Couverture de RFP_812

Article de revue

Prendre sa place dans la société

Pages 494 à 504

Notes

  • [1]
    Nous soulignons.
  • [2]
    Nous soulignons.
  • [3]
    À cet égard, nous renvoyons au très éclairant ouvrage du philosophe Stéphane Haber, Freud, sociologue, qui développe l’idée que la théorie freudienne propose une conception sociologique à part entière et participe au dépassement de l’opposition entre individu et société.
De ce que nous nous proposons avant tout d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous renoncions à l’améliorer : nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif.
Emile Durkheim

1 La réflexion sur les modes d’inscription de la psychanalyse dans la culture contemporaine nous encourage à nous interroger sur la manière dont la psychanalyse tient compte de la réalité sociale et sur la fonction de notre discipline dans cette même réalité. La naissance de la psychanalyse s’est fondée sur les mutations de la société, sur l’évolution des mœurs, et prolonge le mouvement de promotion de l’individu issu des Lumières. Compte tenu de ce constat selon lequel l’importance accordée à l’individu dans la culture occidentale a pu se faire au détriment de l’intérêt pour la dimension collective, et aboutir à une idéologie individualiste et consumériste, la question se pose de savoir dans quelle mesure la psychanalyse participe de cette idéologie (Elie Zaretsky) ou si l’attention qu’elle consacre à l’individu peut avoir une portée politico-sociale et participer de l’idéal démocratique. Nous considérerons ce questionnement à partir de la manière dont la théorie psychanalytique est susceptible de prendre en compte les déterminismes sociaux, en particulier l’intériorisation des rapports de domination et d’en faire un élément dans la quête de subjectivation qui détermine sa pratique.

2 Dans notre société, la place d’une personne n’est plus déterminée nécessairement par sa position sociale de naissance et les changements d’un groupe social à un autre sont possibles. Pour autant, cette plus grande liberté de principe ne conduit pas nécessairement à des changements dans les faits et la reproduction sociale est toujours à l’œuvre. Quelle fonction la psychanalyse occupe-t-elle vis-à-vis de ce constat sociologique rapidement esquissé ? La psychanalyse est impuissante face à la réalité de la misère sociale et son action ne peut générer des changements sociaux visés par la politique, pour autant n’a-t-elle pas une fonction politique et ce, par la manière dont elle peut participer à la mise au jour de certains enjeux psychiques individuels que soulèvent les déterminismes sociaux ? Freud faisait de la recherche du bonheur individuel le but principal de la vie et, dans une note de Malaise dans la culture, parle de la fonction du travail :

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Aucune autre technique pour conduire sa vie ne lie aussi solidement l’individu à la réalité que l’accent mis sur le travail, qui l’insère sûrement tout au moins dans un morceau de la réalité, la communauté humaine. […] L’activité professionnelle procure une satisfaction particulière quand elle est librement choisie, donc qu’elle permet de rendre utilisables par sublimation des penchants existants, des motions pulsionnelles poursuivies ou constitutionnellement renforcées [1] (Freud, 1930a [1929], p. 23).

4 Cependant, ajoute-t-il, « la grande majorité des hommes ne travaille que poussée par la nécessité, et de cette naturelle aversion pour le travail qu’ont les hommes découlent les problèmes sociaux les plus ardus » (ibid.). Dans la clinique, nous sommes confrontés à la souffrance des individus liée notamment à leur difficulté à trouver une place dans la société qui correspondrait à des aspirations personnelles. La problématique des rapports de domination est présente, et le sentiment de ne pas parvenir à s’émanciper d’un déterminisme social également. La question est de savoir comment aborder psychanalytiquement ce sentiment de telle sorte que, notamment, le lien au travail puisse gagner en liberté. Dans cette perspective, la psychanalyse, qui continue par certains détracteurs à être dénoncée comme une pratique bourgeoise, porteuse d’une idéologie conservatrice voire réactionnaire (Didier Éribon), serait, au contraire, susceptible, par la promotion de changements psychiques individuels, de dénouer les fils de l’intériorisation des déterminations sociales singulières et de favoriser notamment les capacités psychiques pour prendre place dans la société. Si la psychanalyse ne peut pas changer la société, ni le cours des évènements socio-historiques et leur logique collective, elle peut agir sur les difficultés psychiques qui entravent le processus de choix individuel et donc participer à une certaine forme de réconciliation avec la société à condition d’avoir les moyens psychiques d’y faire sa place. Dans cette optique, une tentative d’articulation entre les apports de la sociologie et la perspective théorico-clinique psychanalytique nous semble toujours constituer un enjeu actuel. Du point de vue psychanalytique, cela se ferait, notamment, sur la base d’une recherche portant sur les mécanismes psychiques individuels d’intériorisation des déterminations sociales en lien avec les théories pulsionnelles.

Déterminations sociales et pulsionnelles d’une vocation littéraire

5 Prendre sa place dans la société est le résultat de la conjonction de déterminations psychiques-individuelles, familiales et sociales. Nous partirons du récit autobiographique de Christine Angot, Un amour impossible, paru en 2015, que l’on peut lire comme une tentative d’articulation de ces différentes dimensions.

6 Dans cet ouvrage, l’inceste paternel que l’auteur a subi entre 13 et 16 ans, et qui est une source centrale de son processus d’écriture (L’Inceste, Une semaine de vacances), est mis en lumière par le récit de l’histoire de sa mère, du couple de ses parents et de la relation mère-fille. Dans une première partie, Christine Angot raconte, fantasme, le couple de ses parents avant sa naissance et attribue à leur différence de milieu un rôle majeur. Sa mère, Rachel, est employée à la sécurité sociale depuis ses 17 ans et issue d’un milieu très modeste ; son père, Pierre, est issu d’un milieu parisien aisé et se destine à être professeur de linguistique à l’université. Rachel idéalise Pierre pour ce qu’il représente socialement, sa culture, ses connaissances et son usage de la langue française. Idéalisation œdipienne, comme le montre l’auteur, car Pierre est clairement associé au père de Rachel et l’auteur indique une répétition sur plusieurs générations, de pères absents idéalisés. Rachel est dans un rapport de soumission vis-à-vis des désirs de Pierre et elle élève seule leur fille, dans l’espoir qu’il se décide à s’engager dans leur couple. Mais lorsque Pierre lui annonce qu’il se marie avec une autre, Rachel se met en colère pour la première fois et décide de rompre les liens avec lui. Après la mort de sa mère chez qui elle habitait, elle déménage et prend un emploi plus qualifié, dans un hôpital psychiatrique. Pendant toute la deuxième partie du livre, qui est centrée sur le couple mère-fille avant la puberté, Christine Angot exprime la grande tendresse mais aussi la force du lien homosexuel dont témoigne son désir, petite fille et jeune adolescente, de jouer le rôle de l’homme, de prendre la place laissée vacante par son père, tout en s’intéressant beaucoup à lui. Rachel s’autonomise, se donne les moyens d’avancer professionnellement et quitte sa ville natale pour Reims où elle n’a aucune attache familiale. Lorsque Christine devient adolescente, Pierre refait surface. Il reconnaît Christine à la demande de Rachel et l’histoire de la relation père-fille commence. Christine rencontre son père et manifeste à sa mère une admiration sans borne pour lui. Par la suite, Pierre emmène plusieurs fois Christine en vacances ou en week-end durant lesquels il abuse d’elle, sans que l’auteur ne relate les faits au lecteur, qui, à l’instar de la mère, ignore ce qui se passe. Si Christine ne raconte rien à sa mère, elle est de plus en plus dure avec elle et lui reproche son manque d’intérêt et de culture. Ce à quoi Rachel répond en se dévalorisant. Pendant cette période, Rachel est en dépression, ses relations professionnelles sont compliquées, et elle voit sa fille s’éloigner d’elle. Absorbée par la tristesse et l’autodépréciation, elle considère naturel le mépris de Christine et ne voit pas ce qu’il cache. C’est un ami de la mère, qui a entrepris une liaison avec Christine (nouvel investissement œdipien), qui lui apprend l’existence de la relation incestueuse. Rachel réagit en tombant malade et se fait hospitaliser. Mais elle n’entame aucune poursuite contre Pierre. Quelque temps après, Christine rencontre un homme, Claude avec lequel elle attend un enfant et qui l’encourage à écrire. Mais la relation mère-fille est profondément meurtrie. L’auteur montre bien l’extrême difficulté de retisser un lien avec sa mère après le traumatisme, de trouver une distance vivable. Elle est souvent prise d’accès de rage, d’une incapacité à lui parler, mais d’un besoin de la retrouver, de redevenir une petite fille. Après cette longue période tourmentée s’ensuit la possibilité des explications et d’un apaisement. Dans les retrouvailles mère-fille qui closent l’ouvrage, Christine Angot fait un pamphlet d’inspiration sociologique qui vise à déculpabiliser sa mère et à mettre la perversion du père sur le compte d’une logique de domination sociale : « C’est l’organisation de la société qui est en jeu, à travers ce qui nous est arrivé. […] C’est une vaste entreprise de rejet. […]. Pour humilier quelqu’un, le mieux c’est de lui faire honte. |…] Tu ne devais pas sortir de ton tunnel. Tu pouvais juste rêver d’en sortir » (ibid., p. 208) Elle poursuit : « L’interdit fondamental là, c’est plus celui des relations sexuelles entre ascendants et descendants, mais celui de la mésalliance » (ibid., p.215).

7 L’auteur explique dans une conférence donnée à New York et publiée à la suite du récit, que ce dernier a notamment pour fonction de « faire exploser cette idée, qui est devenue une idée reçue de la mère complice » (ibid., p. 239) et de donner une place prépondérante au facteur social. Effectivement, on peut lire ce livre comme le récit des conditions de possibilité historiques de la vocation littéraire de Christine Angot. Vocation qui accomplit le désir maternel de changer de milieu et de s’émanciper de la reproduction sociale. Mais, à la lecture de ce passage, on a le sentiment que l’explication sociologique tente d’annuler toute la dimension identificatoire inconsciente et les enjeux pulsionnels qui s’articulent à cette histoire sociale. On peut faire l’hypothèse que cette réduction a pour fonction de rendre possible une réconciliation avec sa mère, par la projection de leur sentiment de culpabilité respectif sur la société. Or la beauté et la sincérité de ce récit repose précisément sur la manière dont il rend compte avec une grande simplicité d’écriture de la grande complexité des facteurs en jeu. Dans la conférence de New York, l’auteur montre les difficultés qu’elle a rencontrées lors de la réalisation de son projet d’écrire sur sa mère et leur relation. C’est que, derrière l’horreur de l’inceste, il y a la complexité du lien homosexuel, la rivalité œdipienne qui fonde l’investissement œdipien et l’identification au père. La vocation littéraire repose sur cette identification au père, mais comment écrire, si la langue littéraire est la propriété du père incestueux ? Comment sortir du conflit identificatoire entre une mère marquée par la honte de son milieu d’origine et l’intériorisation d’une position d’infériorité sociale, et un père dominant et pervers ? Nous avons vu que l’auteur s’est appuyée sur son compagnon de l’époque qui a soutenu et encouragé son désir d’écrire. On peut faire l’hypothèse que ses différents ouvrages qui traitent de l’inceste et ses conséquences désubjectivantes permettent à Christine Angot de s’approprier le langage qui était la propriété du père et de sa classe sociale et de tenter progressivement de symboliser la transgression agie. Dans Un amour impossible, le pouvoir élaboratif du récit repose sur sa capacité à donner forme au fantasme de scène primitive. En effet, le récit portant sur le couple des parents avant sa naissance, permet à l’auteur de donner une place à l’histoire, et donc aux différences générationnelles que l’inceste a pour fonction d’annuler.

L’intériorisation des déterminations sociales : Un lieu d’articulation entre sociologie et psychanalyse

8 Le dévoilement de l’existence des multiples déterminismes sociaux fait partie intégrante du projet sociologique. Dans un livre récent, le sociologue Bernard Lahire tente de contrer une tendance du discours contemporain selon laquelle la sociologie serait promotrice d’une « culture de l’excuse ». Il met notamment ces critiques sur le compte d’une résistance à la sociologie en tant qu’elle a « infligé à l’humanité une quatrième blessure narcissique ». Et ce, « en rendant visibles les régularités collectives ou les habitudes dont les individus ne sont pas toujours conscients, en mettant aussi en lumière des structures, des mécanismes ou des processus sociaux qui sont rarement le produit de la volonté des individus tout en les traversant en permanence de manière intime ». (Lahire, 2016, p. 7). Ainsi, « la blessure sociologique a fait tomber l’illusion selon laquelle chaque individu serait un atome isolé, libre et maître de son destin, petit centre autonome d’une expérience du monde, avec ses choix, ses décisions, et ses volontés sans contrainte ni cause » (ibid., p. 8). Le point de convergence entre le discours sociologique et le discours psychanalytique se situerait dans la mise en évidence de facteurs inconscients jouant un rôle déterminant dans les pensées et actions des individus. Dans les deux disciplines, l’hypothèse déterministe s’écarte d’une perspective causale prédictive unilatérale et mécanique, bien que le calcul des probabilités d’apparition de comportements ou d’événements fasse partie des méthodes sociologiques. Bernard Lahire se situe dans la lignée de Pierre Bourdieu, qui a développé une vision non mécaniste des déterminismes sociaux sur le fondement d’une correspondance entre les structures sociales et les structures mentales. Ce dernier postule l’existence d’un processus d’incorporation des structures sociales sur la base duquel les individus, spontanément, agiraient conformément à leur position dans la société. Ce processus est selon lui l’instrument principal sur lequel repose la reproduction sociale des inégalités et des rapports de domination. Ainsi la notion d’habitus, qui a fait l’objet de réélaborations successives dans l’œuvre du sociologue, a pour fonction de dévoiler la logique inconsciente au principe de l’action individuelle et sociale :

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Il s’agissait pour moi, au départ, de rendre compte de la pratique dans ses formes les plus humbles, les actions rituelles, les conduites économiques quotidiennes, les choix matrimoniaux, etc. en échappant à la fois à l’objectivisme de l’action entendue comme réaction mécanique sans agent et au subjectivisme qui dépeint l’action comme l’accomplissement délibéré d’une intention consciente, comme libre projet d’une conscience posant ses propres fins ou maximisant son utilité par le calcul rationnel (Bourdieu, Wacquant, 1992, p. 169).

10 Aller à la rencontre de cette logique inconsciente qui fonde les déterminismes sociaux permet de s’en émanciper et de gagner une liberté subjective d’autant plus authentique qu’elle est non plus un postulat de départ (tel que le défend l’existentialisme sartrien) mais une conquête sur le poids des déterminations.

11 Or ce travail d’explicitation peut s’envisager d’un point de vue psychanalytique en tenant compte de la théorie du fonctionnement psychique. En effet, le sociologue Vincent de Gaujelac dans un article sur Freud et Bourdieu, développe la thèse qu’il manque à Bourdieu une théorie de l’intériorité pour mieux comprendre la manière dont les habitus sont intériorisés. De Gaujelac considère le rapport de Bourdieu à la psychanalyse comme profondément ambivalent et développe le projet de dépasser cette ambivalence par l’établissement d’« une sociologie clinique » qui tienne compte de la théorie freudienne. Tous ses travaux, parmi lesquels son ouvrage La Névrose de classe, témoignent de son désir d’articuler les deux disciplines et leurs apports respectifs. Il pose l’hypothèse d’une relation d’étayage entre les dimensions sociales et individuelles et montre, à travers de nombreux exemples, les conflits psychiques qui accompagnent le désir de trouver sa place dans la société en se démarquant du milieu social de ses parents. Ainsi François, fils d’ouvrier devenu polytechnicien grâce à l’aide du père de sa femme, lui-même polytechnicien :

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François n’arrive pas à concilier ce qu’il est comme fils d’ouvrier et ce qu’il est devenu comme père d’un “petit bourgeois” destiné à devenir un héritier de la grande bourgeoisie. Il est déchiré de l’intérieur par ce conflit qui est la traduction, au niveau psychologique des rapports de domination entre deux classes. La culpabilité qui en découle ne se réduit pas à sa dimension œdipienne. Si la relation à son père est un des éléments essentiels du scénario que présente François, cette relation est sous-tendue par l’antagonisme entre la classe ouvrière et la bourgeoisie [2] (ibid., p. 44).

13 Le rapport entre les deux modèles explicatifs, psychanalytique et sociologique, est décrit comme un rapport « de traduction » qui préserve le caractère hétérogène des deux logiques. Les « conflits familiaux sont traversés par l’histoire sociale » et les processus d’identification à l’œuvre au sein de la cellule familiale concernent à la fois des qualités psychologiques mais également des « aspects, des propriétés et les attributs sociaux des personnes prises comme support de ce processus » (ibid., p. 47). Vincent de Gaujelac entend donc ne pas « réduire l’incidence du passé aux premières relations infantiles » ce qui équivaudrait « à autonomiser radicalement la vie psychique du champ social » (ibid.).

14 Ce projet de recherche témoigne d’une tentative de dialogue entre la sociologie et la psychanalyse qui va à l’encontre de la tendance réductionniste propre à chaque discipline. Pour autant, on peut s’interroger sur l’opposition maintenue entre la dimension pulsionnelle et la dimension sociale. Car Freud ne dit-il pas que la dimension sociale est d’emblée présente dans les premières relations infantiles du fait même de la présence du social dans le psychisme des adultes qui constituent les premiers objets d’investissement et d’identification des enfants [3] ? Nous avons vu dans l’exemple de Christine Angot comment la dimension sociale et la répétition d’un vécu de domination sont intriquées à la problématique pulsionnelle et identificatoire. Il nous faut compléter cette approche en nous centrant sur l’importance de la culpabilité surmoïque associée au fait de prendre sa place dans la société. Freud lui-même dans la célèbre lettre à Romain Rolland, « Trouble de souvenir sur l’acropole », parle de la persistance de son sentiment de culpabilité à avoir dépassé son père, à avoir conquis un statut social supérieur à celui de son milieu d’origine. L’ombre du surmoi rôde, comme le souligne Jean-Luc Donnet, et vient rappeler la valeur transgressive de cet acte en lien avec les désirs adolescents : « Tout succès, parce que son attrait doit quelque chose au désir “de faire mieux son chemin que son père”, parce qu’il est indexé sur une rivalité identificatoire primordiale, serait affecté d’un indice de culpabilité » (Donnet, 2009, p. 113). La transmission de surmoi à surmoi véhiculerait nécessairement une double injonction : celle de ressembler à ses parents et celle de ne pas les dépasser. Mais plus largement, et on peut faire l’hypothèse que les interdits surmoïques participent au maintien d’un certain ordre social inégalitaire. Dans Malaise, Freud reconnaissait l’importance de la souffrance sociale : « L’opposition entre une minorité jouissant des avantages de la culture et une majorité dépouillée de ces avantages », et note que ce contraste était « à une époque reculée du développement humain, poussé à l’extrême. » (Freud, 1930a [1929], p. 57). La répression pulsionnelle imposée par la culture par l’intermédiaire du surmoi, inclurait la répression de la capacité de remise en question du fonctionnement social. Ce processus reposerait sur un retournement masochique de l’agressivité qui entrave les potentialités créatives des sujets, mécanisme sur lequel le travail analytique pourrait avoir son rôle à jouer.

La post-adolescence et la transgression symbolique

15 Le travail analytique est amené à prendre en compte la manière dont la réalité sociale et la problématique des déterminismes sociaux s’articulent à des réalités psychiques singulières.

16 Lorsqu’on se penche sur les difficultés psychiques inhérentes au fait de prendre sa place dans la société, il nous semble que la problématique post-adolescente manifeste de manière privilégiée la conflictualité propre à ce processus psychique dans lequel la question du choix d’étude ou de profession qui permettra la séparation matérielle par rapport au milieu familial, est au premier plan. Ce choix confronte les désirs individuels à certaines nouvelles contraintes de la réalité sociale et dévoile souvent les multiples déterminations sociales intériorisées. De notre clinique avec des patients étudiants, il ressort un constat que partagent beaucoup d’entre eux : l’entrée dans la vie adulte confronte à une forme de pessimisme liée à la difficulté de « faire sa place » dans la société. Toutes les portes semblent fermées, les difficultés paraissent telles, que les idéaux adolescents sont réduits en fumée. Ces sentiments dépressifs et de dévalorisation personnelle se rapportent à une réalité sociale et à la violence des inégalités qu’elle comporte. Ces inégalités concernent tant le capital matériel que symbolique. D’une part, certains étudiants sont défavorisés et ne bénéficient pas tous d’un confort suffisant pour étudier. Ils doivent gagner de l’argent parallèlement pour survivre et n’ont pas des contacts qui leur permettraient d’obtenir des stages plus facilement. D’autre part, le monde de l’enseignement supérieur est rempli de codes difficilement compréhensibles lorsqu’un certain nombre d’acquis culturels n’ont pas été transmis par le milieu familial. Et nous pouvons constater qu’une bonne partie des analyses de Bourdieu et Passeron dans les années 1960 sur les étudiants (Les Héritiers) n’ont pas perdu de leur actualité. La capacité de se différencier de leur milieu social d’origine et de trouver une place qui leur corresponde n’est pas qu’une question de volonté ou de capacités intellectuelles. Quelle est la fonction possible de l’écoute analytique dans ces conditions ?

17 La prise en compte de la réalité de la vie étudiante par l’analyste est importante pour écouter au niveau de la réalité psychique les résistances et les conflits singuliers qui surgissent face à cette confrontation à la réalité sociale. Cette reconnaissance par l’analyste est souvent implicite mais il nous semble qu’elle est la base de la confiance qui permet au patient de se plonger dans sa vie psychique et de découvrir la manière dont les deux réalités s’articulent. Comme le dit Vincent de Gaujelac, « le psychisme agit comme un filtre qui prend dans le social des éléments qui vont entretenir des inhibitions, renforcer des défenses, amplifier des conflits internes; réciproquement, les conflits sociaux auxquels l’individu est confronté façonnent sa personnalité, résonnent dans son fonctionnement psychique, sans que l’on puisse établir une antériorité des influences » (ibid., p. 162-163). L’analyste est alors en charge de dévoiler la face inconsciente du pessimisme consciemment exprimé. Cette face cachée est celle qui s’incline devant les interdits surmoïques et se manifeste par l’expression de Freud face à l’Acropole : « Too good to be true. » Ce serait trop beau de quitter ses parents et de risquer de les dépasser, de trouver sa place ailleurs, de se déterminer selon ses désirs… La tentation d’abandonner est très forte alors même qu’un certain nombre d’étapes du parcours ont déjà été franchies. On peut constater que la mise en avant de la réalité sociale peut être utilisée à des fins défensives et servir une position masochique dont il faudra décomposer les différentes sources inconscientes en tenant compte des éléments transgénérationnels et du rapport inter-instanciel. En effet, le fait d’envisager le rôle du masochisme et du besoin de punition qui sont sous-jacents à la position d’échec marque un des apports spécifiques de la pratique psychanalytique fondée sur la dynamique transféro-contre-transférentielle. Car les discours négatifs sur la société nous sont adressés et ont vocation à susciter un vécu d’impuissance analogue à celui du patient, dans un transfert en miroir. D’autre part, est projetée sur l’analyste une position de toute-puissance analogue à celle de la société dont ils se sentent rejetés, ce qui conduit à l’expression de l’agressivité et à la dimension négative du transfert ambivalent. L’interprétation du transfert négatif est donc tout à fait décisive. L’expression de l’agressivité (qui prend souvent la forme de passages à l’acte : absence, acting de parole…) correspond à une tentative de sortie du masochisme, et il appartient à l’analyste de souligner l’intérêt psychique de ce processus qui va dans le sens du « narcissisme de vie ». Le travail clinique consiste à faire des désirs transgressifs dévoilés, le moteur d’une transgression symbolique nécessaire pour s’accomplir individuellement et prendre sa place dans la société. La transgression est inhérente au processus de socialisation en tant qu’elle vient répéter le meurtre fondateur de la communauté des frères. La référence au « meurtre du père » telle qu’elle s’actualise dans le transfert, doit se constituer en fantasme pour se défaire d’une part des injonctions surmoiques inhibantes et mortifères. Si la culture se doit de détourner l’agressivité inhérente à l’être humain, la psychanalyse permet de trouver un bon usage de cette agressivité psychique et de l’énergie qu’elle permet de déployer. C’est dans ce sens que, pour Julia Kristeva, la psychanalyse « nous communique ceci : le bonheur n’existe qu’au prix d’une révolte. Aucun de nous ne jouit sans affronter un obstacle, un interdit, une autorité, une loi qui nous permette de nous mesurer, autonomes et libres » (Kristeva, 1996, p. 14). Le vécu négatif auquel conduit le déterminisme social peut dès lors être reconnu aussi sous sa valeur positive de transmission. Car la culpabilité inhérente au désir de transgression entrave la reconnaissance de ce qui peut s’intérioriser sous la forme d’un héritage sur lequel se construit l’identité en devenir.

18 L’expérience du transfert analytique permet de travailler les modes d’intériorisation des déterminismes sociaux qui sont susceptibles d’enrayer la capacité psychique de s’inscrire dans la société de manière satisfaisante. En cela, la psychanalyse participerait, dans la limite de ses moyens, non seulement à une forme de mobilité sociale accompagnant le projet démocratique, mais aussi à amoindrir la « haine de la culture ». Haine de la culture dont Freud a montré qu’elle est, d’une part, inhérente au processus même de culture, et d’autre part, proportionnelle au vécu d’injustice des individus lié à leur difficulté à s’insérer dans la société. Ainsi, lorsque la répression pulsionnelle n’est pas compensée par un autre type de satisfaction, naît une insatisfaction sur laquelle reposent notamment des attitudes antisociales et le refuge dans les extrémismes, que le travail analytique, attentif aux destins pulsionnels, pourrait notamment contribuer à conjurer.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Angot C. (2015), Un amour impossible, Paris, J’ai lu, 2016.
  • Bourdieu P. (1992), Invitation à la sociologie réflexive, Paris, Seuil, 2014.
  • De Gaujelac V. (1987), La Névrose de classe, Paris, Payot, 2016.
  • De Gaujelac V., La sociologie clinique entre psychanalyse et socioanalyse, SociologieS [En ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 27 avril 2008. URL : http://sociologies.revues.org/1713
  • Donnet J.-L., L’Humour et la Honte, Paris, Puf, 2009.
  • Freud S. (1926e), La question de l’analyse profane, trad. fr. J. Altounian, Paris, Gallimard; OCF-P, XVIII, 1994 ; GW, XIV.
  • Freud S. (1930a [1929]), Le Malaise dans la culture, trad. fr. P. Cottet, R. Lainé, J. Stute-Cadiot, Paris, Puf, 1995 ; OCF-P, XVIII, 1994 ; GW, XIV.
  • Freud S. (1936a), Lettre à Romain Rolland (un trouble du souvenir sur l’Acropole), Résultats, Idées, Problèmes, II, trad. fr. M. Robert, Paris, Puf, 1985 ; OCF-P, XIX, 1995 ; GW, XVI.
  • Kristeva J., Sens et non sens de la révolte,1, Paris, Fayard, 1996.
  • Lahire B., Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », Paris, La Découverte, 2016.
  •  

Notes

  • [1]
    Nous soulignons.
  • [2]
    Nous soulignons.
  • [3]
    À cet égard, nous renvoyons au très éclairant ouvrage du philosophe Stéphane Haber, Freud, sociologue, qui développe l’idée que la théorie freudienne propose une conception sociologique à part entière et participe au dépassement de l’opposition entre individu et société.
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