Notes
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[1]
* Je tiens à remercier Virginia Ungar et Leopoldo Bleger pour leur aide précieuse.
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[2]
Les débuts de la psychanalyse en Amérique latine sont un vaste sujet et un autre dossier de la Rfp sera consacré en 2018 à la psychanalyse au Brésil.
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[3]
Marucco N., Entretien dans le journal argentin La Nacion, 1er octobre 2005.
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[4]
Membres fondateurs de l’APA : Ángel Garma, Celes Cárcamo, Arnaldo Rascovsky, Enrique Pichon Rivière, Marie Langer (tout juste arrivée d’Europe) et Guillermo Ferrari Hardoy.
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[5]
Pour ce bref aperçu, je me suis surtout appuyée sur les textes de Samuel Arbiser (2003), Leopoldo Bleger (2017) et Hugo Vezzetti (2011).
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[6]
Voir l’article très complet de Leopoldo Bleger (2017).
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[7]
Voir également la contribution de Norberto Marucco : « Débats théoriques sur la pratique analytique actuelle » dans l’ouvrage dirigé par André Green : Les Voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique. Le dedans et le dehors, Paris, Puf, 2006, p. 827-859.
1 Que sait-on, en France, du Rio de la Plata ? Que ce fut le berceau du tango à la fin du xix e siècle ? Mais que sait-on de ce qui se passe en psychanalyse, dans ce terreau qui a accueilli diverses vagues d’immigrés en provenance de l’Europe ? Il nous semble que le dynamisme de notre discipline dans cette partie du monde mérite qu’on aille y voir de plus près [1]. Notre aperçu sera, bien sûr, partiel et incomplet, mais il se veut le début d’un échange plus nourri avec nos collègues d’Amérique du Sud et une incitation à nous adresser des propositions d’articles pour la Revue française de psychanalyse [2].
2 Le Rio de la Plata (littéralement « fleuve de l’argent ») est l’estuaire où le Rio Paraná et le Rio Uruguay déversent leurs eaux douces dans les eaux salées de l’océan Atlantique, formant à cet endroit de la côte d’Amérique du Sud une entaille triangulaire de 290 km. Au nord-est se situe le port de Buenos Aires, plus au sud et du côté ouest se situe celui de Montevideo, capitales respectivement de l’Argentine et de l’Uruguay, deux pays dont les convergences historiques, socio-culturelles, sont plus nombreuses que les différences.
3 Existe-t-il une spécificité de la psychanalyse dans ces eaux douces-salées du Rio de la Plata ? Il va sans dire que nous ne pourrons qu’amorcer une réponse. La prégnance de l’exil et son cortège de renoncements et reconstructions n’a pas épargné l’Argentine et l’Uruguay, terres d’exils depuis toujours. La population des pays du Rio de la Plata a triplé à la fin du xix e siècle, des immigrants sont venus chercher une vie meilleure : Italiens, Russes, Polonais, Arméniens, Syro-libanais, Grecs. Le musée de l’immigration à Buenos Aires en rend compte. Le polyglottisme est consubstantiel à ces deux pays. Au xx e siècle, les coups d’états militaires répétés sans continuité démocratique, le terrorisme d’état ont représenté une pression traumatique considérable contraignant beaucoup – une fois encore pour certains – à l’« exil extérieur » ou à l’ « exil intérieur » et à la résistance, lorsque le déni complice ne constituait pas une option. Pour ceux qui ne sont pas partis, et en dépit de la difficulté à maintenir un cadre analytique dans des situations qui pouvaient être extrêmes, l’espace analytique a été néanmoins une invitation à penser en liberté (Marucco, 2005) [3].
4 La plupart des auteurs ont rédigé un texte spécialement pour ce numéro de la Revue, d’autres, des textes non traduits et qu’ils jugeaient pertinents. Certains n’ont pas pu répondre à notre sollicitation par manque de temps. Ils et elles auront la possibilité de le faire dans de prochains numéros.
De 1930 À 1955
5 Pour ouvrir ce dossier, une reprise historique nous a paru essentielle. Jorge Balán, chercheur à l’université de Columbia, New York, nous livre ici ses réflexions sur la psychanalyse en Argentine de 1930-1955. En fait, c’est du début du xx e siècle que date l’intérêt du grand public pour la psychanalyse, bien avant la fondation de l’Association psychanalytique argentine (APA). Des esprits éclairés tels que José Ingenieros, Anibal Ponce, Gregorio Bermann, parmi bien d’autres, se sont intéressés à l’œuvre de Freud. Bermann a rencontré Freud à Vienne en 1929. Les idées du fondateur de la psychanalyse se sont diffusées grâce à des revues tous publics, puis au sein du corps médical. Toutefois la traduction de Lopez Ballesteros des œuvres de Freud a été accessible à partir de 1922. Commencée en Espagne sur l’incitation de Jose Ortega y Gasset, cette première traduction en espagnol des œuvres de Freud a été complétée ultérieurement par un érudit et étudiant en médecine allemande résidant à Buenos Aires, Ludovico Rosenthal.
6 À Buenos Aires, à partir des années 1930, des initiatives individuelles d’un neuro-pédiatre, Aquiles Gareiso, et d’un psychiatre, Gonzalo Bosch, chefs de service, ont permis à la psychanalyse de se faire une place aboutissant à son inclusion dans la formation médicale (en 1941) ou ouvrant la voie à la fondation de l’APA en 1942 [4]. Bernardo Houssay, futur prix Nobel de physiologie, sous l’influence autant de Freud que de Walter Canon (et en particulier de ses travaux sur le stress et l’homéostasie) s’est intéressé à la psychosomatique. Contrairement à ce que l’on peut penser, peu de psychanalystes reconnus par l’Association psychanalytique internationale (API) fuyant le nazisme entre les deux guerres ont choisi une destination hispanophone (Arbiser, 2003 ; Balan, 1991). Toutefois Ángel Garma, analysé par Théodor Reik et en supervision avec Otto Fenichel à l’Institut de Berlin en 1931, a quitté l’Espagne en 1936, s’est installé à Paris et a participé aux travaux de la Société psychanalytique de Paris (SPP), puis, invité par Celes Cárcamo (qui a fait sa formation à la SPP), a émigré en Argentine où il avait des attaches familiales (Arbiser, 2003). Garma était membre à titre personnel de l’API. Cárcamo, pour sa part, s’est très tôt intéressé à la psychanalyse. À la SPP, il fut en analyse avec Paul Schiff et en supervision avec Rudolph Loewenstein, et a été influencé dans sa pratique par les séminaires de Heinz Hartmann qu’il a suivis dans les années 1930. Devenu membre de la SPP en 1939, il est retourné en Argentine. Marie Mimi Langer ayant été en analyse avec un disciple de Freud, Richard Sterba, est arrivée en Argentine en 1942, juste avant la fondation de l’APA. Sterba avait été en analyse avec Edouard Hitschmann, médecin de famille de Freud et tous les deux ont immigré aux USA en 1938. Sterba, non juif, a refusé de présenter un travail à l’Institut de Berlin sous domination nazie si un juif n’était pas également invité. D’autres émigrés feront leur formation au sein de l’APA. Eduardo Krapf, psychiatre allemand polyglotte qui a émigré en Argentine, fuyant l’antisémitisme à la fin des années 1920, avait commencé une analyse avec Melanie Klein à Londres, et l’a poursuivie avec Garma à l’APA. Heinrich Racker fut analysé à l’Institut de Berlin par Jeanne Lample de Groot (qui a créé par la suite l’Institut hollandais de psychanalyse), puis par Garma et Mimi Langer à l’APA.
7 Les réunions informelles du groupe initial, et tout particulièrement de Garma, Cárcamo, Enrique Pichon Rivière, Arnaldo Rascovsky et Langer, se tenaient dans les appartements privés en marge des hôpitaux et de l’université. Le groupe s’était élargi à partir des contacts familiaux (Arminda Aberastury, femme de Pichon Rivière ; Elisabeth Goode, femme de Garma ; Matilde Wencemblat, femme de Rascovsky) ou amicaux autant qu’à partir des séminaires ou des activités que certains avaient dans le milieu hospitalier. Les membres du groupe fondateur ont établi des relations complexes entre eux, leurs conjoints et leurs amis prenant en analyse plusieurs membres de la même famille, véritable chaudron à retardement dont les éclaboussures, précise Balán, se sont fait sentir dans une crise institutionnelle postérieure.
8 Toutefois le texte de Balán s’arrête en 1955 et il me semble essentiel de prolonger son récit, même brièvement [5].
De 1955 à la fin des années 1960
9 Entre 1942 et le coup d’État militaire qui a renversé Juan Domingo Perón en 1955, il y a eu un repli, une sorte de latence fertile qui a suivi les débuts « pulsionnels ». À la tête d’un pays devenu grenier d’un monde en guerre, le gouvernement péroniste (1943-1955) a été à la fois un état policier et à l’origine d’un nombre important d’avancées sociales pour les classes moyennes et ouvrières. Vers la fin de cette période, en 1956, Garma et Cárcamo ont organisé le 2e congrès ibéro-américain de psychologie médicale suscitant l’intérêt des étudiants, en particulier du Mexique et du Brésil, pour venir se former à Buenos Aires, et stimulant l’expansion de la psychanalyse en Amérique latine.
10 Diverses aires d’intérêt se sont profilés dans cette période initiale (Arbiser, 2003 ; Etchegoyen & Zysman, 2005) : la psychanalyse des enfants s’est développée grâce à Arminda Aberastury qui intègre les apports théoriques de Melanie Klein ; Garma s’est intéressé à l’origine traumatique des rêves, à la recherche et au traitement des maladies psychosomatiques. Cárcamo, homme de grande culture, s’est intéressé aux mythes amérindiens du point de vue psychanalytique, mais aussi à la psychosomatique. Les travaux de Racker sur la technique psychanalytique et en particulier sur la névrose de contre-transfert datent des années 1947. Son intérêt pour la technique psychanalytique s’est poursuivi à la génération suivante chez Horacio R. Etchegoyen. Arnaldo Rascovsky, pédiatre renommé, s’est orienté vers la psychosomatique et le psychisme fœtal (1960). Il fut un grand diffuseur de la psychanalyse (Arbiser, 2003).
11 En 1951, Marie Langer publie une étude approfondie de la femme et la féminité à partir d’une perspective psychosomatique en incluant des points de vue psychanalytiques, bien sûr, mais aussi anthropologiques et biologiques : Maternité et Sexe Estudio psicoanalítico y psicosomático (Procréation et sexualité : étude psychanlytique et psychosomatique). L’ouvrage fut l’objet d’une recension élogieuse de Paul-Claude Racamier en 1953.
12 Pichon Rivière, fort de son expérience à l’asile psychiatrique, s’est intéressé à la psychose mais son enseignement, davantage oral, portait sur la psychiatrie, la psychologie et la psychanalyse sociale et groupale. Pour Pichon Rivière, le groupe est initialement le « moyen d’une action sociale ou d’un processus de socialisation », davantage qu’un instrument thérapeutique ou de formation (Kaës, 2006). Toutefois, déjà en 1936, jeune médecin, il a créé des groupes d’infirmiers à l’Hospicio de las Mercedes (aujourd’hui l’hôpital psychiatrique Borda), sous la direction bienveillante de Gonzalo Bosch, afin de permettre à l’équipe soignante une meilleure compréhension et une approche plus dynamique, plus humaine de la maladie mentale où les patients étaient considérés comme des personnes plutôt que des personnages.
13 Pichon Rivière, qui a peu écrit, savait créer un esprit de recherche de groupe qui a été très apprécié par de nombreux psychanalystes, dont Alvarez de Toledo, José Bleger, David Liberman, les époux Baranger, Salomon Resnik et Etchegoyen (parmi bien d’autres). Ces psychanalystes ont gravité autour de lui ou participé à ses séminaires à l’Hospice, puis à sa clinique privée lorsqu’il a été obligé de démissionner à la suite des remaniements du gouvernement péroniste. Pichon Rivière fut, et est toujours, une figure qui a marqué profondément la psychanalyse du Rio de la Plata.
14 Comme le souligne Leopoldo Bleger (2017), après l’époque biologisante de la guerre, les analystes ont mis l’accent sur les interactions humaines, la parole et le langage. Luisa de Alvarez de Toledo (1953) a anticipé la reprise contemporaine de l’agieren freudien. Ses recherches ont précédé la théorie des actes de langage du philosophe anglais John Langshaw Austin sur le langage-acte. L’intérêt pour le langage est repris par David Liberman, penseur apprécié mais disparu jeune qui a incorporé à sa théorisation sur le processus analytique la sémiotique, la théorie de la communication, la linguistique de Saussure et la grammaire générative de Chomsky.
15 Précurseur, Pichon Rivière a développé la notion de groupe opérationnel et du groupe interne pour les traitements individuels et en groupe, à partir des travaux de Freud, Klein, Bion et Fairbairn, ainsi que Gregory Bateson et de la théorie du champ de Kurt Lewin (la théorie du champ de Lewin est reprise plus tard par les Baranger dans leur théorisation du champ analytique). Il a complété avec son concept de vínculo (lien) la relation d’objet de Melanie Klein. La relation n’est pas pour lui un « accident » mais est « constitutive » du psychisme de l’individu, du « groupe interne ». La perspective « du lien » [vinculo] de Pichon Rivière voulait déplacer le curseur de la théorie pulsionnelle, que ce soit la théorie du choix d’objet freudienne ou de la relation d’objet kleinienne, vers une conception où l’objet et le sujet sont réciproquement déterminés, en se focalisant donc sur la relation (Arbiser, 2003). Arbiser, dans le texte qu’il propose pour ce dossier, s’inspire des notions de vínculo (lien) et approfondit la notion de groupe interne. Il retrace dans son texte l’influence des idées de Pichon Rivière et Liberman.
16 Pichon Rivière influença aussi la pensée de José Bleger, figure importante et internationalement reconnue qui s’intéressa au cadre, aux étapes précoces du psychisme, à la psychologie du groupe et sociale [6]. Mimi Langer, Leon Grinberg et Emilio Rodrigué se sont intéressés à la mentalité « groupale » et à l’analyse groupale. Avec Pichon Rivière, Mimi Langer et Rodrigué ont organisé les premiers groupes psychanalytiques en Argentine et en Uruguay. En 1954, avec José Bleger, Grinberg, Madeleine Baranger et d’autres, ils ont fondé l’Association argentine de psychologie et de psychothérapie de groupe (AAPPG). À partir d’un noyau de pionniers, Madeleine et Willy Baranger ont créé le groupe uruguayen de psychanalyse en 1955, devenu ensuite l’Association psychanalytique de l’Uruguay, membre de l’API.
17 Les teneurs de l’egopsychology (Heinz Hartmann, Rudolph Loewenstein, Ernst Kris) n’ont pas eu d’influence en Argentine en dehors de Cárcamo et ses disciples plus enclins à interpréter les défenses que les contenus. Les psychanalystes kleiniens et post-kleiniens (Hannah Segal, Susan Isaacs, Paula Heinmann, Wilfred R. Bion, David Meltzer, Herbert Rosenfeld) furent bien plus influents Cela n’a pas empêché une relecture critique. À l’autre bout du monde, cela fut certainement plus aisé.
18 Les idées de Pichon Rivière se retrouvent également dans les travaux de Madeleine et Willy Baranger sur la situation analytique et le champ analytique dynamique. Willy Baranger dans son ouvrage Position et Objet dans l’œuvre de Melanie Klein (Baranger, 1971), publié en 1971 mais en gestation depuis bien longtemps, fait une relecture critique de l’œuvre de Melanie Klein. La notion d’identification projective a fortement influencé la psychanalyse du Rio de la Plata mais, comme le signale Leopoldo Bleger dans son article sur José Bleger (déjà cité), les psychanalystes argentins d’après-guerre ont contesté la notion d’instinct et se servaient de la notion de « position ».
19 La période qui commence au retour à la démocratie en 1958, après le coup d’État militaire qui a renversé Perón, et se poursuit dans les années 1960, fut l’une des plus brillantes de l’université argentine et a vu l’éclosion de la nouvelle génération d’analystes, formés par leurs aînés. Léon et Rebecca Grinberg, Willy et Madeleine Baranger, Jorge Mom, Emilio Rodrigué, Jorge Garcia Badaracco, José Bleger, David Liberman, Horacio Etchegoyen, Salomon Resnik, parmi d’autres, s’imposent au niveau international.
20 La formation de psychologue à l’université de Buenos Aires fut créée en 1957. À partir de cette époque, la santé mentale, jusqu’alors presqu’exclusivement asilaire, bénéficie de l’essor de la psychanalyse. Sous la responsabilité de Mauricio Goldenberg, le service de psychiatrie hospitalier du Policlínico Gregorio Aráoz Alfaro de Lanus, province de Buenos Aires, a intégré la dimension psycho-dynamique aux soins des patients ; son service fut un véritable vivier des futurs psychanalystes.
21 L’intérêt pour le travail groupal psychanalytique thérapeutique en ambulatoire ou dans l’intra-hospitalier ne s’est jamais démenti en Argentine. Nicolas Rabain nous livre dans ce dossier un récit passionnant des groupes multifamiliaux dans un service de psychiatrie infanto-juvénile mis en place à partir des idées développées par Jorge Garcia Badaracco. Après une formation analytique à la Société psychanalytique de Paris dans les années 1950, Garcia Badaracco est retourné à Buenos Aires où il a joué un rôle important en tant qu’analyste didacticien à l’APA et dans les institutions hospitalières. Influencé par Racamier, par les thérapeutes familiaux nord-américains (Gregory Bateson, Maxwell Jones) et les auteurs anglais (Klein, Bion et Fairbairn), il a mis en place des groupes thérapeutiques multifamiliaux sans se référer aux travaux des psychanalystes argentins, alors que la tradition des groupes thérapeutiques est très importante sur les rives du Rio de la Plata. À son tour, après un séjour à Buenos Aires, Nicolas Rabain a mis en place un « groupe multifamilial » dans le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de La Pitié-Salpêtrière.
22 Après le coup d’État militaire de 1966 qui met fin à cette courte période de démocratie, les analystes se replient sur leurs cabinets et beaucoup d’universitaires sont contraints à la démission et/ou à l’exil.
Les années 1970 : Crise et dictature
23 Plusieurs facteurs sont à l’origine de la crise qui éclate dans les années 1970, période d’une grande effervescence sociale. Les conditions jugées excessives pour accéder à la formation de l’APA, la législation limitant l’accès aux psychologues, une forte demande de thérapeutes y concurrent. Mais les groupes Plataforma Internationale et Documento se constituent lors des congrès de Rome en 1969 et Vienne en 1971 autour du compromis social et politique des psychanalystes – dans un cadre international pour le premier, davantage local pour le second (Vezzetti, 2011). Des figures majeures – Mimi Langer, Emilio Rodrigué, etc. – ont démissionné de l’APA en 1973. Jorge Balán souligne dans son article ci-dessous que cette révolte cuvait face au pouvoir jugé excessif des analystes formateurs. Au sein du groupe Plataforma et Documento, des discussions intenses se sont déroulées au sujet des psychanalystes qui œuvraient pour l’« adaptation » des patients aux injustices du capitalisme.
24 Quelques années plus tard, des désaccords sur la formation à l’APA, devenue aux yeux de certains trop laxiste et démagogique, ont abouti en 1977 à une scission et à la création de l’Association Psychanalytique de Buenos Aires (APdeBA). Le groupe dissident considérait que le nouveau programme de formation, qui permettait à tout membre titulaire d’être formateur et laissait aux candidats le loisir de choisir leurs séminaires, était démagogique et peu propice à une formation de qualité.
25 Entre-temps, la courte période de démocratie est à nouveau interrompue par un coup d’État militaire dont l’objectif est clairement l’extermination des militants politiques, syndicaux, ouvriers, intellectuels et étudiants. Le général Ibérico Saint Jean, gouverneur de la province de Buenos Aires de 1976 à 1981, durant une bonne partie des années de dictature, a ainsi déclaré à ses pairs en mai 1977 : « D’abord nous allons tuer les subversifs, puis leurs collaborateurs, ensuite les sympathisants, après ceux qui sont indifférents et pour finir les timides. » (Propos repris par l’International Herald Tribune en mai 1977). La suite répressive sanglante ne les a pas démentis.
26 Marie Langer, entre autres est – à nouveau – contrainte à l’exil avec tout juste quelques dollars et un billet pour le Mexique. D’autres analystes ou leurs enfants feront partie des nombreux « disparus ».
27 Le psychanalyste uruguayen Marcelo Viñar a abordé, dans une conférence en juin 2011 à Buenos Aires, les liens entre enfance, adolescence et droits de l’homme et, tout particulièrement, les intrications sociales, philosophiques, juridiques, psychanalytiques de la pathologie chez l’enfant et l’adolescent. Nous la publions dans ce dossier, ainsi que le texte d’Adriana Pontelli qui montre comment l’artiste Carlos Alonso reprend le dessin et la peinture après la disparition et la mort probable sous la torture de sa fille, durant la période de dictature. Son texte a obtenu le prix de l’Organisation des Candidats d’Amérique latine affilié à l’Ipso-candidats en 2016.
La psychanalyse du Rio de la Plata aujourd’hui
28 Actuellement, il y a plusieurs associations reconnues par l’API : APA, APdeBA, Société argentine de Psychanalyse, les associations psychanalytiques de Cordoba, Rosario et Mendoza en Argentine et l’Association psychanalytique de l’Uruguay. Aux 1500 analystes de ces associations en Argentine s’ajoutent plusieurs milliers d’analystes autoproclamés dont la formation est très hétérogène et le plus souvent nettement moins rigoureuse (Arbiser, 2003). Arbiser (2003) relève l’influence de Winnicott, occulté jusqu’aux années 1970 par la prévalence de Klein. D’après Etchegoyen (2005), les rapports houleux initiaux avec les analystes d’obédience lacanienne, qui font irruption dans les années 1970, se sont apaisés. Comme le souligne Balán dans le texte qui suit : « Les voix de la psychanalyse latino-américaine, avec un fort accent argentin, ont eu un net écho international grâce à la diaspora politique des années 1970 et à l’internationalisation horizontale de la psychanalyse à partir des années 1980. » Et le Rio de la Plata a poliment accueillit les théorisations de Hanz Kohut et d’Otto Kernberg, et les notions de relation d’objet et l’egopsychology mais bien plus celles des penseurs français : André Green, Piera Aulagnier, Jean Laplanche, Pierre Marty et Michel M’Uzan ont ainsi une place importante (Arbiser, 2003).
29 Norberto Marucco, qui fut invité pour un week-end de travail à la Société psychanalytique de Paris en 2011, nous propose pour ce numéro un article remarquable sur le processus d’inconscientisation qu’il distingue de l’inconscient en tant qu’instance ou système. Les expressions de la psychopathologie qui placent l’analyste dans le champ d’un au-delà du représentable – terrain des expressions liées au corps, au narcissisme, à un type de compulsion de répétition qui est une manifestation de la pulsion de mort, aux troubles du caractère et enfin de la pensée – l’ont amené, nous dit-il, à penser à la coexistence de « zones » ou « aires » de fonctionnement psychique qui déterminent diverses configurations de l’inconscient [7].
30 Julio Moreno, dans un texte très original, envisage deux modalités logiques différentes qui se juxtaposent sans s’articuler : une modalité associative qui se sert des représentations et une modalité connective qui « capte » le dehors, le non représenté, s’approprie ce qui se présente sans médiation représentative, sans causalité inhérente. L’aller-retour entre deux logiques distinctes introduit des cartes imprévisibles sources de changement.
31 La psychanalyse du Rio de la Plata garde l’empreinte de l’exil, de la violence sociale, de l’intrusion traumatique mais aussi du polyglottisme, de l’ouverture. Est-ce ce qui explique son intérêt pour l’interphase monde interne/monde externe, pour la dimension groupale et sociale, pour les idées venues d’ailleurs ? C’est en tout cas ce qui fait l’une de ses spécificités et, sans doute, sa richesse.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Arbiser S., A brief history of psychoanalysis in Argentina, Journal of the American Psychoanalytic Association, vol. 51S (supplement), 2003, p. 323-335.
- Alvarez de Toledo L., El análisis del asociar, del interpretar y de las palabras, Revista de Psicoanálisis, 3, 1954 ; The analysis of “Associating”, “Interpreting” and “Words”: Use of this Analysis to Bring Unconscious Fantasies into the Present and to Achieve Greater Ego Integration, International Journal of Psychoanalysis, 77, 1996, p. 291-317.
- Bleger L., José Bleger : Penser la psychanalyse, Revue française de psychanalyse, no 3, 2017.
- Balán J., Cuéntame tu vida, Buenos Aires, Planeta, 1991.
- Baranger W., Posición y objeto en la obra de Melanie Klein, Buenos Aires, Kagierman, 1971; Position et objet dans l’œuvre de Mélanie Klein, Paris, Éres, 1999.
- Etchegoyen H.R., Zysman S., Melanie Klein in Buenos Aires: Beginnings and development, International Journal of Psychoanalysis, 86, 3, 2005, p. 869-894.
- Kaës R., En quoi consiste le travail psychanalytique en situation de groupe, Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 46, 2006, p. 9-25.
- Langer M., Maternidad y sexo. Estudio psicoanalítico y psicosomático, Buenos Aires, Nova, 1951 ; Buenos Aires, Paidos, 1976 ; Procréation et sexualité : Étude psychanalytique et psychosomatique, Paris, Des femmes, 2008.
- Marucco N., Entretien dans le journal argentin La Nación, 1er octobre 2005.
- Racker H., Estudios sobre técnica psicoanalítica, Buenos Aires, Paidos, 1959 ; Études sur la technique psychanalytique. Transfert et contre-transfert, Paris, Cesura, 1997.
- Racamier P.C., « À propos de Maternité et sexe » de Marie Langer, Evolutionary Psychology, 3,1053, p. 559-565.
- Vezzetti H., Psicoanálisis y revolución: vieja y nueva izquierda en las fracturas del psicoanálisis de los setenta, Política y violencia. Lucha armada en la Argentina, Buenos Aires, Ejercitar la memoria Editores, 2011.
Notes
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[1]
* Je tiens à remercier Virginia Ungar et Leopoldo Bleger pour leur aide précieuse.
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Les débuts de la psychanalyse en Amérique latine sont un vaste sujet et un autre dossier de la Rfp sera consacré en 2018 à la psychanalyse au Brésil.
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Marucco N., Entretien dans le journal argentin La Nacion, 1er octobre 2005.
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Membres fondateurs de l’APA : Ángel Garma, Celes Cárcamo, Arnaldo Rascovsky, Enrique Pichon Rivière, Marie Langer (tout juste arrivée d’Europe) et Guillermo Ferrari Hardoy.
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Pour ce bref aperçu, je me suis surtout appuyée sur les textes de Samuel Arbiser (2003), Leopoldo Bleger (2017) et Hugo Vezzetti (2011).
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Voir l’article très complet de Leopoldo Bleger (2017).
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Voir également la contribution de Norberto Marucco : « Débats théoriques sur la pratique analytique actuelle » dans l’ouvrage dirigé par André Green : Les Voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique. Le dedans et le dehors, Paris, Puf, 2006, p. 827-859.