Couverture de RFP_801

Article de revue

Garder confiance en Éros

Pages 162 à 170

Notes

  • [1]
    La moins connue des trois. Première femme à s’engager à la fois dans le freudisme, le marxisme et le féminisme, Tatiana Rosenthal, psychanalyste, médecin et spécialiste en neurologie, eut un destin tragique : née en 1885 à Saint-Pétersbourg dans une famille juive, elle participa, durant la révolution russe de 1905, au combat en faveur du mouvement ouvrier ; elle se suicida dans la trentaine. Tragiques destins aussi pour Hermine von Hug-Hellmuth assassinée par son neveu et pour Sabina Spielrein assassinée par les nazis en 1942.
  • [2]
    Mon nom était Sabina Spielrein documentaire d’Élisabeth Márton en 2002. L’Âme en jeu de Roberto Faenza en 2002. A Dangerous Method de David Cronenberg en 2011, Généalogie d’un crime de Raoul Ruiz en 1996.
  • [3]
    Rainer Maria Rilke, Friedrich Nietzsche, Paul Rée, Victor Tausk, mais aussi le pasteur Gillot, son mari Friedrich-Carl Andreas… et Freud.

1 La guerre s’appuie sur les potentialités inventives inouïes de violence qui résident en l’homme. « La nature, je le crains, attache elle-même à l’homme quelque instinct qui le porte à l’inhumanité » commente déjà Montaigne (2013, p. 528), c’est un lieu commun, désespérant, qui s’énonce en ce début de parcours où vont se croiser différentes perspectives contradictoires ; les effets de la guerre sont connus depuis le début des temps car elle est présente dans les premiers écrits, avec les comptes commerciaux, les récits de voyages ou l’énoncé des conceptions du monde. Freud écrit : « Un regard sur l’humanité nous montre cependant une série ininterrompue de conflits entre un ensemble communautaire et un ou plusieurs autres, entre des unités plus grandes ou plus petites, cités, contrées, tribus, peuples, empires, conflits où c’est l’épreuve de force de la guerre qui emporte presque toujours la décision » (Freud, 1933b [1932], p. 73). Cependant, à cette dimension agressive évidente, on doit, comme à regret, admettre que s’expriment aussi avec la guerre des manifestations d’exaltation collective où la joie et la liesse rassemblent et unissent les groupes humains en un fort sentiment d’appartenance, là réside une autre face de l’énigme. Certes, tout autre est la perception des polémologues qui, comme David Cumin, plus réservé sur cet aspect, formalisent ainsi la guerre comme « la mise en œuvre collective et coercitive de l’hostilité, par l’emploi réglé de la force armée, se traduisant par des combats durables portant atteinte aux personnes et aux bien, donc causant des victimes » (Cumin, p. 6). Ceux-ci accordent moins d’intérêt au plaisir trouble qui est lié aux conflits, plus proches de la pensée de Gaston Bouthoul pour qui « L’humanité dans toutes ses formes de civilisation, a toujours été consciente des vertus éthiques de la guerre et leur a attaché un très grand prix » (Cumin, p. 10).

2 Peu à peu, au cours du xx esiècle, tout un courant de philosophes ou de penseurs éclairés, auxquels se rattachent Freud, Einstein et Rolland, a vu le jour et a tenu un propos critique en opposition aux discours politiques bellicistes dominants ou pour le moins fascinés et esthétisants comme celui d’Ernst Jünger : « Au combat, que dépouille l’homme de toute convention comme les loques rapiécées d’un mendiant, la bête se fait jour, monstre mystérieux resurgi des tréfonds de l’âme… Il n’en sera pas autrement tant qu’il y aura des hommes » (Jünger, p. 535).

3 Tapie en la guerre sourd donc une variation poétique et lyrique qui exalte et magnifie les faits d’armes : or, curieusement, les déroulements des amours obéissent également à des fluctuations qui empruntent à l’art de la guerre expressions et vocabulaires identiques. Effectuer un tel rapprochement peut paraître déplacé, voire cynique, mais il est vrai qu’on parle de stratégie, de conquête, de prisonnier, d’otage, de victime, d’attiser le feu, de faire le siège, de succomber, d’abandon et de victoire entre autres termes pour désigner le déroulement des rencontres entre hommes et femmes. Ceci justifie amplement le fait de rapprocher ces deux dimensions humaines, aimer et guerroyer, aimer guerroyer. Dans cette rapide évocation, trouve écho le débat sur l’origine énigmatique de la violence, l’homme naît-il violent ou le devient-il ? Toujours Freud : « Si la complaisance à la guerre est une émanation de la pulsion de destruction, on est tenté d’invoquer contre elle l’antagoniste de cette pulsion, l’Éros » (Freud, (1933b [1932], p.78). Pour lui, l’amour qui unit et l’identification sont des possibilités qui rassemblent.

4 Effectuons un détour avec les nombreux mythes qui concernent le féminin et le masculin, et figurent en une geste poétique la violence de leurs rapports. Ainsi en est-il de la lecture du mythe de Pandora qui pose avec acuité la perception de la différence des sexes et aussi délie celle-ci de la culpabilité à l’inverse d’Ève et du fruit défendu (Josiane Rolland, 2010).

5 Au début, les Dieux et les hommes vivaient ensemble sans femme, en dehors de tous les maux, menant une vie béate et harmonieuse faite d’abondance mais peut-être discrètement ennuyeuse et terne… enfin vint la guerre ! Zeus, Cronos une fois vaincu, devient le roi des Dieux et demande obéissance mais comment faire avec les hommes ? Habile, il charge un Dieu, Prométhée, de régler l’affaire : celui-ci amène un bœuf, en fait deux parts l’une faite de graisse et os et l’autre de viande dans la panse. Zeus doit choisir et sait que Prométhée lui joue un tour, mais il choisit néanmoins le brillant de la graisse car même si les Dieux n’ont que les os, ils ne s’en font pas pour autant car ils n’ont pas besoin de nourriture ! Mais Zeus, furieux, veut lui faire payer sa ruse, il cache le blé ainsi que le feu. Prométhée, malin, débusque et met à l’abri le feu dans le fenouil.

6 Zeus ne renonce cependant pas pour autant à nuire aux hommes : il va voir Héphaïstos et il lui demande de fabriquer une jeune fille Parthénos : il n’y a pas de femmes chez les humains et il y a des déesses chez les dieux, le féminin est chez eux. Mais ce mannequin a un cœur de chienne et une mentalité de voleuse, vous êtes séduit quand vous le regardez et cette Pandora, tel est son nom, va devenir le malheur des hommes. Hésiode dit que les femmes dans la maisonnée ne pensent qu’à la panse bien pleine et aussi au sexe qui les prend au moment de la période de Sirius où la canicule impose sa loi ! Les hommes quand c’est le feu ne sont bons à rien. Cette Pandora va chez le frère de Prométhée, Épiméthée, qui ne peut qu’accepter le cadeau, la jarre qu’elle porte avec elle : elle l’ouvre et se répandent toutes sortes d’ennui, des maux et des misères pour les hommes, d’où le nom de boîte de Pandore qui désigne la source de tous les ennuis à venir. Prométhée a bien trompé Zeus qui a compris que désormais chez les humains il n’y a pas de bien sans mal, de naissance sans mort, d’abondance sans disette. Les humains ont certes le feu, mais en revanche il faut sans arrêt le nourrir afin qu’il ne meurt point. Le sort de l’homme avec les femmes est inscrit dans une contradiction. L’homme avec son sperma est mortel et la femme est le ventre qui accueille le sperma, les hommes sont des êtres naturels là où Pandora a été fabriquée artificiellement avec gastère, à l’imitation des déesses, chienne et animale d’apparence divine, fausse et simulatrice, etc. ! Pandora n’est donc pas fautive car elle a été fabriquée et son histoire la diffère de la légende d’Ève et du pêché originel.

7 Une autre dimension, qui concerne toujours la différence anatomique et biologique entre homme et femme, fonde leur place respective dans l’ordre guerrier : si la femme donne la vie en enfantant, l’homme peut donner la sienne pour conquérir, protéger et défendre. L’inégale répartition de la force physique et de ses potentialités a imposé sa loi même si les inventions ultérieures du propulseur ou celle de l’arc auraient pu atténuer l’inégalité physique de la femme à la guerre comme à la chasse ! Cependant, globalement les femmes furent tenues à l’écart des pratiques guerrières et on ne peut tenir les Amazones, ou Jeanne d’Arc, cas isolés, comme représentatives. Mythes et légendes valorisent la force du mâle et dénoncent également la violence, certes d’expression différente, de la femme : ainsi les rôles sociaux délimitent-ils des valeurs et des fonctions orientées autour d’une opposition actif/passif qui cependant ne se réduit pas à la seule catégorisation sexuée (Morin-Rotureau).

8 Ainsi les femmes ont-elles payé jusqu’à peu un lourd tribut en procréant : ce n’est que très récemment que des conditions nouvelles ont éloigné le spectre de la mort de la scène de la naissance, pour la mère comme pour l’enfant. Cette proximité de la mort et du sacrifice fondait les rites de passage vers l’âge adulte. Les transformations corporelles qui signent l’apparition de la féminité chez les jeunes filles peuvent provoquer un grave désarroi avec une fascination morbide pour la mort. À l’adolescence, ces manifestations s’inscrivent dans des conduites ritualisées où le mimétisme est un support de leur diffusion et elles rappellent que la féminité ne peut pas être idéalisée comme exempte de violence.

9 À ce stade du propos il faut accorder une place à la perception de la différence anatomique des sexes qui fonde un binarisme, présence et absence : que va-t-il se produire à partir de ce constat ? De cette perception, qu’en construit l’esprit ? Que ce soit dans ce qui est repéré comme angoisse face à l’étranger qui signe la reconnaissance a contrario de l’objet d’amour, que ce soit dans la présence ou pas du pénis qui signe la reconnaissance d’une identité sexuelle pour soi (et pour le regard des autres), il existe un au-delà de la perception immédiate, un après-coup. La dépressivité s’installe dans cet espace avec une grande ambivalence : l’objet ne comble pas et de plus il s’absente, s’en va, ou de manière plus insidieuse, il est présent mais parfois non disponible, et du coup comment est-il intériorisé ? S’apprécient là des formes différentes d’expression de l’angoisse de castration et de ses mécanismes de défense.

10 La pensée freudienne est constamment aux prises avec la sexualité et plus particulièrement en suivant les traces toujours actives et les vestiges en l’adulte de la sexualité infantile : les évocations renouvelées de Hans, constantes dans l’œuvre entre 1900 et 1930 indiquent la permanence du trajet depuis la découverte de la sexualité de l’enfant jusqu’à l’arrivée tardive de la représentation de la différence des sexes dans l’œuvre avec le texte sur « La différence anatomique » en 1925 ! Car pour le sujet, depuis la floraison précoce jusqu’à la découverte de la différence anatomique c’est un temps de perceptions et de refus qui s’établit en une progression insidieuse et lente, soumise à des aléas qui empêchent sa reconnaissance évidente : formes du renoncement et constructions de sublimation sont au cœur de ce trajet. Si la première expérience de la perception se situe dans le champ de la présence ou de l’absence de l’autre secourable, la seconde concerne l’anatomie en un lieu singulier et sexué du corps ; cette constatation inaugure la possibilité de classification des êtres et des choses en ceux qui l’ont et ceux qui ne l’ont pas : l’emblème de la différence devient le sexe masculin. Cependant, même énoncée ainsi, cette appréciation n’est-elle pas typiquement héritée d’un passé d’ancien garçon ? Car comme l’énonce une petite fille de sept ans plongée dans le questionnement sur l’existence du Père Noël : « Je sais bien que le Père Noël n’existe pas, mais j’ai encore envie d’y croire… ? »… Je sais bien mais quand même… ! Sa réponse est à l’opposé de celle d’un garçon du même âge qui, lui, a tranché, non sans mal, et affirme : « Le Père Noël ? Il n’existe pas… ce sont les parents ! » En les écoutant l’un et l’autre pris dans une expérience contemporaine de théorisation, je remarque que ces attitudes illustrent deux appréciations différentes, lointains échos d’une énigme sur l’origine. Alter ego pour l’un et l’autre, l’homme et la femme sont situés de part et d’autre de cette frontière où se marque ce que l’un a et que l’autre possède et où l’épreuve du manque les traverse avec une douleur envieuse. Peut-on se soustraire à cette découverte et à ses conséquences ?

11 Comme ennemi, une nouvelle figure de la détestation surgit : l’autre. Cet « autre » est extérieur à soi, mais il peut parfois être plus effacé tout en étant présent, senti par exemple entre les lignes d’un écrit ; ainsi nombre de textes freudiens sont inspirés par un « autre » qui anime la contradiction. Jung, Rank ou Adler ont souvent rempli à leur insu cette fonction ! Parfois l’auteur, comme si sa plume était animée d’une vindicte à lui tenue secrète, mais suffisamment vive pour le conduire à la table d’écriture, en découvre l’origine en se relisant. L’humain éprouve un rapport tendu et douloureux avec l’autre et sa représentation en soi. Certes, la figure du diable vient immédiatement à l’esprit pour occuper cette place détestable mais cette venue explicative rapide s’appuie sur une partition entre le Bien et le Mal trop claire. La lente et conflictuelle constitution de l’altérité à partir de la perception et de ses avatars s’effectue, et l’autre est d’abord perçu derrière le rival en une dimension œdipienne fondatrice! Souvenons-nous que nombre de conflits se développent avec quelqu’un, pays ou individus, qui furent d’abord proches et aimés !

12 Mais revenons à cette figure du contradicteur. Est-ce une manière de se prémunir de la violence en soi qui a conduit Freud à avoir de si nombreux correspondants avec lesquels les oppositions pouvaient se développer ? À côté de l’œuvre proprement dite, il a consacré un temps important à écrire à des amis, collègues et parents : cette intense activité épistolaire, dont il est si difficile de démêler les effets sur la production conceptuelle, l’a confronté immanquablement à cet « autre » et à ses différences, âge, sexe, origines, si éloignées de sa personne. Pour connaître son proche, il est nécessaire d’en passer par la découverte du plus lointain, l’étranger en soi : or le premier autre rencontré dans la vie du petit homme est nécessairement en position de devoir le secourir et de le confronter à la société humaine de son époque, certes, mais également de manière bien plus énigmatique à celle dont cet « autre », le plus souvent la mère, est porteuse en sa psyché. Ainsi sur ce point pouvons-nous mesurer que la psychologie la plus intime est forcément prise dans des faits collectifs et nous nous trouvons à paraphraser Winnicott, un nourrisson ne peut être appréhendé seul sans inclure sa mère et le passé qu’elle porte. Paul proclame aux Éphésiens : « qui aime sa femme s’aime soi-même » et Jean-Michel Hirt, qui le cite, poursuit « déclaration audacieuse et décisive qui va au cœur de la différence, celle entre les sexes. L’amour consiste à aimer l’étranger en soi, par là à s’aimer soi-même comme un étranger, à aimer un ou une autre en soi » (Hirt, p. 73).

13 Parmi les voix féminines qui ont fait évoluer la psychanalyse en se dégageant d’affrontement direct avec Freud, celle de Lou, voix très singulière, domine. Quand on feuillette la liste des présents lors des Minutes, peu de femmes, quatre seulement, participèrent au fil des ans aux soirées, Sabina Spielrein, Hermine Hug von Hellmuth et Tatjana Rosenthal [1] puis, à partir de 1912, Lou, invitée comme hôte. À l’exception notable de Sabina Spielrien qui développa l’idée d’une pulsion de destruction, l’histoire les a oubliées sauf quand certains aspects sulfureux de leur vie ont permis, longtemps après, l’écriture de scénarios de films [2] ; au sein de la psychanalyse, seule Lou occupe durablement une place de choix. 

14 Quand le 21 septembre 1911 s’ouvre le congrès de Weimar de l’ipa, fort d’une cinquantaine de participants seulement, Freud, alors âgé de cinquante-cinq ans, ignore que sa rencontre avec Lou Andreas-Salomé va orienter sa pensée sur des pistes novatrices : ce congrès marque un tournant, c’est le champ du cygne de l’unité des disciples autour de Freud (Peters, p. 275). Amusé puis émerveillé par cette femme de quelques années sa cadette, il sent tout de suite en elle un optimisme joyeux fort éloigné de ses propres dispositions. De fait, vite entraînée dans les discordes du moment tant avec Adler qu’avec Jung, elle fit sa propre opinion et découvrit ce à quoi elle tenait le plus, ce qui la rapprochait de Freud : regarder la pulsion sexuelle comme premier mobile des actions humaines. Une correspondance avec Freud débuta alors. Elle avait à peine pu lui annoncer l’écriture de Anal et sexual (Andreas-Salomé, 1991) en juillet 1914 que, le 10 janvier 1915, Lou termine sa lettre à Freud par « désespérée par cette humanité en guerre je viens de m’octroyer un chien ; Vous, un chat ? » Réponse de Freud le 31 du même mois : « Je ne me suis octroyé ni chien ni chat, il me reste encore assez d’éléments féminins à la maison : par bonheur les filles ne sont pas appelées sous les drapeaux » (Andreas-Salomé, 1970, p. 37). Puis, quelques semaines plus tard, le 30 juillet 1915, Freud : « Je ne puis pas être optimiste et me distingue uniquement des pessimistes parce que le mal, la sottise et la folie ne me mettent pas hors de moi, pour cette simple raison que je les avais à l’avance inclus dans la structuration du monde » (Andreas-Salomé, 1970, p. 44). Discorde au sein des disciples, ruptures, fragilité de la jeune science, guerre en Europe, menace sur les fils, le contexte de leur amitié débutante s’établit décidément dans un environnement d’hostilités bien sombre. Alors le féminin de ses filles devient consolateur de la folie guerrière des hommes comme l’est le regard pessimiste anticipateur sur le déroulement de cette même folie. Ces remarques destinées spécifiquement à cette nouvelle connaissance en font insensiblement une amie de choix.

15 Lou sut énoncer avec talent et ingéniosité des propositions qui ne seraient pas passées sous la plume d’un homme, elle a donc évité une franche opposition de Freud. Lou l’a écouté et celui-ci en fit très vite une interlocutrice privilégiée au point de la nommer « compreneuse » (25 mai 1916), « vous êtes une compreneuse par excellence [en français dans le texte] » et « le fondement de votre nature est une profonde compréhension » (14 juillet 1916). Peu de correspondants ont eu droit à des commentaires aussi bienveillants qui laissaient transparaître que le fondateur avait vacillé en se sentant si bien accueilli car, habituellement, il fuyait la proximité, souvenons-nous de sa réaction de fuite face à la sensibilité partagée ressentie avec Arthur Schnitzler.

16 Bien que sa tendance à la généralisation, qui convoque un certain mysticisme et impose une manière libre de penser, ait pu faire craindre qu’elle ne passe avec armes et bagages dans le clan jungien, ce fut une fausse crainte, car ses objets de curiosité l’amour, la sexualité de la femme ont maintenu fermement dans le giron freudien son regard lucide et osé. Freud ne s’y trompait pas, admirant en elle ce dont il n’était pas capable : « Là où vous entreprenez de décrire des choses que j’ai évitées comme n’étant pas encore soumises à la parole » (Andreas-Salomé, 1991, préface, p. 25). Inventive sur le narcissisme, étonnante novatrice dans Anal et sexuel, Lou, dont la production est stimulante s’oppose au style de pensée de Freud par un libre jeu de fulgurances : elle n’hésite pas à jouer avec des représentations où s’entend son opposition moqueuse à Freud comme sa remarque, « sur la calamité d’être homme ». Lou a saisi la violence de l’apport freudien quand il vient faire vaciller les représentations classiques et ses écrits doivent être lus comme des productions de la femme libre qu’elle fut. Quand il s’agit de faire perdre à Anna un côté naïf et excessivement réservé, de modifier l’inhibition du développement de sa féminité, c’est vers Lou que Freud, non sans appréhension, la dirige. Lou bousculera Anna par son dynamisme montrant que la part masculine de la femme n’entre pas en compétition avec la féminité (alors que chez l’homme les conflits sont infinis entre les deux parts) et ainsi elle l’invitera à écrire un roman, ce que ne fera pas Anna, mais cet encouragement en direction de rêveries inconnues lui ouvrira d’autres portes d’acceptation de soi. De fait, Anna, après cette rencontre amicale et amoureuse avec Lou, ose !

17 Bien sûr, il peut sembler curieux, voire déplacé de s’intéresser à Lou dans une réflexion sur la guerre mais si on pense au devenir du conflit pulsionnel et donc de la voie sublimatoire les choses s’éclairent un peu : en effet par quelle voie l’humain peut-il apaiser la violence répétée des tensions pulsionnelles ? Il existe une nostalgie dont il faut s’extraire, celle d’être tout ou d’être le centre, puis ensuite accepter de devoir déplacer des investissements. Lou réfute la voie tentante de l’ascèse, c’est-à-dire l’établissement d’une vie exsangue, terne en manifestation d’instinct, cherchant à faire de pauvreté vertu. Tout autre est son projet : « Pour sublimer, dit-elle, il faut des triomphateurs et des sourciers qui même avec les conditions les plus hostiles accomplissent et ne s’abstiennent pas » (Lou Andreas-Salomé citée par Marie Moscovici dans la préface à Il est arrivé quelque chose, 1991, p. 136) ! Plus qu’un refoulement ou un renoncement aux instincts, Lou suggère un déplacement et donc la création d’une autre réalité à côté. Elle osera rapprocher le fait que ce sont dans les perversions les plus troubles que la pulsion témoigne de sa mobilité et de sa capacité à migrer alors que l’amour d’objet reste fixe et immobile. Elle invite ainsi à regarder le plus sordide en soi, ces tendances qui sont prises dans le sombre, à la manière dont elle-même a saisi les liens qui régissent analité et sexualité. Sa remarque sur la calamité d’être homme prend alors tout son sens si on convoque le contexte historique de son écriture qui permet de mesurer la puissance spéculatrice et visionnaire de sa pensée. Car ce que dit Lou, et justement parce qu’elle l’énonce tangentiellement, c’est que la guerre la plus sourde et la plus vaine est la guerre de l’homme et de la femme pris qu’ils sont l’un et l’autre dans leur asymétrie irréductible. Lou a côtoyé des créateurs [3] ayant poussé loin les tentatives d’union ou de désunion, elle est bien placée pour appréhender l’irréductible conflit homme-femme, celui-là même que la guerre avec la bruyance des armes camoufle. Elle va ainsi, de touche en touche, articuler le complexe d’Œdipe et la sublimation pour fonder une certaine supériorité de la nature féminine, de la psyché féminine. « En somme le désir de devenir femme du névrosé serait un désir de guérison. Et c’est toujours un désir d’être heureux » (Andreas-Salomé, 1970, p. 351). Avec Lou, le sexe dit faible est honoré sans mépris pour le sexe masculin.

18 Quitter Lou. Retrouver avec angoisse la question qui clôt Malaise dans la civilisation : Le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’autodestruction ? Entre le début de réflexion de cet écrit, été 2014, et maintenant, été 2015, le recensement des désastres et des violences que l’actualité a imposé aux humains montre qu’il nous faut résolument miser sur la victoire de l’Éros éternel.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

  • Andreas-Salomé L., Correspondance avec Sigmund Freud suivie de Journal d’une année (1912-1913), Paris, Gallimard, 1970.
  • Andreas-Salomé L., L’Amour du narcissisme, préface de Marie Moscovici, Paris, Gallimard, 1991.
  • Cumin D., Histoire de la guerre, Paris, Ellipses, 2014.
  • Freud S. (1933b [1932]), Pourquoi la guerre ?, ocf.p , XIX, Paris, Puf, 1995.
  • Hirt J.-M., Paul, l’apôtre qui « respirait le crime », Arles, Actes Sud, 2014.
  • Jünger E., Journaux de guerre 1914-1918, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la pléiade », 2009.
  • Montaigne M. (de), Essais, livre II, chapitre XI, Paris, Gallimard, « Quarto », 2013.
  • Morin-Rotureau E., Les Françaises au cœur de la guerre, Paris, Autrement-ministère de la Défense, 2015.
  • Peters H.F., Ma sœur, mon épouse, Paris, Gallimard, 1983.
  • Rolland J., Métamorphose d’un mythe, Libres Cahiers pour la Psychanalyse, no 22, 2010.

Mots-clés éditeurs : Différence entre les sexes, Lou Andreas-Salomé, Guerre, Altérité

Date de mise en ligne : 21/03/2016

https://doi.org/10.3917/rfp.801.0162

Notes

  • [1]
    La moins connue des trois. Première femme à s’engager à la fois dans le freudisme, le marxisme et le féminisme, Tatiana Rosenthal, psychanalyste, médecin et spécialiste en neurologie, eut un destin tragique : née en 1885 à Saint-Pétersbourg dans une famille juive, elle participa, durant la révolution russe de 1905, au combat en faveur du mouvement ouvrier ; elle se suicida dans la trentaine. Tragiques destins aussi pour Hermine von Hug-Hellmuth assassinée par son neveu et pour Sabina Spielrein assassinée par les nazis en 1942.
  • [2]
    Mon nom était Sabina Spielrein documentaire d’Élisabeth Márton en 2002. L’Âme en jeu de Roberto Faenza en 2002. A Dangerous Method de David Cronenberg en 2011, Généalogie d’un crime de Raoul Ruiz en 1996.
  • [3]
    Rainer Maria Rilke, Friedrich Nietzsche, Paul Rée, Victor Tausk, mais aussi le pasteur Gillot, son mari Friedrich-Carl Andreas… et Freud.

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