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Article de revue

Sensorialité et hallucinatoire dans la clinique de la criminalité. Un groupe « corps et peinture » en prison

Pages 1149 à 1160

Notes

1 « Je ne contrôlais plus mes actes », « Mon corps agissait tout seul », « C’était comme dans l’exorciste, ce qu’il se passait en moi »… Tels sont les mots employés par les patients incarcérés pour décrire leur crime. L’écoute des patients jugés irresponsables pénalement, qui ont été atteints d’hallucinations pendant leur passage à l’acte, montre à quel point les hallucinations harcèlent le sujet avant son crime, jusqu’à le menacer de mort. Le patient criminel halluciné recourt alors à l’acte dans un élan de survie : il anéantit en effet l’autre pour ne pas être lui-même anéanti face à la menace véhiculée par l’hallucination (Garnier, Brun, 2016). L’hallucination psychotique de l’acte criminel n’apparaît pas la plupart du temps formalisée dans le registre visuel mais elle passe plutôt par la voie du corps et de la sensori-motricité. Les groupes de médiations thérapeutiques sont donc particulièrement indiqués pour la prise en charge institutionnelle de ces patients auteurs d’un crime, car ils mettent en jeu des processus de symbolisation précisément à partir de ce registre sensorimoteur.

Le crime pour survivre aux hallucinations sensorielles

2 En hôpital psychiatrique, le personnel soignant ne cesse d’entendre les cris d’incompréhension des patients qui ont été jugés irresponsables pénalement de leurs actes : « Mais puisque je vous dis que je suis innocent, ce n’est pas moi qui l’ai tué, c’est le diable. » Ainsi, un patient qui voyait le diable le menacer de lui trancher la gorge au coin d’une rue ne le voyait plus au moment de son acte, mais l’a senti entrer en lui pour aller trancher la tête de sa femme. Les hallucinations tendent ainsi à ne plus pouvoir être visualisées au moment de l’acte et elles viennent menacer le sujet dans son corps même. L’hallucination n’étant plus placée à l’extérieur, le sujet est contraint alors de la transposer dans un acte effectif, pour tenter de la juguler.

3 La clinique des patients incarcérés montre à quel point ils sont envahis d’images terrifiantes, mais au moment de l’acte, celles-ci tendent à disparaître. Les sujets sont alors confrontés à des « trous noirs », à la sensation de perdre le contrôle de leurs corps, à l’impression d’avoir un monstre à l’intérieur d’eux-mêmes qui commande leurs actes.

4 Les patients criminels ont généralement tendance à vivre une sorte d’abrasion du registre de la sensorialité en blanchissant leurs éprouvés sensoriels. Ce processus peut aller jusqu’à engendrer une hallucination négative du sujet par lui-même (Green, 2002) : certains patients décrivent parfois l’impression de sortir de leur corps et de se regarder depuis l’extérieur. Guy Lavallée (2014) montre que l’hallucination correspond à une désintrication entre l’hallucinatoire positif, force de vie qui donne de l’intensité aux perceptions, et l’hallucinatoire négatif, hérité de l’hallucination négative de la mère, qui permet de constituer un écran qui rend tolérable les stimuli sensoriels. Au moment de l’acte violent, les sujets sont confrontés au contraire à un véritable envahissement par le registre sensoriel, qui devient persécuteur, à un excès d’hallucinatoire positif. Le crime relève ainsi d’une hallucination sensorielle.

5 Le sujet a alors recours à l’acte pour tenter d’externaliser ces vécus sensoriels persécuteurs, enkystés dans un morceau de corps. Par l’agir violent, il tente de trouver une amorce de symbolisation primaire de vécus catastrophiques qui font effraction dans son corps par la voie de l’hallucination. Ces sujets criminels apparaissent confrontés à des vécus hallucinatoires sensoriels relevant de la dégénérescence (Roussillon, 2008) de la sensorialité : mutilations, explosions, dépossessions, pénétrations et démantèlements sensoriels.

Un groupe « corps et peinture » en milieu carcéral

6 Il convient donc de proposer aux patients incarcérés des dispositifs qui permettent une mise en image et une appropriation subjective de ces vécus hallucinatoires dans le registre de la sensorialité. En milieu carcéral, la médiation picturale permet d’initier un travail de symbolisation de ces vécus hallucinatoires chez des patients criminels.

7 En ce qui concerne le cadre-dispositif, le groupe thérapeutique « Corps et peinture » est co-animé par une psychologue et un psychomotricien et fonctionne par cycle de dix séances, que le patient peut renouveler s’il le souhaite. Ce groupe à médiation picturale est proposé en alternance aux détenus hommes et aux détenues femmes, du fait de l’impossibilité d’organiser des groupes mixtes dans le centre de détention où il se déroule. Les séances d’une heure et demie sont divisées en trois temps, d’abord le temps dit « corporel », assuré par un psychomotricien, qui propose des exercices de mobilisation des schèmes corporels pour évoluer ensuite vers des temps d’improvisation et de mouvements libres. Le « temps peinture » laisse ainsi la possibilité aux patients d’utiliser un très large matériel, avec la plus grande liberté sensori-motrice possible. À la fin des séances, lors du temps de parole, les peintures sont fixées au mur : les patients présentent chacun leurs peintures et le groupe associe librement.

8 En milieu carcéral, cette utilisation de la médiation picturale, précédée d’un temps d’écoute des ressentis corporels, permet l’émergence de vécus inscrits sous forme de traces sensorielles et, de ce fait, un retour des expériences traumatiques qui tendent à se présenter à la psyché de façon hallucinatoire. Le médium de la peinture se présente en effet comme un attracteur sensoriel, qui permet le transfert d’expériences primitives sur l’objet médiateur car il réactualise des expériences archaïques souvent catastrophiques qui concernent les états du corps et les sensations. De façon générale, les groupes thérapeutiques à médiation, notamment pour des patients dans des problématiques psychotiques, permettent de réactualiser des vécus archaïques agonistiques, sous forme de sensations hallucinées en appui sur l’activité sensorielle des patients (Brun, 2007). Dans ce processus thérapeutique, la réactivation hallucinatoire de sensations joue un rôle central : c’est la perception dans la réalité des sensations procurées par la matérialité du médiateur qui activent le processus hallucinatoire chez le patient, et, réciproquement, le patient met en forme dans le matériau ses propres sensations hallucinées, liées à des expériences archaïques, qu’il associera aux sensations données par le médiateur.

9 C’est le medium sensoriel qui va réactiver les traces mnésiques perceptives qui peuvent être réinvesties sous forme hallucinatoire, dans le travail au sein de la cure classique, comme Freud l’évoque dans « Constructions en analyse » (1937d), et, pourrait-on ajouter, dans le cadre d’une thérapie médiatisée, par un médium sensoriel, quel qu’il soit. Dans sa seconde théorie de l’hallucination, en 1937, Freud ne décrit plus en effet l’hallucination comme la réalisation d’un désir, sur le modèle du rêve, mais comme le retour « d’un événement oublié des toutes premières années, d’un vu ou d’un entendu de la première enfance » (Freud, 1937d, p. 279). Le sujet halluciné est donc confronté à la réactualisation d’un pan de son histoire non symbolisée, non historicisée, qui revient sous la forme d’une hallucination actuelle, sans lien apparent avec le passé.

Peinture d’une « dégénérescence » sensorielle

10 Dans les débuts d’un cycle de médiation picturale, les patients éprouvent des difficultés à figurer une scène sur leurs peintures. Ils peignent d’abord souvent des productions dans lesquelles les perspectives s’avèrent impossibles, et le rapport entre le fond et la forme incohérent. Les paysages par exemple ne s’avèrent pas organisés selon la perspective classique mais sont inscrits sur un unique plan qui écrase les profondeurs, et les formes représentées sont aplaties, dans un registre unidimensionnel. Les objets figurés paraissent sans fond, transparents et entretiennent des relations d’inclusions réciproques. On relève en fait nombre de processus et de types de traces analogues à ceux observés dans la clinique des autismes.

11 Si les patients peignent des formes humaines et des visages, la discordance fréquente des traits évoque une interprétation impossible de l’expression d’un visage, qui devient alors terrifiant. Dans ce contexte, les fonds picturaux et groupaux sont souvent vécus comme des aspirations mutilantes. Les patients semblent éprouver un état d’indifférenciation avec le médium et ils vont plaquer leurs éprouvés sensoriels sur la peinture. Ils peignent par exemple avec les mains, le corps à corps avec la feuille évolue alors vers la figuration d’une peau meurtrie. Les peintures représentent souvent des thèmes de brûlures ou de froid glacial qui sont associés de façon contrastée dans l’asso-ciativité verbale. Effectivement, le froid extrême ne devient-il pas brûlure ? La dynamique groupale, tout comme le fond des peintures, renvoie en fait aux modalités d’un lien à l’objet primaire, vécu comme un objet sans fond, un support qui s’écroule et qui aspire le sujet dans sa chute.

12 Ces patients nous racontent l’histoire d’une sensorialité qui « dégénère », mais qui cherche aussi à être restaurée. Pour traiter ces questions, la référence à la clinique des bébés s’impose, car elle nous en apprend beaucoup les modes d’articulation des sensorialités primitives du bébé avec son environnement. Les travaux actuels montrent que c’est l’échoisation du bébé par son entourage, ce que Daniel Stern (1985) nomme les accordages de l’envi-ronnement qui permettent au bébé d’accéder aux premières formes de la symbolisation.

13 L’ensemble de la clinique du premier âge montre en effet que c’est à partir d’un partage de sensations corporelles, de ce que Stern désigne comme une chorégraphie première, l’ajustement des gestes, des mimiques et des postures entre l’enfant et l’objet primaire, que va se constituer le fond sur lequel s’établit la possibilité d’un accordage émotionnel. Stern insiste sur le phénomène de transposition sensorielle, au cœur de ces accordages. Dans la clinique des bébés, les sensorialités primitives échoisées par l’environnement donnent des formes primaires de symbolisation, sinon elles dégénèrent et perdent leur virtualité symbolisante. Ces processus concernant le sexuel infantile ont des implications majeures dans la psychopathologie de l’adulte. Les médiations thérapeutiques sensorielles peuvent relancer la virtualité symbolisante, notamment pour des pathologies lourdes.

14 Il s’agit aussi, dans les interactions groupales, de travailler à la composition de l’affect, dans la mesure où l’agir correspondrait à un « affect inachevé » (Ciavaldini, 2005, p. 159). L’affect se composera précisément dans le mouvement d’émergence des formes primaires de symbolisation, quand le sujet pourra sortir d’un phénomène de coalescence entre affect et représentation, qui caractérise l’originaire selon Piera Castoriadis-Aulagnier (1975).

15 Ces processus apparaissent au cours du travail thérapeutique d’Ananga, patient incarcéré qui a participé au groupe « corps et peinture ».

La peinture de la sensorialité : Ananga

16 Ananga est âgé de trente ans et incarcéré depuis trois ans pour une tentative d’assassinat. Ce patient témoigne d’une histoire chargée d’immenses souffrances l’ayant conduit à faire plusieurs tentatives de suicides, jusqu’à « retourner » le couteau sur sa conjointe. Cet acte a été déclenché par la découverte de l’infidélité de sa compagne. Il le décrit comme irrépressible et il lui paraît en désaccord avec sa personnalité.

17 Lors de sa première rencontre avec la psychologue [1], Ananga décrit essentiellement sa souffrance par le corps. Il lui parle de la période de détresse connue avant son acte et explique qu’il pesait trente-huit kilos. Il lui montre les cicatrices de ses tentatives de mises à mort, au cours desquelles il s’ouvrait les veines, se vidant de son sang après s’être rempli d’alcool et de médicaments. Ananga explique qu’il a beaucoup manqué de tendresse dans la relation avec ses parents, pendant son enfance. Il ressent ainsi cette béance affective dans le registre sensoriel, par le vécu d’un corps vide qui dépérit.

18 Ananga a été adopté à l’âge d’un an et demi par ses parents, qui lui ont raconté qu’ils le surprenaient, quand il était enfant, en train de récupérer dans la poubelle les restes de repas : ils sont allés le chercher dans un pays où l’on meurt de faim et ils ont toujours pensé qu’il avait, bébé, souffert de la faim. Ananga évoque sa perte de poids massive, liée, souligne-t-il, à son vécu de se sentir abandonné. Il craint toujours de manquer de nourriture et il accumule dans sa cellule beaucoup de provisions. Ananga apparaît en entretien avec une posture figée, le regard fixe et le corps privé d’expressivité sensori-motrice.

19 Voici comment il décrit le vécu de son acte : « L’instant où cela s’est passé, il n’y avait plus de bruit, plus de lumière. Il y avait seulement les coups de couteaux. Je me suis souvenu du premier coup de couteau, pas les autres. Je ne savais pas combien en avaient été donné. Pourtant c’est interminable, le temps que ça prend, tous ces coups de couteaux. C’est comme si le temps s’arrêtait, le son s’arrêtait, tout s’arrêtait. J’étais plus maître de mon corps. Puis progressivement j’ai entendu le cri, celui du fils de ma compagne, et là j’ai réalisé. S’il n’avait pas crié, j’aurais continué…. Je me sens comme un monstre, et pourtant, je ne suis pas un monstre. » Ananga décrit le sentiment d’avoir été un monstre, en totale incompatibilité avec sa personnalité. Il s’agit moins du clivage décrit par Freud (1940e [1938]) que d’une fragmentation qui apparaît à la fois psychique et corporelle.

20 Ainsi, lors d’une séance, Ananga représente sur une première peinture une multitude de chiffres qui tournent, seulement les chiffres un et zéro. Il associe sa peinture à l’idée qu’il est envahi par des milliers de chiffres, quand il se sent mal. Il est intéressant alors d’observer que, dans un mouvement centrifuge, les chiffres de son dessin tournent en rond. La psyché vole en éclat, comme sa peinture l’exprime par la multitude des chiffres mais, en même temps, le mouvement semble avoir une fonction de mantèlement, pour se sentir à nouveau unifié. Ananga représente ainsi l’amorce d’un processus de symbolisation et la tentative de se sentir rassemblé sensoriellement au cours d’un moment traumatique. Ici, apparaissent des actions ressenties comme étrangères au sujet, sous la forme de « ça tourne », « ça fragmente », qui renvoient vraisemblablement aux premières représentations du lien à l’objet.

21 Lors de la même séance, Ananga peint sur une seconde peinture un vélo dans une sphère lumineuse qui contraste avec le fond sombre qui l’entoure. Il n’y a personne sur ce vélo qui tourne en rond. Comme il l’explique, il s’agit d’une image qu’il avait en permanence dans sa tête avant son acte, surtout la nuit quand il n’arrivait pas à dormir. Il s’agit ici d’une métaphore prise au pied de la lettre de l’expression « avoir un petit vélo dans la tête ». Le monde psychique d’Ananga est en effet confronté à l’émergence de processus psychotiques, caractérisé par un « manque de différenciation entre le concret et le métaphorique », ainsi que l’a théorisé Harold Searles (1982) à propos des schizophrènes.

22 Par ailleurs, Ananga représente un paysage avec une chute d’eau, marqué par l’incohérence des perspectives, par une dégradation de la logique entre le fond et la forme. À la vue de cette peinture, le groupe associe sur des représentations de « fin du monde », et de « trou noir dans la couche d’ozone » : « C’est un lieu où l’on pourrait mourir. » Ananga effectue à la même séance une autre peinture avec de multiples couches, très épaisses. Il recouvre une feuille par des mouvements de petits cercles avec une éponge imbibée de peinture rouge. Il superpose ensuite plusieurs couches d’autres couleurs. Son corps s’anime quand il saisit un couteau de peinture dans chaque main pour gratter les couches de peintures. Au cours du temps de parole, il donne au groupe les explications suivantes : « J’ai essayé avec le couteau de gratter, et je me suis rendu compte que y’avait toujours la couche du dessous. Elle avait séché. Alors j’ai mis plusieurs couches, je grattais, je grattais, y’avait toujours du rouge en dessous. » Le sujet est « face à ce qui se dérobe » (Michaux, 1985), à un informe qui relève du trou, de l’aspiration. D’ailleurs les patients demandent fréquemment : « Mais pourquoi le fond aspire-il toujours les couleurs ? » L’objet insaisissable n’est pas représenté via une forme, il n’est pas visualisable, il est dilué dans le fond des peintures qui, progressivement, devient un fond catastrophique.

23 Au fil des séances, sa peinture évolue et il peint un triptyque au cours d’une même séance, trois peintures qui racontent les processus mêmes de l’agir violent. Il peint d’abord un véritable vécu de démantèlement sensoriel : un œil, une bouche, une oreille qui ressortent comme des ilots isolés sur la feuille. Les sens ne sont plus unis, ils sont en errance, comme dans son acte, quand il avait poignardé son ex-compagne, et qu’il racontait qu’il n’y avait plus de son, plus de lumière, seulement le mouvement du couteau. Sur la seconde peinture, il tente de figurer les mouvements effectués au cours du temps corporel, en les plaquant sur sa peinture, comme pour unifier ses vécus corporels. Telle serait d’ailleurs la fonction d’unification qui est recherchée par l’agir. Sur la troisième peinture, il représente « la perspective du spectateur » qui le regarderait. Mais il dit aussi que ce spectateur est dans la bulle, au centre de la scène. Cette description évoque le paradoxe du clivage : le sujet vit une scène dont il se sent à la fois acteur et spectateur. Ananga ne s’était « réveillé » de son acte meurtrier qu’en entendant les cris de l’enfant de la victime, comme un écho à la terreur qu’il vivait également en lui-même.

24 En même temps qu’elles se partagent, les sensations hallucinées, au départ diffuses, se décollent du fond et sont mises en scènes. La manipulation du fond pictural tend à un processus de reconstitution de l’ « écran » blanc du rêve, décrit par B.D. Lewin comme « la surface sur laquelle un rêve semble être projeté. C’est l’arrière-fond blanc, présent dans le rêve » (Lewin, 1949, p. 340). Une étape importante est franchie quand ils représentent dans leurs peintures la déchirure de l’écran de rêve, leur « fissure » selon la formulation de Jean-Luc Donnet et André Green (1973) à propos de l’œuvre d’Antonin Artaud, qui évoque un « écran crevé » : des fonds picturaux déchirés, percés, grattés, troués. La représentation de la désymbolisation constitue une première étape nécessaire au processus de symbolisation.

25 Effectivement, avec sa participation au groupe peinture, Ananga commence à raconter à la psychologue des ébauches de rêves. Ces rêves tentent de mettre en scène des disputes. Mais « ça part dans des détails trop subtils » comme il l’explique, jusqu’à empêcher alors finalement le déploiement du conflit. Le mouvement de fragmentation est ainsi réintégré dans le contexte d’un conflit relationnel impossible à advenir et à mettre en mots. Il a aussi commencé à raconter des rêves en suivi individuel. Pour beaucoup de patients incarcérés en effet, les rêves relèvent au départ d’images, de sensations-chocs, sans mise en scène, des rêves très répétitifs et opératoires, comme l’a décrit Claude Balier (1988, p. 142). Ces patients semblent aussi confrontés à des rêves agités : ils rêvent de scènes d’agression et leur corps se débat au lieu d’être au repos. La participation au groupe permet souvent une relance de l’activité onirique car les patients racontent, au fil du travail thérapeutique en groupe à médiation, de plus en plus de rêves dans les suivis individuels.

Associativité formelle et mise en forme de la sensorialité

26 De façon générale, ces peintures de patients criminels sous l’influence d’hallucinations évoquent aux patients en groupe des formulations telles que « ça bouillonne », « un tourbillon » ou « ça aspire », « ça s’effondre », « ça disparaît », « ça brûle » ou « ça gèle ». Ce sont des impressions corporelles, qui s’imposent sous la forme d’un vécu hallucinatoire et correspondent à une sensation de mouvement et de transformation. Ces images ne sont pas des fantasmes mais des impressions corporelles, qui ne supposent aucune distinction entre le sujet et l’espace extérieur. Il s’agit donc de signifiants formels (Anzieu, 1987), où la forme est ressentie comme étrangère, ce qui implique une formulation sans sujet humain : c’est une action se déroulant dans un espace bidimensionnel, sans spectateur, différent du fantasme, présentant une action qui se déroule dans un espace à trois dimensions. Il s’agit notamment d’impressions corporelles de déformations de l’enveloppe psychique, (par exemple « ça se déforme et se détruit »), d’explosion (« un corps explose »), de rapprochement et/ou d’éloignement, (« ça se rapproche et s’éloigne »), d’effondrement (« un appui s’effondre ») et/ou de cassure. Ces transformations de formes relèvent, selon l’expression de Piera Castoriadis Aulagnier (1975), d’une coalescence de l’affect et de la représentation, qui définit le registre du pictogramme, et, plus généralement pourrait-on ajouter le registre des formes primaires de symbolisation.

27 Le travail thérapeutique groupal consiste alors à mettre en images et en scène ces expériences sensorielles engagées dans l’activité picturale et à partager des affects autour de ces évocations sensorielles. En même temps qu’elles se partagent, les sensations hallucinées actualisées par la médiation picturale se décollent du fond pictural, sont mises en scènes et en histoire par le groupe et dans le groupe. Il s’agit de repérer particulièrement les modalités de déploiement de l’associativité formelle (Brun, 2014), soit l’enchaînement des formes, à la fois dans les productions proprement dites, dans la mise en forme de la matière picturale, mais aussi dans l’ensemble du langage sensorimoteur des patients confrontés au médium. Cette chaîne associative formelle, essentiellement constituée de signifiants formels, apparaît à l’œuvre pour tout sujet dans le cadre des médiations thérapeutiques.

Identification d’un double menaçant et mise en scène de la dégénérescence de la sensorialité : vers la figure d’un objet meurtrier

28 Peu à peu dans les peintures, il devient possible de relier ce fond catastrophique à un environnement dangereux et se dégagent alors les figures d’un objet meurtrier. Du fond groupal, lieu de l’informe et l’indifférencié, émergent les aspects catastrophiques d’un lien fusionnel avec un objet dangereux. Des formulations telles que « ça bouillonne », « un tourbillon » sont des premières représentations primaires du lien à l’objet, des formes primaires de symbolisation qui témoignent de l’identification à un objet meurtrier. Plus précisément, ces sujets cherchent à mettre en scène un processus d’identification à l’agresseur qui se déployait auparavant uniquement sur le registre de la sensorialité. Le sujet est indifférencié des sensations terrifiantes ressenties dans le lien avec l’objet primaire. Il devient lui-même le trou, l’ombre ressenti chez l’objet. Ainsi, apparaît « l’ombre de l’objet tombé sur le moi » (Freud, 1915b), c’est la haine même de l’objet, à laquelle le sujet s’est identifié.

29 Avec l’identification d’un autre menaçant dans les peintures, une mise en scène s’avère possible. Comment comprendre la nécessité pour ces sujets de représenter un double menaçant, comme une étape nécessaire à la constitution d’un double ? Il s’agirait, avant de pouvoir percevoir son propre reflet dans le regard de l’autre, de se représenter la dimension menaçante qui a été ressentie dans le lien à l’objet. Mais en quoi le crime permet-il un soulagement éphémère du sujet et une possibilité dramatique d’appropriation subjective ? Ce qui avait « réveillé » Ananga de son acte meurtrier étaient les cris de l’enfant de la victime, comme un écho à la terreur qu’il vivait également en lui-même. Les expériences sensorielles que connaissent ces sujets sont si envahissantes, mutilantes et aspirantes, qu’ils sont contraints de s’échapper de la scène qu’ils vivent. Freud (1940e [1938], p. 77) décrit dans le délire, une part du sujet qui reste consciente et qui observe, dans un recoin de son esprit, toute la « fantasmagorie morbide ». Cet « observateur désintéressé » est confronté chez eux à une menace de disparition, le sujet connaissant un état de mort psychique. Joyce McDougall (1978) évoque « le spectateur anonyme » du scénario pervers. Pour les sujets criminels, il faut matérialiser de façon concrète la représentation d’un spectateur impuissant via la scène du crime, pour représenter la disparition du sujet. Il s’agit de faire advenir une fonction réflexive via le regard terrorisé de la victime ou des témoins, reflet de leur propre terreur.

30 En définitive, les peintures mettent en scène les figures d’un objet meurtrier : le premier meurtre du criminel est le sien propre par un objet primaire qui l’a mis à mort et c’est en essayant d’échapper à ce vécu de mort psychique que le criminel va le faire subir par retournement à sa victime. Il s’agit dès lors bien moins d’échapper à une fusion mortifère d’avec l’objet primaire, que de se dégager de l’emprise d’un objet meurtrier auquel le criminel s’est identifié. La haine de l’objet est tombée sur le moi. Cette clinique témoigne du désenkystement de l’ombre de l’objet meurtrier, figuré dans la peinture.

31 La médiation picturale fonctionne donc comme un attracteur de vécus d’une dégénérescence de la sensorialité dans le lien à l’objet, dégénérescence due aux liens premiers avec l’objet qui n’ont pas permis de mettre en place la virtualité symbolisante de vécus sensorimoteurs échoisés, partagés. Le groupe thérapeutique à médiation picturale invite à une relance de l’activité onirique grâce au partage des sensations hallucinées, qui vont pouvoir se scénariser et il témoigne tant d’un démantèlement sensoriel que du rassemblement possible de la sensorialité démantelée, dans le groupe et dans les productions picturales. À partir du déploiement de l’associativité formelle, au sens d’un enchaînement signifiant des sensations de transformation de formes dans le groupe de patients, on assiste à la construction progressive de scénarios.

32 La fin d’un cycle de peinture et donc la séparation du groupe étant concomitante de la période des fêtes, Ananga peint un sapin de Noël sous un climat enneigé, sans cadeau, et il commente : « Je ne savais jamais ce que je voulais comme cadeaux, je voulais simplement une carte avec marqué «Je t’aime». » Le groupe suscite non seulement « des regards mutuels », selon la formulation d’un patient, qui contribuent à restaurer le registre de l’intersensorialité, mais il permet également le reflet même de la réflexivité. Le sujet n’est alors plus dans une position de spectateur impuissant face à ses actes meurtriers vécus comme étrangers mais il intègre une fonction réflexive transmodale, apportée par le regard de l’autre, témoin du registre du vivant.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : Sensorialité, Crime, Hallucination, Médiation peinture

Date de mise en ligne : 12/09/2016.

https://doi.org/10.3917/rfp.804.1149

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