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Article de revue

Entre orthodoxie et transgression, la transition sublimatoire

Pages 42 à 53

Notes

  • [1]
    Ce n’est pas l’expression exacte. J’évite de la reproduire pour préserver une certaine intimité de la séance
  • [2]
    Le plus proche de nous étant Green et ses processus tertiaires.
  • [3]
    On peut lire : « La liaison est un acte préparatoire qui introduit et assure la promotion du principe de plaisir. » Et plus loin : « La liaison serait une fonction préparatoire qui doit mettre l’excitation en état d’être finalement liquidée dans le plaisir d’éconduction. »
  • [4]
    Passages soulignés par moi.
  • [5]
    L’autre analyste, et de manière plus générale les échanges inter-analytiques dans l’élaboration du contre-transfert.
  • [6]
    Voir l’interdit du toucher dans Totem et Tabou.
  • [7]
    Voir aussi la signifiance chez Benveniste (Kristeva, 2016, p. 127).
  • [8]
    Une interprétation qui articule le sexuel (je lui rappelle le refrain, « jamais je ne t’oublierai » et lui dis que cela « vient peut-être à point à la veille de la séparation des vacances ? ») et le culturel qui implique le collectif (« à la claire fontaine »).

1 Winnicott n’a pas besoin de la sublimation. Les notions de transitionnalité, d’illusion, de désillusion, de créativité, et de jeu, lui suffisent pour rendre compte des transformations du moi, sans nécessité de se référer aux destins des pulsions partielles de la sexualité infantile.

2 Le rapprochement que nous propose Paul Denis entre transitionnalité et sublimation comme objet du Colloque de Deauville pose donc plusieurs questions : est-il possible de corréler ces notions sans sexualiser une partie des outils winnicottiens ? Ainsi, le couple illusion/ désillusion ne risque-t-il pas de faire place à un autre couple, celui de la sexualisation et de la désexualisation ? Et l’introduction de ces références freudiennes ne bouscule-t-elle pas la distinction proposée par Winnicott (1960, p. 229) entre l’analyse des cas ayant besoin de régression et l’analyse standard ? Le retour du sexuel via la sublimation reposerait alors la question des conditions d’un rapport équilibré entre l’implication séductrice et la neutralité abstinente de l’analyste.

3 Plus globalement, rapprocher transitionnalité et sublimation nous conduit à interroger autrement l’usage technique de l’orthodoxie et de la transgression dans la situation analytique.

4 Nous commencerons par la clinique.

5 Une patiente en face à face depuis plusieurs années avec des mouvements transférentiels qui sont toujours restés compatibles avec le site que nous avions choisi. Une évolution positive lui a permis de se passer d’addictions envahissantes et de reprendre avec réussite des projets professionnels stimulants. L’un d’eux doit lui faire quitter Paris pour quelques semaines, elle va manquer deux séances avant mon départ en vacances.

6 Elle n’avait pas envie de venir à cette avant-dernière séance, elle n’est pas en forme, très enrhumée. C’est vrai qu’elle se mouche abondamment et bruyamment. Elle évoque ses parents avec colère, sans qu’apparaisse explicitement le motif du retour brutal de ces reproches : ils ne l’ont jamais écoutée, l’ont toujours laissée de côté au profit de sa fratrie, ils n’ont rien compris et l’ont laissée tomber. Pour la première fois depuis que je la connais le ton monte jusqu’au cri. Je me sens très gêné par cette intensité, car elle vient bloquer mes capacités associatives : ma pensée reste fixée sur le contexte de séparation proche sans que je parvienne à l’aborder ; comme les parents, je ne peux plus écouter, ni comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe. Je ne peux faire le pas de côté requis pour éviter la projection directe dont je suis l’objet et retrouver l’écart sujet/ fonction nécessaire à la dynamique du transfert. Pour tenter de reprendre pied, je lui demande si elle peut parler moins fort car je n’arrive plus à la suivre. Mais probablement, mon ton et le débit de mes paroles révèlent que je suis débordé. Elle prend la mouche, estimant que je lui intime l’ordre de se calmer, de baisser d’un ton comme on pourrait le faire avec une petite fille insolente. Elle ne vient pas ici pour cela, pour recevoir des leçons de bonne conduite ! Il vaut donc mieux qu’elle parte. Elle réunit ses affaires et quitte la pièce en disant quelque chose qui m’intrigue d’autant plus qu’elle le dit sans animosité, comme soudain apaisée : « Vous remarquerez que je ne vous serre pas la main ! »

7 Dans l’immédiat, j’éprouve des sentiments partagés entre le soulagement et le malaise, soulagement que cette séance prenne fin, mais sentiment d’échec de n’avoir pas réussi à sauvegarder notre cadre, d’avoir même participé à sa transgression en acceptant sans réagir son départ. En pensant à notre colloque, je me dis que je n’ai pas été très winnicottien, que je n’ai pas réussi à créer un espace de jeu. Me viennent les formulations qui me manquaient en séance : j’aurais ainsi pu lui faire remarquer qu’elle nous avait proposé une interprétation de la situation, elle la petite fille insolente et moi l’adulte donneur de leçon ! Ces mouvements sont très inconfortables. Une autre question se formule alors : va-t-elle revenir la prochaine fois ? À la séance d’avant le départ ? Je pense que oui, tout en étant étonné par la confiance tranquille qui m’habite. Serait-ce paradoxalement parce que cette scène a eu lieu ? Avec ces pensées, me revient sa dernière phrase sur le pas de la porte : « Vous remarquerez que je ne vous serre pas la main », dit sur un ton presque joueur.

8 Elle vient bien à la séance suivante. Elle adopte un style narratif, factuel, plutôt neutralisé, celui de la patiente sage prenant manifestement soin de ne pas revenir sur la séance passée. Le temps s’écoule, je sens qu’avant notre séparation elle a trop peur d’un faux-pas, de sa part ou de la mienne. Probablement grâce au rapide débat intérieur qui m’avait animé après son départ intempestif et dont je ne garde qu’une seule trace, celle de la confiance, je lui rappelle sa remarque : que je la traitais comme une petite fille à qui il fallait donner une leçon de bonne conduite et lui propose que cette remarque a probablement la valeur d’une interprétation. Elle associe immédiatement sur son père, la petite fille exigeante qu’elle pouvait être avec lui et sur leurs colères respectives lorsqu’il lui demandait de baisser d’un ton. Mais pourquoi aurait-elle essayé de retrouver ce père en colère ? Elle rit de la pensée qui lui vient : elle se souvient qu’elle était très enrhumée, qu’elle n’arrêtait pas de se moucher, qu’elle en avait plein les mains et qu’une seule pensée l’envahissait : « Il ne faut pas que je lui serre la main, il ne faut pas que je le touche ! » C’était « impératif ».

9 Alors, elle a tout fait pour trouver un prétexte et pouvoir partir sans avoir à me serrer la main. C’est pour cela qu’elle me l’a fait remarquer. Mais ensuite, bien qu’inquiète en pensant à ce qui venait de se passer, elle fut étonnée car ce sentiment se dissipa avec le souvenir de paroles que j’aurais dites au cours d’une autre séance, une séance assez lointaine et qui lui revenaient comme « un refrain ». Une séance au cours de laquelle elle s’en prenait aussi à ses parents leur donnant une nouvelle fois toute une série de noms d’oiseaux : j’aurais alors, d’un ton apaisé presqu’affectueux, ponctué son discours d’un « qu’ils se cassent [1] ! » reprenant des paroles dites autrefois par elle sur le ton de la colère. Depuis cette apostrophe, « qu’ils se cassent ! », formulée sur le même ton que le mien lui revient « comme une comptine enfantine, oui c’est cela, ajoute-t-elle, comme le refrain d’une comptine ». Elle se chante intérieurement « qu’ils se cassent » dès qu’elle risque d’être débordée par la colère. C’est grâce à ce « refrain » qu’elle a pu revenir aujourd’hui. Ce peut-être avec n’importe qui. À chaque fois c’est magique, cela l’apaise, et même plus, cela la fait rire et lui donne confiance. Comme si l’on pouvait dire avec tendresse des choses très violentes.

10 Je pense à la complexité des mouvements ambivalents qui l’habitent, elle part, je pars, je disparais, elle me fait disparaître : réapparaître avant de disparaître à nouveau. J’hésite à faire le lien avec nos départs respectifs mais je redoute de l’engager trop tôt dans la recherche du sens, dans une intellectualisation défensive tournant autour d’une problématique de séparation exclusivement duelle et qui nous priverait de la richesse du pluriel de sa formule. Je choisis donc de lui dire : « “Il(s)” peut s’écrire au singulier et au pluriel. »

11 Un souvenir lui vient, elle l’avait oublié, cela se passe à la campagne, elle est une petite fille, et joue avec une autre petite fille plutôt sale et négligée, elles jouent avec l’eau d’une fontaine, l’eau coule sur le sol, il y a de la boue, elles ont les pieds nus, elles jouent à se salir et à se laver, elles rient beaucoup… c’est peut-être son plus « beau » souvenir. Ce souvenir me permet de lui demander s’il a quelque chose à voir avec une autre comptine, « à la claire fontaine » et à son refrain, « jamais je ne t’oublierai » qui vient peut-être à point à la veille de notre séparation ? Après un silence, elle ajoute que ces derniers temps elle se surprend à éprouver beaucoup de tendresse pour ses parents.

12 Cette clinique permet de revenir à la question initiale, celle de l’usage technique de l’orthodoxie et de la transgression dans la situation analytique, question qui cherche un écho pratique au problème théorique posé par le rapprochement transitionnalité/sublimation.

13 Je rappelle qu’après le départ de la patiente, je pensais que j’avais échoué à créer un espace de jeu : je n’avais donc pas été très winnicottien. Mais, peu après, la pensée inverse était venue m’apaiser, soit la possibilité que c’était peut-être notre petit psychodrame qui allait lui permettre de venir à sa dernière séance avant nos départs respectifs. Aurais-je au contraire été « très winnicottien » en nous autorisant à transgresser notre cadre habituel ?

14 Cette idée d’une transgression féconde peut évoquer le commentaire de Jean-Luc Donnet dans Le Divan bien tempéré : « Mais enfin, lorsque Winnicott écrit conclusivement, “si notre but continue d’être la verbalisation de la conscience qui s’éveille en fonction du transfert, c’est bien de pratique psychanalytique qu’il s’agit. Sinon, nous sommes des analystes pratiquant quelque chose que nous jugeons approprié à la situation. Et pourquoi pas ?’’ (Winnicott, 1962, p. 133). Je reconnais, poursuit Jean-Luc Donnet, dans ce “pourquoi pas ?’’ la forme d’un défi et l’indice d’un conflit » (Donnet, 1995, p. 274). En dernière analyse, le conflit semble être celui qui oppose l’idéal thérapeutique, la fin en quelque sorte justifiant les moyens, et l’idéal psychanalytique avec sa recherche de vérité et il remarque : « Mais en ce qui concerne Winnicott, l’idéal chez lui vaut toujours moins qu’un paradoxe. »

15 Et c’est vrai que Winnicott nous apprend la nécessité de tolérer le paradoxe qui seul permet de ne pas rester fixé sur des alternatives qui clivent ou inhibent la pensée. Le paradoxe ouvre sur l’illusion fondatrice qui évite à l’enfant d’avoir à se prononcer sur la question de savoir si l’objet est une création de l’esprit ou une donnée brute du monde extérieur. Il rend donc possible la coexistence de différents systèmes de pensée qui sinon deviendraient antagonistes, source de clivages et/ ou de destruction mutuelle. Avec lui, le trouver et le créer par exemple ne sont plus incompatibles. Le paradoxe comme étape fondatrice ouvre un espace propice aux liaisons entre perception et mémoire, des liaisons qui reposent sur l’identification de leurs analogies et de leurs différences. Cet espace, ces liaisons évitent l’antagonisme radical entre les couples d’opposés qui parcourent la psychanalyse mais pas seulement elle, processus primaires et secondaires, perception hallucinatoire et perception objective, identité de perception et identité de pensée, principe de plaisir et principe de réalité. À mon sens, la transitionnalité et la mise en place d’une aire d’illusion exploitent le champ ouvert par le paradoxe. Sans chercher à le réduire, elles le respectent en tant qu’ombilic de la pensée. En s’étayant sur l’illusion, elles développent la liaison, le plaisir de fonctionnement psychique et le détour qui mène aux tentatives d’accomplissement du désir. Ainsi la désillusion devient-elle tolérable.

16 La notion de liaison est présente chez nombre d’auteurs post freudiens [2] et déjà chez Freud lui-même (Freud, 1920g) [3]. Ce qu’apporte Winnicott, c’est le paradoxe comme condition préalable au travail de liaison. Et même si le cheminement de la pensée transforme le paradoxe en de multiples conflits, jamais la résolution de ceux-ci ne peut réduire l’écart irréductible qui sépare les termes inconciliables du paradoxe. On peut alors penser que la transitionnalité serait bien de nature sublimatoire puisqu’elle engage le plaisir de penser et le détour pour un accomplissement de désir dont le fondement paradoxal ne peut l’épuiser et impose son déplacement.

17 Selon cette conception, la transgression serait nécessaire à la mise en place des paradoxes fondateurs du fonctionnement psychique. Mais quelle est cette transgression et quelles sont ses limites ?

18 Il semble que pour Winnicott la mise en place des paradoxes fondateurs du fonctionnement psychique soit violente puisqu’elle repose sur la coexistence du couple destruction/ survie. Cette coexistence a une condition, que l’objet survive à l’attaque meurtrière dont il est l’objet. La survie de l’objet permet son utilisation et rend possible les autres paradoxes conséquents, en particulier celui de la capacité d’être seul en sa présence. Ce serait ce cheminement, de paradoxe en paradoxe, qui donnerait un accès progressif au fonctionnement du moi selon le principe de plaisir. Winnicott prend donc ses distances avec la théorie d’un moi plaisir purifié exclusivement corrélé à la projection, pour ne réserver celle-ci qu’aux limites – en particulier – pathologiques du processus qu’il propose. Il écrit : « On aura compris que j’essaie de réécrire une partie de notre théorie, l’impulsion offensive, destructrice, agressive, envieuse (Klein), n’est pas un phénomène sous la dépendance du principe de plaisir/ déplaisir. Il n’a rien à voir avec la colère devant les inévitables frustrations associées au principe de réalité. Il précède le jeu de ces phénomènes […] » (Winnicott, 1969, p. 262).

19 Et un peu avant : « Le nœud de ma discussion est que la première pulsion est une chose que j’appelle “destruction” » (ibid., p. 261).

20 En résumé, si l’objet survit paradoxalement à sa destruction, il devient utilisable et permet d’engager l’illusion nécessaire comme première étape de sortie du paradoxe.

21 La réponse de l’objet est donc impliquée dans ce processus. De ce fait ses troubles imposent à l’analyste de donner de sa personne. Prenons l’un des exemples cliniques de Winnicott, celui de la petite fille d’environ un an souffrant de crises convulsives répétées sans support neurologique. Il montre comment cette petite fille parvient à jouer avec une spatule après plusieurs consultations. Au cours de deux d’entre elles, elle mord Winnicott au point, la première fois, de lui arracher la peau. Un don de soi qui n’est donc pas très symbolique (Winnicott, 1941, p. 273).

22 Là, il s’agit d’une petite fille ! Mais jusqu’où aller avec l’adulte ! On connaît l’histoire de Margaret Little (Little, 2005) Tout cela conduit Rosolato (Rosolato,1999) à considérer certaines techniques de Winnicott comme faisant partie de la psychanalyse transgressive : il les appelle techniques de suppléance ou de compensation et considère que l’analyste en s’impliquant en tant que personne réelle a, comme dans toute psychanalyse transgressive, transgressé la règle d’abstinence qui porte la neutralité nécessaire à l’interprétation.

23 Alors certes la transgression permet de tolérer le paradoxe et ouvre un espace propice au déploiement de l’illusion et avec elle la possibilité d’une transition progressive vers la désillusion, mais comment la désillusion peut-elle être possible lorsque l’analyste a réellement donné de sa personne ? C’est le jeu, le jeu de l’illusion et de la désillusion qui aurait pour fonction de trouver l’issue symbolique. Mais est-ce du jeu lorsque la réalité du geste de l’analyste est plus réelle que symbolique ? Dans ce cas, le jeu ne perd-il pas sa fonction symbolisante ? Winnicott suppose que non en pensant que ses gestes sont suffisamment désexualisés pour préserver leur potentiel symbolisant. Mais est-ce possible ? Cela ne le conduit-il pas à vouloir sauter par-dessus son ombre ? Or évoquer la désexualisation d’un geste implique la référence à une sexualisation antécédente. Se pose alors la question des conditions de cette désexualisation. Nous retrouvons ainsi notre question initiale : pourquoi donner une telle place au jeu de l’illusion et de la désillusion, en mettant au second plan, contrairement à Freud, la dimension auto-érotique du jeu, par exemple masturbatoire ? Pourquoi tenir à distance dans ces processus le corps érotique pourtant impliqué lors de la mise en place du masochisme et des opérations de retournement/renversement qui le caractérise ?

24 En d’autres termes pourquoi illusion et désillusion plutôt que sexualisation et désexualisation ?

25 Mais il semble que chez Winnicott, la désexualisation du jeu de l’illusion et de la désillusion soit plus théorique que clinique.

26 Revenons à l’observation de la petite fille citée plus haut (Winnicott, 1971, p. 70) : « Elle me mordit si fort, écrit Winnicott, qu’elle m’arracha presque la peau. Elle joua ensuite pendant un quart d’heure à jeter des spatules par terre. Tout le temps, elle pleura comme si elle était vraiment malheureuse » […] deux jours plus tard […] elle me mordit de nouveau très fort les doigts cette fois sans paraître se sentir coupable. » Ce « cette fois sans se sentir coupable » laisse penser que Winnicott interprète les pleurs de la première consultation comme un signe de culpabilité. Mais pourquoi ne pas le mentionner, alors qu’en d’autres endroits il fait volontiers référence à un surmoi précoce ? Ainsi à propos du jeu de la spatule et particulièrement de sa première phase – la phase d’hésitation à se saisir de la spatule –, il écrit : « J’ai montré que l’hésitation est signe d’angoisse et indique l’existence d’un surmoi dans l’esprit de l’enfant, et j’ai émis l’idée qu’on ne peut expliquer le comportement de l’enfant sans faire l’hypothèse de fantasmes infantiles » (Winnicott, 1969, p. 288).

27 Pourquoi taire cette dimension sexuelle du jeu de la petite fille qui transparaît à chaque ligne dans le récit de la séance ? « Alors qu’elle était sur mes genoux, elle devint capable de prendre du plaisir à jouer. Au bout d’un moment elle commença à tripoter ses doigts de pied, je lui enlevai donc ses souliers et ses chaussettes ; s’en suivit une période d’expérimentation qui l’absorba totalement. C’était comme si elle découvrait et prouvait sans cesse, pour sa plus grande satisfaction, que si l’on peut mettre les spatules dans la bouche, les jeter par terre et les perdre, les doigts de pied eux ont ne peut pas les arracher [4]. »

28 Pourquoi ne pas parler d’auto-érotisme, de curiosité sexuelle, d’élaboration progressive, grâce au jeu, d’un fantasme de castration. Pourquoi s’en tenir au constat objectif du doigt que l’on ne peut arracher alors que tout plaide dans les mots choisis en faveur d’une dimension sexuelle, déjà là ?

29 Peut-être Winnicott, trop pris dans les controverses britanniques, évite-il de parler d’un côté de fantasme archaïque et de l’autre de sexualité infantile, en d’autres termes d’avoir à choisir entre Freud et Melanie Klein ? Il prend ainsi ses distances avec les dogmes théoriques qui risquent de se transformer en idéologie militante. Peut-être choisit-t-il les patients plutôt que les psychanalystes et l’objectivation clinique plutôt que la croyance. La clinique devient ainsi le support transitionnel d’une désillusion possible concernant la théorie ? Il doit toutefois rendre ces manœuvres compatibles avec le cadre analytique c’est-à-dire à la fois permettre l’implication réelle de l’analyste et sa neutralité condition de l’interprétation. La situation de consultation prend alors une importance décisive dans son élaboration théorique et dans sa pratique car elle permet le paradoxe de « l’implication désimplicante » de l’analyste – j’emprunte la formule à J.-L. Donnet, en ouvrant sur la tiercéité (Donnet, 1995) [5]. La consultation permettrait la transgression tout en la limitant.

30 Ce que gagne Winnicott dans cette opération c’est de s’affranchir de la juridiction tyrannique de l’imago, du moi idéal ou du surmoi archaïque suivant les références théoriques que l’on a. Cet affranchissement est à fois contre-transférentiel – ni Freud ni Melanie Klein – mais aussi transférentiel. Ainsi permet-il à sa petite patiente de se séparer de lui et de sa mère, de trouver son corps et de se l’approprier sans avoir recours aux convulsions, d’être seule en présence de… Ce qu’il perd en chemin, c’est la référence précoce à la sexualité infantile, en particulier aux auto-érotismes qui pourtant dans l’exemple correspondent à un premier détour, un premier changement de but, une première substitution, une première sublimation : le plaisir de l’exploration des doigts de pied à la place du doigt mordu. Or la part de l’illusion susceptible de faire place à la désillusion ne serait-elle pas en partie dédommagée par cet investissement érotique du corps propre ?

31 Mais le devenir de l’illusion est aussi infléchi par le discours : dans l’avenir d’une illusion, Freud évoque le Dieu Logos et les transformations lentes et graduelles qu’il permet pour se dégager de la croyance. Corps et discours seraient-ils les composants d’une transitionnalité qui conduirait grâce au jeu à supporter le départ de l’objet, les facteurs d’une transition sublimatoire ? Revenons à notre observation.

32 Rappelons le cheminement : deux séances dans un contexte de séparation prochaine, un contexte narcissiquement menaçant car dans l’absence, l’illusion et la croyance en la toute-puissance de l’objet et des pensées – ce que Freud désigne aussi avec les notions d’idéalisation de l’objet et de sexualisation de la pensée – peuvent céder brutalement. Restaurer ces références narcissiques implique le corps, ses humeurs, et ses bruits, se moucher, se toucher. Mais les sécrétions, la saleté défient la juridiction du moi idéal incarnée par l’analyste (Anzieu, 1979, p. 185 ; Denis, 2013, p. 124). Comment échapper à sa tyrannie sans le fécaliser, le détruire et le jeter comme un mouchoir ? Se toucher et partir ? Mais avant, il faudra se serrer la main et donc toucher, salir et invalider tout le processus. Rappelons sa pensée : « Il ne faut pas que je le touche, c’était impératif ! » [6] Alors partir sans toucher tout en évitant de dire pourquoi, car le faire serait révéler la volonté destructrice du toucher ? Mais partir sans toucher et sans rien dire fait aussi disparaître et détruire. Reste la possibilité de dire sans dire, de dire ce que l’on ne montre pas tout en le montrant, de s’assurer du pouvoir de la négation qui donne à la parole une fonction symbolique de médiation entre le corps et l’objet : « Vous remarquerez que je ne vous serre pas la main ! » Elle découvre la jouissance du dire pour le dire, de l’investissement de la parole comme symbole, comme issue possible du paradoxe. Les paradoxes toucher sans toucher, destruction et survie relèvent de l’expérience et non du sens. Pour tromper l’imago sans la détruire, ils doivent être agis, se montrer et se dire sans se dire, en d’autres termes être d’abord joués à l’abri de la négation. Ils doivent au préalable échapper à une logique de la vérité et du sens sous peine d’effacement car une logique trop précoce les détruirait. Roussillon parle d’actes sémaphores (Roussillon, 2008).

33 Pour ma patiente, les retrouvailles auto-érotiques avec le corps semblent lui permettre de désexualiser sa pensée et sa parole. Le « qu’ils se cassent » ne reste pas la formule magique, incantatoire, voire blasphématoire, dont le pouvoir venait confondre tous les registres de la pensée, perception hallucinatoire, perception objective, acte. Le passage autorisé par le corps fait découvrir le poids, la valeur, la charge, des mots entendus qui composent la pensée. Comme l’écrit Baudelaire, « les mots ressuscitent revêtus de chair et d’os » (Baudelaire, 1975, p. 431) [7], ils deviennent les pièces d’un jeu possible plus ou moins sophistiqué allant de la comptine de l’enfance à l’humour noir. Et elle a raison de parler de comptine de l’enfance, car la musique et la danse ainsi éveillées font le lien entre racines corporelles et symbolique culturelle. D’ailleurs dans ses associations, elle fredonne pour donner un exemple de comptine « sur le pont d’Avignon, on y danse on y danse […] ». Le refrain, la rengaine montrent comment les mots et le corps se rejoignent, s’articulent dans le mouvement, dans le rythme…

34 Effectivement, transitionnalité et sublimation sont des notions très proches qui peuvent répondre à une définition métapsychologique. En effet elles partagent trois dimensions, celle de la topique du corps, celle de l’économique de l’échange des mots (voir la monnaie d’échange dont parle Freud [1911b, p. 20]), celle de leur articulation grâce à la dynamique du jeu qui évite le double écueil de l’inhibition radicale ou de l’actualisation destructrice et organise le changement de but de la pulsion. Selon cette perspective le jeu – y compris le jeu de la parole – permettrait de transformer l’inhibition ou l’agir en inhibition quant au but. Ce trépied d’une transitionnalité que l’on pourrait qualifier de sublimatoire permet à la pensée de passer d’un régime de l’illusion narcissique, celui d’une pensée magique sexualisée et toute-puissante à la désillusion d’une pensée désexualisée, libérée de sa fixation à l’objet et permettant de s’identifier à lui.

35 Mais ces mouvements de sexualisation et de désexualisation qui résultent d’une transition sublimatoire implique l’analyste, une implication paradoxale qui se doit d’être à la fois sexualisante transgressive et désexualisante.

36 Paul Denis, dans son argument, nous propose la métaphore du « pompier pyromane » qui illustre bien le rôle ambigu de l’analyste dans l’accompagnement de ces mouvements.

37 En effet, pour témoigner de sa survie, l’analyste est conduit à accompagner la transgression et à sexualiser la situation analytique : Winnicott se laisse mordre et enlève les chaussures et les chaussettes de sa petite patiente. De mon côté, sans interpréter, je laisse ma patiente se moucher bruyamment, prendre des mouchoirs, les jeter, et j’accepte son départ : peut-être des « expériences agies partagées » comme le proposaient Jacqueline Godfrind et Maurice Haber (2002)… ? Même dans les analyses classiques, la rencontre, pour le patient, est déjà une transgression : l’analyste dépasse toujours les bornes, ne serait-ce que par son écoute silencieuse. « Qui ne dit mot, consent ! », dit le proverbe. Et effectivement ce silence, celui qui inquiète tant certains patients, est pris pour un consentement. Car, par son écoute, même la plus technique, l’analyste donne toujours de sa personne réelle. Et cette transgression met le feu.

38 Mais l’interprétation essaie de l’éteindre. Probablement Winnicott parle-t-il, et peut-être même dit-il à sa petite patiente certains des commentaires qu’il nous livre… Quant à moi, en reprenant l’histoire du refrain je confirme à ma patiente l’importance de l’investissement de sa parole, et l’engage à repérer un progrès dans l’ambiguïté de sa formulation : le « il(s) » de « Qu’ils se cassent… », pluriel ou singulier, non seulement peut s’adresser à ses parents, à un couple, mais aussi à une personne, à moi par exemple. L’ambiguïté, grâce au double sens, ouvre la porte du sens sans l’imposer et incite à son exploration (Freud, 1907a). Sa formulation signale la possibilité de jouer avec les contraires (analogon du jeu de la spatule ou du jeu de la bobine). Elle ouvre l’espace et le commerce entre les différents systèmes psychiques en particulier conscient et inconscient. La patiente trouve un souvenir, nouveau changement de but, l’exploration du corps, l’exploration du sens, font place à l’exploration d’un objet psychique : celui du souvenir de la fontaine. Il me permettra de lui proposer une interprétation du transfert qui désexualise/ déisidéalise ma personne au profit de cet objet psychique [8]. La transgression met le feu, l’interprétation du transfert essaie de l’éteindre.

39 Mais une fontaine a-t-elle jamais réussi à supprimer la soif…, et une interprétation du transfert a-t-elle jamais pu éteindre le transfert ? Rappelons qu’après ces interprétations, la patiente ajoute que le souvenir de la fontaine qu’elle avait oublié est son plus beau souvenir et que ces derniers temps elle se surprend à éprouver beaucoup de tendresse pour ses parents. Ainsi la désillusion du moi semble se transformer en émotion esthétique (les beaux souvenirs, les beaux rêves). Quant à la désidéalisation de l’objet aimé et haï, il se transforme en tendresse, pour moi, pour ses parents : nouveau changement de but !

40 L’interprétation du transfert n’éteint pas le transfert, mais participe à la transformation de la pulsion qu’il porte. L’émotion esthétique et la tendresse en témoignent.

41 Si l’analyste ne peut éteindre l’incendie qu’il a allumé, en revanche l’analyse apprend au patient la maîtrise sublimatoire du feu entretenu au cours de sa cure : peut-être une conception prométhéenne chère à Bachelard.

42 Pour terminer, je reviendrai sur la question préalable posée au début, celle de la compatibilité entre transitionnalité et sublimation. Nous avons montré que sublimation et transitionnalité pouvaient être considérées comme des notions complémentaires à la condition de ne pas exclure le sexuel infantile, ni de réduire le processus sublimatoire à l’un des deux temps isolés par Freud, celui d’une sublimation du début d’essence maternelle, transgressive et centrée sur le corps, et celui d’une sublimation post-œdipienne d’essence paternelle centrée sur le culturel. L’alliage de ces deux temps peut être considéré comme une transition sublimatoire qui permet le changement de but de la pulsion en articulant, grâce au jeu, sexuel infantile et culturel, corps et langage. La découverte grâce à la négation de l’ambiguïté de la parole – analogon de la spatule ou de la bobine – serait l’instrument de cette transition, plaisir auto-érotique, plaisir esthétique, tendresse en seraient les produits.

43 Ils soutiennent le moi dans sa recherche de nouveaux objets.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Anzieu D., La démarche de l’analyse transitionnelle en psychanalyse individuelle, Crise, Rupture et Dépassement, Paris, Dunod, 1979.
  • Baudelaire Ch., Le Poème du haschisch, Les Paradis artificiels, Œuvres complètes, t. I, Gallimard, « La pléiade », 1975.
  • Denis P., Transgression et Imago, De l’exaltation, Paris, Puf, « Le fil rouge », 2013.
  • Donnet J.-L., Le Divan bien tempéré, Paris, Puf, « Le fil rouge », 1995.
  • Freud S. (1907a), Délire et rêves dans la Gradiva de W. Jensen, Paris, Gallimard, 1986.
  • Freud S. (1911b), Formulations sur les deux principes de l’advenir psychique, OCF-P, XI, 1998, p. 20.
  • Freud S. (1920g), Au-delà du principe de plaisir, OCF-P, XV, Paris, Puf, 1996.
  • Godfrind J., Haber M., L’expérience agie partagée, Revue française de psychanalyse, t. LXVI, n° 5, 2002, p. 1417-1460.
  • Kristeva J., La linguistique, l’universel, et « le pauvre linguiste », Autour d’Émile Benveniste, Paris, Le Seuil, 2016.
  • Little M. (1985), Mon analyse avec Winnicott, Des états limites, Paris, Éditions des Femmes, 2005.
  • Rosolato G., La psychanalyse transgressive, Les Cinq Axes de la psychanalyse, Paris, Puf, 1999.
  • Roussillon R., Le Transitionnel, le sexuel et la réflexivité, Paris, Dunod, 2008.
  • Winnicott D.W. (1941), L’observation des jeunes enfants dans une situation établie, De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.
  • Winnicott D.W. (1960), Le contre-transfert, De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.
  • Winnicott D.W. (1962), Les visées du traitement psychanalytique chez l’enfant, Processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, 1974.
  • Winnicott D.W. (1969), L’usage d’un objet dans le contexte de Moïse et le Monothéisme, La Crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000.
  • Winnicott D.W. (1971), Jouer : proposition théorique, Jeu et Réalité, Paris, Gallimard, 1975.

Mots-clés éditeurs : Illusion, Transitionnalité, Désillusion, Sublimation, Transgression, Orthodoxie, Désexualisation, Sexualisation

Mise en ligne 21/07/2017

https://doi.org/10.3917/rfp.813.0042

Notes

  • [1]
    Ce n’est pas l’expression exacte. J’évite de la reproduire pour préserver une certaine intimité de la séance
  • [2]
    Le plus proche de nous étant Green et ses processus tertiaires.
  • [3]
    On peut lire : « La liaison est un acte préparatoire qui introduit et assure la promotion du principe de plaisir. » Et plus loin : « La liaison serait une fonction préparatoire qui doit mettre l’excitation en état d’être finalement liquidée dans le plaisir d’éconduction. »
  • [4]
    Passages soulignés par moi.
  • [5]
    L’autre analyste, et de manière plus générale les échanges inter-analytiques dans l’élaboration du contre-transfert.
  • [6]
    Voir l’interdit du toucher dans Totem et Tabou.
  • [7]
    Voir aussi la signifiance chez Benveniste (Kristeva, 2016, p. 127).
  • [8]
    Une interprétation qui articule le sexuel (je lui rappelle le refrain, « jamais je ne t’oublierai » et lui dis que cela « vient peut-être à point à la veille de la séparation des vacances ? ») et le culturel qui implique le collectif (« à la claire fontaine »).
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