1 30 à 35 heures de cours, deux à trois colles [1], un « DS » (devoir surveillé) de 4 heures le samedi matin, plusieurs « DM » (devoirs maison) à préparer en dehors de la classe et environ 25 heures de travail (Lahire, 2003) consacrées à l’apprentissage de cours et aux exercices non rendus : affirmer que ce programme, caractéristique d’une semaine type en classe préparatoire, ne laisse guère aux étudiants le temps de s’ennuyer, semble s’apparenter à un truisme.
2 Il n’en demeure toutefois pas moins que de cette assertion découlent certaines questions pour le clinicien, à commencer par celle de savoir si l’engagement dans un cursus caractérisé par son absence presque totale de temps morts ne serait pas susceptible d’avoir des conséquences pour les préparationnaires. Plus précisément, si la réussite aux concours est l’enjeu manifeste sinon premier des années passées en classe préparatoire, elle ne saurait faire oublier un autre défi, au moins aussi important, qui se présente simultanément à eux : se dégager des conflits de la fin de l’adolescence et entrer dans l’âge adulte. Or, dans ce processus, le rôle dévolu à l’ennui n’est pas à minimiser : si, de façon générale, il « ressortit à la manière dont notre propre être-temporel se tempore » (Heidegger cité par David, 2011, p. 15), il constituerait plus précisément à l’adolescence un temps d’attente fondamental à l’avènement du sujet à son propre désir, un temps de construction du passage adolescent ouvrant un espace psychique au service de la nouveauté et de la singularité (Duverger, 2016, p. 58 ; Valentin et Le Fourn, 2016, p. 13). Voie d’accès aux ressources internes du sujet, porteur des possibilités d’invention et de création et « porte d’entrée à l’intime » (Duverger, 2016, p. 60), il serait ainsi propice à la rencontre avec soi-même et à l’émergence de la rêverie.
3 Quelles sont, dans cette perspective, les répercussions possibles de l’éradication des espaces favorables à l’émergence de l’ennui vis-à-vis du fonctionnement psychique des étudiants ?
4 « Il vaut mieux mourir de la fatigue de l’étude que d’ennui », soutient Walpole (Boiste, 1819, p. 496). Au-delà de la maxime, qui pourrait en elle-même prêter à sourire, rappelons avec Freud que le surmenage et l’épuisement sont en eux-mêmes susceptibles de faire céder la force du moi et de laisser les pulsions, « jusqu’alors heureusement domptées, présenter de nouveau leurs revendications et aspirer à leurs satisfactions substitutives par des voies anormales » (1937c, p. 27).
5 Une recherche longitudinale, menée dans le cadre d’une thèse de doctorat auprès de 51 étudiants des classes préparatoires et des grandes écoles, a toutefois permis de montrer que la surcharge, entretenue par la peur de ne pas être au niveau ainsi que par la difficulté à obtenir la reconnaissance des enseignants pour le travail fourni, n’aboutit pas, dans l’écrasante majorité des cas, à l’éclosion de la pathologie. Bien au contraire, à l’exception d’un étudiant ayant décompensé sur un mode somatique, aucun des 50 autres préparationnaires n’a échoué à trouver des moyens de résister à la déstabilisation initiale et de ne pas se laisser submerger.
De la surcharge à l’activisme
6 La solution trouvée par la plupart d’entre eux est simple : même si « c’est épuisant, il ne faut jamais s’arrêter » (Gregor, maths sup). La directrice d’un établissement préparatoire résume ainsi la situation de façon pour le moins imagée : « l’objectif est de devenir une véritable machine de travail » (Fauconnier, 2012). Somme toute assez prosaïque, la formule a néanmoins le mérite de mettre en exergue le point qui précisément nous préoccupe ici : si l’efficacité est ce qui est attendu d’elle au premier chef, une machine n’est en revanche pas supposée se confronter à des conflits internes ou à des questions existentielles, ni même ressentir des affects. Et de fait, défensivement déployé pour tenir face aux contraintes de travail, le surrégime que s’imposent les étudiants n’est pas sans avoir des incidences sur leurs rapports intersubjectifs bien sûr, mais également et peut-être avant tout sur leur économie psychique.
7 Cet activisme, reposant sur le surinvestissement de la pensée efficiente, l’auto-accélération et la disciplinarisation du corps, aboutit en effet à un tableau assez éloquent : pour répondre aux réquisits d’efficacité et de rendement, les préparationnaires éradiquent au maximum tout ce qui pourrait venir ralentir la cadence et compromettre la performance productive, à savoir la rêverie, la distraction, les affects de souffrance, de colère ou d’angoisse, soit les manifestations habituelles du fonctionnement psychique lui-même. Accélérant non seulement leur rythme de travail mais de façon générale toutes leurs activités afin de diminuer le temps passé à ne pas étudier, ils investissent massivement le travail scolaire et intensifient leurs efforts de concentration au détriment de tout ce qui pourrait alimenter l’activité fantasmatique ; toute pensée ne visant pas la production est ainsi progressivement neutralisée. Si l’exigence de rentabilité tend de ce fait à infiltrer le temps hors travail dans bon nombre de cas – « quand on va au cinéma, on se demande pas ce qu’on a envie de voir mais ce qui sera bien pour citer dans une copie, comme un film d’auteur yougoslave ou bulgare », souligne Arev (hypokhâgne) – pour d’autres étudiants les loisirs semblent davantage prendre une fonction « d’interrupteur », en tant qu’ils visent à instaurer une coupure non coûteuse psychiquement entre l’activité de travail et le moment du coucher notamment. Les moments de transition, potentiellement propices à l’émergence de l’angoisse et au retour des pensées « parasites » sont fortement réduits sinon totalement court-circuités, via notamment l’usage de l’ordinateur ou le visionnage de séries télévisées : « j’ai tendance à glander sur mon ordinateur pour ne plus penser pendant un certain moment », admet Aurélien (ECS [2]). Mais pour pouvoir être efficace, la défense ne doit pas se limiter à fermer les issues mentales à l’énergie pulsionnelle et de fait, elle vise aussi ses issues comportementales, permettant ainsi aux étudiants d’éviter les potentiels effets somatiques des sollicitations pulsionnelles. Le corps, domestiqué, assujetti et réduit au silence afin de ne pas entraver l’activité intellectuelle, peut alors prendre via l’activité sportive notamment une place singulière dans la régulation des processus économiques. Le sport, en effet, devient avant tout lorsqu’il est maintenu un exutoire et un moyen de prévention contre la décompensation somatique. À l’instar du phénomène remarqué par Szwec (1998), il prend de fait dans le discours des étudiants une fonction d’épuration du corps et d’évacuation de l’esprit, et finit par être essentiellement investi pour la décharge des tensions internes qu’il permet : « le basket, ça me permet de me défouler et d’arrêter de penser au travail ; c’est ce qui marche le mieux, en plus comme j’en fais dans la cour du lycée, je peux me remettre au boulot rapidement après », affirme Samuel. Il apparaît ainsi que l’activisme, ne laissant plus aucun interstice dans lequel pourrait se glisser un quelconque sentiment d’ennui, se déploie avant tout aux dépens de l’activité élaborative.
Activisme, temporalité psychique et processus d’adolescence
8 « Sous son apparence passive, l’expérience de l’ennui peut se lire comme une tentative d’intériorisation et d’appropriation de la temporalité, accordant à l’observation et à la réflexion une place déterminante », souligne Estellon (2015, p. 128).
9 Nous aurons cependant compris que l’observation et la réflexion n’ont pas tellement bonne presse parmi les préparationnaires – ce qui, au demeurant, n’est pas si étonnant dès lors que l’on veut bien admettre toute remise en question personnelle un tant soit peu authentique comporte un risque vis-à-vis de l’équilibre subjectif. Dans cette perspective, les questionnements sur soi et sur le sens de l’expérience vécue, susceptibles d’entrer en concurrence avec l’effort entrepris pour maintenir l’accélération et de compromettre l’investissement efficace des processus de pensée, sont activement évités au détriment d’une pensée plus personnelle et davantage sous-tendue par les affects, qui tend alors à être entravée. Si la répression permet ainsi l’enrayement de la dérive préconsciente et des associations d’idées et, partant, assure la victoire contre les ennemis par excellence de la classe préparatoire que sont la flânerie et l’ennui, il n’en reste pas moins que, au service de l’éradication du conflit psychique, elle ouvre la voie à un assèchement progressif de la vie intrapsychique.
10 L’évocation du vécu subjectif des étudiants tend à s’effacer devant une description opératoire de la réalité de leur quotidien, cependant que plus le temps passé en classe préparatoire augmente, plus ils bottent en touche chaque fois que des questions ou des éléments de la réalité susceptibles de générer des mouvements intrapsychiques conflictuels se présentent. Qu’il s’agisse des ruptures amoureuses, des conflits avec les proches ou même, dans trois cas, l’entrée en maladie grave ou la mort d’un des deux parents, les mouvements de mise à distance sont presque instantanés et stupéfiants d’efficacité. Il n’est en outre pas rare, au bout d’un certain temps passé en classe préparatoire, qu’une pensée assez pauvre finisse par émerger au détour des entretiens, reflet de l’inconsistance de la réflexion personnelle : « Finalement, je voudrais faire un métier en entreprise qui mixe philo et écologie », déclare ainsi Robin lors de sa deuxième année d’ECS. L’activité onirique ou créatrice, enfin, est parfois altérée, comme dans le cas de Léo (maths sup) – « Je rêve plus du tout ; je suis trop fatigué, je m’endors tout de suite » – ou encore de Chloé (khâgne) – « Avant je faisais de la sculpture, de l’alto et de la danse contemporaine ; en prépa c’est un peu déprimant, j’ai l’impression de perdre mes capacités artistiques. » Ces constats, de fait, sont assez facilement explicables ; comme dans le cas du fonctionnement opératoire décrit par les psychosomaticiens chez certains patients, la répression ne peut en effet prétendre au même résultat que le refoulement : « Celui qui réprime essaie bien de mettre l’hôte indésirable dehors, mais […] tout ce dont il est capable, c’est de faire comme si ledit hôte n’existait pas », nous rappelle Press (1995, p. 123). Dès lors, nous comprenons que la répression engageant l’énergie tout entière dans le travail, le recours prolongé à l’activisme tend à terme à paralyser le fonctionnement psychique et abraser la pensée, l’imagination, la créativité, l’affectivité et la capacité de rêver (Dejours C., 2004 ; Douville, 2016) : « C’est alors, comme certains disent, “le mental” qui compte, souligne Szwec ; et ce qu’ils appellent ainsi, c’est tout le contraire d’une pensée bien mentalisée » (1998, p. 9).
11 Dans cette perspective, c’est bien toute l’économie du corps érogène que la défense par l’activisme peut altérer, compromettant par la même occasion les potentialités trophiques et dynamiques de la fin de l’adolescence, supposée charnière en termes de possibilités de remaniements et de renégociations. En outre, nous savons que l’équilibre psychique est toujours un équilibre somato-psychique. De ce fait, et ainsi que l’ont montré les travaux en psychosomatique, l’atteinte de l’activité fantasmatique générée par la répression risque d’avoir également des conséquences du point de vue physique : en d’autres termes, la défense par l’activisme, pour efficace qu’elle soit du point de vue du rendement scolaire, conduit à l’effacement des résistances spontanément déployées par le sujet pour lutter contre les contraintes qui lui sont imposées et à une augmentation de la vulnérabilité aux maladies somatiques (Dejours C., 2004).
12 Plus généralement, et comme dans toute situation de travail, les processus psychiques convoqués pour s’adapter aux contraintes de la classe préparatoire ne disparaissent pas à la fin de la journée et l’activisme peut coloniser l’espace privé. Ainsi que l’évocation de la transformation de leurs relations amicales, familiales et amoureuses par les préparationnaires le suggèrent, l’ensemble de leur fonctionnement psychique ainsi que leurs relations inter et intra subjectives restent marqués du sceau de la défense, dont la mise en jeu n’est de fait pas sans avoir de conséquences, à un moment ou à un autre, sur leur vie sociale, familiale et sexuelle. L’assèchement de la pensée procédant de l’activisme pourrait donc à plus long terme appauvrir le rapport des étudiants aussi bien aux autres qu’à eux-mêmes : « tragiquement mutilés dans leurs capacités d’interactions fantasmatiques » (Canino, 1996, p. 57), ils risquent ainsi de payer cette accélération au prix fort, leur vie privée finissant par être atteinte à la mesure des dégâts occasionnés pour le moi et le patrimoine pulsionnel. Mais s’ils ne peuvent maintenir la répression, il se pourrait qu’il leur soit impossible de s’adapter à la situation préparationnaire. Tel est par exemple le cas de Julien, dont l’évolution au cours de la première année de classe préparatoire montre de façon criante comment le retour de questionnements personnels est susceptible d’ébranler massivement l’équilibre construit depuis la rentrée scolaire : au moment de cette troisième rencontre, qui fait suite à un premier entretien et à la passation du Rorschach et du TAT, il est en classe préparatoire depuis 5 mois. Ses résultats sont bons, il est apprécié de ses camarades et de ses enseignants. Pourtant, il se présente à cet entretien très déstabilisé et assez agité. Immédiatement, il évoque ses doutes : il pense de plus en plus arrêter la classe préparatoire à la fin de l’année car il ne supporte plus les exigences auxquelles il est confronté : « C’est beaucoup trop dur, il faut travailler tout le temps, tout le monde autour de moi veut mettre son grain de sel et me donner des conseils, mais ils peuvent pas comprendre ce que je vis. Chaque minute où je travaille pas, je me sens coupable ; j’ai envie de tout lâcher, mais j’ai peur de le regretter. » Cette remise en question, en outre, n’intervient pas n’importe quand mais semble liée à la réactivation des questionnements internes et des conflits, provoquée en partie selon lui par cette recherche à laquelle il a accepté de participer : « déjà que l’entretien avec vous m’avait pas mal chamboulé, mais en plus après avec les tests, là, devant la première image, je me suis rendu compte en racontant l’histoire du petit garçon que son père forçait à faire quelque chose que moi, pourtant, j’avais pas l’impression que mon père me forçait à faire quoi que ce soit. Ça m’a inquiété, j’ai pas compris pourquoi j’étais en train de penser à ça pendant les tests. » La question de l’assujettissement au désir de l’autre, ainsi, revient de façon presque explosive pour Julien, qui insiste sur son refus de s’appuyer sur les béquilles suggérées par son entourage – faire de la relaxation, ainsi que le lui conseille son oncle, ou engager un prof particulier pour le motiver comme le lui proposent ses parent – et plus encore d’étouffer ses interrogations et ses doutes : « J’ai peur de plus avoir envie de rien faire après la prépa si je continue, d’être dégoûté du travail ; j’ai peur pour la suite, que les choses soient irréversibles. Tout va trop vite, y a pas de place pour penser, même quand je me brosse les dents je pense encore aux cours. » Consentir à ne plus penser pour être plus efficace et, partant, à se soumettre aux contraintes extérieures alors même qu’il aurait la liberté de faire autrement, devient pour lui insupportable. Et de fait, il quittera finalement la classe préparatoire à la fin de la première année, les rencontres ultérieures montrant, à l’instar de plusieurs d’entre ceux qui, comme lui, ont fait ce choix, tout ce que cette décision a pu avoir pour lui de salvateur.
13 Mais qu’en est-il du plus grand nombre, de ceux qui choisissent de rester ? Face à de tels constats, nous ne somme pas loin de conclure, amère et résignée, que le niveau d’intensité et d’extensivité du travail en classe préparatoire est tel que les perspectives sont pour eux bien sombres. La situation est-elle à ce point obstruée ?
L’activisme en classe préparatoire : destin inéluctable ou faux problème ?
14 Les éléments issus de la clinique vont en réalité dans une direction un peu plus nuancée : si les répercussions générales du rapport des préparationnaires à leur travail dans leur espace privé ne sont pas à minimiser, il est important de souligner qu’aucun d’eux en revanche ne présente le tableau complet de l’activisme. En dépit de leur recours à cette stratégie défensive, il semblerait en effet que tous les espaces ne soient pas colonisés par les défenses et que certains puissent rester préservés. Malgré les efforts déployés pour privilégier l’efficacité de la cognition, la conflictualité psychique ne disparaît généralement jamais complètement ; bien qu’hétérogènes, les capacités à supporter l’angoisse sont ainsi perceptibles chez les étudiants, y compris lorsque les contraintes de travail se durcissent et même si les possibilités d’élaboration proprement dites paraissent réduites. En outre, l’évolution entre la première et la deuxième année de classe préparatoire, bien qu’à certains égards assez impressionnante du point de vue clinique, n’est pas à proprement parler confirmée par les épreuves projectives. En effet, aucun des étudiants ayant accepté la deuxième passation du Rorschach et du TAT, proposée 3 ans après la première, ne présente une rigidification patente des modalités défensives ou un appauvrissement évident des capacités fantasmatiques. Et de fait, il semblerait que les possibilités de recours non plus seulement à l’activisme mais également à la sublimation ne soient pas complètement entravées par l’organisation du travail en classe préparatoire. La mobilisation du processus sublimatoire semble ainsi permettre à certains étudiants de construire un rapport à leur travail plus hétérogène et plus souple que les lignes qui précèdent pourraient nous inciter à la croire. Pour quelques uns d’entre eux, la rencontre avec le dispositif préparatoire pourrait être beaucoup plus structurant qu’aliénant, constituant peut-être même dans certains cas une seconde chance pour leur subjectivité.
15 Par ailleurs, l’expérience de la classe préparatoire est une situation temporaire, dans laquelle les étudiants sont plongés deux ans, trois au maximum. De la situation à certains égards comparable des adolescents sportifs de haut niveau formés dans des centres d’entraînement, Carrier (1992) a pu soutenir l’idée que des symptômes pouvaient apparaître, parfois très inquiétants mais dépendant néanmoins avant tout de la pratique sportive. Plus précisément, ces symptômes perdureraient classiquement pendant toute la durée de la pratique sportive et pourraient se prolonger sur une période pouvant aller jusqu’à six mois après l’arrêt du sport ou la sortie des centres d’entraînement, sans que ce phénomène ne soit le signe d’une véritable pathologie chez le sujet. Les centres agiraient plutôt, pour reprendre les termes de l’auteur (p. 72), comme des créateurs d’« états-limites expérimentaux » et de fait, il est également bien connu en clinique du travail que lorsque la surcharge disparaît, les sujets ayant développé des comportements hyperactifs au travail retrouvent généralement un fonctionnement psychique qui n’a plus rien d’opératoire (Dejours C., 2004).
16 Dans cette perspective, les craintes de Julien relatives à l’irréversibilité des choses pourraient n’avoir que peu de fondements : en effet, la plupart des cliniciens s’intéressant au cas de ces étudiants insistent sur le changement de régime introduit à partir de l’entrée en grande école et sur ses conséquences vis-à-vis de leur économie psychique. La quantité de travail diminuant et le mode de vie changeant de façon assez radicale – les étudiants quittant généralement le domicile parental pour s’installer dans le campus de l’école –, ils ne pourraient plus, selon François-Poncet (2008, p. 28), éluder la question du sens ni celle de la séparation. Il leur faudrait alors s’approprier un projet personnel, renoncer aux fonctions narcissiques du cadre scolaire et à la maîtrise, afin d’élaborer l’expérience de la classe préparatoire dans un mouvement créatif. Plus encore, Delaigue (1998, p. 108) soutient que l’entrée en grande école signe la nécessité de sortir de l’idéal pour entrer dans la réalité, envisager l’avenir et affronter une évolution douloureuse pour, enfin, se découvrir soi-même. Le recours à l’activisme, dans cette perspective, pourrait finalement n’avoir aucune espèce d’importance, à l’exception du risque qu’il fait courir aux étudiants lorsque, les épreuves de concours terminées, ces derniers cessent de s’accélérer, rouvrant alors la voie à un retour possible de la pensée et de l’angoisse et, partant, à une déstabilisation de l’identité.
17 La recherche a toutefois mis en évidence un élément essentiel : l’intégration en grande école ne signe pas, loin s’en faut, l’arrêt de l’activisme. Si étonnant que cela puisse paraître au premier abord, la levée des contraintes à la suite des concours n’est en réalité que très relative. Tout autant sollicités qu’en classe préparatoire, bien que de façon différente (Dejours R., 2014), les étudiants se trouvent confrontés en grande école à une organisation du travail spécifique, au sein de laquelle la surcharge, centrale, ne permet qu’exceptionnellement la réouverture des espaces propices au questionnement personnel. Toutes les conditions sont de fait remplies pour que l’ennui, une fois de plus, soit peu ou prou banni de la grande école, tout comme il le sera d’ailleurs de l’entreprise, que les étudiants rejoindront pour la plus grande majorité d’entre eux à l’issue de leur cursus. L’activisme prend alors d’autres formes : se déclinant notamment dans le surinvestissement des activités associatives, il trouve un point d’appui non négligeable dans les alcoolisations massives et collectives, les pratiques de bizutage et le débridement sexuel, qui caractérisent leur quotidien et constituent le noyau des pratiques sociales qu’ils retrouveront dans le monde professionnel. Agent déterminant de l’arrêt de la pensée, renforcé par l’investissement quasi frénétique de l’agir et l’augmentation du niveau d’excitation, il participe de l’obstruction des capacités d’élaboration des conflits psychiques et peut dans certains cas empêcher leur émergence même. Certes mieux armés pour affronter la surcharge et les autres contraintes du monde du travail, les étudiants n’en demeurent pas moins relativement fragiles psychiquement : l’activisme, nous l’aurons compris, semble avoir à long terme des conséquences en termes d’épaisseur et de souplesse psychiques, compromettant ainsi leurs capacités de remaniement face aux événements graves ou importants de la vie. Dès lors, il ne peut être considéré comme un problème accessoire.
Conclusion
18 L’ennui n’est, pour reprendre les termes de Duverger (2016, p. 55), décidément pas à la mode. Mais, même s’il « est plutôt de bon ton aujourd’hui d’être hyperactif, débordé, accaparé » (ibid., p. 55), son éradication active, permise par le recours à l’activisme et telle que nous la constatons dans le cadre spécifique des classes préparatoires et des grandes écoles, n’est pas sans interroger le clinicien à divers égards, à commencer par celui du destin de la pensée associative et de l’activité fantasmatique. Plus précisément, la concurrence particulièrement élevée qui s’y déploie entre les investissements érotiques et les investissements sociaux pose de façon aiguë le problème de la possible mise en impasse du travail psychique propre à la fin de l’adolescence. En effet, si accéder à la formation des élites et la réussir brillamment est une chose, élaborer les conflits inhérents à cette période de transition en est une autre. En dépit de l’absence constatée de manifestation psychopathologique bruyante parmi nos étudiants, une interrogation demeure : l’épreuve de l’adolescence a-t-elle été surmontée ou seulement évitée ? Seule une exploration auprès de ces étudiants devenus adultes et insérés dans la vie professionnelle nous permettrait d’amorcer une réponse.
19 Et si nous n’oublions pas qu’en outre, la formation dispensée dans les classes préparatoires et les grandes écoles ne se limite pas à transmettre des compétences intellectuelles, mais que, dans la mesure où elle doit permettre aux étudiants d’assumer leur future place de dirigeants, elle propose également un modèle de valeurs, le problème se complexifie. L’activisme et le surinvestissement de la pensée efficiente ne se constituent en effet pas comme obstacles que vis-à-vis de l’activité fantasmatique, mais tendent aussi à fermer la voie au doute (Demaegdt, 2015) : comment supporter de s’interroger sur le sens, la justesse et les conséquences de ses actions alors que les efforts du sujet sont précisément orientés pour lutter contre l’angoisse et les sources de déstabilisation ? Question pour le moins difficile et à laquelle nous ne nous attellerons pas ici, mais qui ne peut manquer de nous interpeller sur un point épineux : celui des conséquences, du point de vue éthique, moral et politique, de la proscription de l’ennui et de l’enrayement de l’activité réflexive qui en découle dans le contexte si polémique de la formation des élites.
Bibliographie
Références bibliographiques
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- Estellon V., La passion de l’ennui, Adolescence, 1, no 33, 2015, p. 123-131.
- François-Poncet C.-M., Note de lecture. Colloque « Réussir, pour quoi faire ? Les grandes écoles, le temps du changement », Le Carnet Psy, 8, no 130, 2008, p. 14-28.
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Mots-clés éditeurs : Grande école, Adolescence, Classe préparatoire, Pensée, Activisme
Mise en ligne 08/11/2017
https://doi.org/10.3917/rfp.814.1020