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Article de revue

La résistance, résurgence du détruit-trouvé dans l’espace analytique ?

Pages 984 à 996

Notes

  • [1]
    Marie Papineau tient à remercier ses collègues professeurs Anne Lafontaine et Jean Descôteaux, ainsi que ses collègues cliniciens du groupe « Intervision » pour les discussions stimulantes qui ont nourri sa réflexion au sujet de ce texte. Elle veut également honorer la mémoire de Roy Ginsburg, psychanalyste, qui lui a enseigné les principes de l’analyse de la résistance.
La résistance accompagne la cure à chaque pas.
S. Freud
L’ennui, qui se glisse partout et nous pousse à désirer que finisse tout ce que nous entreprenons, que tout meure.
J. Green

1 Cette réflexion revisite les dynamiques de la résistance du patient et de la contre-résistance de l’analyste. La résistance est présentée à travers les écrits de Freud puis de ceux de Greenson, en incluant une description de ses manifestations. Une synthèse esquisse l’expérience du détruit-trouvé chez l’enfant avec un regard posé sur la notion de survivance de l’objet. La résistance est envisagée dans ses liens avec la résurgence du processus du détruit-trouvé dans l’espace analytique. À la suite d’observations sur le travail clinique de la résistance, le phénomène de la contre-résistance de l’analyste est abordé en considérant entre autres l’expérience de l’ennui, illustrée par un cas. Sur ces bases, la survivance de l’analyste face à la résistance du patient est considérée comme une position porteuse de réparation.

Du phénomène de résistance

2 Dans les Études sur l’hystérie (1895), Freud introduit pour la première fois la notion de résistance en se questionnant sur les obstacles qu’il rencontre au cours des séances d’analyse avec ses patients. Observant le travail analytique qu’il poursuit avec Elizabeth von R., Freud remarque que les associations de cette patiente se font parfois de façon fluide, les sujets abordés se succédant naturellement dans une séquence productive, alors qu’à d’autres moments, la patiente manifeste une inhibition d’origine inconnue. Lors de ces épisodes où l’aisance du propos est perdue, la patiente ne répond pas à l’invitation à associer librement, affirmant que rien ne lui vient à l’esprit. Après réflexion, Freud en conclut qu’une résistance est à l’œuvre qu’il décrit comme une force psychique s’opposant à ce que les souvenirs réprimés de la patiente deviennent conscients. À la suite de cette première investigation, Freud note avec attention les moments où ses patients manifestent de la résistance, examen qui lui fait réaliser que le phénomène de résistance est universel et inévitable dans l’analyse. En 1900, dans L’Interprétation des rêves, Freud compare la résistance à la censure présente dans le processus d’élaboration du rêve, énonçant qu’elles préviennent toutes deux le rappel. Dans le même texte apparaît cette définition souvent citée, à plus large empan que la première : « Tout ce qui interrompt le progrès du travail analytique est une résistance » (1900a, p. 517).

3 À la suite de ces observations de Freud, quelques grands auteurs, dont Glover, Anna Freud et Fenichel, ont développé leur pensée au sujet du phénomène de la résistance. Au cours du siècle dernier, Greenson a été l’un des rares auteurs ayant repris le flambeau pour continuer la réflexion sur la notion de résistance en analyse (1977). Il en systématise la compréhension en précisant que la résistance renvoie à l’ensemble des forces et des manifestations qui s’opposent au changement, préservant le statu quo de la formation de compromis des symptômes au détriment de la transformation et de la guérison. Il précise qu’elle englobe toutes les opérations défensives que le psychisme du patient met en place dans le cadre de l’analyse. Greenson rappelle qu’une des fonctions de la résistance est d’assurer l’évitement de la douleur que pourrait susciter la mise au jour d’un affect pénible, perçu comme un danger. Greenson ajoute que la résistance, quoi qu’elle soit associée à la base à cette visée défensive, porte en même temps le souhait d’être interprétée. Comme pour le mécanisme de la compulsion de répétition des enjeux psychiques découlant du principe de répétition présent dans la psyché, la résistance met en scène une réédition de scénarios provenant du passé du patient. La reproduction récursive de ces dynamiques sert à faire entrave au processus de changement, mais elle est également au service de la transformation, car elle a pour but ultime d’aider le patient à découvrir d’autres voies mieux adaptées. Gabbard énoncera plus tard que la résistance se présente comme un compromis issu de forces visant à la guérison et de forces qui s’y opposent (2010). Cet éclaircissement fait mieux comprendre l’affirmation de Greenson selon laquelle la résistance, assumant cette double fonction, se situe à la confluence des pulsions de vie et de mort.

De ses manifestations

4 Greenson (1977) donne plusieurs exemples des formes que la résistance peut prendre dans l’espace analytique. Ce faisant, il illustre l’observation de Freud (1900) qui notait que tous les comportements ou les attitudes du patient en analyse sont aptes à devenir des vecteurs de résistance. Le fait d’arriver en retard à la rencontre peut représenter une résistance, témoignant du désir du patient d’écourter la séance. La résistance peut prendre la forme d’un silence prolongé, exprimant que le patient résiste à communiquer ses pensées ou ses sentiments à l’analyste. Une variante du silence se produit lorsque le patient n’éprouve pas le désir de se livrer. Il n’a « rien à dire aujourd’hui », comme c’était le cas pour Elizabeth von R., et cette panne d’association peut être indicatrice d’une ambivalence habitant sa psyché. Ou alors le patient rapporte des faits superficiels, banals, possiblement pour éviter un sujet plus porteur de sens, en tournant en rond dans des contenus sans résonance ou affects, sans approfondissement de l’insight. La présence d’un secret peut exprimer que le patient cherche à maintenir un contenu caché, tout en annonçant l’existence de cette chasse-gardée. Il y a aussi les oublis et les omissions : absence à la séance, non rappel des contenus discutés précédemment, négligence de rapporter un évènement marquant. Les exemples énoncés renvoient à des signes relativement évidents de résistance. Greenson rappelle toutefois que le phénomène peut s’exprimer par des manifestations plus subtiles. Entre autres, le choix du sujet abordé par le patient, les habitudes stéréotypées de début et de fin de séance, ou un changement dans le ton de la voix peuvent dissimuler des résistances moins évidentes à percevoir.

5 Greenson souligne également que des formes plus organisées de résistance peuvent se manifester dans l’espace analytique, telle la résistance de caractère. Il définit cette dernière comme l’installation d’un mode où la résistance est quasi omniprésente dans le tissu de l’analyse, étant reliée à la personnalité du patient. Horner (2005) nomme ce type de manifestation plus élaborée « la résistance liée au problème relationnel central », expression qu’elle utilise pour décrire la résistance qui s’exprime en prenant la forme des dynamiques principales des relations d’objet du patient. Se présentant selon cette organisation monolithique, la résistance est massive et adopte un caractère défensif plus blindé. Cet exposé porte à réfléchir au continuum des diverses formes de la résistance au changement dans l’espace analytique. En effet, les résistances peuvent être, selon l’axe observé, de superficielles à encastrées, de ­circonscrites à massives, de passives à agressives.

6 Afin d’être en mesure de réfléchir aux liens entre le phénomène de la résistance et le processus du détruit-trouvé chez l’enfant, cette étape de développement sera maintenant présentée.

Du détruit-trouvé

7 Le processus du détruit-trouvé a d’abord été décrit par Winnicott (1969 ; 1975), puis systématisé par Roussillon (2007 ; 2009 ; 2010). Ces deux auteurs situent le détruit-trouvé dans le déroulement du développement de l’enfant après l’étape première du trouvé-créé, qui sera d’abord décrite, avant que soit résumée celle du détruit-trouvé.

8 Selon Winnicott, dans les premiers temps de sa vie, le bébé « crée » le sein de sa mère en l’imaginant à partir de traces d’expériences de satisfaction antérieures, contenues dans sa mémoire. Normalement, la mère présente le sein au bébé peu après que celui-ci l’a imaginé, ce qui fait que son imagination et l’apparition du sein sont pratiquement simultanées. C’est ce processus que Winnicott nomme le trouvé-créé : le bébé crée le sein et le « trouve » de façon synchronisée, si son environnement est suffisamment bien accordé à ses besoins, et cette expérience lui donne le sentiment agréable d’avoir lui-même créé sa propre satisfaction. Cette illusion de toute-puissance est caractéristique du narcissisme primaire dans lequel se situe le bébé à ce moment de son développement. Toutefois, il arrive que le processus du trouvé-créé ne se passe pas de façon optimale. Lorsque l’environnement n’offre pas une réponse suffisamment bien accordée, la mère présentant le sein de façon désynchronisée ou inadaptée au besoin du bébé, le sein imaginé par le bébé n’est pas trouvé dans la réalité. Quand l’écart entre le sein créé par le bébé et celui qui lui a été offert ou non dans la réalité excède les capacités du bébé, ce dernier a l’illusion d’avoir créé sa propre insatisfaction, et un noyau de désespoir se forme en lui.

9 En supposant que le processus du trouvé-créé se déroule bien, inévitablement, à un moment, le bébé fera l’expérience d’une certaine insatisfaction de son besoin, même si l’environnement s’avère suffisamment bon. En effet vient un temps où la mère reprend progressivement contact avec elle-même en tant que femme, et cette évolution peut faire en sorte que sa réponse au besoin du bébé soit moins adaptée qu’auparavant, par exemple si elle lui présente le sein un peu plus tard qu’à l’habitude. Lorsque ce moment de non-accordage se produit, l’insatisfaction liée à l’expérience de la non-synchronisation de la réponse avec son besoin suscite chez le bébé une rage destructrice envers sa mère. Il veut la « détruire ». À ce moment, la réponse de la mère à cet élan de destructivité du bébé est cruciale.

10 Bien qu’atteinte par l’expression de destructivité de son bébé, si la mère demeure tout de même présente et constante auprès de lui, elle « survit », c’est‑à-dire qu’elle est remuée mais reste égale à elle-même envers son bébé, sans exercer de représailles. C’est le processus du détruit-trouvé : le bébé a eu en quelque sorte le sentiment d’avoir, avec sa rage, détruit sa mère puisque celle-ci s’en est montrée atteinte, d’une certaine façon, mais il l’a aussi trouvée rapidement car elle a survécu à sa destructivité. Ce processus du détruit-trouvé marque la sortie du narcissisme primaire et l’entrée dans le narcissisme secondaire, car le bébé découvre peu à peu que l’autre est un objet réel qui a une existence à part entière, puisqu’il peut survivre à ses attaques. Le bébé perd donc graduellement l’illusion de toute-puissance qui lui faisait croire qu’il créait à lui seul sa propre satisfaction, et qu’en plus il possédait le pouvoir de détruire l’objet. En sortant ainsi progressivement du narcissisme primaire, il peut commencer à « utiliser » l’objet qui est devenu réel pour lui, afin d’obtenir la satisfaction de ses besoins. Le bébé développe par ce fait un noyau d’espoir et de confiance envers le monde. Pour arriver à utiliser l’objet, c’est-à-dire à pouvoir s’en nourrir et en retirer de la satisfaction, le sujet doit d’abord arriver à le percevoir comme un être distinct, qui existe à part entière. Le processus du détruit-trouvé constitue une étape cruciale du développement de l’enfant qui permet d’arriver à cette intégration de l’altérité, lorsque cette tâche psychique se passe suffisamment bien. Notons que le détruit-trouvé ne s’exprime pas toujours par une attaque intense, mue par la rage ; des formes plus modérées de cette dynamique relationnelle font également partie de cette étape de développement.

11 Le processus du détruit-trouvé peut toutefois se heurter à des difficultés. En effet, lorsque le bébé exprime sa rage destructrice envers sa mère, celle-ci peut exercer des représailles, en se retirant ou en démontrant de l’indifférence, en vivant de la culpabilité excessive ou en devenant surprotectrice. En ayant ces réactions, elle ne survit pas à la rage de son bébé. Ainsi, ce dernier a le sentiment d’avoir réellement détruit sa mère puisqu’il ne la « trouve » pas, la réponse de celle-ci étant trop différente de ce qu’il a connu auparavant. Dans ce cas, le bébé n’arrive pas à une résolution saine lui permettant de passer à l’étape du narcissisme secondaire, car son sentiment d’omnipotence n’est pas défié. Le bébé continue donc de se sentir tout-puissant et capable de détruire l’autre. La rencontre avec l’autre en tant qu’objet distinct ne se fait pas, et un noyau de culpabilité se forme en réponse au sentiment d’avoir détruit l’objet. Cet échec du processus du détruit-trouvé fait en sorte que le sujet n’arrive pas à utiliser l’objet, c’est-à-dire qu’il ne se montre pas capable d’interagir avec le monde extérieur tout en demeurant autonome et indépendant.

En résurgence dans l’espace analytique

12 À plusieurs reprises, Roussillon (1994 ; 2007 ; 2009) émet l’idée que le patient rejoue ce processus du détruit-trouvé dans l’espace analytique. Suivant cette thèse, le patient éprouverait le désir de détruire l’analyste afin de le trouver, reprenant ainsi l’étape de développement du détruit-trouvé afin de parvenir grâce à la cure à une résolution qui n’avait pas été atteinte de façon concluante durant l’enfance. Cet affrontement dirigé vers la personne de l’analyste, motivé par la recherche d’une issue réparatrice au détruit-trouvé, peut se déployer avec plus ou moins de force. Comme pour le bébé avec sa mère, l’élan de destructivité n’est pas toujours incarné dans une attaque intense. Selon Roussillon (2010), en plus de se manifester par l’agressivité envers la personne de l’analyste, la destructivité du patient peut également prendre la forme d’une attaque au travail thérapeutique lui-même.

13 Ces propositions pavent le chemin à la réflexion sur les liens existant entre le processus du détruit-trouvé et le phénomène de la résistance. Suivant l’hypothèse de Roussillon, un patient qui invectiverait son analyste en lui déclarant qu’il le trouve méprisant pourrait, inconsciemment, répondre à un élan de le détruire afin de le trouver. En ce sens, cette dynamique d’affrontement pourrait être comprise comme la réapparition du détruit-trouvé dans l’espace analytique. Du point de vue de la résistance, en gardant le même exemple, le patient qui provoque l’analyste en le traitant de méprisant pourrait souhaiter que cette attaque crée des répercussions dans la relation avec l’analyste et fasse ainsi dévier le cours de l’analyse. Le patient pourrait avoir perçu que le mouvement de ses associations menait vers la remontée d’un affect douloureux. L’attaque au porteur de changement aurait pu alors se déployer afin d’éviter la prise de conscience de ce contenu.

14 Quand les manifestations de destructivité sont plus directes et intenses, dirigées vers la personne de l’analyste, il semble aisé d’imaginer que ces attaques teintées d’agressivité peuvent à la fois représenter la résurgence du processus du détruit-trouvé et mettre en œuvre une forme de résistance au changement. Qu’en est-il quand l’attaque faite à l’analyste est plus indirecte, plus subtile, se développant avec moins de véhémence ? Par exemple, le patient pourrait parler d’un livre qu’il a lu, lecture intéressante qui lui a fait comprendre ses dynamiques relationnelles, insinuant de cette manière indirecte que l’analyste ne l’aide pas. Cette attaque moins active pourrait représenter un compromis entre une propension à rejouer le détruit-trouvé dans la relation avec l’analyste et la culpabilité générée par cet élan. L’expression détournée de l’insatisfaction pourrait également être interprétée comme une résistance au changement, le patient exprimant à l’analyste : « Vous ne me satisfaites pas complètement. Je me dis que ce que je trouve ailleurs fonctionne mieux. En établissant ce compromis, j’évite de changer, tout en allant quand même un peu dans le sens du changement. »

15 Adoptant un autre mode d’expression révélant à la fois la résurgence du détruit-trouvé et la résistance, le patient pourrait viser par son attaque l’activité même du travail thérapeutique. Du point de vue de la résistance, le patient exprimerait alors : « Je ne me prête pas à ce jeu auquel nous avons convenu de nous adonner ensemble. Ainsi, il n’y a pas de risque que je puisse changer. » Les manifestations de résistance décrites plus haut – le retard, le silence, la panne de matériel, la banalité du propos, le secret, l’oubli – se décodent facilement de cette façon. Cette fois, c’est le lien avec la résurgence du détruit-trouvé qui exige un examen plus approfondi. Lorsque le patient refuse par ces manifestations de s’adonner au jeu de l’analyse, il pourrait vouloir atteindre l’analyste en lui exprimant : « Je ne fais plus cette activité que nous aimons tant faire ensemble. » Ici, l’élan du patient serait de détruire le processus de symbolisation même, supprimant ainsi le lien qui l’unit à l’analyste, tout en souhaitant que ce dernier survive à cette attaque.

Du travail clinique

16 Examinons maintenant comment ces manifestations peuvent être travaillées dans le cadre de l’analyse. Dès 1895, Freud propose quelques éléments de travail clinique en lien avec le maniement de la résistance du patient. Il souligne l’importance de se rappeler que les résistances ne peuvent être dissoutes que lentement et avec beaucoup de patience. Le premier pas, dit Freud, est de transmettre au patient la connaissance des processus psychiques, afin que ce dernier se rallie à l’idée d’observer ses propres manifestations de résistance avec intérêt et curiosité, en prenant la posture d’investigateur de sa psyché. Dans le même sens, Fenichel (1941) suggère de commencer par communiquer tout simplement le fait au patient : « Vous êtes dans un état de résistance. » Freud conseille aussi de chercher, de concert avec le patient, les fonctions de la résistance qui se manifeste, affirmant que c’est cette découverte des motifs sous-jacents qui fera perdre à la résistance sa valeur et sa force. Greenson (1977) reprend les recommandations de Freud et divise ce travail long et patient de l’analyse de la résistance en quatre étapes qu’il nomme la confrontation, l’éclaircissement, l’interprétation et la perlaboration. Ces étapes seront à refaire plusieurs fois dans le cours du traitement, afin de consolider les élaborations de sens qui en sont ressorties.

17 Fenichel recommande également de toujours débuter par le travail clinique de la résistance avant de passer à l’interprétation du contenu masqué par la résistance. Cette règle de base de la préséance de l’analyse de la résistance sur tout autre travail d’interprétation, qui avait déjà été évoquée par Reich (1933) sera résumée plus tard par Ginsburg (1999) en ces termes : « Go with the resistance first », ou « Allez avec la résistance en premier. » Greenson (1977) aborde le sujet du défi contenu dans le travail clinique de la résistance. Il note qu’en réponse à une manifestation de résistance, l’analyste se sent souvent dans un état inconfortable d’ambivalence. D’un côté, il hésite à se lancer dans le travail interprétatif puisque celui-ci mènera sans doute à l’exploration d’éléments qui pourraient perturber le climat de l’alliance. D’un autre côté, si la résistance n’est pas abordée, le travail interprétatif, qui est déjà freiné par la résistance, demeurera improductif. Greenson en conclut qu’un certain courage est nécessaire de la part de l’analyste afin d’aborder le travail des résistances.

De la contre-résistance

18 Cet aspect du défi posé par le travail clinique des résistances conduit à la réflexion sur le sujet du phénomène de la contre-résistance de l’analyste. Bien que le terme contre-résistance ait été introduit assez tôt dans le vocabulaire psychanalytique par Glover (1955), la notion n’a pas reçu la même attention que le concept-clé du contre-transfert. Afin de bien cerner le sens du terme, les considérations qui suivent au sujet de la contre-résistance de l’analyste seront développées en faisant des liens avec la description de la notion cousine du contre-transfert, et le propos s’appuiera sur l’évolution de cette dernière à travers le temps.

19 Dans sa description de la contre-résistance, Glover avait cru bon de rappeler que l’analyste demeure comme les autres aux prises avec ses névroses. Ainsi, tel analyste pourrait inconsciemment résister au changement de son patient afin de demeurer investi dans la perpétuation de la « folie-à-deux » de leurs enjeux dynamiques partagés. Tel autre, perçu comme tout-puissant par le patient, freinerait à son insu le changement pour rester dans cette position gratifiante. En 1912, Freud mettait déjà en garde les médecins pratiquant l’analyse contre l’« orgueil de l’analyste », disposition qui risque de faire obstacle à la terminaison de la cure. Poursuivant inconsciemment le motif inverse, certains pourraient se priver d’éprouver la satisfaction provenant du succès d’une analyse difficile à mener, en sabotant cette réussite professionnelle, selon le principe de la victoire évitée que Freud dépeint dans son texte « Ceux qui échouent devant le succès » (1916d). En plus de souhaiter freiner pour divers motifs le changement du patient, l’analyste pourrait aussi résister à son propre changement. Freud écrivait à ce sujet qu’aucun analyste ne peut aller plus loin que ses propres complexes et résistances internes ne le permettent (1910). Ces premières observations au sujet de la contre-résistance de l’analyste pourraient être comprises comme des illustrations d’une définition étroite du terme (Gabbard, 2010), s’apparentant ainsi aux premières descriptions du contre-transfert qui faisaient référence de façon plus pointue au vécu inconscient de l’analyste évoqué par le patient (Freud, 1905). Pareillement, la contre-résistance renverrait ici à la résistance inconsciente de l’analyste face au changement.

20 En élargissant la portée du terme, la notion de contre-résistance inclurait l’ensemble des réactions inconscientes que l’analyste éprouve en réponse aux manifestations de résistance du patient. Ogden (1994) avait apporté l’idée que les réactions contre-transférentielles intègrent autant les contributions provenant du thérapeute que celles étant issues du patient. Dans le cas de la contre-résistance, il s’agirait de se demander de quelle façon la psyché de l’analyste réagit à celle du patient qui résiste, quand ce dernier met en place des manifestations qui tentent de neutraliser le changement. Ici, plutôt que de considérer plusieurs exemples de réactions de contre-résistance – ou d’inter-­résistance – un cas de figure a été choisi, et une analyse plus élaborée en sera faite. Cette observation clinique plus approfondie porte sur un type spécifique de contre-résistance de l’analyste, soit l’expérience de l’ennui, qui apparaît dans une séance donnée alors que cette analyse se déroule habituellement de façon productive.

Du cas de l’ennui

L’ennui est un vampire à qui l’âme est livrée en proie.
H.F. Amiel

21 Imaginons qu’une patiente parle depuis le début de l’heure d’un évènement survenu le matin même à son travail, incident qu’elle relate en restant en surface. Elle donne des détails inutiles, semble déconnectée de ses affects, n’apporte pas d’associations spontanées, comme si elle glissait sur le contenu. Assez rapidement, l’analyste commence à avoir du mal à penser, est distrait par des pensées tangentielles. Physiquement, il éprouve une légère torpeur. Il réalise peu à peu qu’il n’aime pas ressentir cet état morne qui réduit son énergie et embrouille sa vivacité d’esprit habituelle. Il regarde l’heure. Seulement un quart de la séance s’est écoulé. Le temps est comme suspendu. Il essaie de se secouer et de s’intéresser aux propos, mais en vain. L’ennui s’est ­insidieusement installé.

22 Dans son essai On the Psychology of Boredom, Fenichel (1951) dépeint l’ennui comme la coexistence du besoin et de l’inhibition de l’activité, ainsi que la recherche d’un stimulus et l’insatisfaction vécue en lien avec le stimulus disponible. Dans le cas présent, l’analyste recherche le plaisir du travail d’élaboration psychique qu’il aime faire, mais la possibilité de mener cette activité lui est dérobée ; il souhaite la présence d’un discours stimulant, et est insatisfait de se voir offrir par la patiente des propos vidés de leur sens. Le processus de symbolisation est arrêté, tant pour l’analyste que pour la patiente. Greenson (1977) remarque que l’ennui de l’analyste peut signifier qu’une résistance est en place et que l’analyste ne l’a pas encore détectée.

23 « Je hais l’ennui plus que la mort », se dit l’analyste à lui-même, se rappelant la citation de Mme de Sévigné. Cette association lui fait prendre un peu de recul et il constate qu’il se sent englué dans l’ennui, comme dans des sables mouvants. Il se dit qu’une résistance est certainement à l’œuvre. Qui est mort ? se questionne-t-il. C’est sa capacité à penser qui est morte. Qui hait-il ? Ce doit être sa patiente qu’il hait, puisqu’elle le condamne sans merci à l’engourdissement de l’esprit, à l’incuriosité. Quel contraste ! La veille, vers la fin de la séance, ils avaient construit à deux une interprétation fort touchante. Il en avait été ému. Peut-être trop ? se demande-t-il. Pourquoi Mme de Sévigné ? Une femme très lettrée, comme la patiente. Il se rappelle une peinture qu’il a vue de la marquise. « On dirait que... vous ne voulez plus que nous réfléchissions ensemble », a-t-il le courage de dire à la patiente. D’un ton sec, elle répond : « Pourquoi penserions-nous ensemble ? Vous n’existez pas ! » L’analyste, quoique quelque peu ébranlé par l’invective de la patiente, lui demande qu’elle lui en dise plus sur ce qu’elle veut lui exprimer. Elle lui dit : « Vous n’existez que dans ce bureau ! » De retour chez elle après la séance du jour précédent, elle s’était sentie seule : « Rien autour de moi à quoi m’attacher. Dans ma poitrine, comme un étranglement de vie. Un désir d’être quelqu’un d’autre. » Puis elle reproche à l’analyste d’avoir fini abruptement la séance, la veille. Il lui demande ce qu’elle a ressenti alors. Le jeu de la cure a repris son cours. La brume de l’ennui s’est dissipée.

24 Analysons l’ennui dans cette courte scène. Greenson (1977) observait que l’ennui, même s’il peut être interprété de différentes façons, représente toujours une défense contre des élans inacceptables. Selon cette thèse, tant dans le discours endormant du début de la rencontre que dans l’appesantissement induit chez l’analyste, l’ennui qui s’est infiltré pourrait être la résultante de la double répression de la colère et de l’attirance fusionnelle, de part et d’autre. Analysé selon l’angle de la résistance, le matériel ennuyant de la patiente pourrait être décodé ainsi : « Ne voulant pas changer, je défais les progrès accomplis hier. Par l’abrutissement de mes propos sans vie, je nous emprisonne dans le néant. De plus, puisque le travail de l’analyse m’a fait contacter cet ennui sourd hier soir, ce vide qui m’a fait peur, j’évite à tout prix de ressentir ces affects mortifères. Alors j’anesthésie la parole. » En empruntant cette fois l’angle du détruit-trouvé, la compréhension pourrait être : « Et vous, je veux vous détruire puisque vous me faites vivre de la rage impuissante en ne répondant ni à mes besoins ni à mon désir. En vidant de sens les mots, j’atteins les parties les plus vitales de vous : votre appareil à penser, votre désir d’aider. Puisque je dépends de vous, je ne veux pas que vous existiez. Mais au fond de moi j’aspire à vous trouver, pour que vous cessiez de n’être qu’une partie de moi. »

25 Lehmann (2013) affirme que s’il ne met pas en scène l’expérience de la destructivité, le patient n’arrive jamais à placer l’analyste « au-dehors » de lui et donc ne peut rien faire de plus que l’expérience d’une sorte d’auto-analyse, en utilisant l’analyste comme une partie de lui-même. Dans ce cas, le patient peut prendre un certain plaisir au processus analytique, mais il ne change pas fondamentalement. En fait, il ne veut pas changer. Il résiste au changement en prenant l’analyste en otage, en en faisant sa proie. La résistance, afin d’entraver le processus de changement, s’en prend au porteur du changement. Elle veut « tuer le messager » du changement, en quelque sorte. La résistance serait-elle un point d’ancrage privilégié pour la résurgence du détruit-trouvé dans l’espace analytique ?

De la survivance de l’analyste

26 Dans la vignette présentée, l’analyste prend conscience de sa propre réaction de contre-résistance et réfléchit à celle-ci, auto-analyse qui lui permet de se dégager peu à peu de l’embourbement de l’ennui. Il reprend son rôle d’investigateur de la psyché et survit aux attaques de la patiente en demeurant suffisamment constant et présent. Il se montre légèrement atteint, mais demeure égal à lui-même, sans altérer la qualité de son lien avec la patiente. L’analyste se recentre sur le dégagement du sens. Il se rend ainsi « utilisable », la patiente faisant la rencontre d’un objet qui survit à ses attaques et reste bien vivant, ayant ses propres réactions et comportements. Cette survivance de l’analyste ébranle l’illusion de la patiente d’être la seule qui puisse donner satisfaction à ses besoins.

27 Approfondissant la portée de la constance que l’analyste maintient en réponse aux élans de destructivité du patient, Lehmann note que non seulement l’analyste doit y survivre, mais également que la technique et le cadre doivent subsister (2013). Ainsi, l’analyse offre la constance nécessaire au patient pour que se produise une transformation dans la structure dynamique de sa psyché. À travers le processus itératif d’une série de résistances et d’élans de destructivité agis et interprétés se tissent la complexification et le nuancement de la psyché du patient. Et voici que le patient s’ouvre à la possibilité de prendre en compte la réelle présence de l’autre, de se sentir à l’aise dans le fait d’être seul en face de l’autre qu’il reconnaît à part entière. C’est la rencontre avec l’altérité.

Références bibliographiques

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Mots-clés éditeurs : Ennui, Survivance, Contre-résistance, Résistance, Détruit-trouvé

Date de mise en ligne : 08/11/2017

https://doi.org/10.3917/rfp.814.0984

Notes

  • [1]
    Marie Papineau tient à remercier ses collègues professeurs Anne Lafontaine et Jean Descôteaux, ainsi que ses collègues cliniciens du groupe « Intervision » pour les discussions stimulantes qui ont nourri sa réflexion au sujet de ce texte. Elle veut également honorer la mémoire de Roy Ginsburg, psychanalyste, qui lui a enseigné les principes de l’analyse de la résistance.

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