Notes
-
[1]
Nous voyons là le fantôme de la « mère morte » (Green, 1983).
1 Emmanuelle Chervet rappelle dans son beau rapport la conception de Didier Anzieu sur l’Interprétation du rêve chez Freud comme « Bedeutung » (Anzieu, 1970) qui, souligne-t-elle, se différencie « du travail de modification pulsionnelle actualisée dans le transfert » (Chervet, 2017, p. 56). Il semblerait que l’élargissement apporté par la théorie de l’onirique contemporain présentée par Denise Braunschweig et Michel Fain (Braunschweig, Fain, 1975) en France, et Wilfred Bion, Outre-Manche (Bion, 1977) et ses successeurs, Antonino Ferro (Ferro, 2009), et Giuseppe Civitarese (Civitarese, 2013), par exemple, ait enrichi l’espace de l’interprétation du rêve dévolu non seulement à celui de son exploration en séance, mais au processus même de pensée.
2 « J’ai rêvé l’autre nuit que je retournais à Manderley. »
3 Ainsi la narratrice du roman Rebecca, de Daphné du Maurier (1939), commence-t-elle le récit de son rêve, qui semble se confondre avec le récit du roman tout entier. Elle revient à Manderley détruit. La tonalité de ce rêve-récit conjugue la première conception du rêve chez Freud comme expression d’un désir, avec celle de l’intégration de vécus traumatiques. Dans leur travail sur la figuration psychique, César et Sára Botella ont prolongé cette référence au trauma en situant le rêve dans une exigence de survie psychique (Botella, 2007).
4 La première conception du rêve chez Freud est étroitement reliée à sa conception de l’hystérie : « Le rêve serait un substitut d’une scène infantile modifié par le transfert dans un domaine récent » Freud (1901b, 1967). La scène infantile ne peut revenir que dans un rêve. Cette approche de Freud se retrouve déployée au niveau de la scène traumatique, présente dans le rêve, avec Sándor Ferenczi.
5 D’abord pensé par Freud comme une satisfaction substitutive et une stratégie pour contourner le refoulement, Freud ouvrira ses « Nouvelles conférences sur la Psychanalyse », en 1933, sur une nouvelle analyse de la doctrine du rêve, non plus pensée comme une réalisation du désir, mais comme une tentative de maîtrise du trauma au profit du rétablissement du désir.
Deux inconscients
6 Freud sera amené à définir deux inconscients. L’inconscient et le préconscient. C’est ainsi que « naît dans le préconscient une pensée qui n’ayant pas reçu d’investissement du préconscient a été investie par les désirs inconscients » (Freud, 1901b). Le rêve agit alors en passeur de ces pensées refusées. Ce qui donne l’occasion à Freud de se livrer à une description du rêve hallucinatoire et de définir le rêve comme ayant un caractère régrédient, car, en lui, la représentation retourne à l’image sensorielle d’où elle est sortie un jour.
7 En quoi le rêve constitue-t-il encore, avec ses associations, la voie royale vers l’inconscient (Pasche, 1979) et du processus même de la cure, au crible de l’interprétation ? Autant de questions que je souhaiterais pouvoir aborder, ici.
L’interprétation du rêve
8 Me situant dans une perspective clinique, je vais donc considérer que le rêve « en tant qu’acte complet », selon une expression de Freud (1901b), nécessite d’être interprété, faute de forclore l’intimité des communications entre le patient et des parties de son psychisme, comme entre lui et l’analyste. Ces rêves contiennent souvent des éléments de transfert négatif, liés à la projection dans l’analyste de figures internes pathogènes, suscitée aussi parfois par la compréhension défaillante de l’analyste. Ces éléments non véritablement consciemment perçus et verbalement exprimés, nécessitent d’être reconnus faute d’entraîner clivage, voire impasse. Le rêve doit être interprété, et ce, dans la trame des fragments de la veille et des associations qui l’accompagnent, comme je tenterai de le montrer plus avant.
9 Si les associations, après le récit du rêve, nous aident dans le tissage de son interprétation, Freud, en 1901, nous mettait en garde contre une interprétation sensée, cohérente, expliquant tous les éléments du rêve, et de préciser que « le sommeil permet la formation des rêves parce qu’il diminue la censure endopsychique » (Freud, 1900a, p. 447). Les associations sur le rêve vont conduire rêveur et analyste, depuis les pensées manifestes du rêve, reliées par des pensées intermédiaires, aux pensées latentes, cachées dans le déguisement du rêve.
10 Pour ce qui est de l’interprétation, dit Freud (ibid., p. 444) : « Il ne faut pas s’attendre à ce qu’elle tombe du ciel. » Elle requiert un certain entraînement. Toutefois, sa position à l’égard de l’interprétation n’est pas dépourvue d’ambivalence. Elle devra s’inscrire dans un souci global du processus analytique. C’est ainsi qu’éveillés, ou en séance, nous referons le chemin qui va des éléments du rêve aux pensées du rêve. Ce sont ces pensées qui seront saisies et découvertes par l’interprétation.
11 N’oublions pas ce qu’il nomme « l’ombilic du rêve » (ibid., p. 446), à savoir un nœud de pensées que l’on ne peut défaire mais qui n’apporterait aucune connaissance supplémentaire. Donc, en aucun cas l’interprétation de ce rêve n’en a épuisé le sens. À vrai dire, Freud, à cette époque, entend assoir avec L’Interprétation du rêve la découverte de l’inconscient. Ce n’est qu’en 1912, avec « Le maniement de l’interprétation du rêve en psychanalyse », qu’il traite de « la manière dont l’analyste doit se servir de l’art d’utiliser ces interprétations au cours du traitement analytique des malades » (Freud, 1912, [1981], p. 43). En 1925, dans « Quelques additifs dans l’ensemble de l’interprétation des rêves », il insistera sur l’insertion de l’interprétation du rêve comme partie intégrante du travail analytique (Freud, 1925i).
12 Ferenczi, en 1932, en radicalisant les implications freudiennes du trauma, voyait dans la fonction traumatolytique du rêve, non seulement l’accomplissement de désir du rêve, mais aussi les conditions d’un retour d’« impressions sensibles non résolues » qui cherchent leur résolution.
13 Dans « Enjeux de l’interprétation : conjectures sur la construction » (Green, 2012), André Green a mis en évidence un travail du rêve qui, outre celui des pensées latentes et du contenu manifeste, a été effectué par le travail du rêve lui-même, ce que Freud désignait comme le processus secondaire, « qui devrait être tenu pour responsable d’une partie de l’intensité plastique que possèdent certains tableaux du rêve » parfois présent dans le rêve. Tout cela pour dire que l’analyste travaille sur du déjà interprété (par le rêveur).
La pensée du rêve
14 Quelle est donc la « tâche du rêve ? » (Freud, 1901b, p. 446) interroge Freud ? La réponse qu’il apporte, à savoir la transformation d’une série de pensées de la veille, se retrouvera chez Bion dans ce qu’il appelle le domaine du rêve comme un entrepôt permettant de prendre en charge le matériel pré-communicable, donc « stockable », et digérable et communicable. La pensée du rêve opère sur des stimuli qu’elle idéogrammatise, en les convertissant en images oniriques dans les rêves.
15 Cet onirique n’est pas sans apporter des modifications à la « figurabilité des rêves » (Botella). La plasticité de la modulation figurative s’y voit restreinte par le message transférentiel, la déformation y est moins forte et le déplacement « vers l’indifférent » plus que discret, puisque l’objectif est de faire savoir à l’analyste comment a retenti dans le psychisme tel ou tel accent de la séance de la veille, en écho ou en dissonance avec certaines motions émotionnelles, dont certaines mal contenues. C’est cette expérience émotionnelle, centrale dans le fonctionnement psychique humain, qui, si elle est vécue, va faire de l’analyse une expérience unique. La pensée du rêve en constitue la modalité privilégiée qu’elle soit de veille ou nocturne.
De l’exploration à l’interprétation
16 Nous sommes souvent confrontés à une sorte de relation irrévocable à l’analyste comme objet primaire, un objet primaire qui dans le passé fut défaillant, et dans laquelle toute mini-perception de la différence et de la distance (pour penser, par ex.) peut rendre la réalité psychique difficile à tolérer, voire à digérer, et engendre alors la ou les réactions affectives dont le rêve, dans sa figuration et son récit, témoigne.
17 Carine abandonnait à ses rêves le soin de prendre en charge les différentes tribulations émotionnelles ressenties la veille, au cours de la séance précédente. C’est ainsi qu’elle scénographiait méthodiquement ses conflits émotionnels avec moi, en en escomptant une plus-value quant à la contenance et aux modulations de la douleur psychique :
18 « Parfois, je vous dis des choses dans ma tête avant la séance. Maintenant je fais confiance au rêve pour s’en occuper. »
19 Comme si elle me disait que le rêve avait pour elle la capacité de nouer ces pensées venues de la séance pendant la séparation. Ce que je lui avais dit. Elle me montrait ainsi que la phase d’exploration de ses rêves pouvait être aussi importante que celle de leur interprétation en reliant nos psychismes dans un travail de torsades de pensées.
20 « Quand c’est transformé par vous, c’est bien plus confortable. C’est moins cru s’il y a un peu de vous » (les éléments Béta en cours d’alphabétisation). Ainsi pouvait-elle me dire après l’analyse d’un rêve : « J’aime votre manière de prendre les rêves à bras-le-corps », appréciant ainsi le toilettage relationnel et la verbalisation du négatif.
21 La formulation de l’interprétation constituait non seulement une correction du déni maternel et familial, mais sa remise à plat, c’était aussi inconnu que soulageant. Il est clair que par la rêverie que ses rêves suscitaient en moi, elle me faisait aussi « rêver » au sens de Bion, elle qui manifestait ainsi sa permanente capacité de « rêver les rêves ».
22 Ces notations appellent évidemment un certain nombre de remarques concernant les enjeux transféro-contre-transférentiels entre nous. Ainsi, entre les séances, dans son activité onirique diurne et nocturne, s’exprime une double négativation : celle induite, par exemple, par telle ou telle motion de mon contre-transfert qui provoque une réaction émotionnelle, en résonance au passé, et celle accompagnée d’identification projective pathologique et donc de déformation, que le récit du rêve, son exploration associative et l’interprétation qu’elle induit, tempère, et transforme. Elle peut penser ça, ce n’était pas si terrible, je peux l’affronter, je ne m’effondre pas.
23 Elle me dira un peu plus tard à propos d’un rêve fait à la fin d’un week-end, et dans lequel une plage est polluée et la mer toute noire, qu’il y a du pétrole, et que lorsque l’on est ensemble : « Ça bouge dans votre tête [1] et c’est ça qui m’aide. Avec la séparation, ça ne bouge plus, ça devient pollué. Y’a tout ce qui a besoin d’être transformé et qui stagne du fait de la dépression. »
24 Je comprendrai plus tard aussi que, quand elle est seule, confrontée aux séparations, elle se retrouve face à un objet maternel interne, déprimé et envieux, auquel une partie d’elle peut alors s’identifier. La configuration de ce dernier rêve, par exemple, évoque non seulement celle de la mère morte, mais également, en termes bioniens, celle de l’attente d’un fonctionnement alpha et donc de pensée du rêve de ma psyché en séance.
25 Elle avait aussi introjecté, dans le processus, cette manière de « rêver les rêves ». Ces rêves qui n’avaient jamais cessé de porter entre nous les communications de l’intime sous l’estampille du négatif, et qui, une fois « rêvés », devenaient garants de transformation psychique.
Conclusion
26 « Pourquoi rêver ? » demandent César et Sára Botella dans la préface de La Figurabilité psychique : « Sa fonction première, [du rêve] est d’élaborer les traces mnésiques des traumas infantiles » (op. cit., 2007). Ils ajoutent que le rêve est « une contrainte pour la survie de la vie psychique ». Cette appréhension du rêve me paraît particulièrement profonde. Il me semble que la force pulsionnelle qui le meut renvoie à un désir de vie se frayant une issue heureuse au-delà du trauma et de ses multiples rejetons.
27 Cette issue n’est possible qu’à travers la reconnaissance des différentes modalités émotionnelles exprimées dans la relation inter psychique, voire trans psychiques, du couple analytique. Invoqué comme gardien du sommeil en 1901, le rêve, pourrait, selon moi, représenter dans la cure, non seulement l’enjeu de la reconnaissance du trauma, mais être aussi considéré comme gardien de la relation patient-analyste, sous le manteau de la capacité de « rêver les rêves ».
Bibliographie
Références bibliographiques
- Anzieu D., Éléments d’une théorie de l’interprétation, Revue française de psychanalyse, t. XXXIV, nos 5-6, 1970.
- Bion R., Entretiens psychanalytiques, Paris, Gallimard, 1977.
- Bion R., Aux sources de l’expérience, Paris, Puf, 1979.
- Botella C. et S., La Figuration psychique, Paris, In Press, 2007.
- Braunschweig D., Fain M., La Nuit, le Jour, Essai psychanalytique sur le fonctionnement mental, Paris, Puf, 1975.
- Civitarese G., Le Rêve nécessaire, Paris, Ithaque, 2013.
- Chervet E., Patient et interprète, Le domaine intermédiaire, Rapport du 77e Congrès des psychanalystes de langue française, Bulletin de la SPP, 2017-1 , p. 33-111.
- Du Maurier D., Rebecca, Paris, Albin Michel, 1939.
- Ferenczi S., De la révision de l’interprétation des rêves, « Réflexions sur le traumatisme », Œuvres Complètes, IV, Paris, Payot, 1982.
- Ferro A., Rêve et personnage dans le champ, Revue française de psychanalyse, t. LXXII, n° 3, 2009.
- Freud S. (1900a), L’Interprétation des rêves, trad. fr. I. Meyerson révisée par D. Berger, Paris, Puf, 1980 ; OCF.P, IV, 2003 ; GW, II.
- Freud S. (1901b), Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 1990, p. 60 ; GW, IV.
- Freud S. (1912), La Technique psychanalytique, Paris, Puf, 1953, p. 43-49.
- Freud S. (1932), XXIXe Leçon, Révision de la doctrine du rêve, in Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, OCF.P, XIX, 1995.
- Green A., Vilamoura, Fédération Européenne de Psychanalyse, article en ligne, février 2005.
- Green A., Enjeux de l’interprétation : conjectures sur la construction, La Clinique psychanalytique contemporaine, Paris, Ithaque 2012 [2005].
- Pasche F., Les Rêves, voie royale de l’inconscient, Paris, Laffont-Tchou, 1979.
Mots-clés éditeurs : Exploration, Capacité de rêver les rêves, Interprétation, Désir, Trauma
Mise en ligne 09/01/2018
https://doi.org/10.3917/rfp.815.1503Notes
-
[1]
Nous voyons là le fantôme de la « mère morte » (Green, 1983).