Paulo.
  • [2]
    En français dans le texte (N.d.T).
  • [3]
    En français dans le texte (N.d.T).
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.89

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions