1 Si peu nombreux sont les patients qui, durant leur cure, parlent de celui qui les a éventuellement précédés dans le temps et qui est venu s’asseoir ou s’allonger dans le même lieu qu’eux pour venir y parler régulièrement (Pommier, 2015), encore plus rares sont ceux qui pensent à celui qui va leur succéder. Ces rares réactions des patients au coup de sonnette annonçant la séance suivante sont néanmoins très diverses et, en contrepoint, celles de l’analyste peuvent harmoniser l’acheminement vers la fin de la séance ou au contraire en marquer la rupture.
Entrée en scène
2 Dans certains cas le patient continue son propos comme si de rien n’était. Feint-il de ne pas prêter attention au signal surgi inopinément pendant sa cure et manifeste-t-il alors une volonté déterminée de poursuivre, que l’analyste peut interpréter comme une manière de ne pas sortir du cadre ou comme une forme de résistance au sens premier du terme ? Ou bien s’agit-il plutôt d’une véritable forme de déni de l’interruption imminente de la séance comme cela peut se produire dans d’autres registres ? Quoi qu’il en soit, si la réaction de pur déni est assez rare ou en tout cas rarement explicitée, la volonté délibérée de poursuivre la séance le plus longtemps possible peut en revanche s’afficher de manière ostentatoire lorsque, après le coup de sonnette fatidique, le débit des associations reste soutenu, comme pour empêcher quiconque de placer le mot de la fin.
3 C’est le cas de Suzanne au discours intellectualisé et décousu, passant du coq à l’âne et qui m’emporte dans un tourbillon d’associations mentales avant comme après le signal indiquant l’arrivée du patient suivant. Un discours ininterrompu dans lequel le contact avec la réalité est certes globalement maintenu, en dépit d’une grande fragilité des fonctions du moi, mais qui peut aussi déborder allègrement du cadre, en particulier pour ce qui est de la durée des séances. En fait, cette patiente réprime plus qu’elle ne refoule et c’est seulement après plusieurs années de travail analytique que le fil du discours commence à laisser un peu de place à l’autre. Elle finit alors par adopter, à la fin de ce qui reste le plus souvent une sorte de long monologue, une position qui lui permet d’en présenter elle-même la résolution, me privant toutefois, mais d’une autre manière, d’y mettre moi-même un terme et ne disant mot de celui qui, en fait, a sonné la fin de la séance et dont elle a sans doute deviné l’impatience à prendre sa place. Ainsi, pendant un temps long, le patient d’après a semblé ici ne pas exister, ce qui ne veut bien entendu pas dire qu’il n’est pas apparu dans le paysage mental de ma patiente, et arrive finalement un jour où elle fait implicitement allusion au patient d’après en annonçant, quelques minutes avant la fin de sa séance, qu’elle devra honorer un rendez-vous professionnel juste au sortir de sa séance. On perçoit la volonté chez elle de maîtriser si ce n’est le « site analytique », à savoir « l’ensemble des éléments faisant partie de l’instrumentation analytique », en tout cas la « situation analysante, […] fruit d’une rencontre suffisamment réussie entre le patient et le site » (Donnet, 1999, p. 131-132).
4 Dans d’autres cas, le signal sonore annonçant l’arrivée du patient suivant arrête brutalement la parole de celui qui déjà se prépare à partir, dans une réaction d’inhibition, voire de soumission. Parfois cependant, cette interruption ne dure que quelques secondes et le patient reprend vite le fil de son discours, comme pour prolonger la séance et empiéter peut-être discrètement sur le temps du patient suivant, mais sans la dimension narcissique et la dimension de maîtrise que j’évoquais auparavant et plutôt d’une manière un peu résignée.
5 Christine est dans le deuil interminable d’un frère cadet, fauché par une voiture à l’âge de dix ans. Elle fait partie de ces quelques patients dont la cure semble interminable, ici peut-être en partie à cause du parallèle possible au niveau contre-transférentiel entre l’accident fatal et un événement du même ordre dans ma propre histoire qui aura laissé inachevée une part de deuil. Toujours est-il que même après de longues années, la cure reste grandement investie par la patiente, autant que par l’analyste, mais dès que le coup de sonnette du patient d’après résonne, la posture de Christine se fige systématiquement et elle attend silencieusement un signe de ma part pour reprendre son propos. L’analyste est identifié au maître, à l’image d’un père sévère comparable à celui de la horde primitive. La réaction de soumission extrême est ici emblématique de la configuration générale du travail entrepris qui s’installe dans un temps particulièrement long. L’arrêt sur image au moment du signal sonore, comme si la patiente se pétrifiait, peut aussi être mis en lien de façon manifeste avec la problématique de la mort, omniprésente dans le discours de Christine, mais d’une certaine façon il s’inscrit aussi dans la vie puisque ma patiente reste en suspens, dans l’attente, inféodée à une parole de ma part, à mon incitation la plus ténue, de sorte qu’au moindre de mes frémissements le discours peut reprendre son cours, au même rythme, avec la même tonalité, exactement comme si le patient d’après n’existait pas.
6 Dans le cas de Suzanne comme dans celui de Christine, je suis conduit à penser davantage au patient qui va suivre que je ne l’aurais fait spontanément. Avec la première, une sorte d’angoisse surgit en mon for intérieur entre mon désir d’interrompre son discours et la force qu’elle déploie à poursuivre et à susciter mon intérêt. Je me sens en quelque sorte sous emprise, enrobé dans un brouillard opaque à travers lequel j’essaye de distinguer l’élément signifiant du discours qui sera suffisamment prégnant pour mériter d’être renvoyé à la séance suivante et par là même interrompre Suzanne dans sa course. Avec Christine, je me trouve au contraire en situation de toute-puissance et surgit en moi un sentiment de honte à décider de l’interruption de la séance. Ainsi, dans ces deux premiers cas de figures, c’est d’une situation de privation dont il est question du côté de l’analyste, la configuration me conduisant à remettre en question ma propre position de gardien du cadre et de conducteur de la cure. Dans le premier cas, c’est en m’abandonnant contre-transférentiellement à la situation de dépendance instaurée par Suzanne et en instaurant simultanément à l’intérieur de moi une sorte d’espace vide, que l’interruption temporaire de l’échange peut finalement avoir lieu. Dans le second, c’est au contraire à la faveur d’une disposition intérieure rapportant le sentiment de honte à l’intrépidité et à la densité du transfert que s’amenuise l’épaisseur de durée qui sépare l’annonce du patient suivant de l’interruption effective de la séance.
7 A contrario, certains patients marquent l’arrêt lorsqu’ils entendent le coup de sonnette de celui qu’ils précèdent, mais reprennent le cours de leur histoire sans donner à l’analyste le sentiment qu’ils sont gênés. Le fil continue à se tisser, soit spontanément sans attendre un signe quelconque de ma part, soit en m’incitant, voire en m’enjoignant de réagir. Christian a été très sensible au fait que je le reçoive avec deux minutes de retard. Du patient d’avant, il dénie une éventuelle jalousie de sa part, même s’il lui trouve, pour l’avoir entendu brièvement dans le couloir, une voix un peu aigrelette et vulgaire. Il reconnaît avoir éprouvé un certain agacement à l’idée qu’un autre empiétait sur son temps de séance, lui le patient d’après, parlant même d’un sentiment de haine surgi brutalement malgré lui. Puis la séance se déroule, axée sur sa recherche de l’âme-sœur, quand soudain le coup sonnette retentit et c’est Christian lui-même qui, verbalement, m’engage à déclencher aussitôt l’ouverture de la porte, comme pour se différencier de la situation antérieure. J’ai le sentiment qu’il cherche un peu à me faciliter la tâche, me faisant une sorte de faveur. Pourtant, dès que j’obtempère, il reprend son discours au même rythme, laissant sa pensée se dérouler jusqu’au bout. L’arrivée effective du patient a manifestement été guettée par Christian qui, quelques secondes plus tard, me questionne sur le temps qui lui reste. « J’ai entendu la personne ouvrir la porte », me dit-il, comme s’il se résignait à quitter la scène, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, mais dans l’attente d’une réaction de ma part. Devant mon silence il poursuit, mais à la faveur du trouble qui s’installe inopinément dans la configuration réglée de la séance, il se met à revisiter mon personnage, à comparer ce qu’il avait cru percevoir de moi au moment de nos premières rencontres avec la manière dont il me perçoit maintenant quelques années plus tard, ce qui me trouble moi-même durant quelques secondes. Comme s’il commençait à la fois à s’extraire de ma présence et à s’extraire de lui-même, il oppose le personnage austère et détaché du monde que je représentais pour lui au début de la cure – ce personnage à propos duquel il ne trouvait rien à dire –, à l’homme décalé et distrait du quotidien des séances d’aujourd’hui, qui se prête au contraire à d’innombrables associations. Il est ainsi question, de façon presque caricaturale, non pas tant de la manière dont s’est effectué le temps de l’approfondissement que du constat d’un réaménagement d’image. Christian ne parle pas précisément du patient d’après, mais la présence rapprochée de celui qui va lui succéder semble l’inciter lui-même, si ce n’est à se rapprocher de moi, en tout cas à faire état de ma présence dans son esprit, à ce moment-là d’une présence plus digne d’intérêt pour lui qu’elle ne l’avait été par le passé. Contre-transférentiellement, c’est un mouvement du même ordre qui opère, en dépit de la situation de frustration que Christian me fait subir puisqu’il réagit à ma place et m’empêche par conséquent de le faire spontanément. Je me sens comme un enfant à qui on dit d’aller ouvrir en même temps que l’ordre que l’on me donne me dédouane de l’action à mener et peut-être me soulage de la situation de frustration que j’allais devoir imposer à l’autre. En devançant mon mouvement, Christian traite en somme mon inquiétude en même temps qu’il retourne à son avantage la situation de frustration potentielle à laquelle il allait peut-être se trouver confronté. De plus, en agissant de la sorte, Christian ôte d’emblée au patient qui va le suivre sa dimension imaginaire, et ce tout aussi bien dans son esprit que dans le mien. Il lui donne une représentation, une existence, tout en le faisant en même temps disparaître puisqu’il me signifie, par son intervention, qu’il maîtrise lui-même les contours de sa propre séance.
Ce qu’on dit de lui
8 Il est rare que quelque chose soit développé de manière explicite à propos de celui ou de celle qui va s’allonger ou s’asseoir en lieu et place du patient présent. Il se peut qu’au début de la séance suivante, une réaction apparaisse concernant la file active des patients qui se succèdent. Un moment parfois agressif : « ça défile ! comment est-il possible que vous vous souveniez de tout ce qu’on vous dit ? » Il arrive aussi qu’au sortir même de sa séance, un patient rencontre au dehors – dans l’escalier, le couloir ou la cour – celui ou celle qu’il suppose être le patient qui le suit. C’est aussi avec un certain décalage, à la séance suivante, qu’il commente la rencontre avec cet homme qui portait une boucle d’oreille et semblait très efféminé. Mon patient en déduit que je me suis sans doute spécialisé dans la cure des homosexuels. Il le dit avec un ton de reproche. Ou alors c’est cette femme très parfumée qui s’est installée en salle d’attente et a laissé dans l’entrée quelques fragrances que cette autre patiente repère manifestement en sortant puisqu’elle commence son propos à la séance suivante en associant sur le souvenir ému du parfum de mère quand ses parents sortaient le soir, laissant les enfants en compagnie de la nourrice. C’est encore le cas de cet homme mûr, assez sûr de lui en apparence, présentant « une bonne tête » et qui semblait heureux de vivre comme si lui, au moins, il avait su mettre à profit son analyse. Au sortir de sa séance, mon patient pense avoir décelé chez cet homme qu’il a croisé en bas de l’escalier, celui qui certainement allait le suivre sur le divan.
9 Dans ces différents cas de figures, le commentaire peut être avantageusement repris dans le cadre du transfert comme c’est parfois le cas avec le patient d’avant. Il n’est pas toujours nécessaire d’interpréter ce commentaire. Il suffit de laisser se dérouler la relation transférentielle. On peut aussi parfois aider le patient à profiter de cette rencontre insolite pour accélérer la dynamique analytique. C’est la situation que relate Chantal Lechartier-Atlan à propos d’un de ses patients : « À l’issue d’une séance, Jean se trouve nez à nez avec un de mes proches. Aucune mention dans les séances suivantes… […] » « Comme celui que vous avez croisé dans l’entrée l’autre jour ? » [demande-t-elle]… Il est interloqué. “Moi, j’ai croisé un homme ?” […] Il s’est senti gêné un moment : “Il rentre chez lui cet homme, je n’y suis pas pour lui mais pour une raison professionnelle. J’ai croisé l’homme de mon analyste. Ça devrait me faire quelque chose. Désolé je n’ai rien fantasmé, rien pensé… ah si, j’ai pensé qu’il devait me mépriser, moi, pauvre petite chose qui ai besoin de venir ici et qui n’avance pas depuis le temps.” Dénégation, abrasion du fantasme, masochisme moral, plutôt que voir le rival » (Lechartier-Atlan, 1997, p. 60).
10 C’est donc le plus souvent comme si opérait une sorte de refoulement sur le patient d’après.
11 L’analyste pense par exemple en association, même si c’est rarement verbalisé sur le moment par le patient en séance, à l’arrivée d’un puîné et à l’installation du sentiment de jalousie sur son versant le plus souvent œdipien, positif ou négatif, qui « s’accompagne de sentiments de dépossession, de crainte de perdre l’amour de l’objet, (et) se manifeste dans le transfert […] à l’égard des “frères et sœurs” de divan, préférés, parce que possesseurs de ce que le ou la patiente n’a pas et convoite (le-pénis), plus beaux (belles), intelligents » (de Urtubey, 1997, p. 169-170). On pense aussi sur un versant plus narcissique, à l’intrusion du parent dans la chambre de l’adolescent à un mauvais moment, le parent venant troubler l’intimité de la fille ou du garçon. On pense enfin naturellement au réveil à la sortie d’un rêve. La réalité fait irruption tout à coup et la question du patient d’après se rapproche à plusieurs égards de celle qui traiterait de l’inopiné dans la cure. Sur un mode analogue à celui décrit par Chantal Lechartier, c’est au moment où Jérémy s’apprête à sortir, empruntant le couloir qui mène de mon cabinet à la porte du dehors, que surgit sur son passage le patient suivant qu’il croise donc avant de s’éclipser. À la séance suivante, Jérémy m’explique qu’à la fin de sa précédente séance, il avait ressenti beaucoup de haine à mon égard, ayant mal supporté que je lui demande le règlement d’une séance manquée alors qu’il ne s’estimait pas responsable de cette absence et qu’il m’avait d’ailleurs téléphoné à l’heure même de son rendez-vous pour m’expliquer son impossibilité à se déplacer en raison d’un impératif professionnel. Lorsqu’il croise dans le couloir le patient qui le suit, Jérémy entre curieusement en état d’alerte. Il dira dans l’après coup avoir été complètement décontenancé, stupéfait, remarquant que l’homme a baissé les yeux en le croisant. Il avait bien imaginé qu’à la séance qui suivrait il me dirait mes quatre vérités, me traiterait d’escroc, n’ayant pas osé le faire sur le moment, et puis voilà que cette rencontre inopinée fait vaciller son humeur, transformant la disposition haineuse vis-à-vis de moi en demande d’amour. « Le père sévère que j’avais vu en vous sur le modèle de mon propre père, s’est transformé peu après en mère attentionnée dont j’avais besoin pour m’apaiser. » Je redeviens ainsi son salut comme j’avais pu l’être au début de sa cure quand il se sentait régulièrement agressé par tout son entourage. La rencontre inopinée se met ici au service du travail analytique et permet à Jérémy de mesurer à la fois la force du transfert qu’il avait tendance à dénier et aussi ses acquis depuis le début de la cure puisque son maître symptôme portait sur une forme extrême de misanthropie qui le conduisait régulièrement au bord du passage à l’acte hétéro-agressif. Il faut remarquer aussi dans cette situation clinique, le questionnement sur la vitesse de transformation des affects qui tient certainement à la capacité de perlaboration acquise par Jérémy à la faveur de séances rapprochées pendant cinq ans d’analyse. On constatera enfin, du côté de l’analyste cette fois, que cette rencontre imprévue constituera un indicateur intéressant. À un premier niveau, pour mesurer la capacité de mon patient à mettre des mots sur ses affects et à lier les événements inattendus à sa propre histoire, c’est-à-dire à se les approprier dans le cadre de son analyse plutôt que se trouver sous leur emprise. À un niveau plus profond, pour mesurer l’écart dans lequel travaille la perlaboration, à savoir, comme le souligne Christine Bouchard, « entre une description structurale idéale de l’analyse – où la remémoration tient une place privilégiée – et la mise en route effective du processus – où la résistance et la répétition, le temps et la patience occuperont de fait une place centrale » (Bouchard, 2000, p. 1081).
On sonne
12 Le temps de séance lui-même est à l’image de l’inconscient, atemporel. À cet égard, l’espace intermédiaire entre l’indication d’interruption de la séance et la fin de la séance à proprement parler est très intéressant. Il peut être très court mais peut aussi varier dans le temps suivant la pratique de l’analyste. Il est intéressant non seulement parce que peuvent s’y trouver condensés chez les patients, comme nous venons de le voir, des sentiments très contradictoires de l’ordre de l’abandon, la jalousie, la frustration, acte imaginaire selon Lacan, concernant un objet bien réel qu’est la mère, en tant que l’enfant en a besoin – « vrai centre quand il s’agit de situer la relation primitive de l’enfant » (Lacan,1956-57, p. 66) –, mais aussi parce que chez certains, en fonction de ce qui était abordé dans la cure pendant la période qui précédait, l’annonce du patient suivant peut ouvrir, sans rapport précis avec le nouveau venu mais plutôt en regard de ce qui venait d’être abordé, la perspective du soulagement de pouvoir s’enfuir à un moment de la cure qui pourrait avoir tendance à s’alourdir, à se charger en angoisse. L’arrivée du patient d’après peut, de cette façon, donner au patient présent l’opportunité soudain offerte de se taire définitivement avant le départ. Un moment intermédiaire intéressant donc à ce niveau également, si l’on prend en compte le fait que la situation particulière d’isolement avec un autre, qui caractérise précisément l’analyse, conduit le patient justement à apprendre ce qui lui manque. Dans ce moment fugitif nous sommes dans l’anticipation du manque, dans le temps qui précède la séparation. Celle-ci est annoncée sans être encore effective.
13 Au moment de la séparation qui s’annonce, trois types de temporalités s’entrecroisent. Celle inhérente au temps éternel, inerte, sacré et immuable qui s’inscrit pendant la séance, temps empreint de la parole du patient supposé- savoir qui se révèle par les silences ou l’écho qu’en renvoie l’analyste. Celle du quotidien, le temps ordinaire en somme, qui nous contient tous, mobile et mesuré, temps marqué précisément par la durée des séances et l’intervalle qui les sépare. Celle du sujet lui-même enfin, plus précisément de l’organisation de son propre clivage temporel dont vont dépendre en séance ses capacités à rassembler son corps morcelé en une totalité unifiée et, conjointement, à retrouver altérité. C’est bien sûr le temps ordinaire qui prend le pas sur les deux autres quand se profile le retour au quotidien ; le sujet quitte la promenade, les lignes qui longent, pour entreprendre la traversée. Les traces devenaient des fils, faisant disparaître les surfaces ; voilà qu’en cette fin de séance les fils se transforment en traces et se forment des surfaces. Nous sommes dans un état que nous pourrions qualifier de « métastable » au sens où plusieurs conditions sont réunies pour que s’opère, si ce n’est une réorganisation ou une transformation, en tout cas un rétablissement au sens gymnique du terme. Ainsi, dans le temps resserré et circonscrit qui sépare l’indice de terminaison et l’interruption effective de la séance, le patient et l’analyste se trouvent dans un espace intermédiaire tout à fait particulier qui relève à la fois du proche et du lointain, de la certitude et de l’incertitude, voire ce temps particulier de la grammaire anglaise que l’on appelle le present perfect. Du proche et du lointain en raison du caractère irrévocable de l’interruption de la séance, « l’irrévocabilité » se présentant comme « le glissement ou la chute fragile qui abolit le temps dans le temps, efface la différence du proche et du lointain » (Blanchot, 1973, p. 24). De la certitude au moment où la séance va prendre fin de manière inéluctable mais de l’incertitude parce que c’est l’analyste qui viendra signifier l’interruption. Du present perfect au sens de sa formation double, d’une forme qui appartient à la fois au présent et au passé – prise en compte d’un passé pour parler d’une situation présente, parfois de manière oblique – comme une sorte de glissement du passé vers le présent quand la question n’est pas celle du « fini » ou « pas fini » mais d’une continuation potentielle ou possible, prenant en compte conjointement le présent et le passé pour envisager l’avenir. Je pense au cas de cette femme qui consulte en raison de manifestations dépressives survenues quelque temps après la disparition de l’homme avec lequel elle a eu une relation intime pendant plusieurs années. Homme marié par ailleurs, et dont la vie familiale ne s’est pas interrompue pendant leur liaison, même si notre patiente semble avoir été, pour cet homme, la relation privilégiée. Une relation qui, d’un commun accord entre elle et lui, a été tenue secrète. Une des difficultés majeures que rencontre cette femme durant sa cure, est celle de n’avoir pas pu accompagner cet homme pendant les derniers moments de son existence au cours desquels il fut très entouré par sa famille, et qu’il était convenu entre eux qu’elle n’y aurait pas droit de cité.
14 C’est le problème de manque et de la privation qui se trouvent associés à cette période singulière au cours de laquelle l’amant a déjà disparu sans être encore mort. Un moment d’incertitude particulièrement intéressant à analyser qui fait figurer l’absence qu’évoquait Fédida à propos de la psychothérapie du deuil dépressif, distinct du deuil « normal » ou du deuil mélancolique dans la mesure où il s’agit de « prendre en compte l’étrange séduction imaginaire exercée par la répétition de l’absent » (Fédida, 1978, p. 80).
15 Le deuil dépressif aurait, disait Fédida, cette particularité subjective d’une mort impossible, quand la mort n’est pas actée mais que le sujet se trouve en prise avec la disparition.
16 Ce temps intermédiaire entre éloignement physique et séparation définitive, à propos du cas de cette patiente, est certes très différent de l’espace-temps qui s’installe fugitivement entre l’annonce du patient suivant et le signal du départ, même si dans les deux cas de figures, se manifeste un état de transition à travers lequel l’objet se trouve précisément entre apparition et disparition.
17 Dans la situation clinique évoquée, il aura semblé utile à l’analyste de donner une représentation imagée de cette suspension de temps très angoissante qui avait été subie par la patiente. Dans l’espace ténu qui sépare l’annonce du patient suivant et l’interruption effective d’une séance, en revanche, il peut être difficile voire peu judicieux, pour le praticien, de formaliser symboliquement ce qui a pu parfois être dit au sujet du patient d’après.
18 Les conditions sont souvent réunies, dans cet espace intermédiaire, pour favoriser une sorte de vacillement entre l’analysant sur le point d’être momentanément délogé de sa place et l’analyste gardien du temps et c’est justement un moment fragile, à l’image de cette « zone de sensibilité de l’inconscient » dont Christophe Dejours faisait l’hypothèse dans l’exposé de sa troisième topique, zone « séparée de la réalité que par un mécanisme unique et sans souplesse […] auquel on donne habituellement le nom de déni (Verleugnung) » (Dejours, 2001, p. 98). L’état de rêverie que partagent analysant et analyste pendant la cure se dissipe comme si les traces se transformaient en fils et que disparaissaient les surfaces (Ingold, 2011) jusqu’à la séance suivante où pourra le cas échéant se reproduire le phénomène inverse de transformation des fils en traces avec la reconstruction des surfaces – de projection, de réparation, de médiation.
19 Il apparaît ainsi qu’entre la figure de dénégation de l’arrivée du « patient d’après » – et par voie de conséquence de l’interruption de la séance – qui place le praticien en difficulté au moment où la séance devrait naturellement s’interrompre ; la figure d’inhibition qui fige le sujet en séance dans un état de sidération, celle au cours de laquelle le patient dans l’actuel tente de précipiter la conduite du praticien en fin de séance ; celle enfin qui relève d’un travail d’introspection permettant opportunément – à la faveur du transfert – d’anticiper la séparation provisoire d’avec son analyste, de nombreuses situations intermédiaires peuvent se présenter, où se trouvent réunies le passé immédiat et l’avenir imminent dans une configuration toujours à construire et donc potentiellement créative.
Références bibliographiques
- Blanchot M., Le Pas au-delà, Paris, Gallimard, 1973.
- Bouchard C., Processus analytique et insaisissable perlaboration, Revue française de psychanalyse, t. LXIV, n° 4, 2000, p. 1077-1092.
- Dejours C., Le Corps d’abord, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2001.
- Donnet J.-L., Patients limites, situations limites, in André J. et coll., Les États-limites, Paris, Puf, 1999.
- Fédida P., L’Absence, Paris, Gallimard, 1978.
- Ingold T., Une brève histoire de lignes, Paris, Zone Sensible, 2011.
- Lacan J., Le Séminaire, Livre IV, « La relation d’objet », Paris, Le Seuil, 1956-1957.
- Lechartier-Atlan, Un traumatisme si banal. Quelques réflexions sur la jalousie, Revue française de psychanalyse, t. LXI, n° 1, 1997.
- Pommier F., Le patient d’avant : fantaisies conscientes et inconscientes, Revue française de psychanalyse, t. LXXIX, n° 4, 2015, p. 1136-1147.
- Urtubey L. de, La jalousie, porte d’entrée de la passion dans la cure, Revue française de psychanalyse, t. LXI, n° 1, 1997, p. 165-173.
Mots-clés éditeurs : Refoulement, Jalousie, Frustration, Transfert, Deuil
Date de mise en ligne : 12/03/2018
https://doi.org/10.3917/rfp.821.0146