1 Freud s’est intéressé aux mécanismes psychiques en cause dans la jalousie en les associant à la problématique de la souffrance paranoïaque. Pour prendre deux de ses textes les plus essentiels sur ce thème, Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa : demaentia paranoïde:(le président Schreber) (Freud, 1911c [1910]) et Un cas de paranoïa contredisant la théorie psychanalytique de cette affection (1915f), il a maintenu l’idée d’une étiologie de ces deux phénomènes en relation avec une homosexualité latente et inconsciente ignorée du sujet. Sans que cette vision de Freud ne soit à rejeter dans son ensemble elle nous paraît partielle et demande à être prolongée en direction d’autres hypothèses plus convaincantes pouvant rendre compte notamment de la jalousie normale dont Freud affirme qu’il y peu de choses à dire du point de vue analytique (Freud, 1922b [1921], p. 271). Les vues de Jean Laplanche sont de nature à expliciter nombre d’aspects en cause dans la psychogenèse de la jalousie de ses formes les plus discrètes, on pourrait dire normales, à celles beaucoup plus pathologiques que Freud avait particulièrement en vue et qui peuvent s’intégrer en effet dans le cadre d’une psychose paranoïaque. On pense en particulier aux différentes formes cliniques de jalousie délirante, à l’érotomanie en particulier, et en allant du côté de la tragédie à la folie jalouse d’Othello. Il me semble que la jalousie confronte le sujet à des messages et à des signifiants énigmatiques, notamment non verbaux, ceux que Rosolato a désigné comme des signifiants de démarcation. C’est à cet énigmatique objet de la jalousie que je voudrais m’intéresser en m’appuyant notamment sur certains passages de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust qui, au-delà du génie littéraire de l’auteur, en paraissent constituer une véritable illustration clinique. Jean Laplanche fait de la perception, source d’énigme pour l’infans, de messages provenant de la sexualité inconsciente de l’adulte le primum movens des refoulements originaires et de la constitution de l’inconscient refoulé. À la base de ce mécanisme existerait un défaut de traduction de ces messages. On peut ne pas adhérer totalement à la théorie de Jean Laplanche et critiquer en particulier sa trop grande relativisation du rôle spécifique joué par les zones érogènes de par leur texture particulièrement excitable, prenant ainsi mieux en compte les conditions économiques dans lesquelles s’effectuent les refoulements originaires. En effet Freud avait suggéré dans Inhibition, Symptôme, Angoisse que c’est à l’occasion d’effractions du pare-excitation que pourraient s’effectuer ces refoulements originaires. C’est un point sur lequel le rapport de Christian Seulin insiste à juste titre. Il n’en reste pas moins que Laplanche, en mettant l’accent sur le primat de l’Autre et des messages inconsciemment transmis provenant de l’« objet source », apporte des éléments fondamentaux à la compréhension, non seulement de l’inconscient refoulé, mais aussi comme l’a noté Christophe Dejours de l’inconscient non refoulé tels que Freud les a nettement distingué en introduisant une deuxième topique qui n’annule cependant pas la précédente.
2 Dans le cas de Schreber nous voyons se déployer l’énigme de ce sexual différent de la sexualité instinctuelle dans la fameuse formule où le malade exprime sa fascination pour la jouissance de la femme éprouvée durant l’accouplement.
3 Dans Un cas de paranoïa contredisant la théorie psychanalytique de cette affection la patiente bascule littéralement du côté d’un délire de jalousie à la suite de la perception d’incidents fortuits, notamment au cours d’une scène sexuelle la perception d’un bruit soudain provenant de derrière un rideau. Bruit effractant et énigmatique se redoublant certainement, si l’on en croit les commentaires de Freud puis de Guy Rosolato, d’une sensation interne de battement, de plaisir et d’excitation tout aussi énigmatiques liée à la zone érogène clitoridienne. Redoublement donc de l’énigme qu’il est important de noter si l’on ne veut pas céder à une trop grande relativisation et minoration du rôle spécifique joué par les zones érogènes. Dans les deux cas étudiés par Freud on voit donc le rôle éminent joué par une énigme dans le déclenchement de la jalousie, et notamment de l’énigme représentée par le plaisir et la jouissance féminines, puisque dans la thèse présentée par Freud c’est bien une homosexualité énigmatique, car inconsciente et refoulée, qui est agissante dans le déclenchement du délire. Homosexualité masculine pour Schreber et homosexualité féminine pour la patiente. À la suite de Piera Aulagnier je ferai l’hypothèse que l’énigme sexuelle, le sexual de Jean Laplanche, peut donner lieu dans la jalousie névrotique ou normale à une élaboration phantasmatique pouvant se prolonger dans des mécanismes de dégagement en particulier sublimatoires, alors qu’au contraire dans la psychose cette élaboration phantasmatique se trouve mise en échec ouvrant ainsi la voie à une solution délirante.
4 Dans À la recherche du temps perdu nombreuses sont les pages où cette fixation jalouse est évoquée par le narrateur en relation avec la cristallisation amoureuse dont parlait déjà Stendhal. Plusieurs sont également les passages où l’objet amoureux ayant perdu son caractère énigmatique, l’amour se dissout laissant place au désamour. La jalousie et la souffrance qui accompagnent l’amour sont présentées par le narrateur comme les corrélats omniprésents de la douleur induite par l’état amoureux.
5 Je voudrais évoquer un premier épisode tiré de Du côté de chez Swann [1] lorsque précisément ce dernier, après avoir été éconduit par sa maîtresse en raison d’une fatigue invoquée par celle-ci et une fois rentré chez lui, pense brusquement que certainement, celle qui n’était pas encore devenue son épouse attendait subrepticement quelqu’un et avait donc simulé de la fatigue. Elle avait demandé à Swann d’éteindre afin qu’il crût qu’elle allait s’endormir, et aussitôt parti il se persuada qu’elle avait rallumé, faisant entrer celui qui devait passer la nuit auprès d’elle. À partir de cet instant, Swann va s’engager dans une véritable enquête policière destinée à vérifier ses soupçons, enquête qui finalement se résout par la conclusion qu’ils n’étaient pas fondés. Mais cette constatation ne constitue pas l’essentiel, malgré « l’apaisement d’un doute et d’une douleur » qu’il procure. Bien plus, l’important est de souligner que l’énigme au cœur de la jalousie lui avait procuré un plaisir de l’intelligence. Ainsi le narrateur ajoute-t-il que « maintenant c’était une autre faculté de sa studieuse jeunesse que la jalousie de Swann ranimait, la passion de la vérité ». Cette curiosité qui évoque la curiosité sexuelle infantile et la pulsion du chercheur (soulignée par Dominique Suchet dans son rapport), celle qu’il sentait s’éveiller en lui à l’égard des moindres occupations d’une femme, c’était celle qu’il avait eue autrefois pour l’Histoire. Elle était comparable en tous points « aux méthodes d’investigation scientifique d’une véritable valeur intellectuelle et appropriées à la recherche de la vérité ». En effet, ajoute le narrateur, « le désir de connaître la vérité était plus fort et lui sembla plus noble ».
6 Qu’elle était donc l’énigme que Charles Swann cherchait à résoudre ? S’agissait-il simplement de vérifier ce qu’Odette faisait à ce moment précis de la nuit, éventuellement avec un autre, ou bien comme d’autres passages de la Recherche le montrent, l’énigme contenue dans le passé amoureux, inaccessible et impossible à se représenter de l’objet, ce que ce dernier pouvait éprouver précisément à une époque dont Swann était exclu, exactement comme l’enfant se trouve lui aussi exclu de la scène primitive. Comment donc avant lui les choses de l’amour s’étaient-elles exactement passées et déroulées pour Odette avec ceux, ou plus encore celles qui l’avaient précédé ? Véritables interrogatoires que Swann ne pouvait éviter d’infliger à sa maîtresse, s’apparentant à une quête inquisitoriale de la vérité, quête d’autant plus taraudante que l’énigme se redoublait d’un soupçon de lesbianisme.
7 Plus loin dans La Prisonnière et mieux encore dans Albertine disparue le narrateur évoquera ce processus conjoint de la souffrance, de l’amour et de la jalousie à propos de cet « être de fuite » qu’était pour lui son amie Albertine. Ce processus se poursuivra longtemps encore après la mort de celle-ci. L’idée lui vint alors de tenter d’élucider l’énigme représentée, cause de tant de douleur et de souffrance, par les relations saphiques de l’objet aimé. « Un jour dans une maison de passe j’avais fait venir deux petites blanchisseuses… Sous les caresses de l’une, l’autre commença tout d’un coup [et je souligne à nouveau cette soudaineté] [2] – ce que je ne pus distinguer d’abord, car on ne comprend jamais exactement la signification d’un bruit original, expressif d’une sensation que nous n’éprouvons pas ». Le narrateur poursuit : « […] il me fallut du temps aussi pour comprendre que ce bruit-ci exprimait ce que par analogie également avec ce que j’ai ressenti de fort différent, j’appelai plaisir ». Bruit exprimant, le narrateur le comprend désormais au terme de sa singulière enquête, « toutes les phases du drame délicieux que vivait la petite femme et que cachait à mes yeux le rideau baissé à tout jamais pour les autres qu’elle-même sur ce qui se passe dans le mystère intime de chaque créature [3] ».
8 On en vient donc à saisir que l’énigme en tant que telle porte sur le plaisir inconnu et par définition inconnaissable éprouvé par l’autre car on ne peut l’approcher que par analogie à notre plaisir propre. Une différence supplémentaire s’ajoute à l’énigme de cet inconnu inconnaissable représenté tout à la fois par le plaisir d’Albertine et par celui de la petite blanchisseuse. Ce qui fascinait le narrateur n’était pas seulement qu’Albertine pût prendre du plaisir avec un autre auquel du moins il lui était possible peut-être par analogie de s’identifier, mais surtout avec une autre. Ce que peuvent ressentir deux femmes entre elles, la nature du plaisir et de la jouissance éprouvées alors, est encore plus irreprésentable et énigmatique pour un homme qui s’en ressent exclu, faisant de la confrontation fascinante à ce type de situation un phantasme masculin très répandu.
9 On voit bien ici, comme Laplanche l’a mis en évidence, que l’énigme représentée par le plaisir sexuel de l’autre constitue le foyer énigmatique séparant radicalement le sexuel infantile, ce qu’il appelle le sexual, du courant instinctuel de la sexualité tel que Freud le décrit lorsqu’il parle de la génitalité adulte et du plaisir tiré de la décharge et de l’émission des substances sexuelles. Rien de commun entre cette dimension instinctuelle de la sexualité, qui n’appartient pas en propre à l’espèce humaine, et le foyer énigmatique, sexuel infantile, qui échappe à sa juridiction à l’image de ces « fueros » d’Espagne désignant « des privilèges, lois spéciales ou prérogatives féodales dont jouissaient certaines provinces ou cités » au détriment du pouvoir central (Lettre n° 52 du 06-12-1896). Il s’agit donc non seulement de distinguer la part instinctuelle de la sexualité de sa part pulsionnelle, mais aussi de différencier nettement la recherche de la décharge de la tension instinctuelle qui laisse cependant, selon la formule consacrée, post coïtum l’animal triste, d’un autre type de recherche : celle d’une excitation vouée à la retrouvaille toujours partiellement impossible des traces mnésiques inconscientes laissées dans le refoulement par ce sexual énigmatique. Entre les petites blanchisseuses ce qui compte n’est pas tant la fascination pour le plaisir sexuel tel que le narrateur peut par analogie à son propre plaisir se le représenter, mais bien un au-delà de ce plaisir (Lust) constitué aussi bien par la jouissance de l’autre (Genuss) que surtout par l’aspect énigmatique de toute jouissance, celle propre au sujet en particulier, avec sa recherche « d’un toujours plus » en quelque sorte, jouissance débouchant immanquablement sur l’échec d’une non résolution. Non résolution de l’énigme qui s’accompagne aussi, et ce n’est par hasard s’il s’agit du même mot, d’une non résolution de la tension (Ody, 1990, p. 27-44). Nous avons donc à tenir compte de trois distinctions congruentes : non seulement celle qui sépare le sexual de la sexualité infantile (comme nous y invite le rapport de Dominique Suchet), puis la pulsion (Trieb) de l’instinct (Instinkt) mais aussi celle qui caractérise la sexualité humaine dans ce qu’elle a peut-être de plus spécifique par rapport à celle du reste du règne animal : la différence entre la jouissance (Genuss) et le plaisir (Lust) qui correspondent chacun à des mécanismes psychiques et économiques radicalement opposés, ce qui ne signifie pas que dans les cas les moins pathologiques des alliages ne puissent se produire entre eux, contrairement à ce qu’affirmait Lacan dans certaines de ses formulations volontairement tragiques et devenues célèbres : « Il n’y pas de rapport sexuel » ou bien « Aimer c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ». Mais ce dont la psychanalyse s’occupe en priorité c’est bien, lorsque cet alliage par définition conflictuel en vient à produire les symptômes d’une névrose, de détecter comment les déliaisons s’effectuent au sein de ce compromis instable, par exemple entre les courants tendre et sensuel de la sexualité. « De ce qui se passait dans le mystère intime de chaque créature, ces deux petites ne purent rien dire et d’ailleurs elles ne savaient même pas qui était Albertine » (Proust, op. cit., p. 187). Le sujet en proie à ce mystère, non tant celui du plaisir que celui de la jouissance, ne peut rien en dire tant la jouissance s’ancre dans l’inconscient ou si l’on préfère dans l’originaire les plus inaccessibles au « Je ». On parle bien ici de mystère et non plus d’énigme car c’est bien précisément cette distinction très éclairante que l’on doit faire à la suite de Jean-Paul Valabrega : « Bref si l’énigme est déchiffrable, écrit-il, le mystère lui est seulement interprétable. Si l’énigme est objet de résolution (sic) [4] le mystère ne peut faire l’objet que d’une initiation. La même différence se retrouve donc, dans les traitements respectifs de l’énigme et du mystère, entre le décryptage possible de la première et l’interprétation possible du second » (Valabrega, 1992, p. 259). Le narrateur est donc passé, à travers le personnage de Charles Swann, d’une énigme scientifique à la perception d’un mystère. Et ce mystère ne tardera pas dans les pages qui vont suivre à être identifié à celui du passage du temps dans ce qu’il a d’insaisissable. C’est précisément à ce moment que le narrateur va se sentir de façon urgente comme obligé de produire son œuvre, seul moyen d’appréhender au-delà du temps chronologique le mystère du Temps dans sa signification éternelle. Dans Le temps retrouvé, il comprend alors que l’œuvre d’art constitue le seul antidote possible à cette passagèreté du temps et à l’éphémère destinée de la condition humaine dont Freud a si bien parlé.
10 Si la résolution de l’énigme est bien le propre de l’enquête scientifique à laquelle Swann se référait, Marcel Proust nous rappelle qu’en ce qui concerne le mystère seule l’interprétation et l’œuvre d’art peuvent en permettre l’approche.
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Jean-Claude Stoloff
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Bibliographie
Références bibliographiques
- Freud S. (1911c [1910]), Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa : demaentia paranoïdes (Le président Schreber), in Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1966 ; OCF-P, X, Paris, Puf, 1993.
- Freud S. (1915f), Un cas de paranoïa contredisant la théorie psychanalytique de cette affection, OCF-P, XIII, Paris, Puf, 1988.
- Freud S. (1922b [1921]), Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité in Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1973 ; OCF-P, XVI, 1991.
- Freud S. (1926d), Inhibition, Symptôme, Angoisse, OCF-P, XVII, Paris, Puf, 1992.
- Ody M. (1990), La jouissance et son spectre, in Revue française de psychanalyse, t. LIV, n° 1, p. 27-44.
- Valabrega J.-P. (1992), Phantasme, mythe, corps et sens, Paris, Payot, p. 259.
Mots-clés éditeurs : Sexual, Jouissance, Jalousie, Messages énigmatiques, Plaisir
Date de mise en ligne : 28/12/2015.
https://doi.org/10.3917/rfp.795.1764