1 Le moi inconscient n’appartenait pas aux références propres à ma métapsychologie personnelle. Le thème du CPLF a mis à ma disposition un concept nouveau qui contribua à éclairer certains aspects de ma clinique restés obscurs.
2 Les deux rapports s’éloignent de l’accent mis par Freud sur le rôle défensif du moi inconscient pour privilégier sa fonction élaborative pour Michèle Van Lysebeth, générative pour Dominique Cupa. Michèle Van Lysebeth étudie les implications du moi inconscient dans les moments de traumatismes induits par des disfonctionnement dans le dispositif analytique, maladresses ou défaillances de l’analyste, modifications de cadre, « incidents de séance » qui correspondent à l’intitulé de notre table ronde. Selon elle, lors de la survenue de pareils incidents, le moi inconscient est à l’origine de représentations oniriques élaboratives qui ne relèvent pas du Pcs et s’opèrent de façon clivée, totalement inaccessible à la prise de conscience.
3 Il m’est apparu que le concept de moi inconscient pouvait contribuer à la compréhension d’autres expressions cliniques et, plus particulièrement, à l’agir dans la cure. C’est là renouer sous un angle nouveau avec la part du rapport que nous avions présenté, Maurice Haber et moi-même à ce même Congrès CPLF de Bruxelles en 2002. Je développerai mon propos en m’appuyant sur un exemple clinique.
4 Pascale est une analysante dotée d’un arsenal névrotique que nous analysons très classiquement. Il se fait que je suis obligée de décommander inopinément une séance, circonstance totalement inhabituelle pour moi. Je fais cette annonce lors de la séance qui précède celle de mon absence. Pascale m’écoute. La séance se déroule sans que rien ne trahisse une quelconque réaction à ce message. Pascale elle-même, depuis le début de son analyse, n’a jamais manqué une séance. Sa ponctualité évoque même une certaine adhésivité au cadre. Or, pour la première fois, elle manque la séance qui suit celle que j’ai décommandée ! Elle m’explique avec embarras avoir été « obligée » de rencontrer son petit ami, sans pouvoir se soustraire à ce rendez-vous, petit ami dont j’apprends l’existence à cette occasion…
5 Fait remarquable pour mon propos, et qui me laissait interrogative, dans la suite de cet événement Pascale n’a jamais reconnu un quelconque lien entre la séance décommandée et sa propre absence. Par contre, j’assiste au déploiement des scénarios fantasmatiques qui se sont joués autour de sa rencontre avec son ami en lieu et place de sa séance, scénarios que nous pouvons analyser dans le lien transférentiel. Deux facettes donc à l’agir de Pascale : d’une part le déni absolu du lien entre mon absence et la sienne, d’autre part l’ouverture que cet « incident de cadre » a permis à l’évocation de scénarios jusque-là refoulés. Ainsi de sa culpabilité associée à son plaisir à se montrer à moi en couple, de la rivalité que cette situation implique, de la provocation œdipienne qu’elle m’impose en rétorsion de mon absence attribuée à ma propre vie amoureuse etc.
6 Ma question restait entière : quel statut accorder à ce passage par l’acte sous forme de son absence à sa séance ? Comment comprendre le déni drastique quant à une éventuelle relation entre mon absence et la sienne ? Mais aussi, existe-t-il un lien entre cet agir et l’accès au refoulé qui le suit et si oui, comment le conceptualiser ?
7 La théorisation de l’agir, on le sait, relève d’un domaine complexe. Dans notre participation au rapport du CPLF, notre recherche nous avait confrontés à la disparité des dimensions associées aux différentes formes d’expressions agies dans la cure.
8 On se souvient de l’intérêt accordé par Freud à l’agieren, « mise en acte », d’abord considéré comme un intrus dans la « cure de parole » pour devenir par la suite précieux agent d’accès à la remémoration du passé infantile. Certes, une telle finalité accordée à l’agieren en séance reste un indicateur clinique important. Mais pareille compréhension est loin de couvrir le champ des déterminismes et fonctions des agirs dans la cure. Pour notre part, nous avions notamment souligné la part de communication transféro-contre-transférentielle infraverbale qu’initient les agirs, « expérience agie partagée » avions nous dit, porteuse de qualités transformationnelles
9 À côté des comportements organisés dont témoigne l’agieren, la clinique donne à voir des manifestations plus ponctuelles, agirs dont l’apparition s’avère plus énigmatique, posant plus clairement la question des raisons, voire de la fonction de l’apparition de ces agirs. L’absence de Pascale en est un exemple. Pourquoi et comment ce « passage par l’acte » (Roussillon) ?
10 Selon moi, ce fut la suppression d’une séance qui fut à l’origine de l’absence de Pascale. Ce qu’on peut considérer comme un agir de ma part constitue une atteinte au cadre, cadre à la fois « matériel » par la suppression de la séance et « psychique » par le fait de l’absence de l’analyste. On le sait, outre sa fonction tiercéisante, le cadre remplit également la fonction de garant de la sécurité de base. Pour ma part, je pense que tout processus analytique se fonde sur un courant transférentiel de base, « transfert de base » selon Catherine Parat quand son fonctionnement assure une confiance de base telle qu’elle assure le terreau sur lequel s’étaie le courant névrotique du transfert, cadre dépositaire des parties les plus primitives de la personnalité dirait Bleger. Et c’est cette composante transférentielle de base qui assure l’assise du processus analytique, « cadre pour penser ». Pour Pascale, l’annonce imprévue de mon absence constitue un trauma dans le registre de ce courant de base du lien transférentiel. Comment panser/penser cette déchirure ?
11 Michèle Van Lysebeth fait état d’un patient capable à ses yeux d’élaborer un tel traumatisme par des représentations oniriques dont elle attribue l’élaboration au moi inconscient. Ne peut-on également attribuer à l’agir de Pascale une fonction de réponse au dit trauma, réponse certes moins élaborée mais cependant porteuse d’une qualité restauratrice inconsciente. À mon sens, pareille réponse ne correspond pas à la seule dimension de décharge qui peut être attribuée à certains acting ni répondre à une finalité uniquement défensive par rapport aux fantasmes. On peut penser que devant le déséquilibre basal induit par la défaillance des qualités sécurisantes assurées par un cadre fiable, c’est le moi inconscient qui se manifeste comme moyen de restauration de la trame transférentielle de base sous forme d’un agir susceptible de colmater la brèche angoissante provoquée par ce type de trauma.
12 Il a fallu la situation traumatique provoquée par mon absence pour qu’apparaisse au grand jour une manifestation du moi inconscient le plus souvent muet. Ne peut-on, à partir de cette observation, avancer l’hypothèse que le moi inconscient serait l’agent de la construction et de la stabilisation d’un « transfert de base » dont j’ai souligné l’importance dans l’organisation de la situation analysante. Cette construction s’opérerait notamment à travers des agirs œuvrant à bas bruit, agirs auxquels on peut attribuer un degré de symbolisation primaire porteuse d’un potentiel élaboratif des moments traumatiques. Ce travail restaurateur s’opère sur un mode clivé, inaccessible à la prise de conscience.
13 Dans cette optique, on peut également évoquer l’hypothèse d’une mémoire associée à l’utilisation protectrice de certaines formes d’agir, utilisation clivée d’une trace, mode d’être au monde singulier précocement inscrite dans la relation mère/infans, mémoire témoin d’une identification précoce dirait Jean-Luc Donnet, mémoire produit d’un moi inconscient qui en forgea les rudiments et continue à les utiliser notamment dans l’urgence du traumatisme.
14 J’irais plus loin dans mes hypothèses. Dans notre rapport, nous avions évoqué l’existence d’expérience agie partagée, échanges souterrains, porteurs de transformation. Ne pourrait-on attribuer à la rencontre des « moi inconscient » des deux protagonistes de la relation analytique l’existence d’» échanges agis » qui contribuent à la construction de la trame basale sur laquelle se fonde la situation analysante qui nous occupe ici ? Trame basale mise à mal par les traumatismes induits par les accidents de cadre puis restaurée par le « contre-agir » de Pascale.
15 Reste à comprendre l’ouverture aux scénarios refoulés qui surgit dans la suite du « contre-agir » de Pascale, accès au monde de la représentation qui succède à l’épisode agi. J’ai insisté sur l’importance d’une stabilité de base pour assurer l’espace analytique, aire transitionnelle nécessaire au déploiement du travail analytique « névrotique ». Cependant, si on peut attribuer cette stabilité aux échanges agis des « moi inconscient », la clinique incite à constater que ce régime de fonctionnement transféro-contre-transférentiel peut avoir ses inconvénients. Il peut comprendre une part de relative immobilisation collusive qui, si elle prend trop d’importance, peut contribuer à alimenter les résistances au déploiement du travail analytique. C’est rejoindre là la conception freudienne qui attribue au moi une fonction défensive.
Un exemple clinique, cité dans notre rapport, illustrera mon propos
16 Pierre est un homme d’une exceptionnelle intelligence qu’il exerce brillamment. Sa séduction envahit rapidement le champ analytique : beau parleur, il me charme par un discours riche d’associations, de fantasmes et de rêves. Thématique œdipienne mais aussi soubassements prégénitaux se représentent et se vivent par rapport aux images parentales. C’est de son père surtout que Pierre me parle : pater familias vénéré, intellectuel réputé, il organise la vie familiale sur un mode obsessionnel ; il règne par son contrôle, sa méticulosité, sa rigueur. Pierre fait miroiter devant moi l’image d’un père idéalisé dont il attend la pénétration magique susceptible de lui conférer une égale puissance. Tout cela je l’entends, je l’analyse, mais nous stagnons dans une désespérante répétition.
17 Jusqu’au jour où un incident mineur – j’ai cinq minutes de retard dans mon horaire – met le feu aux poudres. Mais ce n’est pas Pierre qui flambe. Lui constate simplement que, moi qui suis si ponctuelle, me voilà en retard. Suis-je vraiment si ponctuelle ? Oui, pour Pierre je le fus. Je réalise que pendant des mois, sans m’en rendre compte, j’ai été pour lui dans ma façon d’être ce père parfaitement ponctuel, soucieuse d’un cadre irréprochable (alors que lui ne m’épargnait ni absences, ni retards), ne lui dispensant que des interventions mûrement élaborées, choisies, obsessionnalisées.
18 J’avais à l’époque attribué à une identification projective efficace l’inscription en moi de ce rôle d’idéalité qu’aucun faux pas ne venait ternir. Aujourd’hui, c’est à mon moi inconscient répondant aux sollicitations du moi inconscient de Pierre que j’attribuerais notre mode de fonctionnement complémentaire qui colmatait efficacement la crainte de découvrir la brèche que cachait la structure caractérielle de son père, colosse aux pieds d’argile. Ma prise de conscience permit la rupture d’un équilibre figé par ma réponse agie inconsciente à son induction inconsciente. Peu de temps plus tard, Pierre rêvait d’un père couvert de plaies dont il tentait en vain de soulager la souffrance.
19 Si cette vignette clinique illustre avec éloquence l’aspect immobilisateur d’une collusion entre les deux « moi inconscient », elle met également en évidence l’impact d’un agir, incident de séance donc, qui vient rompre la répétition mortifère et donne l’accès au monde de la représentation. Dans mon exploration de l’éclairage que permet le recours au concept de moi inconscient, j’ai privilégié l’utilisation qui pouvait en être faite pour conceptualiser la part d’agirs inconscients croisés qui chemine souterrainement en-deçà du processus analytique névrotique, pour le meilleur et pour le pire… Le meilleur est celui qui soutient le processus analytique, le pire celui qui génère des collusions inconscientes dont les méfaits vont jusqu’à la réaction thérapeutique négative. Devant ce risque, les « incidents de séance » s’avèrent des alliés efficaces pour mobiliser l’immobile… Et quel statut leur accorder ? Si l’agir de Pascale fut à l’origine de ma réflexion, dans chacun des exemples cliniques, mes agirs sont bien présents, eux aussi. Ce fut un agir de ma part qui dénoua l’impasse avec Pierre… agir en principe « innocent »… Le fut-il vraiment ? Ne peut-on, là aussi, incriminer l’intervention de mon moi inconscient, dans l’utilisation de l’agir comme forme d’interprétation ? En particulier, quand, comment, pourquoi mon retard de cinq minutes avec Pierre… Mais ce serait une autre histoire.
Références bibliographiques
- Bleger J., Symbiose et Ambiguïté, Paris, Puf, 1981.
- Donnet J.-L., La Situation analysante, Paris, Puf, 2005.
- Freud S. (1914g), Remémoration, répétition et élaboration, La Technique psychanalytique, Paris, Puf, 1967.
- Godfrind J., Haber M., L’expérience agie partagée, Revue française de psychanalyse, t. LXVI, no 5, 2002.
- Godfrind J., Les Deux Courants du transfert, Paris, Puf, 1993.
- Parat C., L’Affect partagé, Paris, Puf, 1995.
- Roussillon R., Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, Paris, Puf, 1991.
Mots-clés éditeurs : Agirs, Transfert de base, Espace transitionnel, Moi inconscient, Expérience agie partagée
Date de mise en ligne : 12/01/2017
https://doi.org/10.3917/rfp.805.1613