Notes
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Je pense ici tout particulièrement à la manière dont H. Kohut identifie les personnalités narcissiques, précisément en fonction de la nature du transfert – idéalisant, en miroir, symbiotique.
1 Rares sont les patients qui, durant leur cure, parlent de l’éventuel patient qui les a précédés dans le temps et sont venus s’asseoir ou s’allonger dans le même lieu que celui qu’ils ont choisi eux-mêmes pour venir régulièrement parler. Nous pouvons nous demander pourquoi. Peut-être parce que, paradoxalement, le temps de la séance est compté ; peut-être aussi, plus simplement, parce que le patient d’avant est d’emblée considéré comme hors champ et que seul compte le temps sacré de sa propre séance. Il arrive pourtant, habituellement lorsque la cure est bien engagée et que le transfert fonctionne, que certains patients se trouvent tout à coup très en phase avec les contours de la séance et/ou s’interrogent sur ceux-ci – le cadre de travail en quelque sorte. Ils ne le font pas forcément pour briser les contours en question, en tout cas de façon manifeste, mais parfois pour sécuriser le lieu quand l’intimité a pris corps et que s’établit cette relation passionnelle caractéristique de la cure, la psychanalyse venant, nous le savons bien, révéler en laboratoire la genèse des passions à travers le transfert « que Freud a nommé très tôt un faux rapport, puisque l’analysant ne s’adresse pas dans la cure à une personne réelle, mais à l’autre de ses rêves, de ses fantasmes, de ses imaginations » (Roustang, 1996, p. 99) Ainsi, dès lors que la séance est bien engagée, ils imaginent ce qui a pu se passer juste avant leur arrivée, voire ce qui risque se passer dans le temps suivant, en particulier si le patient d’après vient s’annoncer quelques minutes avant son heure et attend son tour pour pouvoir parler. Si le problème du patient d’avant, lorsqu’il émerge, apparaît le plus souvent lorsque la cure bat son plein, il peut surgir aussi parfois relativement tôt, mais quel qu’en soit le moment, l’indication est de toute façon intéressante pour le psychanalyste, tant en regard de l’établissement du transfert qui se met en place – ou s’est déjà mis en place – que du point de vue de la structure de personnalité du patient qui se révèle à la faveur de sa réflexion sur le patient d’avant, les deux aspects – transfert et personnalité – étant étroitement intriqués puisque la structure de personnalité du sujet se révèle précisément à la faveur de la relation transférentielle [1].
2 Cette réflexion sur « le patient d’avant » me semble devoir être envisagée suivant deux points de vue : celui qui relève de la symptomatologie et celui qui a trait aux mécanismes de défense.
3 Le point de vue symptomatologique place sur le devant de la scène ce qui est de l’ordre de la crainte ou de la méfiance. Le patient d’avant se présente la plupart du temps comme une sorte de rival à l’image d’une figure familière, pour ne pas dire familiale, faisant intrusion dans la relation symbiotique avec l’analyste, le père ou plus souvent un frère, une sœur, un(e) cousin(e) tenant lieu d’usurpateur. À l’inverse, il peut provoquer une sensation relevant de l’excitation sur un mode que l’on pourrait qualifier d’hypomaniaque, la rencontre avec le patient d’avant pouvant constituer dans l’esprit du sujet qui lui succède, les prémices d’une relation qui pourrait s’établir à l’insu du psychanalyste ou avec sa bénédiction. Dans ce deuxième cas de figure, la situation pourrait relever non pas de la perversion au sens nosographique du terme ni d’un quelconque mécanisme de défense pervers, mais peut-être de l’expression du paradigme pervers, compte tenu du déni partiel qu’il met en œuvre et surtout du caractère infantile du mouvement, à distinguer de « la perversion comme rempart ou doublure de la folie. » (Guyomard, in Guyomard, 1999, p. 282)
4 Marcel, qui au cours de son analyse entre dans une phase hypomaniaque, me fait part de ses nombreux échanges directs par SMS avec de multiples conquêtes féminines qu’il a trouvées sur Facebook. Il croise un jour sur le palier de ma porte celle qu’il suppose être une de mes patientes et qui lui plait au point d’imaginer une aventure avec elle. Puis lorsqu’il associe sur ma vie sentimentale, voilà que le trio avec cette jeune femme – qui, remarquons-le au passage, nous sépare en même temps qu’elle nous unit – vient prendre place dans la cure au lieu même de la problématique qui avait conduit ce patient vers moi : la séparation de corps avec sa femme qui avait pris un amant. Dans le cas présent, le trio imaginaire vient non pas réparer la douleur d’avoir été trompé, mais transformer la situation initiale en en faisant ressortir le caractère excitant. Cette situation se trouve en quelque sorte déplacée, condensée et scénarisée comme dans le rêve, de sorte que Marcel peut reprendre la main.
5 Plus rarement, le patient d’avant produit un effet d’apaisement et ce troisième cas de figure n’est pas moins questionnant pour le praticien, tout particulièrement du côté d’une curieuse porosité des enveloppes qui laisse penser que l’analyse a du mal à s’installer.
6 Je pense à cette patiente qui multipliait les attaques vis-à-vis du cadre de travail, entrant avec un journal pris dans ma salle d’attente et me disant qu’elle l’emporte. Elle fait le tour de la pièce, remarque les boules de pâte à modeler dans un coin, observe les livres de ma bibliothèque et les commente, se demande dans quel ordre ils sont classés et en association parle de sa propre bibliothèque dans laquelle elle a placé le guide des castors au milieu de ses livres d’étude afin de brouiller les pistes. Et voilà qu’elle m’envoie par ailleurs un de ses amis en consultation, un copain qui, me précise-t-elle, n’a pas besoin de drogue pour délirer. Elle m’interroge un peu plus tard pour savoir si je l’ai reçu, comme si elle testait l’attachement que je lui porte à elle. Elle évoque pour finir ce garçon ténébreux qu’elle a croisé la dernière fois dans l’escalier de mon immeuble, son air pensif qui lui a laissé croire qu’il devait sortir d’une séance. Elle l’imagine dans une configuration interne comparable à la sienne, oscillant entre manifestation anxio-dépressive et mouvement maniaque, ayant pu lui aussi pendant une période de sa vie passer d’une addiction à l’autre. Elle se sent rassurée de ne pas être la seule à être passée par des périodes chaotiques et à devoir consulter depuis si longtemps comme ce garçon. Elle avoue l’avoir déjà aperçu à plusieurs reprises dans cet escalier au point d’entrer parfois avec lui dans un sourire de connivence, sourire qu’elle me donne le soin d’interpréter à ma façon.
7 Ici, l’autre est utilisé comme une sorte de double et il est alors intéressant de travailler en séance sur les « personnages », en les considérant comme « des hologrammes, des marqueurs ou des icônes affectives dont on fait le casting pour exprimer les lignes et les ondes émotionnelles présentes à l’intérieur du champ émotionnel de la séance » (Ferro, 2009, p. 820), ces personnages étant utilisés comme des « gants de four » qui permettent d’aborder des contenus brûlant, tandis que le champ serait le lieu recueillant les identifications projectives et les histoires du patient et de l’analyste qui deviennent protago- nistes, les fonctionnements mentaux de l’un et de l’autre étant co-déterminants. Toujours selon Ferro, qui cite cette fois-ci Edna O’Shaughnessay, la communication entre la patiente et l’analyste apparaît alors « comme un dérivé narratif de la pensée onirique avec laquelle l’analyste doit pouvoir entrer en contact » (Ferro, 2009, p. 827). En associant enfin le concept développé par Bion de « pensée onirique de l’état de veille » avec celui de champ et de personnages de la séance, « on a un espace-temps où les tourbillons d’éléments béta sont transformés par la fonction alpha du champ en pensées onirique du champ » (Ferro, 2009, p. 829).
8 S’agissant maintenant des mécanismes de défense à l’œuvre dans la prise en considération par un patient de celui ou de celle qui l’a précédé en consultation, ils peuvent se situer au moins à trois niveaux différents. D’abord celui de l’illusion quand le patient développe son argument à partir du son d’une voix, d’une réflexion ou d’une réelle entrevue, le plus souvent fugitive, avec le patient précédent. Parfois il s’agit plutôt d’interprétation, le patient d’avant s’étant ou non manifesté verbalement ou corporellement, ayant ou non incidemment fait état de sa présence. Enfin le propos peut aussi être un pur produit de l’imagination du sujet sans indice moteur, sensitif ou sensoriel préalable susceptible d’être transformé ou interprété.
9 Pour illustrer ces trois mécanismes de défense, je relaterai le cas d’un seul patient qui, de différentes manières, a fait intervenir son prédécesseur sur le divan à l’intérieur de sa propre cure. Guillaume a une trentaine d’années lorsque je le reçois pour la première fois au décours d’une douloureuse rupture sentimentale. En dépit de deux prises en charge psychothérapeutiques quelques années auparavant, il a retrouvé des peurs, des troubles obsessionnels compulsifs, des images qui se fixent dans son esprit et, suivant ses dires, le rendent fou, provoquant en lui un fort sentiment de haine vis-à-vis d’autrui. C’est autour de la puberté que se produit le phénomène de bascule qui va faire entrer Guillaume dans un monde phobique à l’extrême, qu’il décrit comme à part et sans humour. À l’occasion d’un séjour linguistique qui le sépare de ses parents pour une dizaine de jours, il se sent tout à coup dépossédé de lui-même avec l’impression d’avoir deux personnes en lui. Disparaissent les rires et les pleurs, il se décrit dans l’après-coup sans émotions jusqu’au retour précipité dans le foyer familial, avec la conviction que cette terrible peur éprouvée loin des siens va inévitablement se reproduire. La rivalité entre Guillaume et son père est alors majeure, au point de craindre que ce soit le père qui lui ait dérobé ses émotions. Mais ce n’est que la partie émergée du problème, car Guillaume croit surtout comprendre qu’il ne pourra plus recevoir d’aide véritable de la part de ses parents et que ce n’est pas seulement son enfance qui disparait à jamais mais une partie essentielle de lui-même et qu’il devra désormais, s’il ne meurt pas, se débrouiller seul en vivant comme un robot. Ainsi, à partir d’une sensation de solitude-détresse extrêmement soudaine et douloureuse, sensation de perte traumatique d’une partie de son propre corps à l’occasion d’une expérience brutale de séparation, Guillaume s’installe dans une sorte de deuil blanc.
10 Le travail analytique va s’organiser autour de ce deuil blanc, même si l’état dépressif ne se manifeste pas de manière explicite : pas de dépression véritable, pas d’hyperthymie douloureuse ni de désinvestissement à proprement parler mais une angoisse primitive très réelle mettant en péril l’existence même de son self. Une angoisse qui la plupart du temps le tétanise, l’empêchant notamment d’exprimer sa désapprobation vis-à-vis de celles ou ceux qui s’expriment bruyamment alors même qu’il se sent régulièrement traversé par les bruits extérieurs qui l’empêchent de penser. Mais il ne considère pas pour autant la gêne qu’il éprouve comme étant parfaitement légitime : une partie de lui ne la reconnaît pas et la qualifie au contraire de déplacée, inappropriée, inadaptée, anticipant douloureusement le sentiment de honte qu’il pourrait éprouver s’il s’adressait à l’autre pour lui demander de faire cesser le bruit. Comme si Guillaume se trouvait sous emprise, dépossédé de lui-même, allant jusqu’à identifier l’aveu de sa gêne à un acte de soumission difficilement supportable. Il peut bien imaginer, puisque la transformation intérieure est quasi immédiate au moment du bruit en question – s’agit-il d’une illusion ? d’une hallucination ? – que le retour à la sérénité pourrait se faire tout aussi rapidement ; encore faudrait-il que la manifestation verbale soit possible. Mais la gêne est justement si profonde qu’elle ne peut être verbalisée et le renvoie, non pas à la crainte d’entrer dans l’intimité de l’autre comme j’avais pu le penser jusqu’à lui en soumettre l’hypothèse, mais plutôt à un aveu de faiblesse de sa part, ou plus précisément à l’entrée dans une relation de soumission.
11 Compte tenu de ce qui se passe chez lui dans la vie courante, on peut comprendre que Guillaume soit particulièrement sensible aux contours de ses séances et puisse régulièrement focaliser ses inquiétudes sur le patient d’avant. Parfois nous sommes dans le cadre d’un processus relevant de l’illusion, par exemple dans le cas de cet homme que Guillaume a simplement entendu dire « oui » à sa sortie de mon cabinet, ce qui a provoqué chez lui un fort sentiment d’exclusion à l’idée que le divan était non seulement utilisé par d’autres patients, mais que ceux-ci pouvaient s’y affirmer davantage qu’il n’avait lui-même su le faire jusqu’ici. Sans évidemment rien savoir de la position du patient précédent, assis ou couché, un seul mot a suffi pour dénaturer le lieu qu’il considère maintenant comme contaminé et colorer négativement la séance, l’affirmation explicite de l’autre l’empêchant de trouver sa propre place. Un peu plus tard, à une période où il assimile mon cabinet au purgatoire, c’est le contact physique avec le divan qui provoque les associations : « Le divan est encore moite, il y avait quelqu’un avant moi. Ce n’est pas très agréable. » Et Guillaume enchaîne sur le récit d’une récente rencontre sexuelle rapide et dominatrice avant d’associer, dans un mouvement de provocation vis-à-vis de moi, sur les nazis, estimant que sous ce régime, compte tenu de la capacité qu’il a pour occulter ses propres affects, il aurait certainement pu être un bon exécutant. Lors d’une autre séance, voilà qu’il s’étonne de trouver le divan froid alors qu’il pense pourtant avoir été précédé par une femme qu’il imagine d’un certain âge et qui aurait pu lui faire penser à sa mère. La réflexion qui s’ensuit sur sa relation aux autres est alors plus sereine et il en vient à estimer que ce qu’il identifie chez lui comme une véritable misanthropie pourrait provenir d’une vision désespérée d’autrui remontant à cette petite enfance qu’il dut abandonner brutalement et qu’il a eu tant de mal à quitter.
12 À d’autres moments, Guillaume n’a rien entendu de ce qui a pu se passer avant sa séance mais lui vient l’idée, comme dans le cas d’un processus hallucinatoire, que la femme qu’il imagine l’avoir précédé devait être « de mauvaise vie » et il se demande si lui-même est aussi vulgaire. Le processus à l’œuvre est alors davantage de l’ordre de l’imagination, avant de se développer de manière interprétative. Guillaume aurait voulu dire à cette femme de « sortir, de disparaître », puis il prend peur à l’idée qu’elle aurait pu déteindre sur lui et qu’il puisse devenir son objet, se laisser perméabiliser malgré lui par sa vulgarité.
13 Enfin, il arrive que Guillaume n’envisage que l’état d’esprit du patient d’avant et se situe dans le seul processus de type interprétatif, avec ou sans support sensoriel mais sans passage par les images. Il interprète la tonalité de la voix de la femme qu’il croit avoir entendu sortir avant qu’il entre dans mon cabinet comme l’expression paradoxale du fait qu’elle doit certainement être en échec. Ou bien il considère que si un autre patient peut rire sur le divan, c’est le signe qu’il ne doit pas aller si mal et ne devrait donc plus avoir grand-chose à faire chez un analyste. Puis il enchaîne aussitôt sur le fait que je pourrais bien moi aussi être complice de ce rire qu’il a cru entendre, même s’il n’en est pas tout à fait sûr, et c’est alors de moi qu’il pourrait avoir peur. Une autre fois, il en vient à estimer que tous mes patients racontent certainement des choses tristes, ce dont l’expression affectée de mon visage serait la preuve : « Vous avez l’air soucieux, le patient d’avant vous a sans doute raconté quelque chose qui n’était pas très drôle. » La capacité d’interprétation de Guillaume constitue à la fois sa force et sa faiblesse : sa force lorsqu’elle se met au service de son analyse, sa faiblesse lorsque le processus s’emballe et se rigidifie de sorte qu’il ne peut plus la mettre en doute.
14 Le patient d’avant sert souvent de prologue à la séance et dans la configuration psychique globale de Guillaume, nous pouvons distinguer deux aspects : l’un allant dans le sens de l’identification et de l’identification projective, l’autre de l’ordre de l’introjection ou de la réintrojection, aspects qui peuvent aussi, à certains moments, se renforcer l’un l’autre. On observe d’un côté la propension de Guillaume à imaginer les pensées de l’autre jusqu’à parfois se mettre à sa place puisque, d’une certaine façon, il sort à son insu de lui-même pour penser à la place de celui qui viendrait le juger, et d’un autre côté la conviction – ou seulement l’idée – qu’il peut avoir du caractère ridicule de son attitude. Les différents mécanismes que Guillaume met en jeu en regard du patient d’avant – illusion, imagination, interprétation – peuvent être considérés comme des modes de traitement de l’angoisse, des remèdes en quelque sorte. Ainsi en vient-il à imaginer un jour que je suis à l’intérieur de lui, que je fais partie de lui, ou bien parle-t-il de son souhait de me rapporter les rêves les plus riches et meilleurs que ceux de mes autres patients, en arrivant même à rêver attraper les rêves des autres pour me les raconter et que je sois alors particulièrement fier de lui. On pense à cet homme diagnostiqué paraphrène dont le seul symptôme consistait à sortir la nuit muni d’un filet à papillon pour aller cueillir des étoiles. On voit aussi à quel point Freud avait raison de rapprocher rêve et délire, et dans quelle mesure le contenu de la séance d’analyse, hors réalité et hors temps, peut être comparé non seulement au rêve mais aussi à une forme singulière de psychopathologie. Un rêve partagé entre analysant et analyste, le travail d’analyse procédant essentiellement de « cette double rencontre [entre l’analyste et l’analysant] où les signifiants de l’un sont travaillés par la pensée de l’autre, et en retour produisent de nouveaux signifiants dans un mouvement infini qui est tout autant celui de la parole, du rêve que de l’analyse » (Gori, 1996, p. 39). Un trouble psychopathologique dont on peut décrire la symptomatologie, les mécanismes de défense et enfin l’évolution à la faveur des mouvements transférentiels.
15 À cet égard, la cure de Guillaume peut être artificiellement découpée en trois périodes. La première dévoile, eu égard au patient d’avant, des réactions psychiques relevant tout autant de l’illusion que de l’imagination et de l’interprétation, mécanismes qui se mettent en place pour sécuriser l’espace de la séance. La seconde se caractérise par le fait que les troubles ont tendance à s’accentuer au fur et à mesure que Guillaume se concentre sur ce qui se passe en séance, cherchant à s’approprier les éléments extérieurs qu’il perçoit ou croit percevoir, puis s’appliquant à rapporter le plus d’éléments possibles à l’intérieur de la séance et à élaborer dans le même mouvement un mode de traitement à ses troubles. Dans la troisième enfin, il en vient à replacer ces éléments dans sa propre histoire, loin de la sensation d’emprise qu’il a pu éprouver un instant, comme s’il lâchait prise et renonçait au traitement. Certes le fantasme peut perdurer d’ouvrir brutalement la porte qui sépare le salon d’attente du cabinet pour venir déloger le patient d’avant et prendre cette place que Guillaume revendique comme étant la sienne propre sur le divan, mais le processus associatif se développe maintenant très vite de façon explicite du côté de ses envies tyranniques d’enfant et du rapport qu’il a pu entretenir avec sa mère. Ainsi peut-il maintenant entendre la personne qui l’a précédé sans développer de manifestations d’angoisse majeure : « J’ai pensé que c’était un homme mais cela ne m’a pas fait peur ; je n’ai pas imaginé de dieu tout-puissant ; je ne pense plus à la personne d’avant ; j’ai juste entendu des talons s’éloigner vers la porte. » Il peut trouver un peu trop familier le salut qu’a semblé m’adresser le patient d’avant lorsqu’il est sorti de mon cabinet, ce qui ponctuellement l’éloigne de moi, mais aussi enchaîner sur ce que je représente pour lui en regard de ses proches, sans liens familiaux ni amicaux mais sans que je sois pour lui tout à fait un autre : « à moitié autre ». Ainsi, il peut désormais entendre le patient d’avant sans y penser trop longtemps ou sans chercher à y penser.
16 Nous pouvons reprendre ici l’idée centrale de Bion concernant l’activité psychique de l’enfant, selon laquelle « le bébé peut avoir tendance soit à fuir soit à modifier la frustration, c’est à dire qu’il va utiliser l’objet soit pour oublier son absence et les réactions qu’elle a suscitées en lui, soit pour supporter son absence et se préparer de la sorte à ce que, d’une part, cette absence se renouvelle et, d’autre part, à ce que la satisfaction présente ait une fin » (Athanassiou, 1997, p. 300). Dans la situation présente, un processus de même ordre mais en quelque sorte inversé semble se mettre en place : Guillaume est amené à utiliser ce qu’il a perçu ou l’idée qui lui a traversé l’esprit, soit pour oublier la présence potentielle de l’autre, soit pour supporter cette présence en l’articulant à son propre travail psychique, c’est-à-dire en cherchant à la diluer jusqu’à la formation d’une sorte de précipité acceptable de cette présence rendue alors, par fragmentation, méconnaissable.
17 En contrepoint de l’importance qu’il peut revêtir sur le patient qui le suit, il convient maintenant de souligner l’influence qu’est susceptible d’exercer le patient d’avant sur le psychanalyste lui-même et sur le travail de la cure à proprement parler. Les associations d’idées et les constructions inhérentes au patient qui consulte peuvent en effet ne pas toujours s’interrompre instantanément au moment où celui-ci quitte le cabinet du psychanalyste. La question qui se pose entre un patient et un autre qui l’a précédé dans le cabinet de consultation peut ainsi concerner le praticien, en particulier autour de la notion de « présence en personne » de l’analyste qu’évoquait Freud. S’il peut y avoir, dans l’esprit du praticien, une sorte de fondu enchaîné entre une séance et la suivante, la qualité de la présence peut néanmoins se trouver transformée par certaines images prégnantes issues de la séance qui a précédé. Le plus souvent, c’est à la faveur de séquences de séances relativement lointaines qu’il m’est arrivé de condenser certaines situations. Je pense à une séquence concernant le rire chez un patient, Matteo, qui me racontait avoir été en proie à de fortes angoisses au décours d’une soirée au cours de laquelle il s’était fait humilier par des collègues qui avaient ri de lui. Cet épisode l’avait conduit à s’alcooliser relativement souvent de manière inconsidérée et à avoir tendance à l’isolement. Le problème du rire au sens de la moquerie se déplaça mentalement chez moi vers un autre patient dont le principal symptôme était l’exhibitionnisme et qui, dans un scénario immuable, cherchait à déclencher le rire d’adolescents devant lesquels il s’exhibait. J’avais, dans mon esprit, condensé les deux situations autour du sentiment de pitié et des figures de la mort, sachant que mon patient exhibitionniste avait fini, bien longtemps après le travail fait avec moi, par mettre fin à ses jours. L’impression que j’ai de mon patient du temps présent, lorsque surgissent ces images, est qu’il risque de se casser et certaines idées morbides apparaissent relativement vite dans mon cheminement personnel à son propos. Matteo va finalement me donner, par la parole, une preuve du danger que j’avais pressenti, mais c’est bien à la faveur de mon ancien patient et d’une superposition d’images que je donne corps à ce que j’avais cru percevoir. Le souvenir du patient disparu et la souffrance associée chez moi à cette disparition vont alors venir s’exprimer dans les coulisses de la scène analytique comme en écho à l’état de souffrance psychique exprimée par Matteo.
18 Parfois la tonalité d’une séance vient influer sur la suivante compte tenu de certains éléments qui ont pu précédemment déborder l’analyste. Je pense à cette patiente, Clara, très policée et retirée à l’intérieur d’elle-même, au point que lorsque je la reçois pour la deuxième fois en séance préliminaire, à une distance respectable de la première rencontre, je pense découvrir une nouvelle patiente. Je ne réalise pas immédiatement que ce visage m’est déjà connu, comme si ma mémoire avait été effacée par la patiente d’avant, Clémence, une femme du même âge, mère de famille, consultant déjà depuis quelques mois en raison d’une relation extra-conjugale qu’elle compte officialiser afin de se séparer d’un mari devenu simple ami depuis plusieurs années. La séance avec Clémence est une séance charnière – je le comprendrai dans l’après-coup – car dans les jours qui suivent, Clémence décidera finalement de rompre, non pas avec son mari, mais avec son amant. Les mouvements affectifs pendant cette séance sont très contrastés, Clémence passant du rire aux larmes en retraçant le panorama de sa vie affective tiraillée entre l’amant et le père de ses enfants. Sans doute faut-il préciser que l’amant en question ne m’est pas inconnu – je l’apprends par hasard, une fois la prise en charge engagée –, et cette histoire suscite en moi un certain désarroi, laissant se produire des images confuses, ambivalentes et que je cherche à éloigner afin de garder ma bienveillante neutralité.
19 La seconde séance avec Clara, qui suit donc celle-ci avec Clémence, prend alors étrangement l’allure d’une première séance, même si je suis très intrigué par cette jeune femme timide qui a manifestement du mal à se confier. Je reste dans un entre-deux propice à une parole qui devrait être la plus libre possible et c’est seulement au moment où Clara revient sur le temps qu’elle a passé à l’étranger avec son mari que je reprends le fil, sans toutefois retrouver immédiatement tous les éléments relatés à la séance précédente. J’enchaîne sur le premier métier qu’elle a choisi d’exercer, qui curieusement la plaçait en contact avec le public alors que ses inhibitions – sa phobie sociale pourrait-on dire – étaient déjà très ancrées. Ceci l’amène à me parler de sa façon habituellement superficielle d’intervenir en société pour établir un contact ponctuel et sans implication particulière, posture que j’adopte presque malgré moi au tout début de cette analyse. Je suis en position d’observateur, comme elle en société, et tellement à distance que j’en oublie la première séance, avec un sentiment d’étrangeté dont je ne comprends la teneur que dans l’après-coup. Mais à la différence de ce qui a pu se passer avec Matteo, je cherche à savoir la raison de mon désarroi et je m’aperçois alors qu’au lieu d’effacer le visage et le nom de l’amant de Clémence, j’efface l’histoire de Clara pour tout reprendre depuis le début. C’est pour moi une nouvelle première rencontre et je ne remarquerai qu’à la séance suivante certains traits de ma patiente qui avaient pourtant dû me frapper de prime abord et s’étaient effacés de mon souvenir.
20 Il ne faut certes pas confondre l’influence du patient d’avant sur l’analyste et son influence sur le patient qui suit. L’analyste part d’éléments de la réalité de ce qu’il a entendu et qu’il extrapole ensuite, tandis que le patient ne fait qu’imaginer et/ou interpréter à partir d’un mot, d’un bruit ou d’une simple impression. La place du fantasme dans le second cas semble a priori majeure tandis qu’elle pourrait être moindre du côté de l’analyste. Mais plus que le fantasme, sans doute serait-il judicieux de convoquer ici dans les deux cas la notion de fantaisie comme « forme la plus primitive et la plus régressive de la pensée : une pensée qui, ne se posant ni elle-même ni son objet comme existant ou n’existant pas, se borne à exister, comme l’interprétation psychanalytique l’atteste » (Lagache, 1964, p. 523). Fantaisie comme « dimension fondatrice de l’expérience psychanalytique parce qu’elle est une dimension essentielle de l’existence humaine » (ibid., p. 533). Fantaisie dont procèdent les fantasmes et qui peut relever autant d’éléments conscients qu’inconscients, car nous sommes ici à la frontière entre ces deux aspects. La fantaisie consciente peut être définie comme « une certaine manière d’entrer en relation avec des objets, que ces objets existent ou non d’une manière indépendante de la fantaisie… son développement s’accompagnant de changements de ton émotionnel de l’ordre du plaisir et du déplaisir » (ibid., p. 516). La fantaisie inconsciente se promeut dans la fantaisie consciente et ses productions, concernant cependant davantage « quelque chose qui n’est pas représenté par le patient mais conçu par l’analyste, ou par le patient en tant qu’il est capable d’adopter à l’endroit de son propre discours une attitude analytique » (ibid., p. 518). Quant au fantasme à proprement parler, il constitue d’une certaine façon la « fantaisie consolidée […], un modèle structural, […] immobile et spécialisé, reconstruit afin de fixer les idées » (ibid., p. 524). À cet égard, l’expression fantasmatique d’un patient qui se focalise sur celui qui l’a précédé peut certainement être considérée dans le meilleur des cas comme une « fantaisie inconsciente, […] médiation entre le fantasme inconscient et le fantasme conscient » (ibid., p. 524), apparemment détachée du souvenir, du désir et de l’affect mais constituant le socle de l’interprétation et de la construction psychanalytiques. À l’interface entre les fantasmes inconscients d’une part – qui comprennent à la fois les rêveries conscientes mais ne possédant pas la qualité de conscience et les fantasmes relégués dans le système inconscient par refoulement (Sandler et Nagera, 1964, p. 492), c’est à dire « le contenu idéationnel des désirs instinctuels » (ibid., p. 493) –, les fantasmes conscients ou rêveries d’autre part, qui surviennent en réaction à une réalité extérieure frustrante – le Moi restant ici conscient de ce que la construction imaginaire n’est pas la réalité –, les fantaisies conscientes et inconscientes se manifestent « dans les aspects négatifs du transfert, en particulier dans le transfert de défense et la résistance » (ibid., p. 530). Dans le cadre du rêve ou de l’état de rêverie que partagent analysant et analyste pendant la cure, ces fantaisies de l’un et de l’autre nous intéressent en raison de leur caractère transitionnel, voire de l’état métastable – ce qui se dit en physique d’un système qui n’est pas stable en théorie mais qui paraît l’être en raison d’une vitesse de transformation très faible – qu’elles génèrent. La transformation des figures, des impressions, se fait au profit de la cure dès lors que les mouvements affectifs à partir d’une voix, d’un rire, d’un bruit de pas, d’une image supposée, d’une simple pensée sur le patient d’avant peuvent être associés à des souvenirs et symbolisés. Certes les éléments conscients et inconscients qui s’entrecroisent dans les fantaisies de l’analysant et de l’analyste partent d’une réalité différente chez chacun, mais les superpositions d’images et les changements de tonalités et de sensations suivent la plupart du temps des mouvements qui peuvent se décliner comme les mécanismes que l’on observe dans les expériences délirantes : illusion, imagination, interprétation, phénomènes d’influence.
21 Le trajet qu’emprunte le praticien pour tenter de faire progresser la qualité de son écoute est assurément fonction de la capacité qu’il a de reconnaître l’influence sur lui-même de ce qui s’efface et ce qui surgit. Il est à la mesure du trajet qu’emprunte l’analysant lorsqu’il commence par subir ce qu’il a entendu ou cru entendre du patient d’avant, tente ensuite de maîtriser cette perception ou cette sensation, puis y renonce et accepte enfin de l’entendre sans plus y penser.
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François Pommier
61 rue de Lancry
75010 Paris
fp@pommier.tel
Bibliographie
Références bibliographiques
- Athanassiou C. (1997), Bion et la naissance de l’espace psychique, Paris, Popesco, p. 347.
- Ferro A. (2009), Transformations en rêve et personnages, Revue française de psychanalyse, t. LXXIII, n° 3, p. 817-842.
- Gori R. (1996), La Preuve par la parole, Paris, Puf.
- Guyomard P. (1999), Conclusion, in P. Guyomard (dir.), La Disposition perverse, Paris, Odile Jacob, p. 279-283.
- Lagache D. (1964), Fantasme, réalité, vérité, Revue française de psychanalyse, t. XXVIII, n° 4, p. 515-538.
- Roustang F. (1996), Comment faire rire un paranoïaque ?, Paris, Odile Jacob.
- Sandler J., Nagera H. (1964), Aspects de la métapsychologie du fantasme, Revue française de psychanalyse, t. XXVIII, n° 4, p. 473-506.
Notes
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[1]
Je pense ici tout particulièrement à la manière dont H. Kohut identifie les personnalités narcissiques, précisément en fonction de la nature du transfert – idéalisant, en miroir, symbiotique.