Couverture de RFP_821

Article de revue

Rester en attente

À propos du concept bionien de capacité négative

Pages 39 à 50

Les choses qu’on sait comme ça, en général, précisément parce qu’elles nous sont bien connues et familières, ne sont pas connues.
Hegel

Attention également flottante

1 Freud forge le concept d’attention également flottante (gleichschwebende Aufmerksamkeit alors qu’il n’utilise jamais freischwebende Aufmerksamkeit) pour indiquer quelle devrait être l’attitude d’écoute idéale de l’analyste. En quoi consiste-t-elle ? L’analyste écoute et ne doit privilégier a priori aucun élément du discours du patient, se faisant en quelque sorte surprendre par des effets inédits de sens, par le jeu des signifiants, par des imprévus de tout genre et de toute nature. Il s’agit d’une façon de faire travailler l’inconscient ; où l’on voit que, pour Freud, l’inconscient n’a jamais été que la cale où l’on cache les choses inavouables et abjectes. Dans le mot Aufmerksamkeit le préfixe auf indique un mouvement vers le haut (Le Guen, 2008). Le terme allemand gleichschwebende comprend au contraire aussi bien les significations du flottement (qui évoque les vagues de la mer, surtout si elle est agitée) que le fait de rester en suspension (ce qui fait penser davantage à une interruption constante et au fait d’être empêché de tomber). Maintenir cet état de passivité implique un gaspillage d’énergie.

2 Le verbe Schweben est philosophiquement très connoté. Il y a une expression intéressante que Hegel (1970, t. I, p. 54) utilise dans la Phénoménologie de l’esprit, « schwebende Mitte », traduite par Jean Hyppolite par « balancement », mais qui plus précisément signifie « équilibre oscillant », pour indiquer à la fois la dissension et l’unification (en quelque sorte un conflit plus ou moins recomposé) de mètre et d’accent qui a lieu dans la composition poétique. Chez Hegel il est utilisé pour éclairer le statut de l’imagination. Il affirme en effet : « L’imagination productive est une “oscillation” [ein Schweben] entre deux absolus opposés, qu’elle peut synthétiser seulement à la limite, mais sans pouvoir unifier jusqu’à la fin leur opposition » (cité dans Caramelli, 2015, p. 80). Ces lignes font référence à un passage de Fichte où l’on peut lire :

3

L’imagination (Einbildungskraft) est une faculté qui plane au milieu entre détermination et non détermination, entre le fini et l’infini [ein Vermögen, das […] zwischen Endlichem und Unendlichen in der Mitte schwebt]. […] Ce fait de planer [dieses Schweben] montre précisément l’imagination à travers son produit ; elle le produit de la même manière quand elle plane [durch ihr Schweben] » (ibid.).

4 Et il ajoute :

5

Ce fait de planer de l’imagination entre des choses que l’on ne peut pas unir, ce conflit avec elle-même, est ce qui, comme on le montrera ultérieurement, amplifie à un certain moment l’état du Moi en elle » (ibid.).

6 La nuance du terme allemand concernant le fait de « planer » est intéressante. Dans son vocabulaire des termes freudiens, Assoun (2002) explique que le mot se réfère au comportement d’un oiseau, celui de donner de petits coups d’aile pour se maintenir en planeur. L’image de ces petits coups d’aile est très évocatrice et nous fait penser aux micro-oscillations dont est faite l’attention flottante ou suspendue de l’analyste. Comme la gravité pour l’oiseau, des éléments du discours tendent à attirer et lier l’attention – en fait, à raisonner avec les pieds sur terre –, c’est pourquoi un petit effort (actif) est exigé pour rester dans cet état de passivité spéciale (réceptivité). Le fondement est clair : tout comme l’association libre pour le patient, l’attention flottante de l’analyste sert à contourner les barrières du discours logico-rationnel et du refoulement pour donner accès à la réalité psychique et à l’inconscient.

7 Grâce à ce double dispositif, de fait une transmission d’inconscient à conscient se réalise, comme l’affirme Freud (1913i) : « L’Ics d’un sujet peut réagir directement sur celui d’un autre sans qu’il y ait passage par le Cs ». On voit comment déjà dans la théorisation freudienne, il y a en fait un relatif affaiblissement du moi conscient (du sujet au sens classique) pour glisser vers une dimension intersubjective ou transindividuelle. Aujourd’hui nous dirions vers un esprit groupal s’appliquant à rêver sa propre existence, c’est-à-dire aussi bien pour la refléter que pour la fonder sur des bases plus authentiques, parce que plus riches de significations personnelles, c’est-à-dire intellectuelles et affectives. Il est clair qu’il s’agit de laisser de l’espace surtout à ce qui, d’emblée, se présente comme étant inessentiel ou insignifiant. Il est clair aussi qu’il s’agit d’un but vers lequel il faut tendre asymptotiquement, mais que probablement l’on ne peut jamais vraiment atteindre de façon définitive. Par ailleurs, l’indication de Freud revêt une signification particulière dans la psychanalyse lacanienne du fait de l’étroite équivalence qu’elle a instituée entre les mécanismes de l’inconscient et les mécanismes du langage.

8 Comme le souligne Sparti (2016, p. 760) :

9

Le revers ironique de la règle freudienne de l’écoute est qu’écouter seulement avec une attention flottante signifierait n’entendre qu’un magma de paroles. Un compte rendu effectivement « pur », c’est-à-dire passif, libre et spontané de la part du patient (fondé sur ce qu’il se « laisse venir à l’esprit ») empêcherait la compréhension. Freud, en effet, a superposé deux injonctions contradictoires en élaborant la règle de l’écoute passive : le patient doit représenter spontanément et soigneusement ses différents états intérieurs. Plus il le fait sérieusement, s’efforçant de saisir et d’exprimer « à la lettre » ses propres états intérieurs, plus il exhibe quelque chose d’unique et de solipsiste, violant ces normes conversationnelles qui exigent des phrases sensées pour assurer la compréhension et le développement de l’échange linguistique. Le patient authentiquement introspectif peut finir même par éveiller les soupçons de l’analyste, l’incitant à interpréter une forme de résistance (Sparti, 2016, p. 760).

10 L’association libre ainsi que l’attention flottante sont destinées à être trahies c’est-à-dire à ne pas être observées fidèlement. Le compte-rendu du patient est inévitablement infidèle par rapport à la règle fondamentale ; la recomposition dans une narration sensée de la part de l’analyste l’est tout autant. La méthode se fonde sur une méconnaissance systématique de la méthode elle-même. Sparti ajoute encore :

11

La distinction entre suggestion et psychanalyse perd aussi beaucoup de sa force […] La verbalisation du texte analytique fait qu’il apparaît plus éloquent qu’il ne l’est en fait. Les « matériaux » dont le texte est composé ne sont pas du tout ce que le terme (« matériaux ») a le défaut de rappeler fatalement : des éléments impersonnels, dévitalisés, détachés de nous ; au contraire, ils se présentent toujours de façon impure, comme un mélange inextricable d’éléments sémantiquement non homogènes : linguistiques, paralinguistiques, cénesthésiques, oniriques, iconiques. Ce qui se présente sous une forme visuelle (par exemple la scène d’un rêve ou un souvenir d’enfance) ne peut pas, par conséquent, être réalisé dans le langage sans distorsions » (ibid., p. 761).

Une autre capacité, négative

12 Le concept d’attention librement flottante revit dans celui bionien de capacité négative qui est elle-même une forme de passivité active ou d’activité passive – un peu comme l’imagination, une forme de milieu entre sensibilité et intellect – ; active parce que, comme nous l’avons vu, elle demande un travail pour être maintenue. Bion utilise cette expression pour caractériser la qualité que l’analyste devrait avoir, celle d’écouter le patient sans rechercher trop vite des significations établies préalablement et sans se dépêcher à offrir des explications. Au contraire, il devrait renoncer paradoxalement à se rappeler, à désirer quoi que ce soit et à comprendre. La formule veut indiquer quel est l’état d’esprit le plus apte à comprendre intuitivement l’expérience émotionnelle inconsciente que patient et analyste vivent en analyse. D’un côté ce n’est qu’une nouvelle façon de dire que l’analyste devrait écouter le patient dans un état d’attention flottante ou uniformément suspendue. Mais il est évident que l’expression revêt d’autres nuances de sens à l’intérieur d’un cadre théorique qui n’est plus celui de Freud : une telle écoute n’est plus à la recherche des contenus refoulés mais elle vise à développer la capacité de donner un sens à l’expérience ; de la rêver, c’est-à-dire de la traduire en pictogrammes émotionnels, visuels, tactiles, cénesthésiques, etc.

13 En fait la qualité qui est demandée à l’analyste est la même que celle qui est nécessaire au poète, selon Keats, à qui Bion – ce qui est assez surprenant – emprunte l’expression « capacité négative ». Ici, « capacité », comme l’écrit Nadia Fusini, signifie :

14

[…] talent, habileté, compétence – mais elle signifie aussi « étendue » dans le sens de largesse, de la plénitude, de la capacité. Capable est dérivé de capax, et donc de capio, capere : et si capio, dans son sens le plus élémentaire, suggère l’acte de saisir un objet, il est aussi vrai que capio transmet l’idée d’un com-prendre qui nous amène à l’idée de contenir, de contenir en soi… Et donc nous avons une allusion aux capacités intellectuelles, morales et imaginatives qui prédisposent, dans ce cas, à faire de la poésie (Fusini, 2016, p. 52-53).

15 Et au sujet de l’adjectif « négatif », elle poursuit :

16

[Il] vient du latin negativus, et donc de negare, où negare est l’acte de quelqu’un qui dit « non », qui refuse, […] Mais Keats ne fait pas allusion à l’aspect assertif, aussi négatif soit-il, ni à l’aspect incontestablement triomphal de la négation. Il ne parle pas de la joie de la négation […]. Il est plus enclin aux aspects de soustraction, d’absence, de perte que la négation ouvre (ibid.)

17 Pour rester sur le terrain propre à la psychanalyse, après avoir écouté la communication de Bion à la British Psychoanalytic Society en 1967, intitulée « Capacité négative », Winnicott (Hinshelwood & N. Torres, 2015, p. 311-312) lui envoya une lettre où, au lieu de référer à Keats la célèbre phrase sur la nécessité d’écouter le patient « sans mémoire, désir et compréhension », il fait allusion, peut-être du fait d’une méprise, aux échos d’Eliot relatifs à la même formule et présents dans l’incipit de La Terre vaine : « Avril est le mois le plus cruel, il engendre / Des lilas qui jaillissent de la terre morte, il mêle / Souvenance et désir, il réveille / Par ses pluies de printemps les racines inertes » (Eliot, 1922, p. 87). De cette façon cependant Winnicott interprète à la perfection l’indication de Bion, parce qu’il précise qu’en la suivant correctement il ne s’agit que de renoncer (intentionnellement) à la mémoire volontaire et non pas à la mémoire involontaire. Au contraire la mémoire involontaire se réveille par surprise comme les fleurs surgissent au printemps de la terre aride de la saison hivernale. Comme l’écrivent Hinshelwood et Torres (2013), l’idée est de promouvoir une « fonction générative ou régénérative » de la mémoire. On pourrait dire qu’attention flottante et capacité négative sont des dispositifs théoriques destinés à revendiquer le rôle du sens au détriment de celui de la signification.

18 Les deux concepts nous permettent de saisir pleinement le caractère paradoxal de la situation analytique. Le terrain de recherche choisi se veut scientifique, mais en même temps on postule un renoncement nécessaire aux fonctions logiques de la pensée en faveur de l’intuition. Il est recommandé d’être ouverts (réceptifs) au nouveau, à l’inattendu, à l’inespéré, comme s’il était possible un jour de connaître quelque chose sans avoir au préalable des schémas mentaux adéquats ; toutefois, on reconnaît que ces schémas ne peuvent pas ne pas être présents et ils doivent même être le plus possible rigoureux. Un autre philosophe, Roberto Brigati (2016, p. 726), étudiant Freud et Wittgenstein, nous rappelle un fragment important d’Héraclite : « Sans l’espérance vous ne trouverez pas l’inespéré qui est introuvable et inaccessible. » En définitive, il s’agit d’avoir à la fois assimilé et oublié ces schémas, de nous préparer à ce qu’ils nous reviennent et qu’ils aient alors la valeur du souvenir involontaire par rapport à celui volontaire. La psychanalyse comme art à la fois de l’espérance, de la foi et de l’attente.

19 Rester en attente pourrait être la manière dont, dans le sillage du concept bionien de « capacité négative », on pourrait dénommer de nouveau aujourd’hui la nature de l’écoute analytique. Dans l’attente de quoi ? De ce qui nous surprend, de l’hôte inattendu, de l’ἀνέλπιστον. Comme écrit Brigati (2016, p. 727) : « L’inattendu fonctionne grâce à une espérance nonchalante, dirait-on ; il fonctionne si et quand on renonce à mettre sur pied une procédure pour le trouver et qu’on l’accepte comme ἄπορον, “impénétrable”, “inaccessible”. » Il est évident que nous sommes loin de ces tentations, qui existent toujours, et abstraction faite du modèle utilisé, d’un côté, nous dirions avec Meltzer, du délire par transparence de l’interprétation, et de l’autre de l’empathisme, c’est-à-dire de la recherche active et forcée de syntonie, qui souvent n’est qu’une forme d’assurance et de défense de l’analyste contre l’angoisse du non connu. L’at-one-ment que Bion recommande, qui signifie unisson mais aussi expiation, est tout à fait autre chose. Et s’il y a quelque chose à expier, s’il faut (chaque fois) se réconcilier avec le divin (l’objet), cela signifie qu’il y a toujours aussi un état de conflit. Par unisson/at-one-ment nous pouvons entendre alors un processus dialectique d’identité et de différence. Les développements de la pensée bionienne mettent en outre l’accent sur la nécessité de l’ironie, du doute systématique, de l’anti-autoritarisme, d’un concept « gentil » de vérité (Steiner, 2016), de la pleine conscience du caractère d’action que revêt aussi le mot et de l’inévitabilité de se faire engager dans des séquences interactives dont il sera possible (parfois) d’élucider le sens seulement a posteriori. En somme une pratique et une éthique de l’incertitude, de la tolérance et de l’ambiguïté.

20 Il s’agit en somme de se déshabiller de soi comme sujets, de se déshabituer au vouloir, insister dans une sorte de passivité, ne pas attendre mais « rester dans l’attente de quelque chose sans savoir quoi » (« sérénité est rester en attente » ; ibid.). Comme si les paroles de Freud pouvaient résonner ici en considérant qu’il faut éviter de laisser s’exercer sur sa faculté d’observation quelque influence que ce soit mais se fier entièrement à sa mémoire inconsciente ou, en langage technique simple, écouter sans se préoccuper de savoir si l’on va retenir quelque chose (1912e). Le concept de capacité négative sert à promouvoir l’exercice d’une pensée critique (« crise » vient de krinein, c’est-à-dire « séparer », « décider ») qui désoriente pour réorienter ; il a comme objectif de pousser à accepter une sorte d’analphabétisation, qui ne peut être que tactique et temporaire. Il renverse des certitudes commodes ; il dépareille le jeu de l’habitude et défamiliarise ce qui apparaît comme étant connu et qui, pour cette raison, passe désormais inaperçu ou presque, pour que cela puisse être effectivement connu. Comme nous le voyons, moment sceptique (négatif) et moment affirmatif/intuitif (positif) sont liés en un seul processus dialectique et ils ne peuvent pas se séparer l’un de l’autre. L’oubli du premier moment – en fait on peut voir les deux moments comme étant simultanés – a le but d’activer la « mémoire inconsciente », c’est-à- dire de raviver le souvenir, de l’arracher à une sédimentation spectrale, de le tirer d’une cristallisation qui en mortifie le sens.

21 Selon Bion, en évitant les souvenirs, les désirs et les opérations de la mémoire, l’analyste peut se rapprocher du champ de l’hallucinose, c’est-à-dire aux seuls instruments avec lesquels il peut entrer à l’unisson avec les hallucinations de ses patients et, par conséquent, apprendre à partir de l’expérience. Une attitude de ce type est propre à un analyste qui a « foi » en la possibilité de faire travailler l’inconscient (« foi », autre terme emprunté à la mystique mais utilisé par Bion d’une manière technique). Il ne s’agit pas évidemment d’un concept religieux mais, pour les associations qu’il suscite, d’employer un terme qui se prête à spécifier quel peut être l’état mental le plus souhaitable pour développer la capacité d’intuition (en opposition à la pensée logico/rationnelle).

22 On pourrait alors reformuler le concept de capacité négative comme une exclusion des actes intentionnels de perception du pôle de la sensibilité et une exclusion de ceux de compréhension du pôle de l’intellect, afin d’intensifier au maximum la production des pictogrammes émotionnels et des images. Du fait non seulement de leur nature non saturée, ouverte, ambiguë, mais aussi du fonctionnement oscillatoire (dialectique) de l’imagination, c’est-à-dire de la pensée rêvante, c’est là le royaume du milieu où nous voyons les choses aussi bien depuis plusieurs points de vue que d’une manière entière, émotionnelle et conceptuelle. C’est pourquoi elles nous semblent vraies, et nous-mêmes avec elles. Chez Bion et dans la théorie du champ analytique, qui représente un développement de sa pensée, une des occasions où l’on peut exercer la capacité négative se situe dans l’écoute rigoureuse de l’ici et maintenant. Voici quelques vignettes très brèves où est illustré comment il est possible de suivre le précepte bionien de la capacité négative et de l’attention à l’expérience émotionnelle actuelle dans la relation.

Rythme

23 N. : Vous avez cru à sa sincérité.

24 C. : Oui… il regrettait beaucoup de me quitter. […] Il vient de m’envoyer un sms : ma batterie est déchargée, et je suis sans internet. Depuis je n’ai plus de nouvelles.

25 N. : Toute cette incertitude doit être bien triste (sad).

26 C. : Oui, cela a toujours été comme cela, il apparaît et disparaît à l’improviste (suddenly).

27 La patiente répond à la question de l’analyste en répétant le son du mot sad (\ˈsad\) deux fois dans celui de suddenly (\ˈsə-dən\), et avec le redoublement de la consonne « d ». En outre, c’est le mot lui-même, répété deux fois qui « apparaît et disparaît ». Ainsi la communication se déroule d’une façon vertigineuse entre le plan conscient et l’inconscient et entre signification sémantique et sémiotique, c’est-à-dire poétiquement. Par « poétiquement » je veux dire qu’il n’y a pas de disjonction entre signification sémantique et ton/rythme. C’est comme si C. signalait de cette manière l’effet d’intégration produit par le fait d’être sur la même longueur d’onde après les propos de N. En outre comme il s’agit d’une traduction du texte original de la séance, qui a lieu dans une autre langue, nous pouvons penser que c’est l’effet enregistré inconsciemment par N. Comme l’affirme Bion à propos de l’exactitude trompeuse des comptes rendus cliniques (Civitarese, 2017), la traduction reflète mieux ce qui est arrivé sur le plan émotionnel que ne le ferait un procès-verbal y correspondant tout à fait. Cette vignette pourrait être aussi un exemple de ce que peut vouloir dire écouter la musique de ce qui arrive.

Le post-it

28 A. me raconte qu’il s’inquiète beaucoup pour un de ses amis, qu’il définit comme lui étant « très cher », qui est malade et cloîtré chez lui parce qu’il est profondément déprimé. Il est en psychothérapie et il suit un traitement pharmacologique, mais il craint qu’il puisse se donner la mort, parce qu’il semble très prostré. La situation dure depuis plusieurs mois et une hospitalisation précédente ne semble pas avoir beaucoup servi. La thérapeute a demandé le numéro de téléphone de quelques amis du patient, qui est plutôt seul, il n’a personne sauf sa femme très agressive à son égard.

29 Je me fais l’idée d’une situation qui, peut-être, n’est pas affrontée comme elle le devrait et nous discutons un peu – en fait assez longuement – de la façon dont on pourrait l’aider. Je lui demande différentes informations, où il habite, à qui il s’est adressé. À la fin je lui donne un post-it avec l’indication d’un collègue psychiatre de Milan, que j’estime beaucoup et à qui éventuellement il pourrait s’adresser. Naturellement, nous réfléchissons ensemble : il faut éviter d’entrer de façon agressive dans une situation délicate et se faire une idée plus précise de la situation avant de proposer quoi que ce soit. A. me dit que de toute façon ils sont d’accord pour se recontacter bientôt.

30 Un court silence suit et A. se remet à parler. Il me raconte un rêve. Il vient de subir une opération en laparoscopie où on lui a enlevé l’appendice. On lui a dit de faire attention après l’opération, de ne pas trop bouger. Il fait attention mais il esquisse quelques mouvements et il est positivement stupéfait parce que la douleur à laquelle il s’attendait n’arrive pas. Il se demande quelle signification peut avoir l’ablation de l’appendice, d’un organe vestigial, primitif, sans une véritable fonction, ou peut-être ayant un rôle à jouer dans le cadre des défenses. Le fait est que l’intervention a concerné un aspect « marginal », secondaire. « Ce n’est pas très encourageant », me dit-il, « quelque chose de plus important pourrait avoir été négligé… tout ce mouvement » poursuit-il, « mais sans qu’ait été touché un organe important. Il y a quelque chose peut-être que l’on a du mal à mettre au point ».

31 Alors je me secoue comme pour sortir d’une sorte de torpeur et je repense au discours que nous avons fait quelques minutes auparavant sur son ami en parlant de lui en termes tout à fait pratiques et concrets et sans aucune écoute analytique ; un peu comme si, par rapport au risque de suicide, on m’avait communiqué un cri d’alarme qui m’avait poussé à suspendre ou presque les règles du cadre interne pour une intervention plus active ou une intervention de support, même si apparemment elle était dirigée ailleurs. Alors je peux lui répondre qu’en y pensant bien, je ne dirais même pas que nous avons du mal à mettre au point des aspects importants. En effet c’est vraiment ce qui pourrait être arrivé lorsque nous avons parlé longuement de son ami, une sorte de compagnon secret, et de sa dépression. A. me répond que c’est vrai, qu’il pourrait y avoir un lien parce qu’avant d’en parler, au début de la séance, il m’avait dit qu’il sentait avec lui « une sorte de continuité… dans le besoin d’amour, dans la blessure de ne pas avoir été aimé, dans la colère que tous les deux nous avons à l’intérieur pour cela ». Puis il continue en ces termes : « C’est comme si j’avais cherché la voie d’une certaine boulimie de vie et lui de l’anorexie… Je ne sais pas si en moi il y a de la dépression, mais le sentiment d’avoir été abandonné, ça oui. Parfois j’éprouve des sensations et je pense que, si elles étaient amplifiées elles seraient les mêmes que celles de mon ami ».

32 Ce qui m’a frappé dans cette séance, c’est la signification de rêverie en action de mon geste : le fait de lui donner le post-it avec le nom du collègue « sauveur » de Milan, une personne qui donne des médicaments (et il sait comment le faire bien). En lui donnant le post-it avec le numéro de portable (un numéro très privé), j’étais en train de jouer le même rôle de « sauveur ». Ainsi je communiquais peut-être à lui et à moi-même que c’était le moment d’activer une fonction « psychiatre », quelque chose de plus actif, par rapport aux risques de « suicide » de l’analyse, et en attendant je me comportais de façon plus active avec lui. On comprend que le fait de me permettre de n’être trop inquiet pour le respect du principe de la technique analytique de pratiquer de toute façon une certaine abstinence, même si dans mon cadre théorique elle est reformulée comme détachement du désir, des souvenirs et de la compréhension, a permis de rêver ensemble un véritable rêve, qui avait la même concrétude hallucinatoire que le rêve, mais dont nous nous sommes réveillés après, lorsque l’association avec l’essai de Bion sur le compagnon secret de Conrad m’est revenue à l’esprit. Le passage intermédiaire de dialogue, apparemment non psychanalytique, a été en réalité le véritable travail du rêve qui a focalisé quelque chose du patient, du champ analytique, de son histoire, quelque chose que nous avons senti comme étant vrai et réel. Comme toujours la fonction « hypocondriaque » est extraordinaire : Freud (1916-17f) assigne au rêve une fonction de loupe qui agrandit des détails infinitésimaux que l’on ne saisirait pas à l’état de veille. C’est ainsi que la pensée onirique permet de « diagnostiquer » des maladies physiques au stade initial, en faisant d’un petit grain une montagne, elle permet à l’invisible de devenir visible. Mais il est évident que l’hypothèse de Freud peut s’étendre de la sphère physique à la sphère psychique.

33 Il va de soi que cette façon de lire la séance comme le rêver ininterrompu et partagé des esprits dans l’expérience émotionnelle inconsciente actuelle n’a de sens qu’au sein des nouvelles théories bioniennes des affects, de la pensée, du rêve et de l’inconscient comme fonction psychanalytique de la personnalité : c’est-à-dire au sein d’un paradigme qui n’est plus désormais celui de Freud ni celui de Klein, même s’il plonge ses racines chez ces derniers.

Halloween

34 C’est le texte d’une supervision en anglais. Au début d’une séance, un patient raconte : « Rêve étrange : la maison de A., c’était une visite sociale avec les autres. Il s’appelait R., un mi-asiatique… Il porte du maquillage et une boucle d’oreille. Il dit : « Surprise ! C’est moi ! » et il me présente son chèque [“check” dans le texte de la supervision, au lieu de “cheek”] pour que je puisse l’embrasser [kiss] sur la joue, mais j’ai hésité à l’embrasser et je lui ai fait un câlin à la place. » Puis dans le rêve arrivaient des présences très menaçantes.

35 L’erreur de plume de la collègue, qui peut être considéré comme une vraie transformation en hallucinose, est heureuse. Nous avons une magnifique reformulation du conflit esthétique selon Bion et Meltzer : l’enfant (le patient) s’interroge péniblement sur la sincérité de l’objet. « Check or cheek ? », il demande ici ; c’est-à-dire qu’il se doute d’avoir à faire avec une « sorcière » et non pas avec une vraie mère.

36 On voit comment le rêve de la séance d’analyse se prolonge dans l’acte d’écriture puis dans le rêve partagé de la séance de supervision. L’association avec la fête d’Halloween est la mienne, mais du point de vue de la théorie du champ analytique, à juste titre, on pourrait affirmer qu’il ne vient pas d’un moi mais d’un nous.

TLC

37 C’est ce qui est écrit dans un protocole d’une séance en anglais. Il s’agit de l’acronyme de Touch, Love and Care. La phrase prononcée par un patient B. était plus précisément celle-ci : « I wonder if I didn’t get enough TLC with mum. » La séance avait commencé avec B. qui s’était retrouvé devant la porte fermée de l’analyste et qui avait attendu désolé sous la pluie. Les personnages « porte fermée » et « TLC » étaient liés dans une seule narration cohérente. De même ceux de sa femme (la « femme »), qui l’avait chassé de la maison, et d’une nouvelle fiancée (« A »), accueillante mais qui devait faire une IRM pour une contusion subie alors qu’elle jouait au football et une endoscopie gastro-intestinale pour diagnostiquer une éventuelle tumeur. L’impénétrabilité (temporaire) de l’objet était racontée avec des références à la Maçonnerie, à des vérités cachées et prophétiques. À la fin de la séance l’analyste retrouvait cependant une assise d’écoute réceptive, passant du moment de donner des explications et poser des questions à celui d’interagir simplement en intervenant pour ponctuer le discours. Dans la partie finale du texte on trouvait des expressions de B. comme « M* is capable of inconditional love… she is so feminine and gentle and caring. It is a greater level of emotional maturity… The sex is good. » Alors l’analyste avec une grande simplicité saisit l’émotion en jeu et commente en ces termes : « She makes you feel very good », et B. répond : « Oh yes… yes. »

38 En lisant ces vignettes j’espère que ce que veut dire Bion avec transformation en O est assez clair : la capacité de l’analyste de se faire surprendre par l’épiphanie du sens, laissant pour ainsi dire à l’inconscient le temps de faire son travail de traduire l’expérience. Il devrait avoir une disposition « esthétique » pour entrer en contact avec ce qui évolue, comme l’écrit Bion, « des ténèbres et de l’informe » (1967, p. 1449). Ainsi, en soulignant radicalement la signification théorique et technique de la réceptivité de l’analyste au discours de l’inconscient, le concept bionien de O, qui aide à donner un sens à cette aptitude, assume une fonction utile de maîtrise des angoisses de l’analyste (Markman, 2015), et prend une véritable valeur pragmatique, contrairement à certaines lectures tendant à une interprétation mystique.

39 On décèlera également dans cette aptitude radicale à écouter le discours de l’inconscient une différence très nette par rapport aux approches interpersonnelles ou relationnelles. Dans celles-ci on observe souvent une intention trop active à empathiser avec le patient. En outre le concept d’« enactment » que ces approches utilisent comme instrument interprétatif clé renvoie toujours à un passé traumatique, sert toujours à reconstruire l’histoire du patient et se situe donc à plein titre dans le cadre classique du transfert. Par conséquent, même si elles tiennent davantage compte de la subjectivité de l’analyste par rapport à la théorie traditionnelle, il n’y a pas en elles le même sens de responsabilité – au moins à partir d’une perspective, qui n’est pas exclusive mais qui doit être rigoureuse – que celui assumé durant la séance avec le patient dans la perspective du champ analytique.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Assoun P.-L., Le Vocabulaire de Freud, Paris, Ellipses, 2002.
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Mots-clés éditeurs : Empathie, At-one-ment, Sérénité, Capacité négative, Attention flottante

Mise en ligne 12/03/2018

https://doi.org/10.3917/rfp.821.0039

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