Notes
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Saluons les travaux de biographie et d’analyse clinique et historique de Caroline Mangin-Lazarus.
1 Le 6 octobre 1910, Freud écrit à Ferenczi qu’il n’a plus besoin de cette totale ouverture sollicitée par son correspondant, que ce besoin s’est éteint chez lui « depuis le cas Fliess » à qui il avait retiré son investissement homosexuel, utilisé pour l’accroissement de son moi propre : « J’ai réussi là où le paranoïaque échoue » (Freud, 1992g, p. 231).
2 Alors qu’il rédige Le président Schreber, l’idée que l’accès paranoïaque est déclenché par le détachement de la libido homosexuelle lui vient donc de son observation de Fliess. Moi, Freud, j’ai réussi à retirer mon investissement homosexuel là où le paranoïaque le méconnaît et s’en défend par la projection et le délire. Il a réussi car, contrairement à Fliess ou Schreber, ça n’est pas pour autant « la fin du monde » ! Mais l’utilisation de cette libido pour agrandir son moi n’est-ce pas le fait de la paranoïa, ainsi qu’il l’écrira dans Schreber ? Pas vraiment, car le désinvestissement objectal du paranoïaque s’effectue « en silence », inconsciemment et la fixation dans le narcissisme qui sert de point d’aspiration à la libido inemployée ne lui laisse aucun choix ; alors que Freud se targue d’opérer consciemment, délibérément, et de choisir ses investissements.
3 Revenons au « cas Fliess » : la propriété intellectuelle est au centre de leur relation à propos de la bisexualité, dont Freud aurait inconsciemment souhaité s’approprier la paternité. Mais comme l’a montré Erik Porge il ne commence à parler de paranoïa qu’après le déclenchement de l’affaire qui l’implique lui-même. Auparavant, il ne se rendait pas compte du caractère délirant du système de celui qu’il voyait comme le fondateur de la biologie du sexuel. Alors que Fliess apparaît plutôt à la recherche de la formule unique d’une biologie universelle, édifice théorique compact, construit sur « le pouvoir d’évidence et de réassurance de la symétrie » (Fédida, 1993, p. 159) : la double périodicité de tous les processus de vie dans une vaste harmonie avec le cosmos, la bilatéralité et la double sexuation.
4 Deux niveaux de paranoïa seraient à considérer chez Fliess : un niveau affectif déclenché par son « penchant » pour Freud ; un système d’interprétation du monde. D’où la question d’Octave Manonni de savoir où passe cette ligne subtile et presque insaisissable qui sépare le délire de Fliess du savoir de Freud (cité par Porge, p. 24) ?
5 C’est la même question d’une proximité « risquée » et « fascinante » que Jacques André développe dans sa préface à Schreber qui s’achève « par une revendication de propriété intellectuelle aussi curieuse qu’elliptique : c’est bien moi, Freud, qui suis l’auteur de la théorie de la paranoïa […] et non […] Schreber » (André, 2011, p. IX).
6 Et, en 1922, à propos d’un cas de délire de jalousie Freud soulignera combien son patient fait montre d’une « extraordinaire attention » pour toutes les manifestations de l’inconscient de sa femme et s’entend « à les interpréter avec justesse, si bien qu’il avait, à vrai dire, toujours raison » (Freud, 1922b, p. 90).
7 Le paranoïaque serait-il au fond doué d’une capacité à détecter l’inconscient de l’autre avec une pénétration digne d’un psychanalyste ? Et d’une capacité à raisonner rigoureusement et à construire des systèmes digne d’un psychiatre ?
8 La rivalité/fascination des psychanalystes pour la perspicacité du paranoïaque n’aurait d’égal que la fascination descriptive des psychiatres pour la mécanique intellectuelle de l’interprétation et le paradoxe des folies raisonnantes, au centre de l’édifice théorique français de Sérieux et Capgras sur la paranoïa, Les Folies raisonnantes, Le Délire d’interprétation : développement insidieux d’un système délirant durable, inébranlable, qui s’instaure avec une parfaite conservation de l’ordre et de la clarté dans la pensée, le vouloir et l’action, ainsi que l’avait défini Kraepelin : « Illimité est le champ des interprétations. » « Rien n’échappe à son ingéniosité » (Kraepelin, 1909, p. 28 ; p. 29). Ils reconnaissent un précurseur en Leuret qui dès 1834 opposait « incohérent » et « arrangeur » – un bâtisseur systématique. « Pour prouver ce qu’il a dans l’esprit tout lui sert », notamment les données exactes des sens (ibid., p. 289).
9 C’est bien folie de l’interprétation, dévoiement de son usage jusqu’au non-sens de la folie privée, interprétation systématique et systématisée visant à tout inclure dans un système rigide préexistant, a priori, perpétuellement enrichi par l’attraction de l’idée prévalente ; tout fait sens, ou plus exactement est pourvu d’une signification inerte à toute dialectisation, ne renvoyant à rien d’autre qu’au seul patient.
10 « J’ai réussi là où le paranoïaque échoue » pourrait alors s’entendre : j’ai réussi à construire une théorie de la bisexualité psychique et de la paranoïa, là où les paranoïaques ont échoué ; travaillé à construire pas à pas, une théorie scientifique et une méthode d’interprétation partageables là où les paranoïaques s’enferment dans « le règne de la conviction solitaire » (Dayan, 1986, p. 20).
11 Il n’y a pas un seul sens latent derrière le manifeste ; travail d’interprétation et partage de l’interprétation sont au coeur des deux rapports. Partage et donc décalage irrépressible entre deux jeux comme l’illustre Brigitte Eoche-Duval avec Ravel Ravel Unravel. Travail de distance à l’autre et de recréation de la différence dans la temporalité que déploie Emmanuelle Chervet lorsqu’elle suggère de rendre l’analyste patient. « Le médecin a une longueur d’avance sur lui dans la compréhension », écrivait Freud à propos de Hans ; « Hans suit par ses propres voies, jusqu’à ce qu’ils se rencontrent au but assigné. Les débutants en psychanalyse ont coutume de fondre ensemble ces deux temps » (Freud, 1909b, p. 107).
12 Le paranoïaque abolit toute dialectisation de la distance ; « En prenant conscience, en un gigantesque agrandissement, de celle [l’infidélité] de sa femme, il réussit à maintenir inconsciente la sienne propre » (Freud, 1922b, p. 91) ; comme l’a souligné Bernard Brusset, la projection sur l’inconscient de l’autre ne demeure plus liée à l’introjection (Brusset, 2011, p. 685).
13 Or pour « retenir sur la scène psychique », nous dit Emmanuelle Chervet, il faut « saisir en mots », ce qui implique autant le langage que les remaniements de l’investissement pulsionnel de la représentation par ses liens à l’affect. « Par son intensité et son immédiateté, il est porteur de conviction, mais peut mentir » du fait de sa liaison à la représentation substitutive (Chervet, 2017, p. 43). Quant à la force de conviction de la construction, elle proviendrait du contact avec la source infantile (ibid., p. 62).
14 Mais force de conviction et pouvoir de vérité de l’interprétation ou de la construction dans l’analyse nous ramènent, une fois de plus, vers une proximité avec la construction délirante, telle que suggérée par Freud en 1937. Pour Pierre Fédida, on peut considérer une forme sauvage d’existence de la vérité dans la psychose ; « […] mais ce qui garantit contre “l’analyse sauvage” c’est l’impossibilité de l’interprétation et de la construction de s’élaborer et de se produire “abstraitement” – c’est-à-dire sur la base d’un savoir archéologique s’exerçant sur l’homme » (Fédida, 1969, p. 55-56). N’oublions pas que pour Freud « la construction n’est qu’un travail préliminaire », et non pas le but de l’effort (Freud, 1937d, p. 64).
15 Autant de considérations qui entrent en résonance avec le projet psychiatrique de Maurice Dide qui s’est efforcé sans succès d’opposer « l’interprétation passionnée » et « l’interprétation délirante » et d’isoler Les Idéalistes Passionnés (1913) qui finiront absorbés dans les délires d’interprétation [1].
16 Il ne s’agit pas d’opposer de manière simpliste maladies de la raison et maladies de l’affectivité. À l’origine l’état délirant comporte un état émotif d’incertitude, d’instabilité affective dont le sujet souffre, mais « l’interprétation délirante qui naîtra de cet état, le laissera subsister en partie pour permettre la création perpétuellement renouvelée d’interprétations, au contraire, l’idéaliste, dans une stabilité affective antérieure parfaite, a quelque jour, la révélation du thème qui chez lui deviendra prévalent, presqu’exclusif ; cette révélation ne procèdera ni de l’analyse, ni du raisonnement, elle surgira soudain du tréfonds de l’affectivité avec une force d’expansion d’autant plus grande que la critique rationnelle en est tout à fait exempte » (Dide, 1913, p. 304).
17 Il réfute l’expression d’idée prévalente pour celle d’inclination prévalente. C’est la systématisation affective des aspirations humaines les plus hautes, exigence impérieuse et irrésistible à laquelle il ne trouve pas de meilleure référence que la cristallisation de Stendhal. La révélation de la certitude occupe une place centrale, certitude a priori, dont la force de conviction n’a d’égal que la force d’abstraction du jugement affectif pouvant conduire à une cruauté inouïe : « Les idéalistes de la justice sont capables de torturer l’humanité entière et de la détruire pour permettre à la justice de régner sans conteste, fût-ce dans un désert » (Dide, 2006, p. 103) ; transformer « tout le sensible en Intelligible, en impérieuse abstraction », dira Jean Gillibert (Gillibert, 1996, p. 37).
18 S’employant à défendre sa conception, il avait publié en allemand un dialogue avec ses collègues, puis avec avec Freud. Il en appelle explicitement à la libido, « persuadé que l’ensemble de l’activité affective provient uniquement d’un polymorphisme du sentiment génésique », et suggère qu’à la systématisation affective à ciel ouvert de l’idéalisme passionné répond celle de l’hystérie, inconsciente (Dide, 1996, p. 768). Il apparaît comme l’un des rares psychiatres contemporains de Freud susceptible de faire sienne une théorie sexuelle de la psychose et d’ouvrir à une psychologie collective. Ouverture définitivement interrompue par la guerre.
19 Pourtant, dans une lucidité prémonitoire, en revendiquant l’individualisation des interprétateurs passionnés, il s’efforçait de les faire sortir de l’asile en les mêlant dans un continuum de variations quantitatives au normal et à différents types de personnalités comme Calvin, Marat, Tolstoï. Je partage l’hypothèse de Mangin-Lazarus d’une forme de censure les confinant dans l’asile pour mieux en méconnaître « l’aspect agissant mortifère » dans le socius (Mangin-Lazarus, 2004, p. 23).
20 En 1936, se référant à son expérience de 1917, il écrivait à propos des « idéalistes passionnés nationalistes », parmi lesquels Hitler : « J’indiquais, voici près de vingt ans, les méthodes psychopathiques qui causèrent le drame de 1914 et qui actuellement, en préparent de plus épouvantables encore » (cité par Mangin-Lazarus, 2006, p. 23).
21 La même année, un certain Ritter, exprimait son admiration pour Hitler et le Docteur Schreber dont il rédigeait la biographie, voyant en lui une sorte de précurseur spirituel du nazisme.
22 Entre Freud et Schreber, le père du président est resté dans l’ombre, mais a réussi lui aussi à sa façon. Tout comme Fliess il a l’obsession de la symétrie, celle du développement corporel, déployée dans les vingt volumes d’une pédagogie inflexible destinée à créer une race plus saine et à sauver l’âme du peuple allemand. Et dans une anatomie à l’usage des écoles il traite des organes génitaux dans un système à l’intérieur duquel à chaque pièce « mâle » correspond en miroir une pièce « femelle ». « Du père ou du fils, quel est le plus fou ? » se demande André (op. cit., p. VI). Force est de constater que le fou officiel reste le fils… Pour mieux nous aveugler sur la folie du père ? Par où passe donc la ligne qui sépare la popularité auprès des psychanalystes du délire privé du président, du succès populaire de la pédagogie de son père, suscitant l’adhésion collective autour d’une figure de missionnaire philanthrope ?
23 Pour revenir à Dide, en 1942, à soixante-neuf ans, il vit toujours à Toulouse, mais dans la résistance, chef de réseau clandestin du Mouvement Combat ; arrêté en 1943, il mourra à Buchenwald en mars 1944 (Mangin-Lazarus, 1996, 2006).
Bibliographie
Références biliographiques
- André J., Préface à Freud S. (1911c [1910]), Le Président Schreber, Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa (dementia paranoides) décrit sous forme autobiographique, Paris, Puf, 2011, P. V-XXIII
- Brusset B., La projection : pour le meilleur et pour le pire, Revue française de psychanalyse, t. LXXV, n° 3, 2011, p. 681-696.
- Chervet E., Patient, et interprète, Rapport au 77e CPLF, Bulletin de la SPP, 1, 2017, p. 35-111.
- Dayan M., Préface à Aulagnier P., Un interprète en quête de sens, Paris, Ramsay, 1986.
- Dide M. (2006 [1913]), Les Idéalistes passionnés, Paris, Alcan, 1913 ; Paris, Frison-Roche, 2006.
- Dide M., Quelle est la place des idéalistes passionnés en nosologie ?, Journal de psychologie normale et pathologique, 11, 1913, p. 302-310.
- Dide M. (1996 [1913]), Die Nosologie des « Passionierten Idealismus », Neurologisches Centralblatt, 11, 1913, p. 988-691 ; La Nosologie de l’« Idéalisme passionné », L’Information psychiatrique, 8, 1996, p. 766-68.
- Fédida P., D’une essentielle dissymétrie dans la psychanalyse, Nouvelle revue de psychanalyse, 7, 1993, p. 159-166.
- Fédida P., Le discours à double entente : Interprétation, délire et vérité, Bulletin de l’APF, 5, 1969, p. 51-58.
- Freud S. (1909b), Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans, OCF.P, IX, Paris, Puf, 1998, p. 1-130.
- Freud S. (1922b [1921]), De quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité, OCF.P, XVI, Paris, Puf, 1991, p. 85-97.
- Freud S. (1937d), Constructions dans l’analyse, OCF.P, XX, Paris, Puf, 2010, p. 57-73.
- Freud S., Ferenczi S., Correspondance t.1, 1908-1914, Paris, Calmann-Lévy, 1994.
- Gillibert J., Passion pour l’inconscient, Passion de l’inconscient, Psychiatrie Française, XXVII, 4, 1996, p. 33-46.
- Mangin-Lazarus C., L’idéalisme passionné, une entité nosographique décrite par Dide, Psychiatrie Française, XXVII, 4, 1996, p. 57-65.
- Mangin-Lazarus C., préface à Dide M., Les Idéalistes passionnés, op. cit., 2006, p. 1-27.
- Porge E., Vol d’idées ?, Paris, Denoël, 1994.
- Sérieux P., Capgras J., Les Folies raisonnantes, Le Délire d’interprétation, Paris, Alcan, 1909.
Notes
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[1]
Saluons les travaux de biographie et d’analyse clinique et historique de Caroline Mangin-Lazarus.