Notes
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[1]
Ce bref aperçu est redevable à l’enseignement de Marc Alain Ouaknin, philosophe, talmudiste, rabbin et à des lectures de la Genèse commentée par Rachi, ainsi qu’aux travaux de Didier Anzieu, David Bakan, Gérard Haddad, Jacques Lacan, Théo Pfrimmer, Richard Rubenstein.
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[2]
Talmud : transcription de la Loi orale, Tora suivant la bouche, il contient des commentaires de la Tora suivant l’écriture, texte fondamental du judaïsme.
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[3]
Genèse, Le Pentateuque, ouvrage du Rabbinat français réalisé par Elie Munk, Commentaire de Rachi, trad. I. Salzer, Fondation S. et O. Levy, 1988, p. 15-19.
1 Les secrétaires scientifiques du CPLF soutiennent, dans leur Message (Aisenstein et Chervet, 2017), que Freud resta fidèle à l’esprit juif par le biais de son outil princeps, l’interprétation. Certes Freud, laïque, Juif sans Dieu, connaissait le mythe biblique : sous la conduite de l’homme Moïse, des Hébreux sortis d’Égypte auraient commencé la rédaction des rouleaux de la Tora écrite quelques centaines d’années avant l’ère commune. Le texte actuel est la résultante d’une rédaction au long cours, pendant des siècles. Elle ne comportait ni voyelles, ni ponctuation, ni fins de phrase. Celles-ci ont été ajoutées et commentées, au cours des ans.
2 Mais Freud connaissait-il l’extraordinaire spécificité de son prolongement talmudique ? Malgré un interdit initial de publication, le Talmud [2] restitue, par écrit, les interprétations plurielles recueillies par transmission orale. Pour l’illustrer, j’ai privilégié, dans ma lecture de La Genèse, le travail de Rachi [3], talmudiste français du xie siècle, interprète génial, souvent méconnu.
Quatre illustrations issues de l’interprétation du texte biblique
3 « Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. »
4 Ce premier verset de la Bible pourrait aussi être lu : « Au commencement (Berechit Bara Elohim), il a été créé des dieux des cieux et de la terre. »
5 Cette lecture interprétative est une nouveauté car, en respectant la grammaire de la langue, elle introduit un passé polythéiste dans la Genèse. En effet la dénomination Elohim, pluriel de El, un des multiples termes signifiant Dieu, comme le tétragramme imprononçable, permet de proposer cette interprétation renvoyant, en deçà du monothéisme, à l’idolâtrie. De surcroît, le « il » (de « il a été créé ») offre une imprécision sur la nature de la Création et anticipe un « éclatement » du temps linéaire et un commencement d’avant le commencement.
6 Or c’est ainsi que Freud décrira le fonctionnement intemporel de l’inconscient, où les processus du système ne sont pas ordonnés.
7 « Création » d’Adam et Ève comme anticipation de la bisexualité psychique.
8 Les rédacteurs de la Genèse affirment : « Dieu dit : Faisons l’homme sur notre modèle. Il les créa mâle et femelle » (Genèse, 1, 27) avant que le récit du mythe ne précise : « Il prit un de ses côtés » pour créer Ève. Dans le texte ancien, il s’agit bien d’un côté et non d’une côte. Cette version est la source d’un travail interprétatif qui suggère qu’au point de départ (Genèse, 2, 21), la création serait à double face, comme dans le mythe d’Aristophane. Cette séparation en deux êtres distincts permet d’introduire la sexualité dans la Bible : « Or l’homme avait connu Ève. Elle conçut et enfanta » (Genèse, 4, 1). Indéniablement, le terme « connu » doit être lu « coïta ». Après la naissance de leur troisième fils, Seth, d’autres enfants furent engendrés après des relations incestueuses dans la fratrie. Il en résulta un comportement violent qui entraîna la disparition de l’humanité par le déluge. Seul Noé et sa famille sont graciés en embarquant sur l’Arche.
9 « Noé a-t-il été sodomisé et castré par son fils Cham ? »
10 À la descente de l’Arche, Noé planta une vigne, but de son vin et s’enivra.
11 Le commentaire de Rachi nous offre une version sexualisée du conflit père-fils. Cham est le fils de Noé qui s’est « mal conduit » avec son père car « Il vit sa nudité », expression qui signifie aussi copuler dans d’autres occurrences, comme dans les « Dix Paroles », avec les interdits de relations incestueuses qui affirment : « Tu ne découvriras pas la nudité de ton père ni la nudité de ta mère, ni celle de ta sœur. » Cham est donc maudit par Noé.
12 Le Midrash interprète cette malédiction paternelle comme la conséquence d’un viol homosexuel. Et comme Noé ajoute : « À cause de toi, je n’aurai pas de quatrième fils pour me servir », on peut en déduire que la sodomisation a été suivie de la castration de Noé.
13 D’où la question posée par Rachi : « Et quelle raison eut Cham de le rendre eunuque ? » (Genèse, Rachi, 9, 27). Répondons à la question : Rachi n’aurait-il pas proposé, une dizaine de siècles avant Freud, une version talmudique de Totem et Tabou, en rendant compte de la castration et du meurtre symbolique du père ?
14 « L’aventure incestueuse des filles de Loth »
15 Loth et sa famille sont les seuls rescapés de la destruction de Sodome et Gomorrhe. Après la disparition de leur mère, les deux filles de Loth, invoquant la nécessité d’une postérité, décident de coucher avec leur père après l’avoir enivré, « pour qu’il ne le sût point ». Il en résultera deux lignées, celle des Ammonites et celle des Moabites, qui désignent clairement des enfants incestueux : ME-AB, nés de AB, père en hébreu, (Genèse, 19, 37). On voit la place importante occupée par la sexualité, l’interdit de l’inceste et sa transgression, et l’on sait comment sexualité et complexe d’Œdipe inspirèrent le découvreur de la psychanalyse.
16 Aussi mécréant fût-il, l’imprégnation culturelle, non cultuelle, semble avoir été suffisamment forte sur Freud, pour favoriser cette émergence.
Rêves de la Genèse et leur interprétation talmudique
Rêve de l’échelle de Jacob
17 Après qu’Abraham et Sara ont eu donné naissance à Esaü et Jacob, des conflits apparaissent. Jacob rêve (Genèse, 28, 14) : « Une échelle était dressée sur la terre, son sommet atteignait le ciel. » Et Dieu dit : « Cette terre sur laquelle tu reposes, je la donne à toi et à ta postérité. » Rachi ne commente pas ce rêve de grandeur, exclusivement prédictif comme la plupart des rêves bibliques.
Joseph rêveur
18 Tout autres sont ses rêves. Son premier rêve d’érection phallique est interprété par ses frères comme désir de les maîtriser : « Nous liions des gerbes dans le champ, soudain ma gerbe se dressa ; et les vôtres s’inclinèrent devant la mienne. » Joseph en rajouta, avec un second rêve : « J’ai vu le soleil, la lune et onze étoiles se prosterner devant moi. » Les frères aînés complotent alors de faire mourir « l’homme aux rêves », avant leur décision de le vendre à des caravaniers.
19 Soulignons que Jacob, soleil et père bafoué du rêve par Joseph, le blâma et l’envoya rejoindre sa fratrie, ce qui peut être interprété comme un vœu de mort du père à l’égard de son fils Joseph (Genèse, 37, 15).
Joseph interprète
20 Vendu comme esclave à l’égyptien Putiphar, dont des commentateurs estiment qu’il est homosexuel, « le beau » Joseph est accusé de tentative de viol par l’épouse de son maître. Il est alors emprisonné avec l’échanson et le panetier du pharaon. Tous deux firent un rêve et il n’y avait personne, en prison, pour les interpréter. Or les anciens affirment dans la section Berackot du Talmud : « Un rêve non interprété est comme une lettre non lue. » Joseph fut sollicité. L’échanson raconta : « Une vigne, avec trois pampres, semblait fleurir ; je cueillais les raisins ; je les pressais dans la coupe et la présentais à la main du roi. » Joseph proposa une interprétation que Freud qualifierait de rêve de désir : « Trois jours encore et Pharaon te rétablira dans ta charge. »
21 Le panetier estimant que Joseph donnait une interprétation favorable, bien qu’il ne fût pas payé, lui raconta le sien : « J’avais trois paniers sur la tête. Le panier supérieur contenait ce que mange Pharaon en boulangerie ; et les oiseaux le becquetaient. » Joseph interpréta ce rêve plus complexe : « Trois jours encore et Pharaon te fera trancher la tête et attacher à un arbre ; des oiseaux viendront becqueter ta chair. » C’est ce qui arriva. Le troisième jour, l’un fut rétabli dans ses fonctions, l’autre pendu, justifiant l’affirmation antique que le rêve advient « selon la parole de l’interprète ».
22 Le survivant se souvint de Joseph lorsque les devins ne trouvèrent pas d’interprétation satisfaisante à deux rêves du Pharaon : « Sept vaches grasses, au bord du fleuve, sont dévorées par sept vaches chétives », suivi d’un rêve équivalent : « Sept épis pleins sont engloutis par sept épis maigres. »
23 Joseph donna au Pharaon cette interprétation bien connue : « Sept années vont venir, avec une abondance extraordinaire. Puis sept années de disette. » Convaincu du caractère prophétique du rêve, Pharaon le nomma chef de toute l’Égypte. La prédiction symbolique se réalisa et, de partout, on vint pour acheter le grain mis en réserve. Jacob, aussi, envoya dix de ses fils en Égypte pour leur éviter la famine. Joseph vit ses frères et, lui, il les reconnut avant, plus tard, de leur dévoiler son identité : « Ses frères s’inclinèrent alors et se prosternèrent devant lui » (Genèse, 43, 26). Le caractère de prophétie auto-réalisatrice du rêve princeps de Joseph se confirme.
Freud oniromancien ?
24 Problème des sources juives de l’invention de la psychanalyse
25 En mettant en garde ses compagnons de route contre une dérive, qui aurait limité l’avancée de l’analyse à un cercle restreint, Freud pose aux historiens de la psychanalyse la question des sources et des influences. Pour ce qui concerne l’inculture talmudique de Freud, les informations données par ses proches sont contradictoires. Mieux vaut donc s’atteler à un travail interprétatif de ses écrits, notamment L’Interprétation du rêve. Avec « Le rêve du coiffeur », nous apprenons que Sigmund arriva en retard à l’enterrement de son père. Pouvons-nous en déduire que l’inscription du rêve : « On est prié de fermer les yeux » traduit la réticence du fils à se contraindre à un rituel respecté par son père et la famille Bernays ? Ce retard au cimetière a-t-il permis au fils aîné, Sigmund, de s’abstenir de la prière des morts, le Kaddish ? En effet, Freud ne pouvait pas ignorer que ce texte ne rend pas hommage au disparu mais renvoie à une exaltation du nom de Dieu, avec une émouvante musicalité.
26 Le trouble apparaît aussi dans l’erreur introduite par Freud dans L’Interprétation du rêve quand il le situe la veille de l’enterrement (Freud, 1900a, p. 274), ce qui lui ôterait tout son sens, et non pas pendant la nuit qui suivit la séance chez le coiffeur et la cérémonie, comme en témoigne la lettre à Fliess du 25 octobre 1896 (Freud, 1950a, p. 152). Après avoir pris conscience de l’importance de cette erreur, je m’étais demandé : Freud a-t-il, ou non, prononcé le kaddish pour son père ? Des investigations, notamment auprès des Archives Freud, aboutirent à un non liquet. Aucune trace écrite n’existe, personne ne se souvient. Alors autorisons-nous à interpréter textes et rêves de Freud.
27 Offert par son père, il détenait le « Livre des livres », nomination donnée par Jacob Freud à la Bible illustrée par Philippson, rabbin « réformé ». Il est certain que Sigmund optait pour la Science contre la Religion. En revanche son attachement à l’identité juive laïque ne s’est jamais démenti. Elle a été nourrie par de nombreux collègues juifs, par ses compagnons du tarot du dimanche et par ceux de la loge, de type maçonnique, du Bnai Brith. Dans « Résistances contre la psychanalyse » il affirmait : « Ce n’est peut-être pas un simple hasard que le promoteur de la psychanalyse se soit trouvé être juif » (Freud, 1925, p. 134). Des interrogations persistent sur l’importance de cette imprégnation, mais d’autres arguments irréfutables apparaissent dans les correspondances avec sa fiancée Martha et sa belle-sœur Minna jusqu’au mariage religieux sous le dais nuptial.
28 Cet héritage culturel se manifeste aussi dans son intérêt pour le Witz et ses relations à l’inconscient, source de plaisir partagé avec un tiers pour faire émerger un sens latent. Karl Abraham trouvait que « dans toute sa composition, le Witz était tout à fait talmudique » (Abraham, 1908, p. 44). Et pourtant, Freud ne réédita jamais cet ouvrage, certainement par crainte de faire de la psychanalyse, une « histoire juive ». Certes, l’incroyant Freud fut imprégné, dans son jeune âge par le temps juif rythmé par les fêtes : Roch Hachana, Kippour et même de rudiments de la langue hébraïque, enseignée par son maître Hammerschlag. Mais il est maintenant admis, avec Emmanuel Levinas (1981, p. 114-128), que ce temps juif ne fut guère accompagné de lectures talmudiques approfondies.
29 En somme, quelle qu’ait été la familiarité de Freud avec l’exégèse talmudique, il est possible d’affirmer que la découverte de la psychanalyse, coupure épistémologique majeure, émerge sur « un terrain favorable ». Pour autant, comment admettre comme David Bakan, mais aussi Jacques Lacan et Gérard Haddad, que la psychanalyse correspondrait à un « retour massif et à une isomorphie avec l’antique Midrash » ? (Haddad, 1984, p. 11). Au contraire, comme Francis Pasche (Bakan, 1964, p. 8), on peut penser que c’est probablement à son insu que Freud a exploité une parenté intellectuelle avec le mode de pensée talmudique.
Conclusion
30 La parabole talmudique des « Quatre du verger (le Pardes) » isole quatre niveaux de lecture portés par quatre sages : littéral simple, allusif, secret, interprétatif (Pragier, Faure-Pragier, 2007, p. 161-162). Freud pourrait-il être identifié à l’interprète hérétique Acher, l’Autre ?
31 Ou bien est-il justifié de créer, avec Freud, une cinquième variété de sages mécréants, interprètes de la vie inconsciente et à l’origine des « scandaleux » effets de la sexualité infantile et du transfert amoureux ?
32 Gommer le caractère prédictif du rêve a fait émerger une conception psychanalytique situant, chez le rêveur, sa source inconsciente. Comme beaucoup d’inventeurs, Freud a donc été précédé par des auteurs dont la recherche comporte des analogies avec sa démarche. C’est le cas de l’interprétation talmudique. Mais comme elle ne fait pas intervenir le concept d’inconscient, elle n’amoindrit en rien le génie créateur de Freud qui prolonge une lignée d’interprètes, mais en trouvant des contenus latents au-delà des contenus manifestes.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Abraham K., Freud S., Correspondance, lettre du 11 mai 1908, Paris, Gallimard, 1969, p. 44.
- Aisenstein M., Chervet B., Message des Secrétaires scientifiques du 77e CPLF, Bulletin de la Société psychanalytique de Paris, 2017-1, p. 13-19.
- Bakan D., Freud et la Tradition mystique juive, Préface de F. Pasche, Paris, Puf, 1964, p. 8.
- Freud S., Correspondance, lettres de Freud à Martha Bernays, Paris, Gallimard, 1966.
- Freud S., Bernays Minna, Correspondance, Paris, Le Seuil, 2015.
- Freud S. (1900a), L’Interprétation des rêves, Paris, Puf, 1980, p. 274.
- Freud S. (1905c), Le Mot d’esprit et ses relations à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1992.
- Freud S. (1925e), Résistances contre la psychanalyse, Résultats, Idées, Problèmes, Paris, Puf, 1985, p. 134.
- Freud S. (1950a [1896]), La Naissance de la psychanalyse, Lettres à Fliess du 25/10/1896 et du 11/3/1900, Paris, Puf, 1956, p. 152, p. 278.
- Haddad G., Manger le livre, Paris, Grasset & Fasquelle, 1984, p. 11.
- Israël L., Faut-il circoncire le nœud borroméen ?, La Psychanalyse est-elle une histoire juive ? Paris, Le Seuil, 1981, p. 114-128.
- Levinas E., Quelques vues talmudiques sur le rêve, La psychanalyse est-elle une histoire juive ? Le Seuil, 1981.
- Ouaknin M.-A., Invitation au Talmud, Paris, Flammarion, 2001.
- Pragier G., Faure-Pragier S., Repenser la psychanalyse avec les sciences, Paris, Puf, 1990, p. 20.
- Rachi, Commentaire de La Genèse, ouvrage du Rabbinat français, Elie Munk, Fondation Levy, 1988.
- Rubenstein R. L., L’Imagination religieuse, Paris, Gallimard, 1971, p. 160-173 [1968].
Mots-clés éditeurs : Talmud-Rachi-Totem, Lecture interprétative, Tabou-Castration de Noé
Mise en ligne 09/01/2018
https://doi.org/10.3917/rfp.815.1658Notes
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[1]
Ce bref aperçu est redevable à l’enseignement de Marc Alain Ouaknin, philosophe, talmudiste, rabbin et à des lectures de la Genèse commentée par Rachi, ainsi qu’aux travaux de Didier Anzieu, David Bakan, Gérard Haddad, Jacques Lacan, Théo Pfrimmer, Richard Rubenstein.
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Talmud : transcription de la Loi orale, Tora suivant la bouche, il contient des commentaires de la Tora suivant l’écriture, texte fondamental du judaïsme.
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[3]
Genèse, Le Pentateuque, ouvrage du Rabbinat français réalisé par Elie Munk, Commentaire de Rachi, trad. I. Salzer, Fondation S. et O. Levy, 1988, p. 15-19.