Couverture de RFP_801

Article de revue

Le sexuel infantile a-t-il une langue ?

Pages 226 à 231

Notes

  • [1]
    Comme l’annonçait l’éditorial du dernier numéro de la Rfp (t. LXXIX, no 5, 2015), nous poursuivons ici la publication des écrits suscités par le cplf de mai 2015 consacré au « sexuel infantile et ses destins » et dont les deux rapporteurs étaient Christian Seulin et Dominique Suchet.
Imagine qu’un soir
La lumière s’attarde sur la terre,
Ouvrant ses mains d’orage et donatrices, dont
La paume est notre lieu et d’angoisse et d’espoir.
Imagine que la lumière soit victime
Pour le salut d’un lieu mortel et sous un dieu
Certes distant et noir. […]
Ces chemins que tu vas dans d’ingrates paroles
Vont-ils sur une rive à jamais ta demeure
« Au loin » prendre musique, « au soir » se dénouer ?
Yves Bonnefoy, « Le dialogue d’Angoisse et de Désir », V, Pierre écrite (1965).

1 Dans ce poème, au premier abord aussi énigmatique qu’envoûtant, et alors même que sa présence ne s’impose pas immédiatement, le sexuel infantile participe du message. Il aurait pris langue en poésie, où il se montre un peu dans la couleur « pourpre », associée à la fois à la mort et à l’amour, à la « déchirure » du sexe et du temps, comme d’un enfant apprenant durement de son « lieu » qu’il est « mortel » et son dieu parfois « noir ». Il se devine dans les « mains » et la « face » d’un objet dont l’unité peine à se constituer tant il demeure pluriel ; il se rend audible enfin dans la demande amoureuse. Car l’apostrophe à « mon eau pure » ouvre la clausule où se condense la question et la représentation du temps du désir. De cette temporalité subjective, Freud nous dit qu’elle se montre dans la fantaisie, dans l’activité d’imaginer propre au jeu, à la rêverie diurne et à l’invention littéraire (Freud, 1907-1908e, p. 165).

2 Comme répondant littéraire pour la psychanalyse, Freud a privilégié le roman et la tragédie. L’hermétisme, parfois abscons, de l’écriture de Lacan, conjugué aux excès du structuralisme cautionnant insidieusement l’éviction du corps, de la pulsion et du contre-transfert, expliquent la réserve ou la prudence des analystes lorsqu’il est question du langage dans leur pratique. Cependant, les psychanalyste aujourd’hui sont de plus en plus sollicités dans leur art par les défenses narcissiques de leurs patients et les résistances dans le transfert ; cela vient éclairer l’actualité des réflexions et des travaux reprenant la question de la symbolisation (Gibeault, 2010). Cette voie de recherche s’apparie avec un intérêt renouvelé des psychanalystes pour la littérature au travers de son langage et de ses langues, que la poésie, privilégiant la « diction » sur la « fiction » (Genette, 1991), porte à son comble.

3 Parmi les autres manifestations possibles du sexuel infantile et de ses destins dans la culture et dans l’art, le 75e congrès des psychanalystes de langue française a consacré une place de choix à la littérature. Ont été privilégiées les formes littéraires apparemment opposées du conte et de la poésie, pourtant réunies par un point commun : celui de plaire d’emblée aux enfants, qui s’approprient pour la plupart naturellement ces langages, proches de l’énoncé du fantasme pour l’un, du fonctionnement de la pensée en processus primaire pour la seconde.

4 Une attention particulière a été portée également aux modalités d’émergence dans le langage du sexual, dans la terminologie de Jean Laplanche, autrement désigné comme la part inassimilable de la sexualité infantile. Il est apparu que celle-ci empruntait la forme, retrouvée à la fois dans la cure, dans le langage de l’enfant et dans la littérature, de la dramatisation d’une part et de l’image d’autre part.

5 La littérature, dont on se demande parfois à quelle place exactement elle peut intervenir dans l’écoute du clinicien, peut certes se lier au fantasme pour ses contenus, évoquer la défense par ses formes, mais aussi, pour ce qui concerne le style, entrer en résonance avec le « sexuel infantile », dimension sur laquelle Dominique Suchet a choisi de s’arrêter. Là, la stylistique se fait plus que la linguistique « l’allié[e] » du psychanalyste (Freud, 1906-1907a, p. 44), lorsqu’il s’agit de saisir pour la symboliser cette émergence de l’innommable, dont une dimension de la psychanalyse aujourd’hui est bien d’aider l’analysant à lui trouver une langue.

6 Le poème, en effet, se présente comme un espace textuel dans lequel une langue est mise en scène ; celle-ci a en propre de signaler les résurgences de l’informulé, autrement dit du sexuel infantile, tout en lui ouvrant, dans le jeu des mots où il se reprend, divers destins, pour finalement lui inventer, par sa chute, un sens.

Une lecture

7

Ô beaux yeux bruns, ô regards détournés,
[…]
Ô noires nuits vainement attendues,
Ô jours luisants vainement retournés !
Ô tristes plaints, ô désirs obstinés,
[…]
Ô ris, ô front, cheveux, bras, mains et doigts !
Ô luth plaintif, viole, archet et voix !
Tant de flambeaux pour ardre une femelle !
De toi me plains, que tant de feux portant,
En tant d’endroits d’iceux mon coeur tâtant,
N’en est sur toi volé quelque étincelle. (Louise Labé, Sonnets, 1556).

8 Le plaint de la poétesse s’épand dans les trois premières strophes, où la répétition du vocatif (« Ô ! ») et de l’oxymore marque l’insistance d’une demande dominée par le paradoxe et l’inexprimable. Celle-ci se noue toutefois au corps, corps morcelé de l’excitation et de la pulsion « en emprise » (Denis, 1997), plus que des zones érogènes et de l’autoérotisme (« Ô ris, ô front, cheveux, bras, mains et doigts ! ») Le vers suivant y substitue les symboles ambigus (« viole ») de l’expression musicale et verbale (« voix »), et même la masturbation est obliquement désignée (le « luth » et l’« archet »). La douleur est audible en même temps que montrée : la polyvalence du message poétique permet cette symbolisation duelle, inscrivant dans le poème ce temps mêlé où l’acte et le dire, après s’être confondus, se conjuguent. Alors la souffrance peut se lier en un énoncé où le paradoxe le cède à la contradiction. Le conflit émerge dans la langue qui, lui donnant expression, le crée : « Tant de flambeaux pour ardre une femelle ! » Le dernier tercet peut s’articuler dans une langue mixte, plus proche de l’ordinaire et néanmoins lestée de libido, énoncé liant la plainte à un fantasme masochiste recouvert par l’expression retournée du même désir. Dans cette version (« De toi me plains »…), le Je lyrique au féminin trouve à se dire et à se monter occupant toutes les places, ainsi que dans la brève vignette de Louise « jouant à cueillir des fleurs » rapportée par Christian Seulin. La poésie permet cela, et parfois le déroulement de la séance se lit après coup comme un trajet menant à une telle révélation dans la langue. Ceci reste rare et l’analyste doit se garder d’ériger l’épiphanie linguistique en idéal de la séance. Car la participation de la littérature et du poétique à l’écoute analytique du langage dans la cure est tendue entre deux écueils.

Fragment clinique

9 À la toute fin d’une séance, je suis sollicitée dans mon écoute par l’émergence d’une métaphore inattendue, qui tient à l’emploi du mot « bain ». De ce signifiant éminemment polysémique, il n’est pas difficile de donner à imaginer quelles résonances fantasmatiques et historiques il a pu prendre : bain des premiers soins et de la relation maternelle primaire, bains de l’enfance, des plaisirs autoérotiques, de la sexualité perverse polymorphe ou des désirs œdipiens, bain de la langue maternelle, bain de la séance, ouverture enfin vers tous les registres possibles du liquide et de la liquidité, comme des renversements dans leurs contraires, des eaux qui se figent… Je le retins pourtant, parmi d’autres vocables de cette analysante à la parole si imagée qu’elle y désigne aussi une défense. Le mot revint dans les séances suivantes, dans les associations de l’analysante comme dans mes pensées silencieuses, confirmant ce que la poétique appellerait sa « signifiance », comme aussi sa participation à la « chimère psychologique » que nous « form[ions] » (M’Uzan, 1994, p. 39).

10 Un danger tient dans la séduction que peut exercer un tel vocable, auquel la fréquentation de la lecture littéraire expose l’analyste. Elle peut conduire à soutenir chez l’analysant l’ouverture de ce mot à toutes ses potentialités polysémiques, ainsi que le ferait une œuvre littéraire ; le risque est alors de transformer la cure de parole en apprentissage d’une langue servant les résistances, et entretenant en particulier un leurre quant à l’intégration de la sexualité infantile. Elle peut aussi, à l’inverse, infléchir l’analyste dans le sens d’une quête étiologique d’un traumatisme précoce ou œdipien, qui figerait ce vocable dans son lien à quelque scène de bain traumatique, fût-ce celle d’un souvenir écran. Ainsi, c’est selon une modalité bien particulière que la langue poétique, ou le registre poétique de la parole, peuvent intervenir dans la cure. Ils offrent à l’analyste cela même que la perspective analytique est susceptible d’apporter aux sciences humaines, une attention et un pas de côté permettant à l’écouteur une série de mouvements internes bénéfiques et parfois salvateurs : se dégager, s’orienter, s’animer, s’abandonner à la pensée rêveuse. Dans ses potentialités sensibles et dramatiques, le poème initie l’analyste à cette langue. Il lui offre aussi une illustration de l’émergence et de la liaison du sexuel infantile. Comme d’une cure ou d’une séance, c’est bien peu et c’est beaucoup.

11 Notre propos est ici d’insister sur l’importance d’une réflexion quant à la manière dont l’écoute et les interventions de l’analyste peuvent s’inspirer, s’éclairer ou se régénérer au contact de la langue poétique, qui n’est pas l’exclusive de la poésie. Celle-ci permet, au travers des singularités de l’expression, une écoute plus fine du fantasme et de ses impasses. Elle renvoie à une clinique de l’irreprésentable, où l’histoire infantile, comme aussi le discours, semblent avoir du mal à prendre forme. Mais elle permet aussi d’entendre, dans des contextes de moindre résistance, la résonance de certains mots choses, proches du mot d’esprit, fonctionnant à la fois dans un registre primaire, souvent même au plus près des protosignes émotionnels ou sensoriels, et dans le registre secondaire des significations. Ces mots ou ces expressions auxquels le contexte prête deux significations peuvent souvent être entendus comme des syllepses polyphoniques, au croisement de deux fils de pensée, et l’oreille de l’analyste y relever un indice que les associations de l’analysant et ses pensées propres se sont rencontrées. Ne serait-ce pas l’une des manifestations ou l’une des formes de la « chimère » ?

12 Dans le cours de la séance, l’analyste est arrêté par un mot à valeur métaphorique, présentant dans sa signification l’alliance du sensoriel et de l’intelligible ; il garde préconsciemment en mémoire cette image, et ce mot revient à la séance suivante. S’ouvre alors tout un champ d’associations nouant la relation transférentielle, l’histoire infantile et les pensées actuelles du patient. Si on se souvient que le propre du langage littéraire est une forme d’opacité et d’ostentation, on peut considérer que l’émergence poétique du signe est venue signaler et orienter une mise en mot du sexual infantile, approchant la signification, puis dissoute dans le flot des mots du commun, jusqu’à sa résurgence prochaine. L’expression poétique oscille ainsi entre l’indice d’une effraction traumatique et la revendication phallique, témoignant par la littérature de ce que le langage a sa source dans les autoérotismes, aux confins de la relation à l’autre.

13 Ce que la langue poétique cherche à saisir est bien ce que Yves Bonnefoy nomme « la présence », et dont le texte semble chez lui tendre à se faire à la fois le « lieu » dessinant une autre scène, la représentation – mais alors il ne s’agit pas exactement d’une métaphore –, et la performance – le poème indiquant que c’est en son dire qu’advient cette qualité de la parole, aux confins de la musique et du cri. Au plus près du chant, il évoque la comptine maternelle, mais aussi la sérénade amoureuse.

14 « Le dialogue d’Angoisse et de Désir » peut se lire comme la restitution poétique du travail de la psyché d’un sujet aux prises avec ce qui, de la sexualité génitale – une union charnelle a eu lieu –, demeure d’un innomé, et pousse comme la pulsion mais en direction de l’origine. Ainsi Jacques Dürrenmatt interprète ce poème comme l’expression d’un désir de retrouvailles avec une langue ancienne, signifié par la présence d’archaïsmes tenant à l’emploi du verbe « aller » à la fin du texte (Dürrenmatt, 2005, p. 241) : « Ces chemins que tu vas […] vont-ils prendre […] » ? S’indique ainsi l’attraction toujours à l’œuvre du sexuel infantile sur la psyché. Ce dont il s’agit ici, au travers d’un dialogue refoulant une étreinte aux colorations incestueuses, ne se livre que par des voix, voix poétiques du Je lyrique, voix présentes sous une forme tronquée, représentées comme des objets partiels sur le mode de la citation, bribes de phrases d’autant plus présentes qu’elles sont exhaussées par les guillemets sur le fond d’absence ou de disparition produit par un double effacement : à la fois d’une identité dans le discours citant (« Qui pleure là ?… » s’écrie la Jeune Parque de Paul Valéry), et du reste de la phrase dans le discours cité.

15 Ainsi la parole poétique est-elle à même de mimer à la fois l’activité de la langue comme instance refoulante, et la poussée du sexuel infantile qui la mine, mais aussi qui la meut, l’avive parce qu’elle l’attire, que le dialogue y est une conquête sur le combat, et le texte, Pierre écrite, une modalité d’accueil, en deçà de toute élaboration, de ce « reste » intraitable dont la littérature peut témoigner, et la cure, prendre soin.

16 On pourrait alors considérer la sexualité infantile comme la prise de langue du sexuel dans un texte nécessairement plurilingue, dont la littérature, de toujours, affirme, aux travers de ses polyphonies multiples et diverses, la nécessité pour la psyché. En cela, elle continue à orienter l’analyste.

Références bibliographiques

  • Bonnefoy Y., Pierre écrite (1965), Poèmes, Paris, Gallimard, « Poésie/Gallimard », 1982, pp. 183-249.
  • Denis P., Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pulsion, Paris, Puf, 1997.
  • Dürrenmatt J., Stylistique de la poésie, Paris, Belin, 2005, pp. 233-241.
  • Freud S. (1906-1907a), Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen, ocf.p , VIII, Paris, Puf, 2007, pp. 38-134.
  • Freud S. (1907-1908e), Le poète et l’activité de fantaisie, ocf.p , VIII, Paris, Puf, 2007, pp. 159-171.
  • Genette G., Fiction et Diction, Paris, Le Seuil, 1991.
  • Gibeault A., Chemins de la symbolisation, Paris, Puf, 2010.
  • Labé L., Sonnets (1556), Œuvres complètes, Paris, Flammarion, « GF », 1986, pp. 119-135.
  • M’Uzan M. (de), La bouche de l’Inconscient, La Bouche de l’inconscient. Essai sur l’interprétation, Paris, Gallimard, 1994, pp. 33-44.
  • Valéry P., La Jeune Parque (1917), Œuvres I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, pp. 96-110.

Mots-clés éditeurs : Littérature, Langage poétique, Image, Sexualité infantile, Sexuel infantile

Date de mise en ligne : 21/03/2016

https://doi.org/10.3917/rfp.801.0226

Notes

  • [1]
    Comme l’annonçait l’éditorial du dernier numéro de la Rfp (t. LXXIX, no 5, 2015), nous poursuivons ici la publication des écrits suscités par le cplf de mai 2015 consacré au « sexuel infantile et ses destins » et dont les deux rapporteurs étaient Christian Seulin et Dominique Suchet.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions