1Comme quelques autres depuis Freud, Lacan a introduit dans la psychanalyse, dans sa théorie et dans sa pratique, quelques nouveautés. Souvent par le biais d’un renversement stupéfiant, comme celui qu’il opère sur le « stade du miroir », l’arrachant aux psychologues qui y voyaient un outil d’information sur la maturation des capacités cognitives, pour en faire une expérience inaugurale du sujet lui-même. Exactement de la même manière que Winnicott subtilise à Melanie Klein sa play technic, pur outil thérapeutique pour enfants, pour en faire cette dimension fondamentale de la reconfiguration perpétuelle de l’identité humaine, le playing.
2Les analyses qui suivent se concentrent sur un point théorique particulier dont on peut estimer qu’il joue un rôle non négligeable dans la pratique quotidienne de la psychanalyse aujourd’hui : absent de l’œuvre de Freud, le concept de sujet est réintroduit par Lacan à partir d’un champ qui n’est pas celui de la pratique mais celui de la philosophie. Autour de ce terme se joue un certain rapport entre psychanalyse et philosophie. La psychanalyse devient une théorie du sujet qui s’oppose à la philosophie en lui reprenant son bien : elle ne remet pas le sujet sur ses pieds, elle le renverse, le renvoyant à sa dépendance, l’arrachant en apparence à toute philosophie ou idéologie « personnaliste ». Et pourtant c’est cette même formule de « sujet de l’inconscient » qui a pu permettre l’émergence ensuite d’autres formules malheureuses comme « le bébé est une personne ».
3La notion de sujet de l’inconscient concerne la question du transfert, ainsi que celle du « sujet supposé savoir ». Qui vient occuper cette place ? Le philosophe, comme le soutient une certaine tradition, incontestablement plus institutionnelle que textuelle ? Le philosophe est un rival sérieux pour le psychanalyste. En l’affrontant d’emblée, Lacan joue un jeu dangereux, trop confiant en lui-même et pas assez méfiant à l’égard de la puissance qu’ont ces concepts de renaître de leur détournement et de réintroduire leur charge ontologique figée dans le mouvement même de l’expérience et de la pratique analytique, en principe incessant. Une anthropologie générale de la condition du sujet parlant, du « parlêtre », n’est-elle pas porteuse du risque de ramener la singularité irréductible des cas et l’enchevêtrement parfois inextricable des lignes causales à l’horizon monotone de l’aliénation dans l’Autre, version dramatique ou version édifiante ? Le concept d’éthique ne rassure pas de manière décisive sur sa capacité de rupture par rapport à une nouvelle philosophie dont le maître mot pourrait être : le sujet de l’inconscient est une personne. Ce n’était certes pas un tel résultat que visait Lacan en récupérant le vieux concept de sujet. Certains de ses descendants ont reconstruit à partir de là un socle dogmatique et rassurant par rapport à l’ordre d’un monde troublé. On voudrait montrer au contraire que l’idée de « sujet de l’inconscient » autorise une cure où l’avènement de la parole, dans son impossibilité même, l’emporte sur toute psychopathologie préformée, autrement dit où l’événement l’emporte sur la structure.
Le sujet divisé : l’idée d’aliénation structurelle
4La division du sujet, c’est d’abord la difficulté de comprendre, qui marque sa dépendance : « Il n’est pas de topologie qui ne demande à être supportée de quelque artifice – c’est justement le résultat du fait que le sujet dépend du signifiant autrement dit d’une certaine impuissance de votre pensée » (Lacan, 1964, p. 68). La difficulté du texte de Lacan n’est qu’un cas particulier du problème plus général de la prise du sujet dans le signifiant qui mène à une analyse de l’aliénation. L’être humain au moment de sa naissance se trouve confronté à une situation qui le précède : l’existence d’une culture, ensemble de règles qui font jouer aux individus des rôles dans une structure dont le caractère le plus remarquable est le langage, élément de tous les échanges. Le nouveau-né se trouve donc face à une alternative. Ou bien s’insérer dans cet ordre imposé de l’extérieur, et donc devoir, pour se faire entendre, « utiliser » l’ordre commun du langage, les mots des autres. Ou bien sauvegarder sa singularité première, mais c’est alors au prix de ne pas avoir de place du tout, de vivre seulement sans réellement exister : c’est le retrait de la folie. Pour devenir sujet à part entière, l’individu s’autrifie, accepte la loi de l’Autre, s’aliène :
Ça ne serait peut-être pas une mauvaise chose de voir en quoi consiste la racine de cette fameuse aliénation. Est-ce que ça voudrait dire, ce dont je parais bien être le tenant, que le sujet est condamné à ne se voir surgir in initio qu’au champ de l’Autre ? Ça pourrait être ça. Eh bien pas du tout (Lacan, 1964, p. 83).
6Si Lacan insiste sur le refus de cette interprétation, qui semble pourtant fort proche de ce qu’il avance, c’est pour écarter une simplification de sa position. Lacan substitue à l’aliénation/insertion dans l’Autre, opération simple, une double opération. La première seule va être nommée aliénation ou division, la seconde, l’insertion, va porter un autre nom, séparation ou refente :
Vous avez là un accès rapide à la formulation que j’ai mise au premier plan, d’un mouvement du sujet qui ne s’ouvre que pour se refermer, en une certaine pulsation temporelle – pulsation que je marque comme plus radicale que l’insertion dans le signifiant qui sans doute la motive mais ne lui est pas primaire au niveau de l’essence, puisque d’essence on m’a provoqué de parler (Lacan, 1964, p. 98).
8Ce qu’on prend habituellement pour l’aliénation, un processus impliquant un rapport entre deux termes (un terme posé qui ensuite s’altère en un deuxième : sujet authentique puis sujet aliéné), doit être pensé comme mouvement unique, pulsation ; la perte de soi dans l’Autre appelée ici insertion, n’est que seconde, moins radicale (ibid., p. 123). « L’inconscient est la somme des effets de la parole sur un sujet, à ce niveau où le sujet se constitue, des effets du signifiant » (ibid., p. 130). Ce qui est déterminant au premier niveau, c’est la présence du signifiant avant sa mise en œuvre. Autrement dit, l’être humain est d’abord confronté à l’Autre avant même d’en faire quoi que ce soit, et cette confrontation primordiale fait que l’être en question, à cause de cette antécédence, ne pourra jamais rien « en faire » sur le mode de la maîtrise ou de l’utilisation : c’est le langage qui fera quelque chose de lui. Cette présence du signifiant, qu’opère-t-elle ? Le surgissement du sujet lui-même, ce qui est à prendre au pied de la lettre : c’est dire qu’avant cette confrontation il n’y a pas de sujet du tout, le sujet n’est absolument rien avant le signifiant. « Le langage cause le sujet » veut dire que c’est en présence du langage seulement qu’apparaît la possibilité pour un sujet d’exister. Il n’y a, avant, que de l’organique, c’est-à-dire rien du point de vue du sens. Cette confrontation fait venir le sujet à l’être, en ce sens précis qu’avant qu’il parle ou même qu’on lui parle, ça parle de lui. L’être humain confronté au langage est confronté à une place vide qui est un appel, une invite à l’occuper. Sans cette confrontation, il persisterait dans sa survie organique, vie immédiate sans distance et donc sans sens. C’est ici qu’il faut situer également le stade du miroir. L’enfant (celui qui ne parle pas) est confronté à son image en miroir : quand il s’y reconnaît, il s’agite et observe en miroir cette agitation dans l’image qui est en face de lui et qui devient par là même une image, son image : ainsi il est appelé à constater dans et par cette image qu’il existe, sans quoi il ne le saurait jamais. Miroir doit être ici entendu comme un terme générique : c’est aussi l’ensemble des réactions (comportementales, sonores, affectives, langagières…) à la présence de l’enfant de la part des personnes proches (Nebenmenschen) qui constituent une sorte de miroir situationnel, qui font effet de miroir, de reflet.
9C’est donc là le premier temps de la pulsation : l’ouverture, à la fois présence du langage et reflet du miroir. Mais cette ouverture est aussitôt, synchroniquement, fermeture car, de la même façon que l’enfant ne se saisit que dans une image qui n’est pas lui mais à laquelle il s’identifie bien que totalement autre, le sujet se dit, est dit dans les termes de l’autre puisque le langage n’est jamais mon langage, ce par quoi « je m’exprime », mais le langage de l’Autre, de tous les autres : il est toujours déjà là. Et donc le sujet, au moment même où il était question qu’il advienne, disparaît puisque cette venue, cette apparition, ne peut se faire que dans les termes de sa disparition. À peine ai-je dit je qu’il ne s’agit évidemment déjà plus de moi, puisque chacun peut dire « je ». Mais si je ne dis pas « je », je ne suis rien. Paradoxe dont la trace se laisse entendre, en français, dans le vain redoublement insistant du « moi, je… ». De même quand on dit « la bourse ou la vie », ce n’est pas ou bien la bourse ou bien la vie, mais c’est ou la vie, c’est-à-dire la mort, c’est-à-dire rien (et en plus on perd quand même la bourse) ou la bourse, c’est-à-dire une fausse vie ou une vie amoindrie, puisqu’écornée de la bourse : dans les deux cas, la bourse est perdue. L’alternative est donc entre un sens, mais un sens écorné d’un non-sens car je suis sujet affublé d’un inconscient, c’est-à-dire d’un non-sens, et une pétrification.
Le primat du signifiant sur lui-même
10Cette ouverture/fermeture, cette apparition/disparition, Lacan l’appelle fading ou aphanisis, c’est-à-dire moment où quelque chose apparaît en s’évanouissant et disparaissant. Ce fading constitue non pas un sujet au sens de conscience de soi (un tel sujet il n’y en a jamais, ni avant ni après), mais un sujet barré, divisé, le terme de sujet ne pouvant s’attribuer vraiment qu’au résidu, au reste de cette apparition/disparition qu’est l’inconscient. C’est ce que veut signifier l’expression « sujet de l’inconscient » : s’il y a un sujet, ce ne peut être que là ; c’est là qu’il faut aller pour retrouver la structure déterminante de l’individu qui le fait parler et donc dire « je » : wo es war soll ich werden. C’est du côté du ça que le moi doit retourner, non pas « pour y voir plus clair » mais pour s’affronter à son obscurité, son opacité irréductible. Le concept de « sujet de l’inconscient » traduisant ou transposant la célèbre formule freudienne à rebours de la manière dont elle est entendue habituellement, est une formulation qui cherche à désigner cette opacité qui parle.
11L’inconscient, c’est le reste de cette opération de coupure qui fait naître le sujet comme divisé entre quelque chose qui est et quelque chose qui n’a pas eu le temps d’être, qui par là reste inconscient, mais qui n’en produit pas moins des effets déterminés. « Le sujet naît en tant qu’au champ de l’Autre surgit le signifiant. Mais de ce fait même, cela – qui auparavant n’était rien, sinon un sujet à venir – se fige en signifiant » (Lacan, 1964, p. 78). Le sujet s’instaure sur la base d’une perte, perte de quelque chose qui n’a et n’aura jamais d’existence. En deçà de l’aliénation, une autre instance plus profonde la rend possible, le fait que l’individu, naissant, se sait voué à la mort et que ce qu’il cherche, ce n’est pas son complément, mais cette partie de lui-même à jamais perdue que Lacan désigne par le terme générique d’« objet a ». L’être vivant est béance, manque, et c’est en cela qu’il n’a d’existence qu’aliénée :
Vous comprenez également que si je vous ai parlé de l’inconscient comme de ce qui s’ouvre ou se ferme, c’est que son essence est de marquer ce temps par quoi, de naître avec le signifiant, le sujet naît divisé. Le sujet c’est le surgissement qui, juste avant, comme sujet, n’était rien, mais qui à peine apparu se fige en signifiant (ibid., p. 89).
13Dans cette insistance sur la division originelle on peut sans doute voir la volonté de souligner, en-deçà même de la dialectique des identifications, ce qui en donne le (non)sens et en interdit toute interprétation psychologiste : le primat du signifiant sur le sujet (Lacan, 1968, p. 20-21) : « Le phénomène de l’aliénation se produit – à savoir, que le signifiant est ce qui représente le sujet pour l’autre signifiant. D’où il résulte qu’au niveau de l’autre signifiant, le sujet s’évanouit » (Lacan, 1964, p. 214). En d’autres termes, il y a un primat du discours sur lui-même, du discours dans sa présence sur le sens : c’est ce qu’indique cet isolement et cette mise en valeur d’une première division en deçà de toute mise en œuvre du code, élaboration qui approfondit la division freudienne du moi en s’appuyant sur les acquis de la linguistique et du structuralisme.
14Ce que Freud nomme Ichspaltung, clivage du moi, est généralement associé par Lacan à la deuxième opération, celle de la refonte du sujet, ainsi que l’Urverdrängung, le refoulement originaire, générateur de l’inconscient, effet du discours, de l’intervention du signifiant (ibid., p. 92). Faire apparaître, en deçà même de ce refoulement originaire, une division qui en est la condition de possibilité, c’est s’appuyer sur le structuralisme pour faire ressortir « les coordonnées du progrès » de la dernière étape freudienne : le masochisme primaire, la pulsion de mort et la dénégation. Il n’y a pas un bon sujet qui se perdrait dans un mauvais sujet, ou un sujet voulant le bien et forcé accidentellement de refouler ce désir et de vouloir alors sa mort ; la mort est inscrite dans la naissance du sujet. Cette division indique que le sujet n’est pas un moi qui se perd, mais qu’il n’a pas d’autre réalité que cette « touche de mort dont il reçoit la marque à sa naissance » (ibid., p. 93). Division non pas accidentelle, donc, mais d’essence.
15Le sujet n’est donc pas une entité douée de propriétés mais un moment : celui où, comme chez Descartes, apparaît comme seule certitude le doute. Il n’y a de sujet que de l’inconscient, c’est-à-dire rejeté dans l’inconscient ; le moi conscient n’est pas sujet mais élément d’un réseau, d’une chaîne. Ce sujet de l’inconscient, c’est le point où quelque chose de l’ordre du symbolique a rapport avec quelque chose de l’ordre du réel qui s’efforce d’y paraître, de s’y insérer, et qui s’y abolit du même coup. C’est pourquoi dans la chaîne des signifiants, les sujets sont comme des présences/absences en contrepoint qui font apparaître qu’il y a quelque chose à savoir dont on ne sait rien (le douteux, ce qui « cloche »). Sans le rêve, le lapsus, la névrose, les « formations de l’inconscient », on ne saurait jamais rien de l’inconscient, on ne pourrait soupçonner son existence, et l’être humain pourrait être cerné complètement par les seuls discours de la biologie, de la linguistique, de l’anthropologie. Mais il y a cette autre scène, celle de l’inconscient, qui n’est ni au-delà ni en deçà mais qui est le tissu même de l’être humain, du fait qu’il parle et qui apparaît dans les trous et ratés de son discours. Ce qui apparaît là c’est que de l’être au langage, il n’y a pas continuité mais rupture et béance radicale.
16Là où le réel (ce qui va devenir l’inconscient, disons la libido) fait tentative d’irruption dans le symbolique et s’y perd au point de n’y figurer que comme énigme (sujet rêvant, bafouillant, enfant, fou, etc.) au regard du signifiant, là il y a constitution du sujet. Sujet qui ne peut être qu’inconscient car refoulé. Le sujet conscient n’est que catégorie grammaticale, fonction symbolique, moi imaginaire. Il y a donc une constitution du sujet antérieure à son insertion dans les effets de la parole. En d’autres termes, il y a un primat du signifiant sur lui-même, de ses effets sur lui-même comme cause. L’essence du sujet c’est d’être accès raté, impossible, au symbolique (d’où : « le réel du sujet c’est l’impossible ») : cet accès raté (l’aliénation, la bourse ou la vie) précédant la seule voie possible qui reste : l’insertion (la vie sans la bourse). Ces ratés n’existent que comme trous dans le symbolique et ne se laissent appréhender que par les lacunes, les manques qu’ils y creusent et qui constituent tout le matériel, quotidien, de la cure. Les assises de ce sujet sont donc bien plus larges que celles du sujet cartésien mais du même coup bien plus serves, car l’assise du sujet c’est sa soumission intégrale à un déterminisme qui constitue la certitude sur laquelle débouchent ses doutes : qu’il ne s’appartient pas. L’aliénation philosophique, lourde de promesses d’émancipation, se retrouve chez Lacan dans une position structurelle et irréductible qui substitue à la libération le déplacement (Kahn, 2017).
Le sujet et la mort
17À quoi sert cette cascade de divisions qui, de la séparation, nous fait reculer à l’aliénation puis au manque ? À faire surgir ce qui pour Lacan est l’essentiel de l’enseignement freudien, et qui n’est pas « une bonne nouvelle » : le sens de la vie, fondamentalement, c’est la mort, par où Lacan va à l’encontre de toutes les philosophies, et de toute anthropologie, en montrant que l’être, le réel ne peut être pensé par rapport à aucune valeur, à aucun bien mais seulement dans son fonctionnement non finalisé. L’être ne veut pas le bien car il ne veut rien du tout. La découverte de Freud à partir de laquelle Lacan dit qu’il faut relire toute son œuvre, c’est celle de la pulsion de mort, plus précisément l’idée que toute pulsion est pulsion de mort en dernière instance.
18Le signifiant n’est plus seulement l’élément d’un système (linguistique) dont on peut étudier rationnellement le fonctionnement, mais c’est en plus ce qui est investi du pouvoir de représentation de la sexualité. Lacan veut dire que chez l’être humain, la sexualité (reproduction comprise, mais la sexualité dépasse largement la reproduction) est vécue, pratiquée non comme un rapport organique (instinctuel) mais comme relation signifiante ou symbolique. Dans les rapports sexuels, l’être humain n’a jamais affaire à un autre d’une manière simple, mais il a affaire à l’Autre, c’est-à-dire qu’il a affaire à ce dans quoi quelque chose de lui est passé, au prix d’une altération profonde, et où il rencontre le désir des autres, tout aussi altéré. Dans l’Autre le sujet n’a affaire qu’à ses propres images, identifications, objets partiels, ainsi qu’à ceux des autres.
19C’est pourquoi, au niveau humain, c’est-à-dire au niveau du signifiant, « il n’y a pas de rapport sexuel » (Lacan, 1973, passim, p. 12, 14, 67, 129), mais seulement des relations symboliques ou imaginaires. En effet, le sujet humain, contrairement à l’animal, n’est pas une simple présence physique en rapport biologique direct et fonctionnel avec d’autres organismes : il est ex-sistence, présence hors de soi, extériorisée et altérée par l’identification à l’autre, dépourvue d’instinct qui la guide, et ne pouvant donc se guider que sur la loi de l’Autre : cette systématicité extérieure à lui et à laquelle il est confronté (langue, système conceptuel, règles de la parenté, coutumes, culture, etc.). C’est pourquoi encore la sexualité humaine est fondamentalement perverse, c’est-à-dire détournée, utilisant des détours.
20Dans le prolongement des deux grands volets de la théorie freudienne, la théorie du rêve et la théorie sexuelle, Lacan désigne ainsi deux ordres de déterminations, mais dont les rapports ne vont pas de soi. Il y a d’une part la manière dont le sujet s’arrange dans le système des signifiants, ce qu’il essaye d’y faire savoir et d’y savoir de lui-même. Niveau où il tente sans cesse de combler le manque de l’aliénation, par une sorte de course-poursuite dans le défilé des signifiants : c’est la série des identifications, la recherche de soi dans l’Autre, c’est l’amour. C’est le niveau pris en compte par Freud dans L’Interprétation du rêve, celui des « formations de l’inconscient » (1900a). Dans cet ouvrage, selon Lacan, il n’est question en fait que de langage et tout y est à reprendre en termes de signifiant. En ce sens, la science du sujet, la théorie de l’inconscient, de son fonctionnement, c’est la linguistique… ou plutôt, nuance Lacan, la linguisterie, car la linguistique ne s’intéresse qu’au fonctionnement des éléments du code alors que la linguisterie considère la langue dans ses rapports avec un autre niveau, celui du sexuel (Lacan, 1973, p. 19).
21D’autre part, le sujet n’est pas simplement élément d’une combinatoire symbolique, mais il est animé, habité par une exigence propre qui est en lui comme une force, comme une cause mouvante, « poussante » (Freud, 1915c, p. 169), que Freud appelle « pulsion », plus précisément pulsion sexuelle ou libido ; c’est le niveau non plus de l’amour mais du désir. Ce qui caractérise la pulsion sexuelle, c’est à nouveau qu’elle s’origine dans un manque (particulier) dont elle est la marque spécifique. Le point important est que ce manque n’est pas constitutif de la sexualité (ce n’est pas ce qui me porte vers l’autre) mais que c’en est la perte définitive. En effet l’objet privilégié auquel le sujet a affaire, l’objet a, est une absence. Et cette absence le conduit (ce que rend possible l’indifférence de la pulsion à l’objet) à rechercher indéfiniment des substituts dans des objets présents qui sont nécessairement partiels parce qu’insatisfaisants, et faits d’un compromis. Ce qui signifie que la pulsion sexuelle n’existe dans le sujet qu’éparpillée entre les pulsions partielles (à cause de l’absence radicale de la pulsion dans sa totalité qui est d’emblée perdue : je nais sexué d’une reproduction sexuée), et que, donc, jamais la sexualité n’existe dans le sujet comme activité globale, synthétique, orientée vers un objet fixe (l’autre sexe, la reproduction), mais toujours seulement comme inséré dans des zones érogènes multiples et variables, orientées vers des objets changeants et substitutifs. Il n’y a de sexualité humaine que mortifère et partielle, jamais porteuse de vie et rassemblée dans cette fonction, autrement dit jamais « génitale ».
22En fin de compte, tout revient à la primauté du signifiant : de même que le vivant est pris dans le signifiant par où il chute comme sujet de l’inconscient, de même le sexuel apparaît comme signifiant phallique, signifiant-maître tenant lieu de tous les autres signifiants et incarnant la présence en général du signifiant. Ce signifiant phallique exclut l’existence de deux sexes représentés chacun par un signifiant, mais constitue un unique pôle autour duquel les individus (mâles ou femelles) occupent une position différenciée et non complémentaire. S’il n’y a pas de rapport sexuel, donc, c’est parce qu’il n’y a pas (dans l’inconscient) de sexe. Et s’il n’y a pas de sexe, c’est parce que ce qu’il en est de la sexualité du vivant ne lui est nulle part ailleurs signifié qu’au niveau de sa naissance sexuée qui ne le met en rapport avec rien d’autre qu’avec sa mort et avec l’éparpillement de ses pulsions, au plus loin de toute synthèse instinctive comme celle de la reproduction.
23Mais cette caractérisation est encore insuffisante car, à la limite, pourquoi n’en serait-il pas de même (malgré la rigidité de l’instinct) dans le monde animal qui connaît, lui aussi, cette naissance sexuée ? C’est l’objection à laquelle Lacan répond dans « Position de l’inconscient » :
Le sujet parlant a ce privilège de révéler le sens mortifère de cet organe, et par là son rapport à la sexualité. Ceci parce que le signifiant comme tel, a, en barrant le sujet par première intention, fait entrer en lui le sens de la mort. (La lettre tue, mais nous l’apprenons de la lettre elle-même). C’est ce par quoi toute pulsion est virtuellement pulsion de mort. L’important est de saisir comment l’organisme vient à se prendre dans la dialectique du sujet. Cet organe de l’incorporel dans l’être sexué, c’est cela de l’organisme que le sujet vient à placer au temps où s’opère sa séparation (Lacan, 1966, p. 315).
25La libido est un organe, car elle est l’instrument de l’organisme qui sert à réduire une tension. Le sujet parlant est le seul à révéler le sens mortifère de cet organe, la libido, par là sans rapport à la sexualité. Ici deux manques se recouvrent : si le désir chez l’être humain est finalement une dénégation de la sexualité (puisque rapport non à un autre mais à l’Autre), c’est parce qu’il y a deux manques qui se surajoutent, le second venant relayer le premier. Le premier manque, c’est la naissance sexuée qui le met en rapport avec la mort (l’absence d’instinct chez l’homme et sa « prématuration infantile », « sa situation de détresse totale qui détermine son orientation dans le monde » (Freud), ne venant que donner un substrat organique plus fort à cette dépendance totale qui le fait naître comme voué à la mort) ; le second manque, c’est l’aliénation dans le signifiant qui barre le sujet, le fait advenir en l’amputant, et par là lui donne le sens de sa mort. C’est donc l’aliénation, c’est-à-dire le langage dans son irréductible présence qui donne le sens au premier manque, c’est le manque symbolique qui révèle après coup le sens du manque réel. Et advenant au langage, le sujet découvre qu’il est question de sa mort et que cette mort lui livre le sens effectif de sa naissance, à savoir qu’il a à mourir. C’est ici que la structure anatomique, « l’organisme vient à se prendre dans la dialectique du sujet », ou encore que la « sexualité figure dans l’inconscient » : sous la forme de la perte de vie et du remplacement de cette perte par des objets partiels, un rapport à soi et non un rapport à un autre. « Le langage est ce qui fonctionne pour suppléer l’absence de la seule part du réel qui ne puisse pas venir à se former de l’être, à savoir le rapport sexuel » (Lacan, 1973, p. 32). Autrement dit faute d’avoir des rapports sexuels, on en parle, et ça en tient lieu, tant bien que mal.
Il n’y a pas la moindre réalité prédiscursive, pour la bonne raison que ce qui fait collectivité, et que j’ai appelé les hommes, les femmes et les enfants, ça ne veut rien dire comme réalité prédiscursive. Les hommes, les femmes et les enfants, ce ne sont que des signifiants. Une femme cherche un homme au titre de signifiant (Lacan, 1973, p. 34).
27C’est à ce niveau que le déroulement de la cure apparaît très clairement déconnecté de toute conception d’une nature humaine, et donc de toute philosophie. Car la pratique du transfert n’est pas la mise en œuvre d’une théorie, ni l’activation d’une réflexion individuelle ou collective : elle est l’affrontement indirect de la trans-individualité des phénomènes psychiques au travers d’une singulière pratique à deux. Si tout travail philosophique s’avère au bout du compte pris dans un transfert, l’inverse n’est jamais vrai. Le concept de « sujet de l’inconscient » se veut porteur de ce paradoxe, même s’il ne peut jamais se garder complètement d’une interprétation inverse. Si Freud était passé du concept négatif, encore trop marqué de philosophie, d’inconscient à l’énigmatique « ça », c’était aussi pour accomplir un pas au-delà vers l’autre scène. Ainsi en va-t-il de la lettre S (Es) dont Lacan a tenté de faire le point focal, indéfiniment remanié, de l’articulation du ça et du sujet.
28La cure est le lieu et le temps où advient une parole vraie en ce qu’elle dit l’impossible de la vérité. C’est la remise en jeu dans la chambre d’écho de la cure de cette impossibilité même qui fait bouger les lignes, permettant au sujet de repasser par les voies de son (im)puissance, de son aliénation, en les déplaçant. Parler de « sujet de l’inconscient » et d’« objet a », c’est donc se donner les moyens de sortir de l’horizon philosophique moderne articulé autour du couple sujet/objet. Car si les individus humains appartiennent bien à un univers réel qu’on peut dire objectif, l’essentiel de leur existence se déploie au contraire dans un univers fantasmatique, projectif et langagier auquel les catégories d’objet et d’objectivité ne conviennent pas. La psychanalyse a permis de développer une pratique qui s’inscrit dans le monde fantasmatique humain en tant qu’il n’est pas d’abord un objet de connaissance mais un espace projectif d’émancipation : en ce sens, elle se situe aux antipodes de toutes les « sciences humaines » et en opposition à leur programme, dans lequel Lacan ne voyait qu’une « école de la servitude ».
Bibliographie
Références bibliographiques
- Freud S. (1900a), L’interprétation du rêve, OCF.P, IV, Paris, Puf, 2003.
- Freud S. (1915c), Pulsions et destins de pulsions, OCF.P, XIII, Paris, Puf, 1988, p. 163-185.
- Freud S. (1933a), Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, OCF.P, XIX, Paris, Puf, 1995, p. 85-268.
- Kahn L., Libération conditionnelle, Annuel de l’APF, La liberté en psychanalyse, 2017/1, 2017, p. 11-32.
- Lacan J., Écrits, Paris, Éditions du Seuil, 1966.
- Lacan J., Le Séminaire XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1973 [1964].
- Lacan J., Le Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Éditions du Seuil, 2006 [1968].
- Lacan J., Le Séminaire XX, Encore, Paris, Éditions du Seuil, 1993 [1973].
Mots-clés éditeurs : Aliénation, Mort, Refente, Signifiant, Sujet de l’inconscient, Sexualité
Mise en ligne 14/11/2018
https://doi.org/10.3917/rfp.824.0950