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Article de revue

Le Père Noël. Un rituel œuvrant à transitionnaliser la séparation

Pages 133 à 146

Notes

  • [1]
    Winnicott (1963, p. 153) stipule qu’un objet n’est bon pour le nourrisson qu’à la condition d’être créé par lui ; « Pourtant, pour être créé par lui, il faut que l’objet soit trouvé ; c’est un paradoxe qu’il faut accepter comme tel. »
Si un adulte exige trop de la crédulité des autres, en les obligeant à admettre qu’ils partagent une illusion qui n’est pas vraiment la leur, c’est un signe de folie.
D.W. Winnicott (1951, p. 17).

1 Les enfants attendent toute l’année la venue du Père Noël le soir du 24 décembre. Ce personnage qui rythme leur vie s’avère solidement ancré dans la culture occidentale. Les raisons de ce succès restent toutefois assez énigmatiques. On peut interroger les desseins inconscients qui poussent les adultes à mettre chaque année en scène la venue de cet être fictionnel. N’aurait-il pas des vertus psychiques cachées ? Pour comprendre lesquelles, nous proposons d’étudier les ressorts inconscients de cette tradition.

2 Tandis que la plupart des histoires qu’on raconte à l’enfant lui sont présentées comme des fictions, celle du Père Noël lui est imposée comme « vraie ». Les adultes créent cette illusion chez l’enfant. Or, ce faisant, ils l’entraînent vers une cuisante déception. Nous nous intéresserons ici au rôle fondateur de la déconvenue vers laquelle les parents entraînent l’enfant en introduisant cette croyance dans sa vie. À travers ce mensonge éphémère, nous verrons que les adultes préparent à leur insu leur propre mise à mort. Au moment où il cesse d’y croire, l’enfant fait en effet le deuil d’une relation idéalisée à ceux qui ont abusé de sa confiance. La fin de ce culte éveille des doutes concernant la bienveillance des adultes. La déception créée par la mort de l’icône de Noël favoriserait un éloignement entre l’enfant et ses parents. Inconsciemment, ces derniers trouveraient dans cet objet culturel un outil propre à transitionnaliser la violence inhérente au processus de maturation enfantin, en la ritualisant. Nous montrerons que le Père Noël, avec la désillusion brutale qui lui va de pair, contribue à faire émerger l’hostilité familiale latente et à la sublimer. Cependant, avant d’analyser sa fonction structurante, il importe d’étudier l’aspect rituel de sa coutume.

Un rite de passage

3 Beaucoup de parents utilisent le Père Noël pour obtenir l’obéissance de l’enfant, à qui il est demandé d’être sage en l’attendant. Grâce au « monsieur qui voit tout et sait tout », les adultes peuvent se prévaloir de plus d’exigences vis-à-vis de l’enfant. Les parents rehaussent leur autorité le temps que règne la possibilité d’user de cette menace fatidique : « si tu n’es pas sage, le Père Noël ne viendra pas ! » Mais, au-delà, les parents répètent l’expérience qu’ils ont eux-mêmes entretenu vis-à vis de ce moment de l’enfance, transmettant insensiblement le plaisir ou/et le déplaisir associés à la leur. Certains trouvent dans cette fête l’occasion d’offrir à leur enfant les marques d’affection qu’ils estiment ne pas avoir reçues ; d’autres s’évertuent à lui faire vivre un bonheur identique à celui qui fut le leur jadis. Cependant que d’autres encore refusent de « trahir » l’enfant en lui faisant croire au Père Noël, sous le prétexte qu’ils ont eux-mêmes souffert en s’apercevant qu’il n’existait pas. Il est vrai que l’existence de ce personnage féérique repose sur un mensonge. Un véritable complot est fomenté par la société tout entière, puisqu’au-delà des parents, les enseignants, les commerçants et même les frères et sœurs aînés s’allient pour le faire exister. En Occident, tout le monde s’unit pour ensorceler des générations d’enfants. Cette solidarité s’explique par la fonction sociale de cette coutume, qui représente un véritable rite de passage. Malgré leur déception, les enfants ressortent en effet grandis par la découverte de l’inexistence de leur ex-héros. Autour de la vie et de la mort de cet être de fiction se joue l’intronisation de l’enfant à une place nouvelle. En compensation du désarroi que provoque la disparition du personnage miraculeux qui a bercé une période révolue de sa vie, l’enfant entre dans « la cour des grands ». En retour, il aura pour tâche de s’allier aux adultes pour faire perdurer chez ses frères et sœurs cette croyance qui n’est plus la sienne. Il est ainsi accepté que le Père Noël n’existe plus, car cette désillusion signe une maturité nouvelle. Or le processus psychique qu’implique cette maturation dépend d’interactions complexes, dans lesquelles l’enfant est successivement poussé à croire ses parents, puis à se sentir trahi par eux.

Une illusion au service de la désillusion

4 La croyance fait naturellement partie du développement psychoaffectif de l’enfant. Elle concerne en premier lieu ceux qui sont pour lui des dieux : ses parents. Les croyances que l’enfant nourrit à leur égard visent à les ériger en tant qu’idéal. Le petit enfant idolâtre ses parents car il a besoin de se sentir entouré par des êtres parfaits. Il est à tel point vital pour l’enfant de se sentir protégé par des parents infaillibles que si ce n’est pas le cas, il dénie les carences qu’il perçoit chez eux. L’enfant s’accommode des défaillances de ses aînés en étouffant son esprit critique. Il se protège en modifiant sa perception de la réalité. Il se soumet alors aux circonstances de vie défavorables auxquels il est astreint en incorporant en lui la destructivité qui en découle (Winnicott, 1960). À l’inverse, tout enfant doit, un jour ou l’autre, remettre en cause ses figures d’attachement. Si des situations de satisfactions répétées ont créé la mère en tant qu’objet, si l’objet-mère naît dans la satisfaction, par contre les yeux de l’enfant ne s’ouvrent définitivement que dans la frustration, dans la haine (Botella et Botella, 1982).

5 Ainsi, dans la croissance affective de l’enfant, apparaît nécessairement un tournant durant lequel l’expérience la plus importante par rapport à l’objet repose sur la haine de cet objet. La haine fait partie du processus de création de l’objet. Selon Winnicott (1963, p. 155) les carences de l’adaptation de l’environnement ont une valeur positive dans la mesure où le nourrisson peut haïr l’objet, c’est-à-dire peut conserver l’idée d’un objet éventuellement capable de le satisfaire tout en reconnaissant que cet objet n’a pas réussi à se comporter d’une façon satisfaisante. La carence de l’environnement joue ainsi un rôle positif, en autorisant l’enfant à le rejeter. C’est une des fonctions dévolues au Père Noël. En fournissant ce rituel aux familles, la culture les dote d’un outil facilitant la construction de la séparation. De la même façon que l’enfant « crée [1] » un objet déjà-là, disposé pour lui par sa mère, les parents puisent dans la culture un objet œuvrant à conflictualiser la relation à l’enfant. Quand cette croyance s’interrompt, l’enfant fait en effet l’expérience d’un renoncement. Suite à cette désillusion brutale, génératrice de souffrance et d’amertume, il se retrouve seul face à ses parents. C’est ici que réside l’enjeu de ce culte temporaire : sa fin est synonyme de deuil. En même temps que l’enfant « perd Noël » il remet en cause son attachement aux parents. Cet objet aide ainsi le sujet à transformer sa destructivité interne en agressivité (Winnicott, 1954) ; l’enfant trouve un support réel sur lequel loger sa haine : les parents qui l’ont trahi ! Le Père Noël induit ainsi un mouvement d’« anaclitisme négatif » (Guillaumin, 2001). Parents et enfants s’appuient inconsciemment sur lui pour ritualiser la violence nécessaire à une prise de distance. Désormais, entre eux, l’union ne sera plus synonyme de fusion.

6 L’illusion qu’il existe quelque part dans un pays lointain un personnage thaumaturge capable de tout voir et de satisfaire tous ses désirs avait quelque chose d’enivrant pour l’enfant. Le don d’ubiquité du Père Noël, loin de l’étonner, le rassurait au contraire. À l’instar de la mère anticipant les désirs de son bébé, le Père Noël possède effectivement une toute-puissance source de satisfaction. Dans un premier temps, l’enfant désire donc croire en ce personnage, et ce coûte que coûte ! D’ailleurs, c’est l’observation inopinée de l’intensité de ce besoin qui m’a conduit à m’intéresser au Père Noël. En effet, à l’occasion d’un réveillon, alors que l’un des invités endossait le fameux déguisement, il tomba nez à nez sur l’un des enfants. Or, bien que ce garçon de six ans ait surpris un Père Noël sans barbe, sans bonnet et doté d’un visage des plus familiers, une fois le costume endossé, le subterfuge mal ourdi fonctionna malgré tout. L’enfant contemplait avec une admiration sans borne l’être divin qui pénétra dans le salon ! L’échec de la mise en scène n’enleva finalement rien à l’émerveillement des jeunes convives. La sacralité de cet adulte était acquise, et ce malgré sa maladresse. Apparemment, rien ne pouvait empêcher les enfants de vénérer leur héros de Noël. Si ce n’est le temps… À l’instar de l’objet transitionnel, le Père Noël est en effet voué à disparaître. Sa durée de vie est limitée. Les adultes qui déploient toutes leurs ressources pour le rendre réel jouent un jeu dont la finalité est connue : l’enfant cessera forcément d’y croire.

7 Auparavant, il désirait d’autant moins douter de l’existence du Père Noël que c’était ses parents qui l’avaient certifié réelle. Aussi, lorsque l’enfant entend ses camarades dire que « Le Père Noël, c’est les parents », il dénie cette information. L’idée que ses parents auraient pu lui mentir lui est en effet intolérable. Il fait donc d’abord taire ses soupçons, avant que le déni ne laisse progressivement place au doute. Untel, restant éveillé pour attendre le Père Noël, croise par mégarde sa mère les bras chargés de cadeaux. Untel observe que l’homme au costume rouge porte les mêmes chaussures que son père. Un autre, s’étonne qu’il n’y ait pas de cheminée chez lui, pendant qu’un autre encore associe maintenant le camion de pompier que ses parents ont acheté au supermarché et celui que le Père Noël a soi-disant apporté. Des suspicions commencent ainsi à poindre. Mais elles sont difficilement supportables : est-il possible que les adultes mentent ? Qui croire ? Les camarades d’école venant troubler la dévotion de l’enfant ; ou les adultes sur qui il a porté toute sa confiance ?

8 L’enfant tombe de haut en s’apercevant que ses parents l’ont trompé. Dès lors, leur parole perd de son prestige. L’interruption de cette croyance entraîne ainsi une profonde remise en cause de l’énoncé parental. En éliminant de son esprit la représentation fantasmagorique d’un personnage tout en générosité et en puissance donatrice, il renonce en effet parallèlement à l’idéal de parents infaillibles. Cette tradition œuvre ainsi à une prise de conscience : le rapport aux parents n’est ni aussi simple, ni aussi parfait qu’il n’avait semblé auparavant. À l’instar d’Alice achevant son voyage au pays des merveilles, l’enfant qui perd Noël s’extirpe de l’illusion d’un monde merveilleux, a-conflictuel. Il commence à se détacher de ses parents à travers une conception hostile de leur comportement, conception qui correspond ni plus ni moins au rôle que Freud (1909) octroya au roman familial : « activité fantasmatique [qui] prend pour tâche de se débarrasser des parents, désormais dédaignés ».

9 À ce titre, le rite de Noël fournit un support essentiel pour l’acquisition d’un « droit à douter » du caractère incomparable et unique des parents et de leurs affirmations (Mijolla-Mellor, 2002). Au-delà des cadeaux, le moment de Noël éveille ainsi l’hostilité qui traverse inconsciemment le rapport parent-enfant. Les offrandes ne constituent en fait que les préparatifs d’un sacrifice. Ce rite anticipe la création de fantasmes aussi violents que nécessaires. Pour mieux appréhender cette face cachée du Père Noël, étudions les rites et les mythes qui l’ont précédé.

D’effrayants rituels

10 Le Père Noël est une figure syncrétique dans laquelle se mêlent différentes divinités. Odin semble être la plus ancienne d’entre elles. La légende raconte que, la nuit du 21 décembre, ce dieu nordique distribuait des cadeaux dans les chaussettes des enfants sages et des cendres dans celles des enfants indociles. La venue de cet avatar antique du Père Noël était ainsi synonyme de danger mortel. Dyonisos, un autre ancêtre du Père Noël exprime des fantasmes plus inquiétants encore. Sa naissance ayant été conçue comme une menace mortelle pour Zeus, celui-ci désirait l’éliminer. Il fut donc placé sous la protection des Courètes crétois qui effectuèrent des danses guerrières bruyantes pour couvrir ses pleurs et cacher son existence (Defrenet, 2001). Mais ce stratagème échoua. Envoyés par Zeus, les Titans, déguisés, tendirent un piège au bébé. Pour l’amadouer, ils lui offrirent des jouets : une pomme de pin, des poupées articulées, des pommes d’or, une touffe de laine, un jeu d’osselet, et un miroir (ibid.). Profitant de la distraction du nourrisson, en train de se contempler dans le miroir, les Titans l’égorgèrent, avant de le déchirer à mains nues ! Les présents dont on gratifie l’enfant ne représentent donc ici qu’un artifice destiné à l’assassiner.

11 Si Claude Lévi-Strauss (1952) a stipulé que le rite du Père Noël consacrait une transaction entre les morts et les vivants, on constate que cette fonction est ancienne. D’ailleurs, les Anthestéries, les fêtes grecques dédiées à Dyonisos, étaient liées au culte des morts. Durant les trois jours que duraient ces réjouissances, les esclaves étaient totalement affranchis, se voyant octroyer des droits égaux aux citoyens. Le troisième et dernier jour des festivités, tout le monde consommait une bouillie de graines, les panspermia, bue en offrande aux âmes des défunts (ibid.). Durant l’antiquité romaine, une tradition appelée les Saturnales succéda à cette coutume. Les romains honoraient Saturne en s’offrant des présents, et, comme pour les Anthestéries, les esclaves étaient transitoirement libres. Ils revêtaient les habits de leurs maîtres et occupaient leur place en se faisant notamment servir par eux. Les positions hiérarchiques et les barrières sociales étaient ainsi momentanément suspendues. De même, le travail ainsi que les exécutions cessaient, tandis que les tribunaux et les écoles fermaient.

12 Les fêtes médiévales qui succédèrent aux rites antiques précédents allaient conserver un lien étroit avec eux. Notamment en ce qui concerne la levée temporaire des interdits et l’apparition de moments d’anarchie. Durant ces fêtes les antagonismes entre la jeunesse et le monde adulte étaient exacerbés. La nuit de Noël, les jeunes, pour la plupart des adolescents, se grimaient de façon effrayante et prenaient possession des rues pour quémander des friandises ou de l’argent. Les offrandes qui leur étaient faites répondaient à un processus de compensation rituelle : des victuailles ou la mort. Les jeunes quêteurs étaient en effet fantasmatiquement dotés du pouvoir de maudire ceux qui leur refusaient des dons (Van Gennep, 1987). Parfois ces derniers mettaient réellement leur vie en péril. Durant la Renaissance, les bandes d’adolescents se livrèrent aux exactions les plus extrêmes : blasphème, vol, viol et même meurtre (Lévi-Strauss, op. cit.).

13 La violence exorcisée par ces anciennes traditions a perduré, de manière sans doute mieux sublimée, chez un récent ancêtre du Père Noël : Saint Nicolas. Dans plusieurs pays du Nord et de l’Est de l’Europe, la légende veut que ce Saint distribue des cadeaux aux enfants sages la veille du 6 décembre. On lui attribue le miracle des trois enfants. Miracle qui se décline comme suit : un paysan ayant envoyé ses trois fils aux champs, ceux-ci se perdirent. Chemin faisant, ils se retrouvèrent dans la maison d’un boucher qui les amadoua avant de les assassiner et de les découper en morceaux. Sept ans plus tard, Saint Nicolas trouve les trois enfants découpés dans le saloir du boucher et les ressuscite (Mazet, 2010). Cette histoire, où des enfants sont perdus par un parent, avant d’être tués par un adulte cruel, puis sauvés par un autre, diffuse un message d’avertissement. De façon quasi subliminale, la légende de Saint Nicolas égraine la violence qui se dissimule en arrière-plan de l’attachement tendre aux parents. La figure généreuse de Saint Nicolas et celle effrayante du boucher de la légende représentent les deux faces d’une même pièce : celui qui tue/celui qui sauve. Ce dédoublement évoquant l’hostilité qui nimbe la relation à l’enfant a pris une forme différente ensuite. En effet, à partir du quinzième siècle, quand Saint-Nicolas passe dans les maisons pour récompenser les enfants sages, un esprit monstrueux le suit. Ce sinistre compagnon chargé de punir les enfants récalcitrants est l’héritier du boucher de la légende, mais il est aussi l’ancêtre de l’effroyable Père Fouettard.

14 Ainsi, comme celle de Saint Nicolas, la figure bienfaisante du Père Noël reste accompagnée d’un double à l’aura maléfique. Cet amalgame métaphorise l’ambivalence qui tapisse les liens familiaux. Si, dans la réalité, les parents sont en effet ceux qui donnent la vie, dans le fantasme, ils peuvent néanmoins la prendre. Parce que l’enfant à tout à attendre de ses parents, inconsciemment il a aussi tout à en redouter. Aussi les adultes n’habitent pas seulement les rêves de l’enfant, mais interviennent aussi dans ses cauchemars. À l’instar du Père Noël et de son inquiétant double, ils sont tout à la fois objet d’amour et de crainte. L’enfant doit pouvoir faire cohabiter ces sentiments contradictoires, il doit tolérer sa destructivité à l’égard des adultes, tout comme il doit accepter qu’il en existe une de leur part. En mettant en scène les désirs meurtriers inconsciemment présents dans la famille, les rites liés à la période de Noël sont l’expression de l’ambivalence qui traverse les liens filiaux. Ils extériorisent les antagonismes sous-jacents au lien adulte-enfant, comme le fait encore secrètement le Père Noël. Icône principalement connue pour sa bienveillance, il est attendu de lui qu’il gratifie les enfants de cadeaux. Néanmoins, par-delà la générosité qu’on lui prête, il exprime lui aussi une violence latente. Il contribue au meurtre de l’enfant-roi, en même temps qu’il efface aussi la représentation de parents parfaits.

Un mensonge qui (après-coup) dévoile une vérité

15 Les croyances n’existent comme telles que lorsqu’elles se donnent la possibilité d’être fausses. L’écart entre la croyance et le savoir est le même que celui qui distingue la théorie et le dogme, la première est falsifiable tandis que le second est situé hors de la logique de la preuve (Brametz, 1997).

16 Ainsi, autour du sacrifice de la croyance au Père Noël, se joue l’avènement d’un nouveau rapport au savoir. La déconvenue de Noël crée un choc synonyme de changements. Elle sanctifie l’avènement de l’esprit critique. L’enfant est introduit à une représentation du monde différente, à la fois plus douloureuse et plus vivante. Lorsque l’image du bonhomme au costume rouge s’effrite, l’enfant remet non seulement en cause un discours parental auparavant synonyme de vérité, mais apprend de surcroît à investiguer par-delà l’aspect manifeste des choses. La découverte de l’inexistence du Père Noël modifie la relation que l’enfant entretient à l’idéal d’une connaissance perçue comme « vraie » parce que certifiée exacte par les parents (Chapellon, Truffaut, Marty, 2013). En ce sens, le rite de Noël introduit le principe de réfutation scientifique. L’enfant est initié à l’épistémologie. Il devient plus méfiant, mais aussi plus entreprenant. L’idée que certaines vérités peuvent être maintenues cachées le pousse à investiguer par-delà ce qu’on lui en dit. Le deuil de Noël conduit ainsi l’enfant à s’abstraire du discours des adultes. Pour aboutir à cette capacité de déconstruction intellectuelle, il a préalablement fallu qu’il s’aperçoive que les explications parentales avaient quelque chose de limitatif. Il est nécessaire qu’un sentiment de répression intellectuelle se fasse jour dans son esprit. Le Père Noël sert à ça. Il augure l’aveu que des connaissances restent à explorer. Aucune chose ne va de soi, et pour accéder au savoir, l’enfant doit apprendre à le conquérir. Il en va ainsi d’Œdipe, fuguant de chez ses parents adoptifs, pour s’en aller en quête de ses origines. En chemin l’adolescent rencontre la Sphinge, qui l’introduit à l’énigme de la différence des générations avec son intemporelle devinette… Il aura fallu qu’Œdipe se sente suffisamment insatisfait de son sort familial pour désirer chercher ailleurs les réponses à ses questions. Freud (1908) écrit que la malhonnêteté des adultes induit la naissance de « la pulsion d’investigation honnête de l’enfant ». Désormais, devenu méfiant, il vérifiera ce qu’on lui certifie vrai. Sur l’autel du héros déchu différentes illusions accumulées durant la prime enfance sont sacrifiées. L’enfant s’auto-représente le fourvoiement intellectuel dont sa croyance était synonyme. En même temps, il retrouve un savoir resté en suspens. Associant différents indices, l’enfant prend non seulement conscience de sa naïveté passée, mais plus encore de son déni antérieur. Il découvre ainsi les mécanismes de défense qui, en lui, avaient participé à brouiller sa perception de la réalité. Mais plus encore cette mystification destinée à devenir démystification offre à l’enfant la possibilité de questionner la présence de secrets dans sa famille.

17 À l’occasion de ce petit théâtre annuel, un secret est en effet mis en scène. Les stratagèmes que déploient les adultes répètent cette question du secret. En même temps qu’ils certifient que le Père Noël existe, ils préparent leur enfant à se saisir d’autres secrets. En exhibant celui-ci, ce rituel lui donne l’occasion de pouvoir s’émanciper de secrets plus tragiques, des secrets pouvant mettre en péril sa vie psychique.

18 Lorsqu’un enfant a affaire à des secrets de famille, la principale difficulté qu’il rencontre tient à en effet la façon dont sa curiosité est étouffée (Tisseron, 2011, p. 50). À défaut de pouvoir comprendre les motifs des silences, des murmures et des regards gênés des adultes face à ses questions, l’enfant, pressentant qu’un danger règne autour de tel ou tel sujet, s’interdit de penser. Pour préserver les adultes du risque que leur fait encourir sa curiosité, il se sent intuitivement dans l’obligation de taire les questions portant sur le domaine que ses parents veulent cacher (ibid.). L’enfant qui grandit avec des parents porteurs de secret se construit ainsi avec, il s’y adapte en s’en faisant l’infortuné complice. Il se plie à l’injonction familiale inconsciente au silence en faisant taire ses doutes, quitte à s’amputer d’une part de son activité psychique. Obéissant, il fera confiance à ses parents, quand bien même leurs attitudes se révèlent incohérentes.

19 D’une façon similaire, bien qu’atténuée, l’enfant qui croit au Père Noël étouffe ses soupçons quand il perçoit des indices de l’imposture parentale. Cependant, parce qu’elle est destinée à tomber, celle-ci potentialise la possibilité de se défaire d’autres secrets autrement plus inébranlables. En convoquant la question du secret, ce rite aide inconsciemment les familles à mettre en scène les leurs. Ainsi ai-je en mémoire l’accompagnement d’une famille dont la mère évoqua, à l’occasion des festivités de Noël, le fait qu’elle tenait cette période en horreur et qu’elle avait toujours refusé de faire croire au Père Noël à ses enfants. Elle refusait le « mensonge » chez elle. Or, si elle venait voir le psychologue de l’Aide sociale à l’Enfance c’est parce que sa fille de quatorze ans y avait été placée après avoir dit un mensonge pour le moins déroutant, consistant à accuser son père d’attouchements (Chapellon, 2013). Après plusieurs mois d’accompagnement les motifs de cet acte se firent jour. En effet, lors d’une séance, la dame évoqua inopinément son rôle de… belle-mère. Stupéfait, j’apprenais ainsi que cette femme dont tout portait à croire qu’elle était la mère de l’adolescente ne l’était pas. Elle s’était mariée avec son père peu de temps avant de quitter l’Afrique, quand Fatou avait six ans. Un pacte avait été conclu entre sa mère, sa belle-mère, et son père pour qu’elle suive ces derniers vers la France. Il avait été convenu que Fatou devrait considérer la nouvelle épouse de son père comme sa propre mère. Le processus migratoire de cette famille se compliquant, les adultes voulurent s’insérer à la société française en faisant table rase du passé. Ils décidèrent de ne plus parler de leur pays natal et de tout ce qui y avait trait, afin d’« éviter de regarder en arrière et de continuer d’avancer ! » dira le père. À la maison, il était même interdit de parler leur langue natale. En conséquence, l’histoire familiale avait laissé place à un vide. Le passé de Fatou avait été effacé, désavoué. Son père affirma qu’elle ne se rappelait rien : « Elle n’a jamais parlé de sa mère », stipula-t-il.

20 Les parents de cette adolescente révélèrent ainsi le douloureux secret qui pesait sur elle. Elle était enfermée, bouche cousue, sous une chape de plomb si lourde que j’avais longtemps cru que sa belle-mère était sa mère. Sa fausse déclaration d’attouchement l’avait soulagée de cet étouffant secret. Seul cet acte avait dû lui permettre de briser les non-dits et les impensés inhérents à ce lien familial sclérosé. L’accusation portée contre son père répéta non seulement la trahison que Fatou devait ressentir, mais elle interpella de surcroît la société en tiers. Son « acte-parlé » (Chapellon, Houssier, 2015) conduit différentes personnes à se pencher sur une problématique familiale autrement tue. L’hermétisme familial fut ébranlé, et le tabou obligeant l’adolescente à vivre dans une ambiance d’omerta s’en trouva rompu. En retour, le couple parental divorça rapidement, et Fatou (après différentes altercations avec ses parents) demanda à retourner vivre en Afrique chez sa mère, tout aussi rapidement. J’étais quelque peu perplexe quant aux résultats de ce suivi familial, jusqu’à ce que j’apprenne que, le jour de son départ, la jeune fille était passée au service pour me dire au-revoir et me remercier. J’entendis ces remerciements comme une manifestation rassurante du travail accompli. Sans doute la violence manifeste de ce dénouement était-elle proportionnelle à celle, latente, que l’injonction parentale au silence avait fait vivre à l’adolescente.

21 Depuis son enfance, Fatou avait dû obtempérer et s’organiser par rapport à ces non-dits, en allant jusqu’à oublier son passé. Elle s’était soumise au pacte annihilant auquel elle était astreinte afin de préserver un équilibre parental précaire. Or les exigences propres à l’adolescence ont remis en question son obéissance passée. Une dynamique nouvelle poussa Fatou à rompre le silence qui régnait autour d’un pan essentiel de son histoire et à mettre un terme au climat incestuel qui régnait dans ce foyer où le père devait être vécu à la fois comme tout-puissant (il était devenu l’unique dépositaire de l’histoire de sa fille) et extrêmement fragile (il fondit en larmes en évoquant sa condition de Noir en France). Ceci, on le voit, n’alla pas sans violence. L’acquisition de la liberté, de la différenciation et de l’émancipation psychique est à ce prix. La fin programmée du Père Noël a pour vertu de créer cette violence, tout en la contenant dans un rituel admis de tous. Il était donc sans doute d’autant plus difficile pour la belle-mère, ex- « mère », de Fatou de se plier à ce rituel consistant à mentir aux enfants, qu’en fait c’eut été dévoiler l’existence d’autres « mensonges », beaucoup plus encombrants. Cette femme ne souhaitant pas faire croire au Père Noël à ses enfants avait sans doute pressenti que la clef ouvrant la serrure de ce mensonge pouvait être utilisée par sa « fille » pour en ouvrir une autre…

22 La remise en cause du Père Noël potentialise la mise en route de processus psychiques auparavant bloqués. Winnicott (1968) a soutenu que grandir est, par nature, un acte agressif. L’impératif de différenciation inhérent à la maturation impose la mise en jeu de la destructivité. La symbolisation impose en effet de « tuer » quelque chose de la relation à l’objet, de tuer ce qui résiste de l’objet à son utilisation (Roussillon, 2001). Voici sans doute une des fonctions primordiales que la société dédie inconsciemment au rite de Noël : permettre à l’enfant de « détruire » ses parents dans la réalité, pour mieux les retrouver dans ses fantasmes. La désidentification narcissique qui s’opère œuvre ainsi à une identification symbolique. La déconvenue de Noël contribue ainsi au processus d’internalisation des figures parentales, en amortissant la violence indispensable à ce processus, en le transitionnalisant. Encore faut-il que les familles jouent le jeu. Il semble en effet que de moins en moins de parents acceptent d’être insatisfaisants aux yeux de leur enfant.

Conclusion

23 Noël s’est progressivement transformé en une célébration de l’intimité familiale. Chacun réalise à présent ce rite profane chez soi, entre soi, après avoir fait ses courses au supermarché. Parallèlement, l’enfant a été privatisé par ses parents. Ceux-ci semblent obligés de le récompenser d’être-là, avec eux, pour eux. La famille a « confisqué » ses enfants, mais, en contrepartie, elle a contracté envers eux une dette infinie (Perrot, 2007). Les cadeaux de Noël sont donc aujourd’hui devenus un dû pour l’enfant. N’est-ce pas désormais lui qui commande… à ses parents les cadeaux qu’il désire avoir ? Captifs de la crainte de perdre son amour, ses parents se sentent en devoir de combler tous ses désirs. Ainsi, les évolutions de l’esprit de Noël laissent entrevoir une séduction narcissique de nature incestuelle. La famille semble devenue captive d’une dévotion maternelle abusive faisant de la fête de Noël celle de l’enfant-roi. La question ne se pose plus guère de savoir s’il a été sage. S’il veut un téléphone, il l’aura, si c’est une tablette qu’il souhaite, son vœu sera là aussi exaucé. Le Père Fouettard est bien loin. Ce personnage effrayant que l’on invoquait naguère pour faire obéir les enfants turbulents a perdu sa dimension castratrice. Sa disparition semble être le signe que les adultes disposent de plus en plus de biens matériels, mais de moins en moins d’outils pour ritualiser les moments de l’enfance. Il est légitime de se demander si Noël sert encore à exorciser les angoisses de l’enfant, à l’heure où beaucoup de parents, désireux d’être parfaits, cherchent à satisfaire toutes ses envies. Les familles semblent de moins en moins capables d’endosser une fonction castratrice et de supporter (au plein sens du terme) la haine de l’enfant. Il faut satisfaire ses désirs coûte que coûte, pour lui plaire.

24 Le Père Noël tout en générosité que l’industrie a popularisé ne vient-il pas témoigner de l’existence d’une nouvelle forme de violence ? Faute d’être ritualisée, l’agressivité que la culture de Noël servait auparavant à exprimer semble finalement exacerbée. En étant si peu contrariant, l’esprit de Noël n’a peut-être jamais été si violent.

Bibliographie

Références bibliographiques

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  • Winnicott D.W. (1968), L’immaturité de l’adolescent, Conversations ordinaires, Paris, Gallimard, 1988, p. 216-242.

Notes

  • [1]
    Winnicott (1963, p. 153) stipule qu’un objet n’est bon pour le nourrisson qu’à la condition d’être créé par lui ; « Pourtant, pour être créé par lui, il faut que l’objet soit trouvé ; c’est un paradoxe qu’il faut accepter comme tel. »
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