Notes
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[1]
Le terme « espace matriciel » (et à partir de ce terme ceux de : matriciel, position matricielle, transfert d’espace matriciel), m’a été inspiré, il y a déjà longtemps, par Bracha Ettinger qui, elle aussi dans la foulée de Levinas, avait proposé dans un contexte un peu différent, l’expression : « espace matrixiel ».
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[2]
Les parenthèses au cours des citations indiquent mes propres réflexions.
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[3]
Mouvement de libération de la Palestine.
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[4]
http://geopolis.francevinfo.fr/israel-ces-femmes-qui-se-battent-pour-la-paix-55353
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[5]
Mouvement politique chiite libanais possédant une branche armée et opposé catégoriquement à reconnaître la légitimité d’Israël.
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[6]
Mes italiques.
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[7]
Intervention de Dominique Bourdin lors de l’atelier sur « l’actuel de l’éthique en psychanalyse », CPLF, 2014.
1 « Dans la phénoménologie de type Levinas, l’autre est irréductible dans le face à face. Mais Levinas n’accède pas à ce qui fait l’irréductible, c’est-à-dire l’inconscient, l’inconscient sexuel : l’inconscient sexuel infantile » (Laplanche, 2007, p. 97)
2 Alors que je prends au sérieux cette assertion de Laplanche, j’ai proposé une nouvelle hypothèse psychanalytique quant à l’origine première de l’éthique, éthique définie selon Levinas comme responsabilité asymétrique pour l’autre. L’origine de cette capacité humaine résulterait de l’effet de transformation de la violence du saisissement éthique (Chétrit-Vatine, 2012b) suscité chez l’adulte en charge par la rencontre avec le nouveau-né. Le processus de transformation encore et encore réitéré et aboutissant chez l’adulte à la formation d’un espace matriciel [1], mieux, d’un tiers matriciel, relevant du féminin maternel chez tout humain, laisserait des traces dans la psyché du petit humain, du fait de messages énigm-éthiques proférés par cet adulte même. Ces messages correspondraient à une attente transmise de génération en génération, une exigence éthique existant chez tout nouveau-né, d’un monde adulte interpellé dans sa responsabilité incontournable pour lui et pour sa survie – que cette responsabilité soit assumée ou pas de facto (Chétrit-Vatine, 2012a, pp. 155-166). J’ai envisagé cette capacité morale potentielle comme enracinée dans l’intime en sa double valence : le traumatique et l’informe (Press, 2013), alors que l’informe a été théorisé méta-psychologiquement comme zone d’infinité (Vermote, 2013). Cette potentialité existerait chez tout sujet humain et se révélerait soudain lorsque, violemment interpellé par la rencontre avec l’autre homme, le sujet est déstabilisé dans sa position de bien-être. Enfin, j’ai suggéré la nécessité de prendre en compte un tiers matriciel pour qu’un principe paternel inhibiteur, facteur de loi, puisse prendre place dans la psyché humaine (Chétrit-Vatine, 2013.)
3 Pour Levinas « Le meurtre est possible quand on n’a pas regardé autrui en face » (Levinas, 1990b, p. 23). Autrement dit, l’impossibilité de tuer n’est pas de l’ordre de la réalité, mais de l’ordre de l’éthique. Et il questionne : « La lucidité-ouverture de l’esprit sur le vrai ne consiste-t-elle pas à entrevoir la possibilité permanente de la guerre ? » Et poursuit : « L’état de guerre suspend la morale… Il projette d’avance son ombre sur les actes des hommes. La guerre ne se range pas seulement – comme la plus grande – parmi les épreuves dont vit la morale. Elle la rend dérisoire » (Levinas, 1990a, p. 5). Il continuera pourtant affirmant que « La conscience morale ne peut supporter le regard railleur du politique que si la certitude de la paix domine l’évidence de la guerre » (Levinas, 1990a, p. 6). S’il rejoint les analyses freudiennes en insistant sur le fait que la paix des États sortis de la guerre repose sur la guerre et que, par conséquent, elle ne rend pas aux sujets nécessairement traumatisés, « aliénés » dira-t-il, « leur identité perdue », il ajoutera : « Il y faut (pour qu’une telle transformation soit possible [2]) une relation originelle et originale avec l’être… C’est contre l’infini – plus objectif que l’objectivité – que se brise la dure loi de la guerre… »
4 Guerres réitérées en particulier dans nos régions et aspiration infinie de l’homme à la paix, aspiration à la paix comme relevant des traces du matriciel, traces inscrites dans l’informe, zone d’infinité… je me situerai précisément dans cet axe de réflexion.
Tel-Aviv, été 2014
5 Des roquettes sont lancées à partir de Gaza sur le sud d’Israël et rapidement en direction de Tel-Aviv. Alerte sur alerte, interception en dernière minute par le Dôme de fer ; rouler entre Jérusalem et Tel-Aviv devient de plus en plus dangereux : les consignes des panneaux lumineux indiquent aux conducteurs comment se comporter en cas d’alerte. M. A ne peut plus se déplacer ; nous décidons de continuer l’analyse par téléphone aux heures et jours réguliers ; nous ne sommes pas convaincus de n’être pas sur écoute.
Jérusalem, Décembre 2014
6 Rencontre amicale avec Saul Yudelman et Ali Abu Awad, pacifistes inspirés par Gandhi et Martin Luther King : Awad est un ancien militant palestinien, dont la mère fut longtemps une activiste du Fatah. Lui-même fut incarcéré dans les prisons israéliennes pendant trois ans. Puis, son jeune frère est tué par erreur à un check point. Sa mère se détourne du Fatah [3] et crée en collaboration avec une mère israélienne, ayant perdu son propre fils lors d’affrontements avec les Palestiniens, le groupe des « Femmes pour la paix [4] ». Awad change bientôt lui-même de cap et depuis douze ans rencontre, autant à travers le monde que localement et respectivement, des groupes de Palestiniens et d’Israéliens. Il milite en collaboration avec son ami, Saül, habitant de Tékoah, bourgade située dans les territoires, tout aussi engagé que lui dans le dialogue et la non-violence. Ils sont à la recherche d’une juste solution pour, dans les termes d’Awad : « La coexistence de ces deux peuples de toujours persécutés… Les Israéliens sont lourds de la Shoah et des persécutions de deux millénaires » nous dit-il « et les Palestiniens sont honnis par les peuples arabes du monde entier… la paix a un prix, la guerre a un prix, il est bien plus cher que celui de la paix… » Cet homme, sincère et douloureux, est évidemment prêt à risquer sa vie pour la paix. Son frère a été tué et au lieu de choisir la vengeance il est à la recherche d’une parole de vie.
7 Comment un trauma personnel, résultant d’une violence sociale, en après coup de traumas transgénérationnels perpétrés tout autant par des humains sur des humains, peut déboucher pourtant sur une transformation des pulsions sexuelles de mort en pulsions sexuelles de vie ? Autrement dit, comment un tel trauma peut éveiller les traces à l’origine de cette capacité de responsabilité pour l’autre, éthique soutenue d’un « Tu ne tueras point » auquel on ne saurait se dérober (Levinas, 1990b, p. 21). Ou bien cette transformation serait seulement l’expression d’une culpabilité persécutrice qui va positionner la victime en chair à meurtre, position, de fait masochiste de mort. Est-ce que les traces d’un tiers matriciel auraient été réanimées lors d’un saisissement éthique du fait de la rencontre avec la souffrance de l’autre ? Freud y fit allusion lorsqu’il mit en relation, « l’origine des motifs moraux » et la présence d’un Nebenmensch nécessaire à la survie du sujet humain en « désaide » au départ de sa vie (Freud, 1950c [1895], p. 626).
8 Comment avoir été du côté des bafoués par la justice, par la violence de l’autre et ne pas transformer cette passivité insoutenable, abusée, en activité abusive et persécutrice ? Seyma Fraiberg, à propos d’enfants malmenés dans leur tendre enfance proposait pour ce faire, il y déjà longtemps, que ces sujets, devenus adultes, devaient non seulement décider activement que ce qu’ils avaient subi, ils ne le feraient pas subir à leurs enfants, mais encore qu’ils se devaient de rencontrer avec toute la force de leur sensibilité et de leur capacité émotionnelle, ce qu’ils avaient éprouvé alors, et qu’ils n’avaient pu ni ressentir ni encore moins représenter (Fraiberg, 1975). Quant à ce passage par la transformation de l’impassé en passé, nous savons combien notre tâche d’analyste est ardue (Scarfone, 2014). J’ai proposé de nommer la situation analytique, ce lieu pour que transformation puisse se faire lors d’un processus psychanaly- tique, pour que l’impassé puisse « rejoindre le passé » , pour que la douleur liée à la représentation, finisse de se maintenir et de main-tenir en un main-tenant qui n’en finit pas, j’ai proposé de nommer ce lieu : Ha makom analytique, en sa signification hébraïque et biblique : lieu de l’âme, espace temps éthique de la saisie asymétrique de l’un par l’autre, pour l’autre et relevant simultanément d’un passé, présent, futur infiniment renouvelé et renouvelable (Chétrit-Vatine, 2014b, p. 1484). Cet espace matriciel de responsabilité affectée pour l’autre, espace de témoignage et de reconnaissance (Bourdin, 2014) est fait de la présence affectée de l’analyste en tant que tiers matriciel. Est ce qu’un phénomène de cet ordre est concevable en dehors de nos cabinets?
9 Freud, dès 1915, insiste sur la confusion et la perte de repères en temps de guerre, sur la désinformation, le manque de recul, l’impossibilité de penser et la dévalorisation de l’ennemi. Il note que les peuples dits civilisés peuvent mener des guerres cruelles, acharnées, sanglantes, impitoyables, amorales (Freud, 1915b, p. 134). Et Levinas écrira après Auschwitz : « Issue des relations humaines, la violence se tient au bord des abîmes où, à un certain moment, tout peut sombrer, y compris la raison… La raison même de la guerre viendrait d’une folie et risquerait d’y sombrer » (1977, p. 155).
Jérusalem, Mars 2015
10 Le fils de Tamar a commencé son service militaire il y a bientôt un an. Cet été, il a été blessé lors des affrontements de la dernière guerre, et après quatre mois, à la suite de l’opération qu’il a dû subir puis, à la période de soins et de réhabilitation, il a rejoint à nouveau l’armée. Cette fois, il a été affecté dans une autre unité, située non plus dans le sud du pays mais au nord. Or, hier soir aux dernières nouvelles on annonçait une attaque possible de la part du Hezbollah [5], situé justement aux frontières nord. Tamar rapporte un cauchemar : Sa fille est invitée à se présenter à un camp de concentration. Tamar, dont les parents sont des survivants de la Shoah, se réveille en sursaut. Elle associe : « Tous ce derniers temps les check points sont surchargés et les attentes n’en finissent pas. De même à l’armée c’est l’arbitraire qui règne… c’est intolérable. » Et je pense : En ce lieu où je pratique, les attaques sur la pensée fusent autant de l’intérieur des psychés, du fait d’une radio activité trans-générationnelle (Gampel, 2005) que de l’extérieur, alors que les frontières, toujours en question, se rigidifient sous la démultiplication des check-points.
11 Mais revenons à Freud, préoccupé par la désillusion que la Première Guerre mondiale provoque quant aux idéaux de la culture. Désabusé, il souligne que les peuples – et je dirais ici leur dirigeants – « obéissent beaucoup plus à leur passion qu’à leurs intérêts » (1915b, p. 143.) La rage aveugle, la haine entre « les peuples les plus civilisés » est une énigme qu’il tente de résoudre pour saisir les mécanismes individuels et groupaux à l’œuvre. Il rappellera le fait que l’intelligence et la faculté de penser sont soumises au monde des affects, et que les effets de groupe et de pluralité ne font qu’accentuer l’attaque sur les facultés intellectuelles des individus les plus doués.
12 Si la terminologie freudienne « est empreinte de métaphores guerrières », comme le notent les auteurs de l’argument, « le sens même du conflit en psychanalyse s’oppose à l’usage courant du terme car pour la psychanalyse, la guerre serait le signe d’une conflictualité non élaborée (je dirais : non élaborable), le signe d’une pulsionnalité débridée (je dirais : l’œuvre du sexual de mort, du sexuel infantile auquel je faisais allusion plus haut) ». Le conflit intrapsychique serait plus proche d’une transformation au moins partielle de la pulsionnalité sexuelle de mort en pulsionnalité sexuelle de vie. L’incapacité à contenir un conflit intrapsychique avec comme conséquence l’externalisation de la conflictualité est bien le fait soit d’une organisation pathologique, soit l’expression d’une angoisse actuelle submergeant le sujet.
13 Est-ce que cela peut nous aider à comprendre ce qu’il se passe en temps de guerre ? Combien l’existence d’un ennemi désigné et reconnu comme tel par un groupe d’appartenance allège pour un temps le sujet de ses conflits intrapsychiques. Je pense en particulier aux conflits souvent envahissants, repérés en particulier chez les mères en Israël, à la veille de l’enrôlement obligatoire de leurs fils ou filles dans l’armée (Corb, 2015).
14 1931. Einstein, actif en faveur de la paix et du désarmement, s’adresse à Freud. Bien que ce dernier ait considéré leur « soi disant discussion » comme « ennuyeuse et stérile », et en dépit de sa moquerie partagée avec Ferenczi quant à leur impossible compréhension mutuelle, il est à la même époque en correspondance avec Romain Rolland et Thomas Mann, engagés dans leur opposition commune au nazisme, et… les relations entre Einstein et Freud se poursuivent (Vermorel, 1993, p. 371). À savoir combien Freud, bien au fait de la pulsionnalité destructive de l’homme, sortit de cet échange encore plus désabusé et pessimiste car peu capable de trouver des réponses à même de les rassurer, quant à la possibilité de prévenir la guerre.
15 Dans sa réponse, Freud va insister sur l’aspect processuel du « devenir civilisé », l’état de repos n’étant pensable qu’en théorie. Il va revenir sur la question de la pulsion de mort, pulsion d’agression et de destruction, et sur la liaison de cette pulsion avec celle d’Éros et par conséquent sur le plaisir relié à cette même pulsion à l’origine de l’atrocité possible d’actes violents. C’est bien pourquoi Laplanche parlera de pulsion sexuelle de mort. Ainsi est l’humain, « un homme pour l’homme » dira ce dernier et « non un loup pour l’homme ». Capable de sadisme, il peut être bien plus cruel que l’animal (Laplanche, 1999, p. 214).
16 Freud va pourtant adresser une question qu’Einstein n’a pas posé : « Pourquoi nous indignons-nous tant contre la guerre ? » Et il répond : « parce que tout homme à un droit sur sa propre vie, parce que la guerre anéantit des vies humaines pleines d’espérance, qu’elle met l’individu humain dans des situations qui l’avilissent, qu’elle le contraint à commettre le meurtre sur d’autres, ce qu’il ne veut pas [6], qu’elle détruit de précieuses valeurs matérielles, résultat du travail des hommes, et autres chose encore … (mais) tant qu’il y a des empires et des nations (et j’ajouterai : des groupes humains menés par une idéologie qui sacralisent leur mort et celle des mécréants, au regard de cette même idéologie) qui sont prêts, sans aucun égard, à en anéantir d’autres, ces autres doivent être armés pour la guerre » (Freud, 1933b [1932], p. 80).
17 L’humain ne se résume pas à une pulsionnalité sexuelle de mort. Il existe une capacité de transformation d’un sexual de mort en sexual de vie « ceci, tant est que cet homme, cette femme, cet enfant, trouvera sur son chemin un sujet éthique, interpellé, tant que ce sujet ouvert au trauma de la rencontre avec l’autre en sa “difficile liberté”, restera disponible à cet autre qui viendra infiniment le surprendre » (Chétrit-Vatine, 2015). L’homme est capable de responsabilité pour l’autre, ce qui le caractérise tout autant comme humain. On pourra penser à titre d’exemple parmi bien d’autres du même ordre, aux comportements des « Justes des nations » ayant caché ou protégé des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale au risque évident de leur propre vie. Avec Levinas, après la Shoah et tous les crimes perpétrés par les humains contre les humains, je ne dirai certainement pas que l’homme est un saint mais qu’il sait néanmoins que la sainteté est incontestable (Levinas, 1998, p. 119). Ici, il s’agira de bien différencier entre le saint et le sacré, différence sur laquelle j’insisterai plus loin.
Tel-Aviv, Janvier 2015
18 Ahmed, de père palestinien et de mère française, arrive à sa séance à Tel-Aviv, le jour de la rencontre de solidarité républicaine à Paris. Sa tête est entourée d’une grande écharpe palestinienne. D’entrée, il annonce qu’il a été vérifié au check point. L’air dégagé, il affiche ne pas en avoir été affecté. Il s’enquiert auprès de son analyste : « Tout va bien pour votre famille ? » Il parle de son identification avec toutes les parties, avec le droit à la liberté d’expression – les valeurs occidentales – autant qu’avec les terroristes à la recherche, comme lui le fut, de signification à leur vie et du coup entraînés sous la guidance de chefs sacralisés, à venger le prophète. Ahmed, sentant qu’il se perdait dans un mysticisme sans limites, a changé brusquement de direction et s’est détourné de la religion. Bientôt, se sentant à nouveau confus, sur le conseil d’une collègue, il décida d’entreprendre une psychothérapie. Ce jour là, son analyste se sent elle-même osciller en tous sens : comment le croire ? combien dit-il ce qu’il pense qu’elle a envie d’entendre ? Un moment en accord avec ses positions, un moment doutant elle-même des siennes, elle est fière de cette France de rêve, défilant par milliers au nom des valeurs qu’elle-même partage et l’instant d’après, elle est douloureuse de l’indifférence relative des médias, à ce moment-là, quant à l’attentat perpétré sur des juifs comme elle. Et Ahmed ? Il se lève et se rassoit, visiblement troublé. Il fait référence aux autorités arrogantes de l’administration française pour laquelle il travaillait, il associe sur son travail actuel qui lui donne parfois le sentiment de se perdre. Moi-même, consultante de l’analyste, j’entends qu’Ahmed oscille entre une position schizo-paranoïde et un état potentiel de confusion, et nous nous questionnons : que signifie pour lui, en ce moment particulier, le fait d’avoir choisi d’être en analyse chez une psychanalyste, certes française comme lui, mais juive et… israélienne. Ne la vit-il pas comme l’incarnation même de cette autorité arrogante ? Et qu’est-il pour elle ? À qui appartient la confusion ? Comment aider ma collègue à retrouver une écoute en tiers matriciel ?
19 Revenons encore une fois à Freud et son interrogation préalable. Il continue : « je crois que la raison majeure pour laquelle nous nous indignons contre la guerre est que nous ne pouvons faire autrement. Nous sommes des pacifistes, parce que pour des raisons organiques nous ne pouvons pas ne pas l’être. » Et plus loin alors qu’il souligne que les modifications psychiques vont de pair avec le processus culturel : « Des sensations qui, pour nos lointains ancêtres étaient empreintes de plaisir sont devenues pour nous indifférentes ou même insupportables. » Et il termine : « Peut être n’est-il pas utopique d’espérer que l’influence de ces deux facteurs, la position culturelle et l’angoisse justifiée devant les effets d’une guerre future, mettra fin à la pratique de la guerre dans un avenir à portée de vue » (Freud, 1933b [1932], p. 81).
20 On ne peut que s’attrister sur l’optimisme de Freud à l’heure de la rédaction de son travail, optimisme à mon avis plus affiché qu’assumé, à quelques années seulement de la Seconde Guerre mondiale. Freud n’avait pas encore à cette époque développé sa conception du clivage et de ses potentialités terrifiantes, ce qu’il ne manquera pas de faire alors que la guerre avait finalement éclaté et juste à la veille de sa mort (Freud, 1939a).
21 Mais reprenons pas à pas ses réponses en dialogue serré avec Einstein :
22 Comment articuler violence et droit ? La violence fait loi, répond-t-il, comme dans le règne animal. Freud revient sur l’hypothèse darwinienne de la horde originaire, et le passage de la force musculaire à la force de l’intelligence capable de produire des outils de plus en plus perfectionnés, le plus fort prenant position dominante sur le plus faible.
23 Comment se fait alors le passage de la violence au droit ? Pour Freud, la violence est brisée par l’union et le droit est la puissance d’une communauté, autrement dit la violence devient celle de la communauté. Mais une communauté qui n’existe que pour combattre se désagrègera après que l’ennemi sera terrassé. L’instauration de lois permettra pourtant une certaine permanence de la communauté. Compte tenu de la communauté d’intérêts se préciseront des sentiments communautaires parmi les individus concernés et ce sera la force essentielle, susceptible de maintenir la communauté. Il y aura nécessité de renoncement d’une part de liberté personnelle par chaque individu de la communauté. Un état de repos constant est impensable compte tenu des inégalités internes à la communauté, hommes femmes, parents enfants, vainqueurs vaincus, et leur transformation en maîtres et esclaves. Les lois seront faites par les dominants et en faveur des dominants. Et la question sera en tous les cas, de l’état de stabilité partiel établi après une guerre, l’unité du grand groupe restant elle-même partielle. C’est alors que ces nouvelles unités se désagrègent à nouveau avec le risque de passage à des guerres d’ampleur disproportionnée et d’autant plus dévastatrices.
24 Alors, prévenir la guerre, est-ce une possibilité ? Freud envisage un pouvoir central auquel serait transféré celui de juger dans tous les conflits d’intérêt mais il faudrait en plus de la création d’une telle instance que lui soit donnée la puissance requise pour assurer ce pouvoir, or, tout ce qui est droit fut à l’origine violence brute. On aurait toujours à faire avec un retour du refoulé.
25 Peut-on transformer cette pulsion de destruction, pulsion de désagrégation de l’être vivant, d’autant effective et d’autant désagrégeant qu’elle se nourrit d’une jouissance à l’origine « d’innombrables cruautés » (Freud, 1933b [1932], p. 76) dont les réseaux sociaux et média en tous genres témoignent de nos jours trop souvent ?
26 Et Levinas en écho : « Comme la guerre moderne, toute guerre se sert déjà d’armes qui se retournent contre celui qui les tient. Elle instaure un ordre à l’égard duquel personne ne peut prendre distance… La guerre ne manifeste pas l’extériorité et l’autre comme autre ; elle détruit l’identité du même » (Levinas, 1990a, p. 6)
27 Alors, comment la paix ?
28 « Tout ce qui instaure des liaisons de sentiment parmi les hommes ne peut qu’agir que contre la guerre » (Freud, 1933b [1932], p.78.) Sont facteurs de liaison : L’amour des uns et des autres et l’identification à des intérêts communs. Un autre facteur est à prendre en considération : la formation de leaders dignes de cette tâche : « il faudrait consacrer davantage de soins qu’on ne l’a fait jusqu’ici pour éduquer une couche supérieure d’hommes pensant de façon autonome ; inaccessibles à l’intimidation et luttant pour la vérité auxquels reviendrait la direction des masses non autonomes » (Freud, 1933b [1932], p.79).
29 Mais Freud lui-même n’a-t-il pas déclaré qu’éduquer, comme gouverner autant qu’analyser, était une tâche impossible ? (Freud, 1937c, p. 50).
30 Et enfin, il reprend (Freud, 1933b [1932], p. 79) : « L’état idéal serait naturellement une communauté d’hommes ayant soumis leur vie pulsionnelle à la dictature de la raison, rien d’autre ne saurait susciter une union des hommes si parfaite et si résistante, même au risque d’un renoncement aux liaisons de sentiment entre eux. » Mais il est plus vraisemblable, ajoute-t-il, que c’est là une espérance utopique. Je dirai, en cette espérance, fondée sur la raison, au prix d’un renoncement aux besoins fondamentaux de liaison de sentiment, on ne saurait adhérer. Nous savons mieux combien l’investissement affectif lié au sentiment d’appartenance garde infiniment ses prérogatives par rapport à la dite raison. Nous savons combien la rencontre avec l’autre, si semblable et si autre, peut être déstabilisante pour un sujet soi-même en mal-être identitaire, et combien cette déstabilisation, provocatrice de violence, peut être le fait et le fondement unificateur d’un collectif partant en guerre.
31 La motivation guerrière est reliée généralement à l’idéalisation, mieux, à la sacralisation de la cause pour laquelle on se bat. C’est sur une telle sacralisation que se fonde encore aujourd’hui le discours des dirigeants : sacralisation de la patrie à défendre corps et âme, sacralisation de la démarche en cas de guerres dites saintes, sacralisation du chef qui indique le chemin à suivre, sacralisation du sacrifice à payer de sa vie pour défendre son nom sinon celui de Dieu ou des dieux, sacralisation à peine voilée… de la recherche de jouissance à tout prix…
32 Freud pouvait pourtant fantasmer, sans y croire, des gouvernants luttant en vérité pour la vérité. Et je voudrais pouvoir imaginer des meneurs ou des gouvernants luttant tout autant, en toute responsabilité, responsabilité pour ces autres sujets qui ne cesseraient de les interpeller.
33 Prenant en compte la Shoah, phénomène basé en partie sur un clivage insensé, et la possibilité de démonisation de l’autre homme, j’ai pourtant proposé qu’un passeur avait été écarté par Freud, une trace manquante dans la vérité historique à laquelle il aura fait allusion en 1939, dans L’Homme Moïse alors qu’il reprendra les hypothèses phylogénétiques de Totem et Tabou. Ce passeur serait ce tiers matriciel, celui qui permettrait l’arrêt des tueries réitérées, l’internalisation in fine d’un principe paternel et la possibilité d’une mise en place de lois… de vie (Chétrit-Vatine, 2013, 2014b). Je l’ai positionné en amont de l’instauration de la loi et alors que je ne le réduis pas à l’auto-conservation mais à cette capacité aussi spécifiquement humaine que celle permettant les pires cruautés : la capacité de responsabilité affectée pour l’autre (Chétrit-Vatine, 2012b, 2016).
34 J’ai rappelé d’entrée ce que Levinas, qui nous proposera de différencier le sacré du saint, écrit : « C’est contre l’infini – plus objectif que l’objectivité – que se brise la dure loi de la guerre et non pas contre un subjectivisme impuissant et coupé de l’être » (Levinas, 1999b, p. 11). Levinas va ainsi donner une nouvelle définition de la subjectivité : ni protestation égoïste contre la totalité, ni angoisse devant la mort mais subjectivité fondée sur l’idée de l’infini. Subjectivité se présentant comme contenant plus que ce qu’elle peut contenir, accueillant autrui comme hospitalité (Ibid., p. 12). C’est dans l’informe du sujet et son rapport avec l’infinité que j’ai proposé de localiser les traces du matriciel.
35 Levinas va différencier le sacré du saint. Il propose de « faire ressortir la catharsis, la démythisation du religieux » (Levinas, 1977, p. 10). De fait, le sacré se relie aux mythes et leur tenant de violence est lié à la pulsionnalité de mort, alors que le saint est de l’ordre d’une articulation entre vérité et éthique de responsabilité. Le saint, Kedusha en hébreu, signifie séparation. Il peut faire partie d’un monde justement désacralisé, alors que « le sacré se pare du prestige des prestiges » (Levinas, 1977, p. 89). Le monde au cœur duquel Levinas s’exprimait en 1977 se caractérisait déjà comme un monde de « la dégénérescence du sacré ». La question est toujours d’actualité alors qu’il questionnait : « comment la sainteté peut-elle se confondre avec le sacré… (qui peut) se transformer en ensorcellement, en puissance sur les hommes ? » (Levinas, 1977, p. 99). Nous pourrons répondre : tout autant que c’est là l’œuvre du sexual de mort, ce même sexual à l’œuvre dans la guerre, pulsionnel qui se caractérise par la recherche interminable d’excitation.
36 Il écrivait déjà en 1952 : « Si la morale doit véritablement exclure la violence, il faut qu’un lien profond rattache raison, langage et morale… L’intervention de l’inconscient et, par conséquent, des horreurs et des extases qui s’en nourrissent, recours à l’action magique des sacrements – tout cela remonte à la violence » (Levinas, 1990b, p. 19). Et plus tard : « L’injustice sociale et toutes les formes d’exploitation ne seraient que l’euphémisme de la guerre… Le mal dépasse la responsabilité humaine et ne laisse même pas de coin intact où la raison pourrait se recueillir… cette thèse ne (serait-elle pas) précisément un appel à une infinie responsabilité de l’homme, à un inlassable éveil, à une absolue insomnie ? » (Levinas, 1977, p. 174).
37 C’est dans cette foulée que je propose de définir notre pratique, la pierre que nous pouvons apporter à la construction de ce monde dans lequel nous vivons. Alors que l’analyse est une pratique à la recherche d’une approche de l’inconscient, c’est une pratique basée sur la parole, l’adresse à l’autre et l’écoute de l’autre. Elle favorise la transformation d’un sexual de mort en sexual de vie. Elle implique une rencontre entre deux sujets et la présence vivante de l’analyste, son éveil éthique. L’éthique du psychanalyste contemporain, prenant en compte les événements traumatiques au sein desquels et suite auxquels notre monde se débat, se définira comme éthique de responsabilité asymétrique et affectée pour l’autre, tout autant qu’éthique de vérité [7] et elle se comprendra non seulement comme déontologie mais comme intrinsèque à la pratique (Scarfone, in Chétrit-Vatine, 2014a).
Jérusalem, Juillet 2015
38 Des femmes, des mères ont entrepris une grève de la faim. La tension monte encore et encore. Il s’agit pour ces femmes de prévenir une nouvelle guerre : elles réclament par leurs corps fatigués et leurs cris silencieux, une reprise de la parole entre les gouvernants des deux camps, juste une reprise de la parole…
39 « Parler, c’est en même temps que connaître autrui, se faire connaître à lui… être en société avec lui… Ce commerce que la parole implique est précisément l’action sans violence : l’agent, au moment même de son action a renoncé à toute dénomination, à toute souveraineté, s’expose déjà à l’action d’autrui, dans l’attente de la réponse. Parler et écouter ne font qu’un » (Levinas, 1990b, p. 20).
40 Cette capacité de parole, d’adresse de l’un vers l’autre, cette ouverture à l’autre, sa dimension éthique, participe du féminin maternel de tout humain. Ce rassemblement de femmes pour la paix ne vient-il pas témoigner « qu’il n’y aura pas d’humanité susceptible de s’assumer à “liberté limitée” tant que nous ne saurons pas reconnaître qu’à l’origine de l’éthique, il y a du féminin maternel » (Chétrit-Vatine, 2013) ? N’est-ce pas là ce qui fonde précisément notre aspiration à la paix ?
Bibliographie
Références bibliographiques
- Bourdin D., Trauma actuel, actualité du trauma, L’Actuel en psychanalyse, Bulletin de la spp , no 2, 2014.
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Notes
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[1]
Le terme « espace matriciel » (et à partir de ce terme ceux de : matriciel, position matricielle, transfert d’espace matriciel), m’a été inspiré, il y a déjà longtemps, par Bracha Ettinger qui, elle aussi dans la foulée de Levinas, avait proposé dans un contexte un peu différent, l’expression : « espace matrixiel ».
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[2]
Les parenthèses au cours des citations indiquent mes propres réflexions.
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[3]
Mouvement de libération de la Palestine.
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[4]
http://geopolis.francevinfo.fr/israel-ces-femmes-qui-se-battent-pour-la-paix-55353
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[5]
Mouvement politique chiite libanais possédant une branche armée et opposé catégoriquement à reconnaître la légitimité d’Israël.
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[6]
Mes italiques.
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[7]
Intervention de Dominique Bourdin lors de l’atelier sur « l’actuel de l’éthique en psychanalyse », CPLF, 2014.