1 « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. » Ainsi s’exprimait le prince Guillaume d’Orange-Nassau, Stathouder des Pays-Bas, au xvi e siècle. Ce pourrait être la devise de tout psychanalyste, sans que pour cela il fût, comme Guillaume, qualifié de taciturne. En fait par taciturne l’ancien français voulait dire impavide. Ainsi, lorsque François Ier, profitant d’un moment seul avec Guillaume pendant une chasse, l’informa de l’intention de Philippe II de massacrer l’ensemble des protestants des Pays-Bas, il ne cilla pas, bien que bouleversé par cette annonce qui engageait une guerre d’indépendance de plus de quatre-vingts ans.
2 Les analyses sont moins longues que cette guerre, même si leurs aléas sont également versatiles, et requièrent de l’analyste, en plus de la sagesse du prince d’Orange, une grande patience. Patience dérive du mot grec qui signifie douleur : avant d’être celui qui sait attendre, le patient est d’abord celui qui souffre. Ce double sens, ou plutôt la dérive du sens, fait que dans ce qu’on appelle parfois et inconsidérément couple analytique est nommé patient celui qui souvent ne l’est guère ; quant à l’analyste, sa patience, donc aussi sa capacité de souffrir, est toujours mise à l’épreuve de l’impatience, c’est-à-dire sa révolte contre la souffrance. Elle peut aussi être liée à une intempestive furor sanandi, ou encore relever d’une illusion infantile d’omnipotence jamais complètement surmontée. Dans tous les cas, elle rend la voie courte bien tentante. Ne dit-on pas que vieillissant Freud lui-même allait contre ses propres conseils et donnait des coups de pied dans le divan avec les patients trop résistants ? Il faut en effet au cours de certaines cures une foi profonde en la pertinence de la méthode psychanalytique pour supporter le délai, la répétition, la résistance, l’obstination de l’inconscient. Une foi dont la seule patience de l’analyste, apprise au cours de sa formation, ne permet pas de rendre compte. Quand elle prend le tour d’une excessive passivité, elle ne peut que s’abreuver aussi à la source pulsionnelle du masochisme et même, au-delà de ces satisfactions, certains retraits silencieux, sorte de transfert en miroir de l’analyste sur le patient résistant, ressortent à n’en pas douter de l’automatisme de répétition de la délétère pulsion de mort.
3 L’impatient patient trouve assurément lui aussi des satisfactions qui lui permettent d’attendre une guérison, qu’il réclame mais ne souhaite pas, au travers de toutes ces manifestations du masochisme. L’issue de ce qui devient un combat dépendrait-elle de l’étendue du masochisme de chacun, ou de la capacité des satisfactions qu’il apporte aux protagonistes à maîtriser leur impatience ?
4 Autant la passivité n’est pas sans ressortir de la force pulsionnelle, autant l’impatience, même si elle est d’abord définie par des négations comme le souligne Catherine Chabert en introduction à ce volume, n’est pas entièrement négative puisque c’est à grand renfort d’énergie qu’elle est à maîtriser pour avoir un comportement social acceptable, ou, en ce qui concerne l’analyste, pour mener à bien le projet analytique. Cet impératif de maitrise et la difficulté à y parvenir (en cela l’impatience se rapproche du contre-transfert, à maîtriser lui aussi selon Freud) prouve qu’elle est dotée d’une grande puissance, qui peut parfois la rendre incontrôlable. L’aspect négatif de son étymologie relevée dans les dictionnaires – l’impatience n’est pas – ne serait-il alors qu’un voile et la patience si hautement vertueuse le masque de jouissances perverses ? Le spectre en serait large depuis le masochisme excessif de l’analyste qui en supporte trop, jusqu’à la haine anale la plus sadique développée par certains patients, en particulier dans ses aspects de rétention, le silence en séance en étant la manifestation cardinale en s’opposant de plein fouet à la règle fondamentale.
Lazare, un silence de mort horripilant
5 Ce jeune patient était radicalement passif et silencieux à l’école, ce qui l’avait amené chez un analyste chevronné dont il avait épuisé la patience avec un opiniâtre silence. Il fut donc adressé pour un psychodrame analytique, où celui que je nommerai Lazare recommence, bien sûr. Silence, incapacité à proposer un scénario, à jouer et même à se lever de sa chaise pour gagner l’aire de jeu. Les éléments biographiques communiqués par sa famille nous permettaient cependant de construire des scénarios. Tout bébé, sa mère l’avait trouvé dans son berceau en état de mort apparente et, ne perdant pas son sang-froid, l’avait réanimé, bouche-à-bouche et massage cardiaque, tout le temps que le SAMU appelé par le père arrive. L’épisode tenait une place mythique dans l’histoire familiale sous le nom singulier de « la mort subite ratée de Lazare ». Deux constructions se proposaient. Dans la première, bercé par le mythe de la mort subite ratée, Lazare voyait ce moment comme celui d’une extase de jouissance partagée avec sa mère. Son comportement « faire le mort » traduisait son désir de retrouver et de répéter ce moment. Adressé au père ou à ses représentants, « faire le mort » trahissait une intense angoisse face aux menaces de castration. N’ayant rien à dire ni à montrer, il pouvait espérer éviter que quelque chose lui fût pris, Œdipe positif donc. La seconde hypothèse privilégiait une configuration d’Œdipe inversé. Le mythe de la mort subite ratée étant toujours le point de départ, un moment de rapprochement intime avec une mère qui lui fait le bouche-à-bouche. Faire le mort répétait ce rapport incestueux, dans une configuration du rapport sexuel où Lazare était en position passive, féminine, avec une mère phallique, active. Face au père la même attitude passive pouvait se comprendre comme une identification à la femme dans le rapport sexuel. En séduisant comme une femme le père ou ses représentants (et en particulier le directeur de jeu au psychodrame) il sacrifiait sa virilité pour sauver le tout. Sans prétendre à une quelconque vérité ces constructions et leurs variations nous permettaient de le supporter, car les séances restaient répétitivement et désespérément silencieuses. Il ne pouvait que plonger son regard dans la contemplation de ses baskets dès qu’on s’adressait à lui.
6 Un jeu de double répétitif fut instauré. Une cothérapeute allait s’assoir à côté de lui et, incarnant ses baskets devenues personnage d’une scène, entamait une conversation avec lui. Conversation est beaucoup dire, mais enfin il hochait parfois la tête, ou rougissait un peu lorsque les baskets, à bout d’arguments, proféraient quelque mot grossier ou salace. Dix-huit mois plus tard nous étions alternativement à bout de patience et au bord du désespoir, n’ayant obtenu que de rares paroles, significatives néanmoins : « Va-t’en, j’en ai assez de cette histoire », dit-il un jour à sa mère qui, intervenant dans un jeu, lui racontait pour la nième fois sa mort subite ratée. Et une autre fois : « Moi, le psychodrame, j’aime ça. » proféré en contradiction à ses baskets qui dénigraient ce traitement inefficace.
L’impatience, peut-être, la haine sûrement
7 Mais voilà que la conjonction d’une épidémie de grippe et d’une grève dans les transports urbains nous prive de deux des patients de ce groupe de quatre et des cothérapeutes acteurs, sauf une. Lazare n’a plus son double. Il ne dit rien, rejette le double de remplacement incarné par la seule collègue disponible. L’autre adolescent n’est guère plus loquace. Je finis, comme directeur de jeu, par rappeler la règle : jouer ce qui vient puis, devant le vide persistant, je mets fin à la séance bien avant l’heure habituelle. En sortant Lazare me gratifie d’un regard de haine meurtrière que je lui rends bien. Ma collègue me fait remarquer que je n’ai ni utilisé la voie interprétative, ni rappelé la règle, mais que je les ai proprement engueulés, et ajouté un passage à l’acte en mettant fin trop tôt à la séance.
8 La semaine suivante, relatant l’affaire aux collègues elle dit : « Il leur est rentré dedans. » Nous retrouvons notre Lazare silencieux. Son double habituel reprend son rôle de paire de baskets, et lui demande : « Alors c’est vrai, la semaine dernière, il vous est rentré dedans ? » Pas de réponse. « Et c’était comment ? C’était bon ? » Pas de réponse, mais une rougeur au visage et un regard amusé. Et le double continue : « J’aimerais bien moi aussi qu’il me rentre dedans. Il parait que c’est bon et que ça donne de la force. »
9 Et Lazare de dire : « C’était très bon. »
10 Le double : « Tu me le fais pour que je sache comment c’est ? »
11 Lazare répond : « T’as qu’à demander à Serge [l’autre patient présent la semaine précédente]. »
12 Un cothérapeute acteur vient incarner un Serge qui accepte donc de montrer au double de Lazare comment ça fait de se faire rentrer dedans. À chaque instant le double interroge Lazare : « C’était comme ça ? », « Oui » dit-il, « Aussi long que ça ? » « Plus », répond-il en riant. Sur ce rire, j’arrête la scène. Scène osée puisqu’il s’agit de mimer « rentrer dedans » pris au sens propre. Mais n’oublions pas que si son silence pouvait, dans le registre anal, être une rétention, interprétation la plus fréquente : l’enfant qui refuse de produire une selle, une autre interprétation dans ce même registre est possible : la fermeture pour empêcher que quelque chose rentre par cet orifice. Dans la sexualité, l’infantile est scandaleuse, mais dans la sexualité infantile, c’est l’anale, l’homosexuelle anale qui est la plus réprouvée, et donc refoulée, y compris chez les analystes, malgré « L’Homme aux rats ».
13 Après cette scène, quand revient le tour de Lazare de jouer, je lui demande sans grand espoir : « Avez-vous quelque chose à proposer ? » « Oui », dit-il le plus naturellement du monde, et il nous propose une scène, choisit les acteurs et se lève pour jouer. Longtemps nous avons oublié cette scène, revenue des mois après à l’une de nous : il proposait de lire avec un copain un journal relatant le procès retentissant d’un délinquant sexuel qui violait, torturait ses victimes avant de les assassiner. Liaison toujours étroite des fantasmes de meurtre et d’une jouissance sexuelle sadique. La semaine suivante, il propose le jeu suivant : « Je suis le premier de cordée pour une ascension difficile. Je dois assurer les autres pour qu’ils ne s’empalent pas sur des rochers pointus au fond de la crevasse. »
14 Ces empalements et autres « rentrer dedans » nous montrent que de nos deux hypothèses, c’est celle de l’Œdipe inversé qui est à retenir. Mais être le premier de cordée indique combien nous avons changé de versant identificatoire et d’abord dans le transfert. Si je ne me sens plus une mère prête à ranimer un mourant, ni une mère incestueuse qui donnerait le bouche-à-bouche que le fils réclame, il cesse lui, de tenter de me séduire passivement. Passé le temps homosexuel figuré par le jeu « Il lui rentre dedans », arrive le temps où l’homme c’est lui. Il ne cherche plus à m’avoir au prix de la féminisation, mais il est l’homme qui assure.
15 L’extraordinaire rétention silencieuse de Lazare avait résisté à toutes les interprétations de son double-paire de baskets : rétention anale, défi homosexuel, demande de réanimation par le bouche-à-bouche, action sadique de castration de l’adulte. Le groupe, dans un ensemble compact, adoptait une contre-attitude d’attente résignée, de désespoir muet, dont la seule justification paraissait être un héroïsme teinté de masochisme : nous tiendrons quoi qu’il arrive. Loin était le stoïcisme constructif de Guillaume d’Orange, il s’agissait plutôt d’une obstination digne de la garde impériale à Waterloo : « Se meurt mais ne se rend pas. » Le mouvement d’impatience, par sa qualité haineuse qui ramenait de la libido, nous avait conduit d’une répétition stérile vers une relation dominée par le sadisme. Ce moment de perversion ouvrait la porte des multiples variations du sexuel infantile, de loin préférable à la fixité sans fin de « faire le mort ». Si le sado-masochisme put prendre place, ce fut grâce à la voie voyeuriste exhibitionniste, permise par le jeu dans le psychodrame, qui lui avait ouvert la voie. Dans la scène du « rentrer dedans » Lazare est en position de voyeur excité par la scène sexuelle qui se joue devant lui, et ses premières réactions étaient des sourires en coin et des rougeurs au visage qu’il nous donnait à voir.
Madame D. ou le feu qui alimente la réaction thérapeutique négative
16 Dans le cadre analytique habituel, du fait du dérobement de l’analyste derrière le divan, la voie régressive voyeuriste exhibitionniste est, sinon impossible, du moins nettement défavorisée. La régression engage préférentiellement la relation transférentielle selon l’axe sadomasochiste. Le couple patience/impatience peut alors en être la traduction comportementale dont la longue analyse de Madame D. fut à certains moments une spectaculaire illustration.
17 Évoquer un bref moment d’analyse à titre d’illustration plus que de démonstration est fréquent, et telle était mon intention. D’autant que deux autres patients, dont Lazare, se présentaient à mon esprit. Mais avec insistance, la « vignette », horrible mot, s’étendait, et reprendre le texte n’y faisait rien. J’en arrivais presque à un exposé de cas « à l’anglaise ». Le comité de lecture de la Revue me rappela à l’ordre, trop long, je dus à contrecœur réduire. J’y verrais bien, tant d’années après, un reliquat de contre-transfert.
18 Je rencontrai Madame D. dans un moment très dépressif et alors que sa précédente analyste avait interrompu le traitement dans des conditions à la fois dramatiques pour elle et pénibles pour Madame D. Une interruption temporaire devait avoir lieu du fait de la grossesse de l’analyste. Elle s’arrête en effet quelques semaines avant l’accouchement, mais l’enfant meurt et comme cela se passe dans une ville assez petite, Madame D. l’apprend. Elle ne voit pas la résonnance de ce drame avec sa propre histoire : elle avait elle-même accouché autrefois d’un enfant porteur de graves malformations qui, s’il n’était pas mort, était très gravement handicapé. Sa pensée première est : « Je ne pourrai pas poursuivre avec elle, je vais la revoir juste pour lui présenter mes condoléances et lui dire que je ne reviendrai pas. » Mais à cette séance c’est l’analyste qui annonce l’arrêt de son activité car elle déménage loin. Madame D. ne croit pas un mot de la raison invoquée et pense : « Maintenant qu’elle est dans le malheur, elle ne peut plus écouter mes éternelles jérémiades. » Mais aussitôt une autre pensée survient : « Pour qui te prends-tu pour ramener à toi les raisons de son départ ? » Cette catastrophe survient peu de temps après que Madame D. ait dû admettre qu’elle ne pouvait plus s’occuper à domicile de son enfant polyhandicapé devenu adulte. Ces deux séparations n’avaient pas été surmontées et peu après elle s’était déprimée, se sentant nulle, mauvaise, ne voyant que le suicide comme issue. La couleur mélancolique ne lassait pas d’inquiéter, d’autant qu’il y avait des antécédents de graves tentatives de suicide.
19 La cure s’était ainsi engagée, mais la parole était lente, entre-coupée de longs silences tendus. Madame D. était pourtant une femme sensible au langage, au double sens des mots, elle avait déjà eu l’expérience du transfert et pouvait le repérer parfois. Ainsi disait-elle que mon calme silencieux l’exaspérait, et l’opposait au caractère volcanique de son père, mais aussi l’associait à l’aphasie dont il avait été atteint à la suite d’un accident vasculaire cérébral. C’est par ce biais que son père sortit le premier du flou dans lequel furent longtemps maintenus les personnes de son entourage affectif. L’amnésie infantile jusqu’à la préadolescence rendant cet épais brouillard encore plus opaque. Il aurait été tentant de se fier à ces premières tentatives de qualification du transfert et d’interpréter dans le sens d’une répétition des demandes d’amour adressées à son père. Elle prenait un malin plaisir à le faire sortir de ces gonds, jusqu’à ce qu’il l’insulte avec mépris, et parfois la batte. Obtenir de moi un mouvement d’impatience ou une interprétation agressive de ses silences et de ses imprécisions aurait été l’équivalent des coups et des insultes. Ils auraient mis en scène le second temps du fantasme de fustigation de façon trop directe, ruinant toute chance de le construire.
20 Il fallut attendre longtemps pour comprendre que le flou était surtout le fruit d’une identification à sa mère, et qu’elle me faisait vivre ce qu’elle avait vécu dans cette relation. Sa mère s’exprimait toujours de façon elliptique, confuse, incomplète, faisant croire à l’enfant que c’était elle qui ne comprenait rien, alors que tout était parfaitement clair pour tout le monde. Mais avant ce temps d’éclaircissement, combien d’errances, de moments de doute, de lassitude, où souvent je me reprochais une inertie coupable, bien loin d’une passivité réceptrice. Cela réalisait un collage transférentiel par une identification massive, donc narcissique. Du côté de Madame D., chaque découverte, chaque amélioration symptomatique, dès l’instant où la verbalisation l’avait rendue consciente, était suivie d’une rechute dépressive et, dans la cure, d’un silence presque total pouvant durer plusieurs semaines. Silence tendu, agressif, ponctué de rares paroles, mais alors de reproche : vous ne m’aidez pas ; tout cela ne sert à rien ; toutes ces années ici, et me voilà toujours au même point. J’hésitais souvent entre un silence résigné, exacte réplique du sien, et une batterie interprétative, dont je pensais par avance qu’elle ne servirait à rien puisque déjà dite sans effet, exacte réplique alors de sa négativité. Le résultat était une abolition dangereuse de la dissymétrie, du surplomb nécessaire, de la perlaboration aussi.
21 Continuer de croire cependant que le temps travaille pour l’analyse, et aussi croire au transfert sont alors les garde-fous contre la lassitude et l’irritation. Me revenait une conférence entendue des années avant. Une analyste « chevronnée » y évoquait un cas de contrôle. Le jeune analyste avait sur son divan une femme plus âgée que lui, appartenant aux couches supérieures de la société, fortune importante, nom aristocratique célèbre. Elle l’accablait de son mépris, traitait ses interventions comme venue d’un enfant, ou pire d’un imbécile, et au moment de le payer le traitait à peine mieux qu’une souillon de cuisine. Et l’oratrice de soutenir à l’analyste malmené : elle transfère. Je ne sais pas s’il en avait ressenti du soulagement, mais lorsque cela me revenait avec madame D., je la supportais mieux, et recommençais à bâtir des constructions.
22 Pourquoi par exemple n’avait-elle aucun souvenir avant sa préadolescence, cela avait-il un lien avec sa demande au même âge de partir en pension ? Quelle source d’excitation voulait-elle fuir ? Un jour elle prononça « En finir avec les mains baladeuses », mais si vite et si bas que je fus sûr, puis plus du tout sûr d’avoir bien entendu. Les associations ne vinrent pas. Je me rassurai, en pensant que cela reviendrait bien. Cela ne revint pas sous cette forme, et il fallut attendre très longtemps pour que ces mains trouvent leur place dans la construction. En attendant, en fait de mains baladeuses, c’étaient surtout celles qui donnent des claques dont il était question, des claques à chaque mauvaise note. En pension, le souhait d’être battue s’apaisa, puisque les résultats scolaires devinrent très bons. Après le bac elle ne poursuivit pas ses études, elle voulait être autonome au plus vite. Elle travailla, mais l’autonomie devint vite solitude. Elle vivait seule et se déprimait, restant de longues heures derrière la fenêtre à regarder les gens vivre dehors, avec le sentiment d’être étrangère à ces autres qui vivaient en vrai. Protection qui n’est pas sans évoquer le voile de « L’Homme aux loups ». Ce voile reviendra souvent dans le cours de l’analyse, et particulièrement quand les choses allaient mieux : si cela va bien, ce n’est pas réel.
23 Au fil du temps, le contour de son entourage si flou, se précisa. Après son père, son mari sortit du brouillard. Elle l’avait rencontré pendant ce temps où elle restait de longues heures derrière sa fenêtre. Du sentiment qui put naître pour lui, elle ne dit rien. Elle l’avait suivi passivement dans ses engagements politiques, épousé parce qu’il le lui demandait, sans participer affectivement. Cependant, il était question parfois de son dégoût pour le sexe. Je repensais alors aux mains baladeuses, mais le lien ne se faisait pas, jamais d’allusion à cela. Elle détestait seulement qu’on la touche. Sous des dehors d’homme doux, un peu déprimé, plaintif, son mari pouvait être assez agressif contre sa femme : ainsi prenait-il ombrage des idées qu’elle exposait, et les déconsidérait en les traitant par la dérision. Dans cette agressivité, dissimulée sous l’apparente timidité, elle vit un argument de plus prouvant sa nullité : elle était une épouse horripilante, stupide, qui lui faisait honte. Ainsi justifia-t-elle leur étrange séparation. Parti pour des motifs professionnels, il l’accusa de l’avoir écarté du domicile, elle le crut et se sentit coupable. Il semblait être coutumier dans ce genre de manœuvre perverse. Ainsi accusa-t-il sa femme de coûter trop cher et d’être responsable de la situation financière du couple, quand c’est lui qui avait contracté des dettes en créant une société qui ne marchait pas. C’est devant mon étonnement qu’elle se rendit compte qu’elle avait accepté de croire à l’incroyable.
24 Elle reconnut assez facilement que le dénigrement de son mari était la répétition sur un mode mineur de celui de son père autrefois. Quant aux manœuvres perverses, on découvrira bien plus tard combien sa mère était une experte en la matière.
25 Les nouvelles qu’elle reçut alors de son enfant furent bonnes, trop bonnes même. Elle avait en effet toujours cru qu’il ne vivrait pas longtemps. Elle se trouva alors devant une pensée difficilement supportable : le souhait de sa mort. Elle se sentait très honteuse : comment faire comprendre qu’une mère puisse se déprimer lorsqu’on lui apprend que son enfant ne va pas mourir ? Elle n’était vraiment qu’une merde, une ordure trouvée dans une poubelle, comme disait son père. Un père à qui elle pensa un jour en séance, en disant : « C’est l’anniversaire de mon père. » Elle se reprit, non, l’anniversaire de sa mort. Elle ajouta qu’il était tombé malade le soir de son mariage, une première hémiplégie. Elle associa sur un rêve récurant : elle est paralysée ; et sur une sensation fréquente au réveil : avoir une crampe dans les jambes. Je lui dis : « Comme lui. » Cette proximité l’étonna. Cela ne devrait pourtant pas ajouta-t-elle immédiatement, n’avait-elle pas réalisé son souhait en devenant enseignante, lui qui n’avait pu le réaliser ? C’est là qu’elle annonça s’être inscrite à un concours prestigieux. Il aurait été très fier de cela, sans le dire, bien entendu.
26 Elle le prépara, le passa, et elle le réussit. Les résultats furent publiés pendant une période de vacances, elle m’adressa une carte postale m’en informant avec enthousiasme. À la rentrée je la remerciai de sa carte, et lui adressai un sobre « Félicitations ». Durant cette séance, elle savoura ce succès, cela lui donnait une certaine assurance, l’idée d’être presque arrivée, une sensation nouvelle ajouta-t-elle. Presque arrivée à satisfaire son père, pensais-je sans le dire. J’espérais qu’enfin l’infantile œdipien pourrait émerger sans entraîner immédiatement une rechute mélancolique. Mais dès la séance suivante, elle était défaite, la rentrée scolaire avait eu lieu et tous l’avaient chaleureusement félicitée, ce qui loin de la flatter engendra en elle un sentiment de honte, l’idée d’une imposture. Je lui rappelai que moi aussi je l’avais félicitée. « Oui, comme tout le monde, dit-elle, sauf mon mari qui m’a dit que le concours interne ne valait pas l’externe, et ma mère qui a dit un laconique « bien, bien. »
27 Peu à peu la parole se fit plus rare, plus difficile et en quelques semaines Madame D. s’enferma dans un mutisme presque total qui dura l’année scolaire entière. Dans les rares moments où elle dit quelque chose, j’appris que son travail était très apprécié. Mais plus elle était louée, plus elle se déprimait et plus le sentiment d’imposture augmentait.
28 Imposture pour qui, et à la place de quelle vérité ?
29 « Je suis une merde ! » répondit-elle, excédée par mon insistance à poser cette question. Excédée, elle n’était pas la seule, au point que je lui dis :
30 « Une merde, comme disait feu votre père…
31 – Oui, et alors ? Je peux avoir la même opinion que lui, n’est-ce pas ?
32 – Vous pouvez surtout lui permettre de continuer à vivre en l’hébergeant à l’intérieur de vous. »
33 Je fus bien sûr surpris par ma formulation : « feu votre père », je ne m’exprime habituellement pas comme cela, mais le feu de l’impatience m’y avait sans doute poussé. Je fus aussi étonné par mon ton, aussi exaspéré que le sien. Je me rendis compte plus tard, pendant les trois semaines de silence qui suivirent, que « feu » et « père » dévoilaient avec trop d’impatience la passion qui les avait emportés, les unissant et les séparant tout autant.
34 Sa lutte silencieuse contre ce que j’avançais permit de voir que dans le conflit de loyauté entre son père et moi, elle choisissait son père, en adoptant son point de vue, celui-là même qui autrefois la révoltait. La question du silence devint dès lors interprétable en termes de résistance et non plus seulement en termes de castration : je suis vide et nulle. C’est à moi qu’alors elle disait non. Non qu’auparavant il ne s’agissait pas de résistance, mais l’interpréter en ces termes eût été prématuré, l’impatience n’aurait pas permis d’avancée analytique, ou même aurait renforcé la résistance avec l’énergie de mon excitation.
35 La survenue de rêves montra que l’énergie de mon mouvement d’impatience avait pu être transformée. Jusque-là elle rêvait peu, et alors plutôt sur le mode du cauchemar et du rêve d’angoisse. Un premier rêve donc : dans la maison de sa mère, autrefois, elle a accouché d’un garçon dans la nuit. Il est en pleine forme, mais elle ne l’attendait pas, et n’a rien pour l’habiller, puis tout s’arrange, et le bébé est radieux. Ses associations concernèrent le garçon qui était comme la réussite au concours : inattendu, et dont elle ne savait pas quoi faire. Comment supporter de réussir quelque chose de bien pour soi, quand on n’a même pas su faire son enfant convenablement ? La maison de sa mère restait énigmatique, elle n’en dit rien.
36 Si les produits de son analyse pouvaient apparaître comme valorisés et valorisants – le concours, l’enfant du rêve –, très vite ils furent attaqués : comme mère elle était nulle, le concours, elle ne l’avait eu que par imposture.
37 « Dès que cela va mieux, c’est pire. » C’est lorsque je prononçai cette phrase qu’elle se souvint que cela ne datait pas de maintenant. Ainsi, une année elle avait eu une classe spécialement difficile, qu’elle parvint à tenir et même à faire progresser. Lorsqu’elle se rendit compte de l’admiration de certains de ses collègues, le sentiment de nullité revint en force, au point que son médecin dût la mettre en congé de maladie, tant son état de tension au travail devenait épuisant. Lorsque cette configuration se représentera, cette phrase, « Dès que ça va mieux c’est pire », reprise à son compte, sera le point de départ d’un temps d’analyse de ce retournement dépréciateur. Reste que les ressorts œdipiens de cette figure resteront longtemps dans l’ombre, et il sera toujours difficile d’en analyser l’actualisation dans le transfert.
38 La suite ne sera pas une promenade de santé, mais avec le feu de l’impatience, un mouvement de dégagement de ce « non deux fois non » avait débuté.
Analité et régression sadique anale, leviers transférentiels au risque de l’impatience
39 Le bras de fer, comme avec Lazare, avait un enjeu anal. Lui était resté fixé sur la scène du bouche-à-bouche, ce qui donnait une apparence orale à son symptôme. La bouche est une zone aux multiples fonctions, nourrissage, cri, parole, et bien sûr, érotiquement le baiser. De quoi actionner la culpabilité, mais pas la honte. Cette coupable oralité permettait de masquer l’honteuse excitation anale : celle de la rétention silencieuse et surtout celle de la fermeture à tout apport par cet orifice-là. On pourrait ici rappeler l’œuvre de Maurice Bouvet, qui a si précisément montré l’importance centrale de la structuration de l’analité dans la relation homosexuelle au père dans l’analyse de la rétention obsessionnelle. La régression sadique anale, et la relation de force qu’elle engendre permet le rapprochement indispensable pour vaincre la « relation à distance », ainsi que Bouvet l’avait si judicieusement nommée, établie entre père et fils (Bouvet, 1967).
40 Madame D., quant à elle, restait pour des raisons tout aussi œdipiennes fixée à « être une merde », comme disait Papa. Mieux valait être une merde de Papa qu’une femme réceptrice aux idéaux paternels et créative en les accomplissant. C’est aussi par la régression à une lutte sadomasochiste dans le transfert et par le retournement brutal de l’excitation transférée en un mouvement d’impatience de l’analyste, non pas agi comme avec Lazare, mais « interprété » que le dégagement a pu s’opérer. Prendre au sens réaliste « être une merde de Papa » amena directement à un rapprochement indispensable entre l’enfant femme masculine passive et son père et, dans le transfert, l’analyste. Enfant femme masculine passive est une triade qui peut sembler singulière. Il est nécessaire de garder à l’esprit que les trois couples d’opposés homme/femme, masculin/féminin, actif/passif ne se superposent pas. Leur dissociation partielle est telle qu’homme/masculin/actif n’est pas une triade qui s’opposerait à femme/féminin/passif, toutes les combinaisons sont possibles. La couleur sadomasochiste du couple rétention par le silence, expulsion dans l’interprétation « feu votre père », a apporté l’indispensable libido pour remettre en mouvement la relation entre la zone érogène et la pulsion partielle qui lui est liée.
Mais l’impatience prend son temps
41 Il ne s’agit pas ici de faire l’apologie de la voie courte, dans les deux situations ici rapportées, une lente maturation souterraine, consciente et inconsciente a précédé le moment de retournement de l’excessive et douloureuse passivité. La patience, comme l’impatience, comme tout affect ressenti en séance, ressortent du contre-transfert et, en tant que tel, ont à être analysées, interprétées, in petto le plus souvent, de telle sorte que la voie courte, impatiente, verbale ou agie, soit évitée. Mais lorsque la patience de l’analyste s’est muée en symptôme contre-transférentiel, évidemment en toute inconscience, ou qu’elle est devenue le produit tout aussi symptomatique d’un conflit entre le moi de l’analyste et son surmoi « professionnel », il se peut que l’échappement d’un mouvement d’impatience vienne relancer un processus analytique fixé à un point de régression, et si l’on se fie aux deux cas cliniques ici développés, la fixation sadique anale semble préférentielle.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Bouvet M., Œuvres psychanalytiques, vol. 1 La relation d objet, névrose obsessionnelle dépersonnalisation, Paris, Payot, 1967.
Mots-clés éditeurs : Sado-masochisme, Régression, Sexualité infantile anale, Contre-transfert
Date de mise en ligne : 09/05/2018.
https://doi.org/10.3917/rfp.822.0383