Adresser la parole et l’exiger
1 Bertolt Brecht (1967) a décrit dans un poème la genèse du livre Tao te King au cours de l’exil de Lao Tseu. Âgé de soixante-dix ans et affaibli, Lao Tseu se met en route vers des contrées tranquilles. Il emporte avec lui ce dont il a besoin. Un bœuf transporte le vieillard sur la route menant aux montagnes. En chemin, un douanier lui barre le passage et, à la question de savoir s’il transporte des objets de valeur, le jeune garçon qui mène le bœuf réplique : « Il a étudié ! » Le douanier, dans un « élan enjoué », demande : « A-t-il trouvé quelque chose ? », ce à quoi le garçon répond : « Qu’avec le temps, l’eau douce en mouvement vient à bout de la roche dure. Ce qui est dur perd, tu comprends. » Tous trois, le jeune garçon, le bœuf et Lao Tseu sur son dos, traversent la frontière ; ils sont déjà sur le point de disparaître, lorsque le douanier leur crie de s’arrêter : « Hé, le vieux, de quoi s’agit-il avec cette eau ? » Le vieux demande : « Ça t’intéresse ? » L’homme répond : « Je ne suis qu’administrateur des douanes, mais de savoir qui domine qui, ça m’intéresse moi aussi. Si tu le sais, alors parle ! Écris-le-moi ! Dicte-le à cet enfant ! On ne s’en va tout de même pas en emportant une chose pareille. Alors qu’il y a du papier chez nous et de l’encre, et qu’il y aura également à dîner : j’habite là-bas. N’est-ce pas une bonne proposition ? »
2 À ce qu’il semblait, le vieux était trop vieux pour décliner une requête si polie. Car il dit haut et fort : « Ceux qui demandent quelque chose méritent une réponse. » Le garçon ajoute : « Et il commence également à faire froid. C’est bien de faire une petite halte. »
3 Durant sept jours ils écrivirent à deux. Et le douanier apportait à manger. Et puis ce fut prêt. Un beau matin, le jeune garçon tendit au douanier quatre-vingt-une maximes. En le remerciant pour le petit présent reçu pour le voyage, ils contournèrent le pin pour s’engager au milieu des rochers.
4 Brecht termine le poème par ces lignes : « Mais ne faisons pas uniquement l’éloge du sage dont le nom figure sur le livre. Car la sagesse du sage, il faut d’abord la lui arracher : il l’a exigée de lui. »
Les paroles de Donald W. Winnicott
5 Si un enfant nous donne la parole, ce n’est pas seulement le contenu de ce que nous disons qui a un effet. La prosodie, l’accordement affectif, les gestes, la mimique et tous les mouvements de notre corps sont quelquefois beaucoup plus importants. Le patient réagit sur l’ensemble de ce qu’il intègre de notre message. Ainsi, non seulement il nous donne la parole, mais il nous offre aussi l’occasion toute particulière d’exprimer quelque chose d’involontaire et en grande partie inconscient.
6 Comment étudions-nous nos interventions ? Habituellement grâce aux notes que nous prenons, qui englobent surtout nos théories implicites. Souvent les notes sont moins précises que ce que le patient a dit. Mais notre écoute des réactions qui suivent nos interprétations peut aussi être utile, c’est-à-dire que les diverses réponses de l’enfant, de l’adolescent ou de l’adulte nous diront quelque chose sur l’utilisation adéquate des théories implicites que nous utilisons. Après une intervention de notre part se pose la question des paroles ou des actes du patient qui vont s’ensuivre, est-ce qu’il va nous offrir une écoute approfondie ? Et si oui, laquelle ?
7 Dans le fameux livre de Winnicott, The Piggle (1980), qui décrit l’analyse « à la demande » (« analysis “on demand” ») d’une toute petite fille, on trouve des paroles très énigmatiques de la part de Winnicott – pour qui j’ai d’ailleurs une très grande admiration et un grand respect –, des paroles qui évoquent de l’anxiété chez cette petite fille de deux/trois ans. Winnicott propose des paroles qui touchent des fantasmes préconscients et suivent bien la théorie psychanalytique, mais la petite fille se promène dans un monde onirique de fantasmatisation magique. Winnicott nous montre bien comment il essaie de toucher la petite fille avec des paroles issues d’une compréhension théorique. À la sixième séance par exemple, Gabrielle lui dit qu’elle a eu des chaussures neuves. Elle enlève un de ses souliers ainsi que sa chaussette. Winnicott note : « Il s’agissait d’une on-off-activité. Elle voulait que je regarde sa chaussette et elle mettait son talon dans le grand trou. » (« There was an “on-off, on-off” activity. She wanted me to look at it, her sock, putting her big fat heel to the hole »). Puis il dit à sa petite patiente : « Tu me montres des gros seins. » Elle répond : « Comme des pieds. » Elle ôte l’autre soulier et lui montre l’autre talon. Et elle invente avec grand plaisir un jeu, faisant comme si son pied avait disparu. Donc, l’enfant continue, après cette interprétation sexuelle classique, à suivre son chemin, comme si elle n’avait rien entendu. Gabrielle ne semble rien avoir internalisé ou même intégré. C’est comme si elle n’avait pas pu utiliser l’intervention de Winnicott. Une séance plus tard, elle dit, se référant à la « maman noire », une figure de son monde intérieur, que celle-là ne parlait que du non-sens. Est-ce qu’elle parlait des interventions de Winnicott ? Que faire pour qu’une intervention devienne une interprétation, pour que des paroles puissent être utilisées par l’autre ?
8 Plus tard Winnicott somnole pendant une séance. Gabrielle déclare que sa mère ne voulait pas d’enfants, puisqu’elle a voulu un garçon et a eu une fille. Elle et sa sœur, une fois devenues adultes, auraient un garçon ensemble, et il faudrait qu’elles trouvent un père pour se marier. Ayant annoncé qu’il y aurait des bottes ici, elle demande à Winnicott : « Est-ce que vous avez entendu ce que j’ai dit ? »
9 Lors de la onzième séance, Gabrielle dit que sa sœur comprend mieux que Winnicott. Elle sait parler. Winnicott demande : « Ça serait mieux si je ne parlais pas ? » Gabrielle répond : « Si vous écoutiez, ça serait le mieux. » Winnicott insiste : « Il faudrait que je parle, ou que j’écoute ? » Gabrielle répète : « Ecoutez ! » (ibid., p. 157). Elle lui attribue le rôle d’un écoutant analytique. C’est elle qui veut maîtriser la parole, les gestes et toute l’information. Apparemment elle voulait que Winnicott lui adresse des paroles issues de son écoute à lui.
10 Dans la seizième et dernière séance – la fillette a maintenant cinq ans – Winnicott décrit une ambiance chaleureuse, comme une visite entre amis. Absence et présence, faire mourir et faire vivre sont des thèmes du jeu. Gabrielle peut jouer seule en présence de Winnicott. Ils regardent aussi différents livres ensemble. Winnicott lui permettait de raconter différentes choses. Et il s’adresse à Gabrielle : « Tu n’oses pas me dire certaines des choses que tu penses. » Gabrielle approuve à demi et Winnicott continue : « Je sais que quand tu es vraiment timide, c’est quand tu veux me dire que tu m’aimes. » Gabrielle répond par un geste d’approbation manifeste. À ce moment-là, Winnicott est très proche du vécu de sa petite patiente et la petite fille accepte facilement ses paroles, comme si celles-ci étaient l’expression directe de ce qu’elle sentait, sans avoir encore les mots pour le dire.
11 On pourrait peut-être aller plus loin et dire que Gabrielle, qui est le vrai nom de Piggle, a fait un travail fantastique pour former son analyste afin de l’utiliser au mieux. Tant que Winnicott se servait d’interprétations préfabriquées par la théorie (kleinienne), il n’y avait pas de communication approfondie. Winnicott nous montre clairement comment, vers la fin de cette cure, il a pu se laisser guider par cette enfant, tout en la guidant.
12 Celui qui écoute accueille les paroles. Il les travaille. Ainsi pourrait-on parler d’une listening et non pas d’une talking cure. La façon dont l’analyste reçoit les paroles du patient indique à celui-ci comment il est écouté, compris, accepté et aidé à découvrir de nouvelles significations qu’il n’avait jusqu’alors pas encore perçues comme telles.
Les paroles et les identifications projectives
13 Si nous permettons et acceptons pendant le processus analytique de nous identifier à un contenu pas encore clair, nous devons partir en quête de nos propres paroles. Une jeune femme en analyse depuis quelques années me confronte à une fatigue terrible, presque irrésistible qui me tombe dessus pendant les séances avec elle. Cette sensation organique ne m’arrive qu’avec elle et me confronte à un message mystérieux, préverbal et archaïque. À ce moment-là, ce n’est plus la patiente qui cherche ses mots, mais moi qui cherche les miens. Le phénomène s’étend sur douze séances, pendant lesquelles je travaille non seulement pour ne pas m’endormir, mais aussi pour comprendre ce qui se passe. Dans la douzième séance une idée émerge soudain, qui fait tout à coup disparaître la fatigue et m’apporte le plaisir d’une certaine compréhension. Dans le même instant, je suis cent pour cent présent et éveillé. Après quelques minutes, j’adresse la parole à la patiente en disant que je croyais avoir compris quelque chose : elle commençait une phrase, sautait au milieu de la phrase vers une autre, etc. Ainsi il me fallait non seulement compléter chaque phrase, mais aussi courir pour attraper le sens de la prochaine – une écoute très fatigante. La patiente sourit, et ajouta : « Ah, vous l’avez enfin remarqué aussi » ! Et elle commença à rapporter un souvenir d’enfance où elle luttait à chaque repas pour comprendre le sens de ce que les parents – des intellectuels qui ne faisaient que parler dans leur jargon de physiciens – disaient. Comme elle était jeune, cela l’épuisait et elle n’arrivait malgré tout à suivre qu’une petite partie des conversations de ses parents. Suivit donc une grande quantité de souvenirs et de conflits infantiles.
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Est-ce que donner la parole signifie « jouer » ? Pas tellement concernant la parole, mais plutôt le turn-taking dans le transfert, le respect mutuel de l’écoute et de la parole, ordre symbolique qui stabilise l’équilibre réciproque. Après ma première intervention – vingt minutes ont déjà passé dans la séance –, un patient me dit : « Ne me bousculez pas ! » J’étais très étonné car je n’avais pas le sentiment de l’avoir bousculé. Vingt minutes plus tard, je repris la parole, mais le patient m’interrompit en disant : « Ce que vous disiez était très bien et absolument juste, mais ce n’était pas le bon moment pour moi. » Et il me rapporte de nombreux souvenirs de sa relation avec sa mère, par qui il se sentait toujours bousculé. Donc, il parlait d’une histoire de dysrythmie.
15 Le patient nous donne la parole (ou le silence) afin que les figures représentées de sa personne ou d’un autre puissent apparaître dans ses mouvements transférentiels par les portes ouvertes d’un partage du vécu procédural dans un système différemment organisé. Le transfert qui commence à s’établir sur différents échelons, soutenu par l’analyste, par exemple par ses interprétations dans le transfert, ne comporte pas seulement ce qui s’est passé autrefois entre les figures réelles des partenaires des interactions, mémorisé dans l’évocatif, mais aussi ce qui fut élaboré dans la fantaisie du patient.
Advenir à la parole
16 L’hallucination négative de la parole et du sens, c’est-à-dire ne pas laisser advenir le préverbal à la parole, fait partie d’une défense originaire, anti-développementale et anti-psychique. Les souvenirs sans accès aux représentations de mots n’ont pas le statut d’une réalité psychique. La trace perceptive, privée du langage, suscite, du fait de son incohérence, une menace de folie quand on s’en approche. EIle exige que tous les éléments primaires qui ne sont ni symbolisés ni représentés passent par l’extérieur, c’est-à-dire se manifestent dans le transfert, et soient réintrojectés pour faire partie de la perception. Ainsi ils accèdent à la représentation et à l’appropriation subjective, et le travail de figuration et d’imagination peut commencer.
17 Arrivant à la limite de notre compréhension, nous ne nous donnons plus la parole puisque nous ne trouvons plus les mots, mais nous utilisons les capacités figuratives. Les images et les mots se mêlent dans une relation circulaire. Ceci se manifeste quand nous utilisons moins le processus secondaire pour penser, mais beaucoup plus le processus primaire pour permettre à l’appareil psychique de former des images, des figurations, des scènes. Cela ressemble à un mouvement paradoxal, car la non-compréhension aide à ouvrir des portes entre le préconscient et le conscient. Ce sont alors la présence et la résonance émotionnelle de l’analyste, peut-être ses processus internes, qui ne saturent pas l’espace intermédiaire entre lui et le patient, qui restent quand même réceptifs. En essayant de saisir l’insaisissable les deux protagonistes ouvrent un espace pour ce qui émerge. Ils se laissent traverser par le matériel du patient et mettent des mots sur ce qui ne pouvait pas encore se dire. Les mots et les affects partagés naissent sur un fond de continuité analytique et ont un effet catalysant pour le développement.
18 Notre écoute détermine notre compréhension du matériel clinique. Plus l’authenticité de l’analyste est énoncée, plus les interventions peuvent être bien utilisées par le patient, non seulement pour épanouir sa capacité figurative et narrative, mais aussi pour se séparer et se différencier de son analyste.
19 Sans que nous ne nous en rendions compte, les mêmes mots peuvent être utilisés avec des contenus totalement différents, ce qui amène souvent des malentendus. Il s’agit de malentendus qui signalent la différence et qui, par un processus créatif, peuvent évoluer vers des « bien entendus », c’est-à-dire vers une utilisation approfondie du dialogue analytique.
20 Le dialogue entre des êtres humains est quelque chose qui existe partout, comme d’ailleurs aussi les phénomènes du transfert et du contre-transfert. Mais, le cadre de nos séances et le cadre que nous avons internalisé, permettent que les paroles – et les distorsions qui sont nécessairement des conséquences du transfert et du contre-transfert – deviennent des outils de travail. Les phénomènes inconscients ou préconscients évoluent vers la parole, se donnent à la parole et donnent la parole à l’autre, en utilisant l’écoute, le contenant du contenu « parole ». Une structure inconsciente ou préconsciente veut se faire entendre à l’autre et par l’autre, finalement pour pouvoir se transformer et continuer à se développer. Utiliser les paroles pour formuler une improvisation et une co-construction me semble être un morceau à quatre mains. Il s’agit d’un cadeau mutuel que de se donner la parole.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Brecht B., Legende von der Entstehung des Buches Tao te king auf dem Weg des Laotse in die Emigration, Svendborger Gedichte 1933-1938, GW, 9, Gedichte 2, Frankfort, Suhrkamp, 1967.
- Winnicott D.W., The Piggle. An Account of a Psychoanalytic Treatment of a Little Girl, Londres, Hogarth, 1980.