Couverture de RFP_803

Article de revue

Corps et violence

D’un dispositif à l’autre

Pages 750 à 764

1 À travers le traitement d’un patient mis en danger par ses somatisations ainsi que par ses défenses perverses, je vais, en partant du premier entretien, montrer ce qui me fait choisir de poser une indication de cure de PPC (psychothérapie psychanalytique corporelle) alors que sa demande est celle d’une cure psychanalytique classique. J’essaierai de montrer ce qui m’est apparu comme des impasses de la cure classique à cause de l’organisation régressée du patient et de son besoin de retrouver ou trouver un dispositif l’amenant à une relation d’objet sortie du corps-à-corps primitif. Il apparaît que ce mouvement ne peut se faire que grâce à la perception, ce qui demande un aménagement du dispositif alors que la cure classique, créée par Freud pour des patients qui ont déjà pu absenter l’objet et l’intérioriser, peut se passer de la perception laquelle peut même rendre difficile l’élaboration des conflits internes.

2 Puis, j’examinerai les visées du processus compte tenu du dispositif spécifique. Des fragments de séance illustreront la technique utilisée.

3 J’émets l’hypothèse d’une relation entre les failles dans l’organisation même du contenant psychique et les solutions défensives perverses protectrices bien qu’invalidantes ainsi que le recours régressif aux somatisations trouvé par le patient.

4 Cette relation entre les défaillances de l’objet primaire et les solutions pathologiques auxquelles le patient a recours met en évidence le danger que représente pour lui la différenciation dans le processus de séparation. La proximité avec le corps maternel ne pouvant tenir lieu d’un pare-excitation qui sera donc quasi inexistant laisse l’excitation maîtresse du fonctionnement.

5 Monsieur A s’adresse à moi pour une demande d’analyse classique après un long périple psychanalytique. Il s’agirait alors d’entreprendre une troisième « tranche » d’analyse.

Modalités relationnelles

6 C’est un homme un peu rond, on pourrait dire d’aspect féminin et adipeux, d’une cinquantaine d’années. Universitaire, il travaille dans l’enseignement et se présente en se disant un « pervers ». Il exhibe la violence de sa perversion qui l’a amené en psychanalyse. Il a déjà l’expérience de deux cures classiques, la première de six ans pour laquelle il a bénéficié de la gratuité à l’institut de psychanalyse, cure qu’il a interrompue en pensant que ça ne servait à rien, c’était avec une femme. L’autre cure payante avec un homme a duré cinq ans. Il l’a interrompue également brutalement et cette fois avec une dette importante, portant sur les trois dernières années. Il en veut à cet analyste qui, dit-il, sortait du cadre et il ne veut pas le payer. D’ailleurs l’ensemble de son comportement l’amène à une insolvabilité qui rend problématique son engagement dans une nouvelle cure.

7 Je suis en face de lui car je l’ai fait s’asseoir sur le divan au premier entretien de manière à ce qu’il sente sa position en tant que demande thérapeutique, car il m’apparaît que la relation peut rapidement se dévier en dialogue mondain. Il me semble important que la dissymétrie soit formellement inscrite dans le dispositif le plus tôt possible. Il n’est pas installé confortablement, semble assez timide mais en même temps il est très présent, son regard est vif et perçant et il décrit son itinéraire psychanalytique avec ses interruptions pour exprimer son désir de mener une analyse « jusqu’au bout ». Il vient de se séparer de sa femme et est en plein divorce. Chaque fois qu’il s’est investi dans une relation affective elle a été vouée à l’échec. Il se dit très malheureux de cette séparation et voudrait bien pouvoir aussi mener une relation affective « jusqu’au bout ». Il expose son problème « le plus grave », celui de sa violence qui se manifeste lors de « colères prodigieuses ».

8 Je vais décrire le premier entretien au plus près de mon souvenir.

Le premier entretien

9 Je lui demande ce qu’il pense de sa « violence ». Un peu gêné il me dit qu’il est pervers et sadique. Il y a eu une amélioration pendant sa dernière analyse et il s’est marié, mais au bout d’un an la relation s’est détériorée. Sa violence et son sadisme ont repris le dessus, sa femme a été hospitalisée après une tentative de strangulation ce qui a motivé la séparation. Pourtant il tenait à cette relation, dit-il.

10 Il ne peut pas garder de relation amoureuse. Les femmes avec lesquelles il a vécu l’ont quitté après avoir été hospitalisées pour les violences sadiques qu’il leur faisait subir. Il est retourné vivre chez sa mère (cette mère âgée demande beaucoup de soins notamment corporels et c’est lui qui lui fait sa toilette intime, son frère cadet ne venant pas les voir et il a refusé l’aide d’un tiers). La proximité avec le corps maternel est le signe alors d’une fixation à un corps-à-corps archaïque) mais il justifie cette situation par son incurie : son découvert bancaire énorme ne lui permet pas de se loger. Il s’interroge sur ce découvert qui ne lui semble pas justifié même si, dit-il, son habitude de la « pornographie et des putes peut jouer ». Ses relations avec les autres sont devenues très compliquées à cause de ses difficultés d’argent et de sa violence.

Somatisations et symptômes

11 Je suis frappée par son impassibilité pendant son discours ; les atteintes corporelles qu’il fait subir à l’autre n’entraînent pas d’affects, ni émotion ni culpabilité.

12 Je lui demande alors s’il a lui-même souffert dans son corps dans son enfance, recherchant une base identificatoire et un mouvement réflexif. C’est son narcissisme corporel que j’atteins et une émotion apparaît, il est touché narcissiquement par ma question.

13 Il évoque alors une phobie importante qui l’inquiète beaucoup, c’est une angoisse d’étouffer. Ce symptôme phobique est ancien et il ne peut pas le relier à quelque chose de son histoire, par contre en ce qui concerne sa violence avec les femmes il se souvient que vers onze-douze ans il était plutôt masochiste et que ce masochisme s’est transformé en agressivité. Je lui demande de me préciser comment ça se passait dans son enfance. Surpris que je m’intéresse à lui enfant, il m’explique qu’il n’en a jamais beaucoup parlé, que son enfance était normale, dans un milieu correct où tout se passait normalement. Il est sans affect et tout en le soutenant de mon regard, je lui demande si un souvenir lui revient. Et là, il sourit à l’évocation d’un souvenir.

14 « Ah oui, dit-il je me souviens de quelque chose, c’était avec ma mère, je devais avoir été insupportable, elle me poursuivait avec un balai pour me taper, je lui ai pris le balai et je lui ai tapé dessus. »

15 Il dit cela avec un sourire extasié et dans une grande jubilation qui me met mal à l’aise. Quand je lui demande son âge à l’époque, c’était vers onze-douze ans. Devant cette réponse je dis sur un mode interrogatif : « Tiens ? » Il comprend l’association sous-entendue et me dit qu’il n’avait pas fait le lien. C’est un patient qui est vif et qui a un passé psychanalytique. Mais je reviendrai plus loin sur cette mère au balai.

16 « Maintenant que vous me le dites je fais un lien, je me souviens que je ne supportais pas les contraintes. »

17 Son frère cadet de trois ans ne s’opposait pas comme lui, alors que lui enfant on devait le « redresser » et le « contraindre » mais quand on le battait il se rebellait.

18 La relation violente, il la situe surtout avec sa mère, et quand il évoque son père, c’est par rapport à son décès (il est mort jeune) et là il laisse percer une trace d’émotion me donnant le sentiment d’un petit garçon en grande détresse qui me touche, alors que ses souvenirs sadiques me mettaient mal à l’aise. Je ne suis intervenue que, par mon attitude, pour soutenir ses expressions associatives.

19 Il revient sur sa sexualité car il a l’impression que ce retournement sadique correspond à ses premières masturbations, puis ses premières relations avec les putes vers quatorze ans. Il décrit une sexualité crue et précoce, que j’entends comme une excitation encombrante.

20 Il me dit qu’il a rêvé cette nuit, ce qui est peu courant car il fait plutôt des cauchemars.

21 Dans son rêve, il était avec sa femme dans une tour froide sans mobilier et ils regardaient par la fenêtre, c’était la guerre en Pologne ou en Chine et ils étaient contents de voir que des gens fuyaient et s’en sortaient. Mais, dit-il, moi j’avais très peur. Je lui demande et elle ? Il ne sait pas ça n’est pas son problème, mais lui avait très peur répète-t-il. Je demande : un sentiment d’insécurité, de danger ? « Oui c’est ça. »

22 J’ai le sentiment que si sa femme est discriminée, elle n’a pas le statut d’objet. Il ne peut rien dire de ce rêve sur le contenu duquel je n’insiste pas, bien que l’érection (représentée par la tour) au premier plan me fasse penser à l’excitation et la violence destructrice au-dehors avec un univers intérieur désertique.

23 « – Pensez-vous que notre rendez-vous aujourd’hui vous avait inquiété ?

24 – Pas du tout, me répond-il mais j’avais rendez-vous ce matin à l’hôpital c’est peut-être ça qui m’inquiétait.

25 – À l’hôpital ?

26 – J’avais des examens à faire pour une hypertension assez grave.

27 – Ah ! Et qu’est-ce qui s’est passé ?

28 – Rien du tout, j’ai fait une embolie pulmonaire cet automne.

29 – À la suite de quoi ?

30 – Vous savez, j’ai fait une primo-infection à quatre ans, j’ai failli mourir j’ai été hospitalisé et j’étais condamné, j’ai été sauvé de justesse on m’a mis avec de l’oxygène.

31 – Vous aviez été contaminé par qui ?

32 Par mon père qui était tuberculeux. À dix-huit ans j’ai eu une nouvelle atteinte pulmonaire et je suis allé en sana et encore récemment on a pensé à une opération, mais c’est rentré dans l’ordre. »

33 Je lui demande s’il a eu d’autres problèmes somatiques.

34 Avant quatre ans il a eu des para-synthèses pour ses otites et il lui reste un déficit d’audition à gauche.

35 « Est-ce réparable ? »

36 Peut-être que l’on pourrait faire une plastie, mais il ne s’en est jamais occupé, il s’est habitué.

37 Il ne comprend pas mon intérêt pour son corps, on ne lui en a jamais parlé mais c’est vrai, reconnaît-il, qu’il est mal à l’aise dans son corps et gêné par une obésité de vingt kilos qu’il n’arrive pas à réguler, ce qui souligne le maintien régressif de la relation orale.

38 Il m’explique qu’il n’a jamais fait de gymnastique mais deux sports ont été importants pour lui : l’escrime et le rugby.

39 « J’ai eu du plaisir quand j’ai compris que dans la règle du rugby on avait le droit de plaquer sa main complètement sur le visage de l’autre. »

40 Et là il a un grand sourire jubilatoire en accompagnant son évocation d’un mouvement de sa main grande ouverte. Là encore j’évite le sadisme et le ramène à son corps.

41 Je lui dis : « Comme un masque. »

42 « Ah oui le masque à chloroforme » qu’on lui mettait, car il a été souvent endormi au chloroforme pour ses opérations, c’était épouvantable, dit-il. Puis :

43 « Je n’ai jamais fait le lien entre ces moments où j’ai peur d’étouffer et ces périodes-là. »

44 Les souvenirs reviennent avec la mémoire du corps, visiblement faire cette investigation l’intéresse.

45 « D’ailleurs il y a un autre moment où j’ai eu très peur, dit-il, c’est quand j’ai été opéré des amygdales on me tenait très fort sur les genoux et il y avait plein de sang qui sortait de ma bouche. »

46 À quel âge cette opération ?

47 Vers onze-douze ans.

48 Qui vous tenait ?

49 Ma mère.

50 Il y a eu aussi à cette période une anesthésie pour une opération de l’appendicite et pour une hernie inguinale.

51 Je lui fais remarquer que tout cela représente de nombreuses souffrances pour son corps, que beaucoup de choses se sont passées et que je suis surprise de tant de danger pour sa vie. Il poursuit son investigation et saisit le retour de souvenirs précoces. Cette fois avec émotion car il est concerné narcissiquement dans son corps, il évoque de nouveau sa primo-infection à quatre ans. Elle a été découverte par hasard à la suite d’une hospitalisation consécutive à un accident ; il s’était heurté violemment à une vitre lors d’un accès de rage contre son père, la vitre s’était brisée dans son dos et avait ouvert la plèvre. Son hospitalisation en urgence l’avait sauvé, la primo-infection avait été découverte à cette occasion, à la suite de quoi il avait été séparé de sa famille pour un certain temps. À cinquante ans, il est encore question de l’opérer pour l’ablation d’un lobe pulmonaire, opération qu’il diffère, ce qui maintient la menace. Il a une insuffisance respiratoire chronique et l’automne dernier il a été sauvé de justesse d’une embolie pulmonaire. Il sort d’une hospitalisation pour son hypertension artérielle.

52 Il est très étonné de cette investigation somatique que nous faisons, son corps ayant été de tout temps maintenu à l’écart de son fonctionnement psychique. Il est étonné du retour des souvenirs qui l’amènent à faire des liens avec sa mentalisation. Le travail sur la relation à son corps peut nous aider à comprendre beaucoup de son fonctionnement psychique. Là sur le divan assis devant moi nous remarquons ensemble son instabilité tonique. Puis l’entretien se termine avec le retour à la pensée de la perversion qu’il relie à un affect de rage qui le déborde.

53 Il m’apparaît que sa sexualité est vécue comme décharge impérieuse sans articulation avec un objet différencié. C’est une excitation pure qui ne s’articule pas avec un objet.

Dispositif choisi : la psychothérapie psychanalytique corporelle (PPC)

54 J’ai alors pris la décision de travailler à partir du corps comme médiation et je lui ai proposé de le recevoir une fois par semaine dans le dispositif de la PPC, allongé sur le divan en vis à vis, avec le projet de tenter d’aller « jusqu’au bout de son analyse ».

55 L’avantage de ce dispositif pour lui est de contrôler les régressions, accompagné par l’attention de l’analyste et d’insister sur les éléments d’organisation de son appareil psychique. C’est aussi chercher à rétablir une relation d’objet sécure.

56 Lui ayant fait ressentir l’intérêt associatif de passer par la sensorialité et ses éprouvés corporels pour retrouver des traces de mémoire, il comprend le sens du dispositif, mais hésite à s’y engager étant donné sa demande d’une tranche d’analyse classique et la nouveauté intrigante de ma proposition. La frustration d’une séance par semaine au lieu des trois désirées et attendues permet d’atténuer l’excitation que la perception induit.

57 Je suis ferme sur mon indication. C’est ma proposition de travail analytique et je lui dis qu’avant de me donner sa réponse en fin de semaine au plus tard, il se renseigne. Il me téléphonera dans la semaine sa décision d’entreprendre ce travail.

58 Je me rends compte que pour ce patient qui pose un problème de limite, je lui fixe d’emblée une butée et un cadre très contenant.

59 Ce patient, en danger sur les plans somatiques et psychiques a besoin que l’on soit attentif à l’articulation corps/psyché. C’est-à-dire à l’intégration fragile psyché soma, comme en parle Winnicott, étant donné la violence des excitations et les difficultés d’accéder à une certaine forme de repos, de pas­- sivité. L’aspect psychosomatique de son fonctionnement apparaît au long court et peut prendre sens dans son vécu relationnel, si on l’aide à faire les liens. De plus, la sexualité est restée très infantile et sa perversion sadique pose la question de la valeur économique de ces deux mouvements somatique et psychique. Freud n’a jamais coupé la sexualité de sa base biologique, ce qui se retrouve dans ces manifestations. Avec son obésité et son HTA il est en danger sur le plan somatique, quant au plan psychique sa perversion peut l’amener à un passage à l’acte sadique irrémédiable de l’ordre de la strangulation d’une partenaire sexuelle.

60 Ce qui me met mal à l’aise contre-transférentiellement, c’est sa jubilation lors des évocations d’actes sadiques, mais je sens aussi sa détresse absolue et sa souffrance qui émergent derrière une apparente froideur. Je fais l’hypothèse d’une fixation à une période où il aurait dû s’organiser vers la séparation différenciation d’avec l’objet, fixation qui aurait fait la base de sa perversion et d’une mauvaise intégration soma-psyché.

61 Dans ce premier entretien il montre sa fragilité narcissique et sa vulnérabilité somato-psychique qui renvoie à l’attachement primaire de l’enfant qui se fait par la motricité, la bouche et le toucher (la peau). C’est une histoire précoce où la mère objet primaire a failli à sa fonction de portage et de pare-excitation.

62 Quant à moi, si j’ai hésité pendant un temps à m’engager dans cette cure c’est surtout à cause de son sadisme qui est difficile à supporter et aussi à cause de la question de sa possibilité ou non de s’organiser pour régler ses séances. Quand il me donne son accord pour la PPC c’est-à-dire la relaxation psychanalytique, je veille à ce qu’il m’indique son organisation pour se donner les moyens de régler ses séances au fur et à mesure, spécifiant bien que je n’accepterai pas de dette.

Les débuts de la cure

63 Pourquoi donc ce dispositif ?

64 J’ai considéré que les carences relationnelles et les dépendances du Moi à sa toute-puissance, avec un surmoi porteur du sadisme du ça pourraient se travailler dans l’inter relation. J’ai pensé au regard qui soutient une relation plus personnelle. Le face-à-face dans le dispositif permet que certaines bases sensorimotrices pour penser puissent se reconstituer. Pourquoi ?

65 Les bases les plus précoces de l’intégration sensorimotrices comme protopensées sont infiltrées de carences relationnelles et des introjections anarchiques. Pour décrire les origines du psychisme, Michel Fain parle de chaos primitif indifférencié dont la symbolique émerge peu à peu s’il y a une protection maternelle et une relation au moi maternel. C’est donc de la sensorialité primaire indifférenciée que va émerger une organisation, toute­fois si la fonction maternelle pare-excitante fonctionne correctement, ce qui n’a pas été le cas ici. C’est ce qui laisse le sujet en difficulté par rapport à l’auto-conservation et par rapport à l’excitation que son moi immature ne peut gérer. Ainsi j’ai pensé que la stratégie thérapeutique devrait reprendre la fonction non assumée de la mère et c’est à travers les échanges de regard que les imagos vont se retravailler avec une co-attention aux éprouvés du corps.

La question du lien à l’objet, le rôle de l’auditif et du visuel dans la distance du patient à l’objet (pré-objet) d’un dispositif à l’autre, cure type et PPC ?

66 Le sujet dans le dispositif de la PPC, se trouve au centre de l’activité concernant ses ressentis corporels, il peut donc expérimenter sa relation en étant rassuré par le « contrôle perceptif » de l’analyste et de ses réactions ainsi il se trouve devant une angoisse plus modérée et une moindre nécessité de recours à une décharge violente.

67 Jusqu’ici le patient a toujours vécu sa cure sur un divan classique, il devait y associer librement dans une absence maximum de motricité et de perception avec la nécessité de tout verbaliser. Dans la cure classique le patient est soustrait à la réception de stimuli venant de l’extérieur. Du psychanalyste il n’a que des stimuli auditifs ce qui évite une trop grande proximité du pulsionnel de base et de la sensorimotricité. Deux tendances se font jour, le désir érotique de rapproché et le désir de détruire. Mais ce qui est le plus notable c’est que la relation à l’analyste passe par l’auditif. Or ce patient dont on mesure l’importance des passages à l’acte et l’excitation intense (colère folles, sexualité impérieuse, sadisme, HTA) se voyait barré ses voies de décharge. C’est ce qui a dû l’amener à utiliser le langage, comme « acte de parole » dans la cure classique avec la matérialité des mots (mots choses) et pas le langage symbolique tout en poursuivant ses passages à l’acte hors divan. « L’acte de parole » (Widlöcher) avec des formulations verbales impulsives, maintient dans la cure un passage à l’acte dissimulé, mais qui a pu s’installer au long court pendant les cinq ans puis six ans de cure classique trois fois par semaine. L’auditif allié à l’absence de perception et de motricité a pu maintenir, par ce passage à l’acte caché, la perversion et le danger somatique dus aux difficultés d’intégration psyché/soma. Je pourrais dire que le cadre classique de la cure psychanalytique a maintenu un clivage corps-psyché. La désafférentation visuelle donne à l’auditif une importance dans la relation qui s’appuie sur l’objet interne, or, dans ce cas où c’est le processus d’intériorisation de l’objet qui est en question, l’auditif n’aurait eu d’intérêt que comme bain sonore entourant le patient et participant à l’espace potentiel où la perception va pouvoir être reprise. Mais le dispositif classique ne le permettant pas il ne me semble pas opérant pour ce patient. Je pense que pour lui, la perception est nécessaire pour réduire le clivage corps/psyché qui a donné les deux pathologies, celle psychique de la perversion sadique et de la phobie d’étouffer et celle somatique de l’HTA et des colères clastiques.

68 Je vais montrer les avantages de la perception, qui est le paramètre qui opère les transformations dans la cure de PPC.

Les avantages du regard

69 Le regard de l’analyste et sa parole peuvent s’adapter aux exigences économiques du patient en s’appuyant sur la perception des mimiques et sur son habitus.

70 Le vécu corporel tant du patient que de l’analyste est progressivement modifié par la perception. On nous a souvent fait remarquer que la séduction pouvait être plus importante dans ce dispositif, en effet cela est possible, toute­- fois l’analyste est garant de son investissement, et l’investissement par une libido dégénitalisée du sujet en entier fonctionne comme enveloppe protectrice qui renforçant le pare-excitation s’oppose à la séduction (Dechaud-Ferbus, 2016). Le patient rendu attentif à sa sensorimotricité est en lien avec son corps dont il peut éprouver les résonnances avec sa psyché. La reprise au niveau du miroir vivant de la relation à l’analyste conditionne les relations du patient avec son propre corps tant corps-psyché externe qu’interne.

71 « Je n’avais jamais fait le lien entre mon corps et mon histoire », me dit monsieur A, prenant conscience de sa destructivité. Quand je lui demande s’il a souvenir de souffrance dans son corps, je l’accompagne et l’aide à retourner sur lui-même mon regard et ma perception, ce qui lui permet de confronter le regard de l’analyste à l’imago violente pour aller dans le sens d’une différenciation moi, l’autre. Plutôt que de travailler le contenu, j’essaie d’aller avec lui vers la prise de conscience de la reconnaissance de l’autre.

72 Il s’agit de relancer le processus du complexe perceptif d’autrui décrit par Freud dans l’ « Esquisse » (Freud, 1895, pp. 348-349 et pp. 375-375) et cela à partir de ses propres ressentis corporels. Une première prise de conscience de la souffrance de l’autre passe par la reconnaissance par l’autre, de sa propre souffrance. L’analyste peut alors dans cet espace jouer son rôle d’étayage et d’objet secourable. Sa perception de l’objet en personne ouvre au complexe perceptif d’autrui et inscrit, par le regard comme obstacle à la fusion, la limite qui avait manqué. La difficulté étant de favoriser la création d’un espace intermédiaire entre lui et l’analyste, le regard, (auto observation) sur ses ressentis va l’y aider. Le renvoi à ses sensations de contact avec le divan (sa sensorialité primaire) est une façon de proposer une relation d’objet étayante et de la faire cheminer à côté de la relation perverse sadique impliquant la violence des décharges. Autant de façons interrelationnelles d’aider le patient à accéder à la position réflexive. Position de celui qui se regarde pour développer cet espace intermédiaire duquel pourra se dégager le sujet.

73 Le premier souvenir de la cure concerne la mère qui voulait le frapper avec un balai, c’est donc cette femme mère-là (mère au pénis d’emprunt), débordée d’excitation, des théories sexuelles infantiles, qui effraie le pervers car ce pénis d’emprunt cache un trou illimité et sa solution sera de lui prendre ce faux pénis pour se défendre en agissant sur le corps de l’autre. L’emprise sur le corps de l’autre répond à l’emprise sur son propre corps de l’excitation sexuelle qui l’a travaillé très précocement, dit-il. Il semble que cette excitation soit recherchée pour se sentir exister, et elle est relancée par l’action sur le corps de l’autre. C’est la recherche d’accrochage pour éviter d’être aspiré dans le gouffre féminin, le vide illimité. C’est le balai pénis qui attaque le corps de l’autre, faute du phallus qu’il n’a pas. Ce ne serait pas une défense contre la castration mais un manque à élaborer cette problématique par le maintien d’une configuration maternelle non châtrée dans le sens non phallique, ce qui empêche le dégagement du corps-à-corps pour la différenciation sujet/objet, donc vers l’Œdipe et la castration.

74 La recherche de limites est appuyée par le respect du cadre et son maintien ferme. Elle se fait d’abord au niveau des sensations corporelles et des perceptions que le patient découvre comme butée au risque de fusion. On peut faire l’hypothèse d’une sexualité trop précoce n’ayant pu être contenue par un moi immature ce qui lui a donné une autonomie sans contenant suffisant. Le manque de pare-excitation est frappant. Comment ne pas penser aux deux visages de la mère : la mère illimitée, celle qui a lâché le nourrisson à la naissance, et la mère portante, celle qui va offrir contenant et support, qui va limiter de ses bras et dans sa tête le nourrisson en désaide, celle dont nous aurons à tenir le rôle dans la cure, celle limitée dans sa tête par le père (la mère amante décrite par Fain et Braunschweig). Cette mère, le pervers ne l’a pas connue, par contre il a connu celle illimitée excessive dans ses débordements absorbant le père (père tuberculeux qui ne s’interpose pas et le laisse dans l’excitation au péril de sa vie, devant cette mère illimitée)

75 Joyce McDougall montrera que si le psychotique crée son monde, le pervers crée sa sexualité. La difficulté est que si on touche à cette création, on touche à la survie, à l’autoconservation. Ce qui peut expliquer la bascule perversion/psychosomatique comme chez Monsieur A. Si le but de la pulsion sexuelle n’est pas l’objet mais sa propre satisfaction, l’objet ne répond pas comme limite, c’est un trou et c’est le corps qui va faire limite par sa résistance, sa réaction aux coups.

76 Comme dit Francis Pasche, sur le corps de l’autre on éprouve la limite la résistance, on se fait par identification spéculaire un pare-excitation. C’est ce que la cure va s’exercer à traiter.

77 Le narcissisme corporel est ce qui le préoccupe et il me semble que les identifications vont se construire avec la dimension perceptive de la spécularité, d’où l’avantage du dispositif qui permet que l’analyste en personne renvoie au patient comme un miroir vivant ses sensations de soutien et ses ressentis corporels. Il ne faut pas oublier cette nécessité pour le patient de ressentir ses limites corporelles, et la résistance du corps de l’autre y contribue. Le regard va permettre le toucher à distance et donc poser cette limite que confirme les sensations du contact avec le divan. Ce travail de la reconnaissance de ses sensations corporelles est un travail de prise de conscience qui implique une sorte de détachement et de regard porté sur soi, premier temps de la conscience de soi et aussi de la réflexivité. C’est le premier pas vers la reconnaissance de lui-même distinct et donc de la reconnaissance de l’objet. Dans la prise de conscience, c’est l’extérieur qui sert l’épreuve de réalité plutôt que l’intérieur, certainement du fait de la dépendance et de la passivité motrice de l’infans vis à vis des objets externes (Roux, 2007) ce qui confirme l’importance du facteur perceptif dans le début de ces cures de patients non névrosés.

78 C’est avec ces visées et la médiation corporelle que s’est engagé le processus d’une cure au long cours avec de multiples avatars qui sont l’objet d’une autre histoire.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Bouvet M. (1954), La Cure psychanalytique classique, Paris, Puf, « Le Fil rouge », 2007.
  • Dechaud-Ferbus M., Cet autre divan, Paris, Puf, « Le Fil rouge », 2011.
  • Dechaud-Ferbus M., Usage et mésusage du corps dans la clinique psychanalytique, Transgressions, Psyché, no 1, Psychanalyse et civilisation, 2016.
  • Freud S. (1950c [1895]), Esquisse d’une psychologie scientifique, La Naissance de la psychanalyse, Paris, Puf, 1979, pp. 348-349, pp. 375-376.
  • McDougall J., Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 1978.
  • Roux M.-L., La Gorgone et la Sphynge, Revue française de Psychosomatique, no 32, 2007.
  • Widlöcher D., Métapsychologie du sens, Paris, Puf, « Psychiatrie ouverte », 1986.
  • Winnicott D.W. (1949), L’esprit et ses rapports avec le psyché-soma, De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, « Petite bibliothèque Payot », 1969.

Mots-clés éditeurs : Perversion, Narcissisme, Psychothérapie psychanalytique corporelle (PPC), Regard, Psychosomatique, Masochisme

Mise en ligne 08/07/2016

https://doi.org/10.3917/rfp.803.0750

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.90

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions