1 Si la Seconde Guerre mondiale a définitivement marqué la culture et la conscience européenne ainsi que la réflexion psychanalytique, comment comprendre les conséquences de la guerre froide entre la rfa (République fédérale d’Allemagne) et la rda (République démocratique allemande) ? Ayant connu la rfa et la rda bien avant la chute du mur de Berlin, je proposerai une analyse de l’après-guerre froide qui opposait ces deux Allemagnes, ou plutôt ces deux parties d’une Allemagne amputée de certains territoires après la Seconde Guerre mondiale, puis divisée en deux, jusqu’à la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 qui préluda à, ou précipita, sa réunification le 3 octobre 1990, dont on peut se demander si elle était espérée ou redoutée, ou les deux, sur fond d’un insuffisamment pensé car impensable…
La chute du mur est un traumatisme : constat clinique et théorique
En rda, Max et Frieda
2 En 1938, Max et Frieda possèdent une ferme au bord d’une rivière et, de l’autre côté, leurs champs céréaliers. Après la guerre, la rivière devient frontière naturelle, et leurs champs sont en Pologne. L’État leur attribue un bâtiment et une petite terre. En 1987, Frieda veut marcher un moment seule à mes côtés avant que nous repartions. Elle m’annonce qu’elle a une leucémie déjà très avancée, mais qu’elle le dira à sa famille le plus tard possible. Elle tient à me parler car elle sait qu’on ne se reverra pas. Elle me dit en riant : « Tu observes beaucoup les Allemands des deux côtés ! Soit tu poses des questions, soit ton regard interroge ! Je veux te dire ce que je pense. Les Allemands des deux côtés sont très différents d’un Land à l’autre, mais nous ne sommes qu’un seul peuple. À l’Est, les communistes ont pris nos terres mais, ce qui est plus grave, ils ont volé notre âme. À l’Ouest, c’est l’argent qui vole leur âme. Il faut rendre leur âme aux Allemands. » Faisant allusion à notre conversation de la veille où nous étions convaincus que le mur allait tomber car la rda était exsangue, elle ajoute : « Depuis Hitler, le peuple allemand a tellement honte. Comment réparer ? Le mur a du bon car la honte est toujours de l’autre côté, mais s’il tombe ? Prends soin de l’âme des Allemands que tu connais, transmets-leur ce que tu as compris. » Puis, elle se tait. Elle mourra six mois plus tard. Lorsqu’il apprend la chute du mur, le 9 novembre 1989, Max fait une crise cardiaque dont il se remet. Le 1er juillet 1990 quand est fixé l’échéancier de l’union économique, monétaire et sociale entre la rfa et la rda, il fait un autre accident cardiaque et, très affaibli, reste hospitalisé. Le 31 août 1990, le Traité d’unification est signé, son état s’aggrave. Le 3 octobre 1990, l’Allemagne est réunifiée, la rda a cessé d’exister, et Max meurt dans la soirée.
En rfa, Anna
3 Le 10 novembre 1989, Anna, étudiante allemande, me consulte en urgence : elle pense devenir folle car la veille, devant les images de la chute du mur, elle s’est mise à hurler en se frappant la tête contre le mur. Je lui demande si elle voulait participer à la chute du mur, ou si elle avait besoin de s’assurer que le mur tenait encore bon. À ce moment-là, ma question est induite par mes interrogations sur ce mur de la honte et mon début d’élaboration sur sa fonction pour les Allemands. Je n’évoquerai pas la psychothérapie d’Anna, mais seulement son histoire. Pendant l’exode de 1940, ses grands-parents paternels alsaciens ont fui vers le sud, perdant tout contact avec les leurs. Ils les pensent morts, ou enrôlés de force dans l’armée allemande. Les images des retrouvailles de familles séparées par le mur réactivent le désir d’Anna de retrouver sa famille paternelle, mais elle craint d’apprendre que les uns ont tué les autres. Quand elle a six ans, ses parents (interprètes) partent vivre à Hambourg et obtiennent la nationalité allemande. La redondance de rêves de passage de frontières, les uns où elle est tuée, les autres où elle retrouve sa famille, me laissent perplexe car j’ai le sentiment qu’Anna me dissimule un élément de réalité : je le lui dis. Elle m’avait caché qu’à l’adolescence, elle avait trouvé dans un tiroir l’adresse d’un Rainer portant son nom de famille. Son père lui avait dit que c’était un client. Elle le réinterroge et apprend que ses grands-parents paternels étaient Allemands. Son grand-père était un nazi engagé et sa grand-mère, opposée à cette idéologie, a voulu fuir l’Allemagne avec ses deux enfants. Mais elle ne peut emmener que son bébé de six mois, le père d’Anna. L’aîné, âgé de cinq ans, Rainer, reste provisoirement chez sa sœur ; elle perd sa trace car son mari l’enlève et déménage sans laisser d’adresse. La grand-mère d’Anna s’établit en France, se remarie avec un Alsacien, mais n’a de cesse de retrouver Rainer, en vain. Le père d’Anna a toujours su son histoire et quand il part à Hambourg, où habitaient ses parents, il poursuit les recherches et retrouve Rainer. Depuis la mort de leur père, il habite à Berlin-Est. Communiste convaincu, il est dans l’appareil d’état de la rda et refuse de revoir son frère. Un mur assure leur séparation irrémédiable ; sa chute n’y changera rien…
Le mur permettait de refouler, dénier, rejeter de l’autre côté, la honte et la culpabilité
4 Les décompensations somatiques et psychiques des Allemands de l’Est et de l’Ouest furent nombreuses à la chute du mur. L’effraction traumatique de l’événement vient-elle de son intensité « en soi » ou faut-il rapporter son effet traumatique à une pré-désorganisation topique et/ou dynamique du sujet qui lui a conféré une valeur effractive ? Max a décliné au rythme de la réunification. Est-il mort apaisé de voir son pays réunifié ou ces événements ont-ils réveillé les fantômes du passé ? Cet homme de quatre-vingt-quatre ans a combattu dans la Wehrmacht, et a toujours contesté l’idéologie, la police et la propagande de la rda. Il avait vécu la défaite de l’Allemagne en 1945 et savait que, contrairement à ce que les Nazis affirmaient, la défaite n’était pas imputable à l’infamie des alliés, ou à la conspiration juive, mais à l’échec de l’idéologie nazie et de son système de pouvoir. Il savait que l’issue de la dictature socialiste serait la même, et qu’il faudrait supporter un au-delà de la douleur, de la honte, et de la culpabilité pour comprendre.
5 Max et Frieda avaient vingt-cinq ans au début du national-socialisme, et avaient suivi le Führer. Ils n’ont vu la réalité que lorsque l’éradication systématique des Juifs atteignit la mercière de la bourgade. Max racontait un jour, les larmes aux yeux : « Quand ils ont emmené la mercière, nos idées se sont emmêlées plus sûrement que sa laine et ses rubans. Si on avait ouvert les yeux plus tôt ! Ils seraient encore vivants. Après, j’ai espéré être tué à la guerre car je méritais la mort, mais il y avait Frieda et Fritz (leur bébé), je devais vivre pour eux. La vie d’un soldat de la Wehrmacht a été marquée pour toujours par ces questions. Mais personne n’en parle jamais. » Max s’est-il trouvé débordé par l’exigence de travail psychique demandée par ce tournant de l’histoire, d’autant que la rapidité des événements ne s’accordait pas au temps nécessaire à leur élaboration ? Je pense que la rupture sociale déclenchée par la chute du mur, et les bouleversements annoncés le 28 novembre 1989 par le chancelier Helmut Kohl dans son programme en dix points menant à une Allemagne réunifiée, constituée en État fédéral, ont précipité chez Max la survenue d’une honte régressive devant l’impensable, comme le dit Claude Janin : « La survenue régressive de la honte accompagne assez souvent les mouvements de désorganisation et d’involution somatiques, les ruptures sociales et certains bouleversements produits par l’histoire dans lesquels peuvent advenir des hontes sans issue. »
6 Pourtant la nouvelle Ostpolitik des années 1970, et surtout les années 1980, sont la chronique d’une réunification annoncée. L’accord du 3 septembre 1971 confère une garantie de pérennité au statu quo de Berlin : si Berlin-Ouest n’est pas une partie constitutive de la rfa, les liens entre les deux entités sont maintenus et resserrés, avec des améliorations pratiques qui rendent plus supportable la partition de la ville. Sa politique de réconciliation vaut au chancelier Willy Brandt d’obtenir le prix Nobel de la paix en 1971. À partir de 1975, la participation financière de la rfa permet la construction d’une autoroute en rda pour relier Berlin et Hambourg, et de remettre en état les voies navigables de transit vers Berlin-Ouest. Bonn rachète la liberté des détenus politiques et le regroupement de familles séparées. Dans les années 1980, malgré l’économie planifiée, la police secrète, la toute-puissance du sed (Parti socialiste unifié d’Allemagne) et une censure implacable, la population s’arrange avec le système et a le meilleur niveau de vie du bloc socialiste. Mais les jeunes générations critiquent de plus en plus le système de dénonciation et la propagande de l’État, et cherchent à quitter la rda. En 1987, un vent de révolte sourde souffle sur la rda. Helmut Kohl, lors d’une visite d’Erich Honecker à Bonn, entrevoit pour les relations rfa-rda une nouvelle perspective du fait du changement à Moscou avec Mikhaïl Gorbatchev : « Nous respectons les frontières existantes, mais nous voulons mettre fin à la division par des moyens pacifiques au terme d’un processus de compréhension. » Dès début 1988, les manifestations se multiplient dans les grandes villes de rda, en faveur de la paix, des droits de l’homme, de la liberté d’expression et de la presse. L’été 1989, les structures de la rda sont entraînées dans le tourbillon de plus en plus rapide de la « Révolution douce » qui engendrera une espèce de paralysie des organes de l’État jusqu’au renversement du 9 novembre 1989 qui abattra le mur.
7 Mais dans les années 1990, l’Allemagne n’a pas retrouvé sa normalité d’avant. Elle cherche ses références culturelles pour se définir par rapport aux autres nations, et elle est en proie à une crise existentielle difficile au vu de son passé. Le national-socialisme appartient à un autre monde, mais l’empreinte des années 1933-1945 continue de rythmer et d’influencer l’arrière-plan de la vie politique, culturelle et sociale, et désormais rien ne peut plus être refoulé, dénié ou rejeté de l’autre côté du mur. En septembre 1994, il plane encore un parfum de guerre froide sur Berlin, et la nouvelle capitale ne parvient pas à retrouver sa souveraineté (certains ministères restent à Bonn et refusent de rallier Berlin). Une cérémonie à la Porte de Brandebourg marque le départ des soldats américains, britanniques, français et russes. Dans la foule, un jeune homme porte un drapeau allemand à moitié brûlé et une pancarte paraphrasant les paroles du groupe punk Slime : « Deutschland muβ sterben… damit wir leben können. » [L’Allemagne doit mourir pour que nous puissions vivre.] Pourquoi cette haine de son pays ?
8 En 2002, Günter Grass écrit dans son roman Im Krebsgang [En crabe] : « L’Histoire, ou plus précisément l’Histoire que nous avons-nous même provoquée, est un trou de chiottes bouché. On tire sans arrêt la chasse d’eau, mais la merde continue de remonter à la surface » (p. 122). Le prix Nobel (1999) a tiré, lui aussi, cette chasse d’eau en révélant en 2006, à quatre-vingts ans, son engagement dans la Waffen-SS en 1944. Au centre du gouffre nauséabond qui obsède le peuple allemand : l’Holocauste. Il est impossible de s’en défaire, et il continue d’être une part de l’identité et de l’âme allemande. Les Allemands savent que l’analité évoquée par Grass ne se satisfait pas du plaisir anal de remplissage, réplétion, rétention, transit, évacuation ou vide laissé par la vidange anale, et que l’agressivité sadique-anale nazie n’a pas pour but de jouir de l’objet en le préservant de la destruction. C’est la jouissance perverse d’exterminer tout un peuple, une destruction froide, systématique, opératoire, désincarnée, décorporéïsante, désobjectalisante où l’autre n’existe plus en tant qu’objet, ni en tant que chose, puisqu’il est devenu… rien. L’ancien président de la rfa, Richard von Weizsäcker, apaisa les tourments des Allemands dans son discours du 8 mai 1985 au Bundestag où il qualifia pour la première fois de « libération » la capitulation de son pays 1945, et insista sur son devoir de mémoire.
La mémoire libérée et la tentative de retour à une histoire propre
9 La chape de plomb qui prévalut dans les années 1950-1960 fut en partie maintenue par le mur dès 1961, mais dans les années 1970, une partie de la jeunesse de rfa épousa la lutte armée soutenue par le régime communiste de l’autre côté du rideau de fer pour manifester sa colère contre une société qui n’osait faire face à ses responsabilités. L’enlèvement en 1977 à Cologne du patron des patrons, Hanns Martin Schleyer, ancien Waffenh-SS, par le mouvement terroriste raf (Rote Armee Fraktion), est un événement que les historiens comparent à la chute du mur. Le face à face entre une poignée d’extrémistes de gauche et l’État, avec son dispositif policier et ses lois d’exception, bouleversa une société allemande ivre de prospérité, étouffant dans le conformisme, refoulant son passé, déniant des réalités impensables, par honte, culpabilité, et déplétion narcissique engendrée par la chute de l’idéologie nazie.
10 Dans les années 1990, cette chape de plomb implose à l’initiative des citoyens et des institutions. L’artiste Günter Demnig incruste, depuis 1993, des petits pavés en laiton sur les trottoirs de Munich, Berlin, Hambourg : ces Stolpersteine (pavés de disparus) conçus pour se souvenir du dernier lieu d’habitation des déportés font qu’on trébuche sur le passé nazi à chaque coin de rue. La légende d’une armée propre sous le régime nazi vole en éclats lors de l’exposition sur les crimes de la Wehrmacht en 1995 qui montre que beaucoup de recrues n’ont pas seulement répondu à l’appel du Führer, mais ont participé activement ou passivement à l’extermination des Juifs, alors que la responsabilité en était attribuée aux seuls SS. Des entreprises passent aux aveux, et reconnaissent leurs responsabilités lors du débat sur les travailleurs forcés qui a abouti à l’indemnisation des victimes. La Deutsche Bahn reconnaît avoir transporté la moitié des Juifs exterminés dans les camps. Récemment en 2010, le ministère des Affaires étrangères déboulonne le mythe d’une diplomatie résistante : les mensonges et « omissions » d’après-guerre apparaissent.
11 « L’Allemagne a retrouvé sa mémoire » dit Elie Wiesel en 2008. Mais les Allemands font parfois de la surenchère dans l’expiation, se livrant à une sorte de concurrence mémorielle. Il n’existe nulle part autant de lieux de souvenirs sur les horreurs de la guerre et sur la culpabilité d’un peuple. À Berlin, il existe plus d’une vingtaine de mémoriaux sur le nazisme. Le quotidien Bild Zeitung exige que ses journalistes signent un engagement moral en faveur de la réconciliation avec les Juifs et du droit à l’existence d’Israël. Quand l’équipe nationale de football se rend à Jérusalem, les joueurs se recueillent au Mémorial de l’Holocauste à Yad Vashem. La surveillance jour et nuit, par la police, des synagogues et des institutions juives est une anormalité qui n’interroge personne. Être fier d’être Allemand, jusque dans les années 1990, tenait de la provocation et dans les milieux intellectuels de gauche, il était de bon ton d’être antipatriote.
12 À la réunification, la mémoire libéré fait ressurgir la question de l’Holocauste, mais aussi la violence des expulsions, migrations, déportations et viols subits par les Allemands pendant la guerre et dans les années qui suivirent la défaite. En 2013, la série télévisée « Unser Mütter, unsere Väter » (Nos mères, nos pères), événement télévisuel comparable à la série Holocauste, raconte comment la perte des territoires à l’Est expulsa de leur terre natale douze à quatorze millions de civils qui furent jetés sur les routes lors d’un exode payé dans leur sang par deux millions de morts et de disparus. Le succès de cette série sur la plus grande migration forcée de l’histoire de l’Europe suscite des affects dépressifs par identification à la masse d’expulsés, de morts et de disparus allemands, mais aussi aux Juifs déportés et exterminés, avec un sentiment rétrospectif de honte. Ce trop de mémoire, trop de culpabilité, afficherait alors un travail de culpabilité certainement plus accessible que la honte devant l’impensable. Cet excès a pour objet de tenir en éveil les jeunes générations et agit comme un signal d’alarme, un signal de culpabilité pour angoisser, à défaut d’être un réel signal d’angoisse. Ce travail de culpabilité ouvre alors au travail de honte jusque-là impossible. L’âme de l’Allemagne enfante dans la douleur, et elle en porte les marques jusque dans ses institutions mises en place en réaction au nazisme, tel le Bundesverfassungsgericht (Tribunal constitutionnel), organe aussi important que le Bundestag, et qui peut être saisi par n’importe quel citoyen estimant que ses droits fondamentaux sont violés.
Les voies de l’élaboration individuelle et collective
En rfa, Eva
13 En 1995, Eva perd sa mère et retourne en ex-rda voir la maison de sa grand-mère maternelle décédée en 1972. Sa mère n’avait pas pu faire valoir ses droits sur la maison acquise par une famille de rda avec des titres de propriétés en bonne et due forme. Eva ne veut pas engager de démarches judiciaires pour jouir de son héritage, refusant de déposséder de leur vie et de leur histoire ceux qui habitent la maison en toute légalité. Elle souhaite seulement savoir si le pommier est toujours dans la cour, et le regarder depuis la fenêtre de la cuisine. En effet, quand Eva allait en vacances chez sa grand-mère en ex-rda, tout manquait, mais le pommier était source de bonheur autour des tartes, compotes, pommes au four que lui confectionnait sa grand-mère. À la fin de l’été, Eva sonne à la porte de la maison, et rassure ses occupants : elle ne réclame pas la maison, mais veut retrouver quelques minutes les saveurs de son enfance avant de repartir pour toujours. Les occupants l’insultent, la traitent de manipulatrice, de voleuse, et lui claquent la porte au nez. La porte ne s’ouvrira plus. Elle reste dans sa voiture, en pleurs, le regard rivé sur le pommier, et refuse de partir. Son mari racontera souvent qu’il avait senti qu’il ne fallait pas insister, mais simplement attendre. Lui vient alors l’idée de parler au pommier : il s’excusa de lui voler des pommes pour en faire germer les pépins afin d’avoir un pommier dans sa propriété, car sa femme voulait transmette à leurs enfants et petits-enfants les recettes d’Oma Gisela (Mémé Gisela). De la fenêtre de sa cuisine, Eva voit le pommier et ses pommes très ordinaires, mais labellisées « Oma Gisela ».
En rda, Reinhard
14 En 1993, nous visitions les locaux de la Stasi avec Reinhard qui a toujours vécu à Berlin-Est. Il avait appartenu à un mouvement clandestin d’opposition au régime communiste et me l’avait confié au cas où il disparaîtrait. Il n’avait rien dit à sa femme, ni à sa famille de l’Est et de l’Ouest pour ne pas les mettre en danger. Dans une pièce, des photos montraient des agents de la Stasi cacher des micros et caméras dans un appartement. Nous étions certains que celui de Reinhard en était truffé car il était ingénieur dans un secteur de pointe. Son amitié avec les voisins (qui avaient leurs clefs) relevait, pour nous, du déni de la réalité car il était évident que les voisins étaient de la Stasi : après avoir déclaré notre arrivée (et départ) à la police, c’était chez eux que nous signions les registres d’immeuble contrôlant le jour et l’heure de notre arrivée (et départ) chez Reinhard et Ingrid. Je croyais à une stratégie de Reinhard : jouer la transparence pour dissimuler son activité politique. Il pâlit devant les photos car il découvrait soudain que ses amis étaient de la Stasi. J’étais sidérée qu’il ait dénié cette réalité du fait de son engagement dans l’opposition. Il saisissait aussi pourquoi, à la réunification, une logique insondable avait voulu que leur appartement soit le premier du quartier à être mis aux normes européennes : la rfa alliée à la rda pour dissimuler les preuves de la dictature communiste. Je dis : « C’est terrible de vivre dans la terreur, le refus de voir, la compromission, mais chacun fait comme il peut pour survivre sous une dictature. » Il répondit : « Je dois réfléchir avant de rentrer » ; le retour se fit en silence. Le soir, il invita les voisins, raconta notre visite, puis leur dit : « Dans l’ex-rda dévastée, pas seulement l’économie et les routes, mais les hommes, l’urgence est de réfléchir pour comprendre. Aujourd’hui, j’ai commencé. Le plus important, c’est qu’on ait toujours pu compter sur vous, comme vous avez pu compter sur nous. Nous avons toujours été des amis sincères, le reste c’était la survie en rda. Maintenant, nous sommes libres de parler et d’oublier car nous devons reconstruire l’Allemagne réunifiée. Ça n’exclut pas l’obligation du devoir de mémoire pour transmettre ce qu’on a compris, afin que nos enfants ne répètent pas nos erreurs et ne revivent pas nos souffrances. »
L’éthique, l’étayage sur autrui, et le lien social de masse : d’abord le travail de culpabilité, puis le football pour ouvrir au travail de la honte
15 Chaque Allemand a dû trouver ses solutions aux problèmes posés par la chute du mur. Eva et Reinhard se sont appuyés sur leur éthique et leur entourage pour penser, créer, transformer, symboliser, mais les traces silencieuses du passé mettent du temps à disparaître. C’est seulement dans les années 2000 qu’Eva cessa de dire qu’Oma Gisela était « Allemande de l’Est par obligation » mais « originaire de Saxe », et que Reinhard traversa normalement les rues de Berlin où le mur était matérialisé par une bande au sol. Auparavant, il l’enjambait ! Die Wand (Le Mur invisible), écrit en 1968 par Marlen Haushofer, raconte l’histoire d’une femme séparée du reste du monde par un mur invisible après une catastrophe planétaire dont on ne sait rien, et qui doit organiser sa survie tel Robinson. Tout Allemand, qu’il le veuille ou non, à un moment qu’il ne décide pas toujours, se trouve confronté à ce mur invisible, intérieur ou extérieur, individuel ou collectif, à cette expérience-limite qu’a été le nazisme avec les conséquences que l’on sait. S’il accepte cette confrontation, le travail psychique, la solitude et la peur constituent alors les conditions de son expérience humaine en tant qu’Allemand contemporain.
16 Le lien social de masse qui avait préludé au nazisme était essentiellement narcissique, basé sur l’identification des Allemands entre eux et avec Hitler, et se référait à l’idéal du moi, ou plutôt au moi-plaisir purifié. Le lien social de masse actuel des Allemands est la culpabilité, plus œdipienne que la honte, plus facile à supporter, plus élaborée aussi, et qui offre des possibilités de réparation, de mea culpa et de témoignages. Leur travail de culpabilité les amène à interroger la manière dont le nazisme a pu se mettre en place. Ils découvrent les identifications et les liens conscients, et surtout inconscients, qui se sont noués entre eux. Les alliances inconscientes ont pour but et pour effet de maintenir activement hors conscient, refoulés, déniés ou forclos, un désir, une défense, une instance, un fantasme et/ou un idéal qui deviennent communs et partagés par tous. Ce contrat narcissique, dans sa version saine, inscrit l’enfant dans une identité collective ou dans une filiation, dans un narcissisme et une appartenance groupale, dans une éthique et une culture commune et, à ce titre, est fondateur du travail de culture. Mais, sous Hitler, il s’est transformé en sa version pervertie et aliénante, en pacte narcissique mortifère construit sur la haine des Juifs dont la présence blessait et menaçait le narcissisme des petites différences. La défaite et l’effondrement de l’idéologie nazie ont été source de déception et de désillusion narcissique et, derrière cet échec, se profilait la menace d’un gouffre identitaire, d’une haine désintriquée prête à se retourner contre soi, et d’une honte mortifère. La bipartition de l’Allemagne et le mur ont protégé les Allemands de ces effets délétères, mais la chute du mur les a contraints à affronter la destructivité impitoyable du passé de leur pays, à élaborer ces expériences dé-symbolisées et clivées, et à comprendre qu’un certain refus de savoir portait trace d’une honte méconnue, déniée, expulsée, irreprésentable. Frieda s’inquiétait des conséquences de la chute du mur. Pensait-elle que la honte ne pourrait plus se cacher derrière le mur, et qu’aucun Allemand ne pourrait plus regarder le passé et détourner le regard en même temps, pour désamorcer les conflits extérieurs et intérieurs, et qu’il lui faudrait voir l’au-delà de la honte, l’impensable ?
17 Mais la réunification s’est faite avec une telle rapidité que les Allemands de l’Est se sont trouvés confrontés à un véritable exode social et culturel. Dans l’accélération excessive de la réunification, quid de la population est-allemande, de ses souvenirs, de ses spécificités ? Le chômage est deux fois plus élevé à l’Est qu’à l’Ouest, et un million d’habitants de l’Est ont quitté leur région. Les immenses usines à la périphérie des villes ont été rasées et les barres d’immeuble détruites à l’explosif pour façonner le paysage « à la mode rfa ». Les routes sont refaites à coup de milliards d’euros, mais la plupart sont encore pavées, derniers vestiges de la rda avec les tenues vestimentaires ternes et monochromes, beige, bleu, marron, ou d’un kaki improbable, des plus de soixante ans. Mais cette mutation est couronnée par le fait qu’en 2013, le Président de la rfa Joachim Gauck, ancien pasteur, est originaire du Mecklembourg en ex-rda, et la Chancelière Angela Merkel, fille de pasteur, du Brandebourg en ex-rda.
18 Quid alors de l’identité allemande ? Parmi ses facteurs clés, le « miracle de Berne » en 1954, où l’équipe allemande remporta la finale du Mondial, fut considéré comme historique car il conféra au peuple allemand, écrasé de culpabilité et contraint de vivre dans un pays détruit, le sentiment d’exister à nouveau et d’être respecté. Joachim Fest, grand historien du nazisme, le qualifie même comme la vraie date de naissance de la rfa ! Depuis, le football fait partie de la culture du pays, sans distinction de classe sociale. L’organisation du Mondial en 2006 a atteint le paroxysme de cette identification de l’Allemagne à son sport fétiche ; les Allemands décomplexés et métamorphosés agitaient leur drapeau comme les supporters des autres pays. Ce déferlement de fanions noir, rouge et or aurait été inimaginable dix ans plus tôt. Ils avaient retrouvé l’envie d’être Allemands, sans aucune pulsion nationaliste. Le rêve d’unité d’une nation devenait réalité. Mais depuis les années 1990, l’Allemagne est confrontée au vieillissement de la population, sa démographie est en chute libre, la pénurie de main d’œuvre s’accroît et constitue une menace pour l’économie. Elle prend conscience de la nécessité d’une politique d’immigration choisie et d’intégration, qui ne s’est pas faite sans débat, mais la Fédération allemande de football (dfb) a très largement contribué à en faire évoluer les termes. Sa politique d’ouverture dans les centres de formation a indéniablement favorisé l’émancipation de toute une génération de footballeurs métissés et, au Mondial d’Afrique du Sud en 2010, la moitié des footballeurs sélectionnés étaient d’origine étrangère. Certes, il existe en Allemagne des voix xénophobes, mais une prise de conscience a bel et bien eut lieu, ce dont témoigne la politique d’intégration des étrangers.
19 Parallèlement, l’évolution des mœurs intellectuelles est tangible. Le goût du débat est de plus en plus prononcé depuis les années 2000, il est même devenu une manière d’être, qu’on en remarque la qualité dans la presse quotidienne, ou dans la vie privée. Il existe une forme de discipline au service des idées en général : on apprend très jeune à se taire quand quelqu’un prend la parole, à ne pas parler pour rien dire, à respecter l’avis d’autrui, et à préférer la substance à l’éloquence. On retrouve dans les écoles et les entreprises ce besoin de discuter et de prendre en compte les opinions différentes. Cette zone de honte des actes perpétrés par les nazis joue comme une honte-signal, et la honte dévastatrice des actes commis au nom du nazisme a été apaisée par le travail collectif de culpabilité. L’évolution de l’Allemagne depuis la réunification témoigne du passage de la culpabilité à la honte comme un travail de civilisation, mais selon une voie régrédiente, contrairement à la voie progrédiente habituelle.
Les garanties du devoir de mémoire et du travail de civilisation offertes par l’État fédéral
20 En Allemagne, le brassage de populations fait que son unité s’est construite autour de la langue, mais sa seule continuité est le fédéralisme, de la Bulle d’Or de 1356 à la proclamation de l’Empire fédéral en 1871, première unification politique comme « État-Nation ». L’aboutissement en est la Loi fondamentale, constitution de la rfa, adoptée le 8 mai 1949 d’abord pour les Länder de l’Ouest, puis en 1990 pour tout le pays. Elle a définitivement consacré le fédéralisme ; son contenu est profondément marqué par la volonté de tirer les leçons de l’échec de la République de Weimar, de s’opposer au nazisme, et d’offrir une protection particulière aux libertés fondamentales. Ainsi les institutions de la rfa fonctionnent bien, la vigilance et la qualité des médias permettent au pays de vivre dans une grande transparence, et l’hygiène politique des Allemands est exemplaire, aussi car le rejet du nazisme est un des aspects fondamentaux de l’identité et de l’unité allemandes. Des crimes nazis demeurent cependant impunis car non dénoncés par ceux qui les ont perpétrés ou en ont connu l’existence. L’ignorance des crimes de la Stasi qui, en 48 heures, s’est fondue dans la foule des anonymes, offre peut-être une ébauche de compréhension. La peur est indéniable sous les régimes totalitaires, peur des dénonciations, des représailles, de la mort, pour soi et ses proches. Il en était ainsi en rda, aussi en rfa, très perceptible en Bavière frontalière de deux pays communistes : des avions sillonnaient sans arrêt l’espace aérien frontalier, et de fréquentes manœuvres affichaient un arsenal impressionnant de blindés, militaires et policiers.
21 Après 1989, une autre peur apparaît. Allait-on découvrir qu’un gendre, un voisin, un ami, un collègue appartenait à la Stasi ? Quel avait été son rôle dans ce système d’arrangements, mensonges, compromissions, manœuvres, intimidation et trahisons ? Avait-il épié, interrogé, torturé, tué, ou aidé, protégé, sauvé ? Dans le film Das Leben der Anderen (La vie des autres) de Florian Henckel von Donnersmarck sorti en 2006, un capitaine de la Stasi, Gerd Wiesler, matricule hgw xx/7, est chargé de la surveillance du dramaturge Georg Dreyman. À la réunification, ce dernier découvre, dans les archives de la Stasi, que cet agent, devenu livreur de journaux, l’a protégé. À la fin du film, Gerd Wiesler voit à la devanture d’une librairie le livre de Georg Dreyman, Sonate vom Guten Menschen (Sonate de l’homme bon), dédié à l’agent hgw xx/7. Il l’achète. Le vendeur lui demande s’il veut un papier cadeau. Il répond : « Non, c’est pour moi. » Si la pensée que des crimes restent impunis est insoutenable, la situation d’un pays détruit par la guerre n’incite-t-elle pas parfois à se taire ? Peut-on prendre le risque d’interroger les paroles et les actes de chacun ? L’Allemagne nazie, puis l’Allemagne réunifiée, étaient à relever. Chacun s’est tu, ce qui ne veut pas dire que tous ont oublié.
En conclusion
22 La rupture de civilisation qu’a été le nazisme est un élément essentiel pour comprendre l’Allemagne d’aujourd’hui, car son empreinte est inscrite dans l’âme du peuple allemand. La bipartition du pays, les clivages et dénis favorisés, renforcés par le mur, n’ont permis que son élaboration partielle. La chute du mur a été l’occasion d’engager un travail de culpabilité, puis un travail de honte. Contrairement à leurs aînés, les jeunes générations ont réussi à se libérer de ce poids historique malgré les exactions des néonazis qui continuent d’empoisonner la vie politique allemande. Un dispositif d’état de guerre est déployé à la moindre manifestation néonazie qui, me semble-t-il, n’est pas au seul service de la quiétude de la population, mais incarne un surmoi collectif, gardien de la civilisation, apte à affronter les pulsions mortifères débridées sommeillant en chacun, et maintient une certaine tension pour tenir en éveil les forces vives et le devoir de penser de chacun. Lea Rosch, l’initiatrice du mémorial de l’Holocauste inauguré à Berlin en 2005, disait : « Les jeunes ont hérité de cette responsabilité. Ils ont appris à vivre avec, même si c’est difficile. » Je crois que chacun garde cette douleur dont on ne se relève pas et la prend en héritage. Elle le renforce et le protège de l’indifférence. Elle le tient éveillé, vigilant, pour le travail de civilisation et les exigences qu’il comporte.
Bibliographie
RÉfÉrences bibliographiques
- Allemagne, Faits et réalités, Ministère fédéral des Affaires étrangères, Département Communication, Referat K 03, Berlin, Production Media Consulta Deutschland GmbH, Berlin, 2003.
- Bourdoiseau C., Allemagne. La Mémoire libérée, Bruxelles, Nevicata, 2013.
- Green A., L’analité primaire, La Pensée clinique, Paris, Odile Jacob, 2002, pp. 111-147.
- Grass G., Im Krebsgang, Göttingen, Steidl Verlag, 2002 ; Le Crabe, Paris, Le Seuil, « Points », 2004.
- Haushofer M., Die Wand, Claasen Verlag GmbH, 1968 ; Le Mur invisible, Arles, Actes Sud, 1985.
- Janin C., Pour une théorie psychanalytique de la honte (honte originaire, honte des origines, origines de la honte), Revue française de psychanalyse, t. LXVII, no 5, 2003, pp. 1657-1742.