La sublimation est-elle un enrichissement dans l’accomplissement de la vie psychique, un plaisir nouveau dont l’appareil psychique se rend capable, ou ne fait-elle que paver la voie du progrès de la pulsion de mort ? Freud, tout comme Melanie Klein mais différemment, opte pour une vue pessimiste en dépit de la fonction consolatrice que tous deux lui accordent.
André Green, Le travail du négatif.
1 En 1952, Stig Dagerman, écrivain, journaliste et poète suédois écrivait un ouvrage auquel il donnait un titre en forme d’affirmation : Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, et qui commence ainsi :
Je suis dépourvu de foi et ne puis donc être heureux, car un homme qui risque de craindre que sa vie ne soit une errance absurde vers une mort certaine ne peut être heureux
3 D’emblée, comme en écho au questionnement de Freud sur les liens entre bonheur et religion, il répond par la détresse à laquelle se confronte l’homme, une fois l’illusion dénoncée. Détresse qui parcourt ce magnifique texte testamentaire dans lequel celui qu’on appelait « le Rimbaud du nord », nous laisse entrevoir son monde, plein de bruit et de fureur, où l’amour porte le nom de haine, où la passion de vivre s’exhale en cris de désespoir, un monde dévasté par la solitude. Il nous livre le combat qui l’anime, dans sa quête de consolation :
Tout ce que je possède, est un duel, et ce duel se livre à chaque minute de ma vie entre les fausses consolations, qui ne font qu’accroître mon impuissance et rendre plus profond mon désespoir, et les vraies, qui me mènent vers une libération temporaire. Je devrais peut-être dire : la vraie car, à la vérité, il n’existe pour moi qu’une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l’intérieur de ses limites
5 Une quête de consolation où, sur le fil du rasoir, en quête de liberté intérieure, il énumère nombre de propositions, qui s’inversent immédiatement pour devenir vaines.
6 « La mort, peut nous faire l’effet d’une consolation pour une vie manquée. Mais quelle atroce consolation pour celui qui voudrait voir dans la vie une consolation pour la mort ! » (ibid.) La mort hante ce texte, dans lequel on le voit lutter contre la dépression, le désespoir, pour ne pas être l’esclave de ses peurs, soumis à la dépendance et à l’oppression du monde extérieur. Le suicide apparaît alors comme une libération, une ultime consolation, « la seule preuve de la liberté humaine » (ibid.).
7 Dans ce poème, l’urgence à dire le déchirement de soi, le sentiment d’abandon, de désolation, surgit comme un cri. Un cri de désespoir qu’il pousse au moment où, en pleine gloire, confronté à l’angoisse de la page blanche, il a des difficultés à écrire. Il se met alors à « jouer » avec ce qu’il appelle « la tentation du garage » : installé au volant de sa voiture, les fenêtres de son garage calfeutrées, il attend l’effet des gaz d’échappement comme une libération. Cependant, chaque fois, en partie asphyxié, il met fin à ce jeu avec la mort.
8 Alice, une de mes jeunes patientes, avait avalé des benzodiazépines à plusieurs reprises et s’était débrouillée pour être sauvée in extremis. Elle me parla de sa joie d’avoir eu peur, et de cet étrange sentiment de liberté, éprouvé à l’approche de la mort : « Avant, j’ai peur, je suis triste mais une fois que j’y suis, je suis pleine d’espoir car quand on commence à mourir, on est serein, peut-être comme un enfant dans les bras de sa mère. » Stig Dagerman, dans un de ses romans L’enfant brûlé (1948), un chef-d’œuvre considéré comme un pastiche d’autobiographie, écrit : « Mourir, c’est devenir pareil à un enfant. À la fin, on ne sait plus rien, rien de la vie, rien de la mort » (p. 317). La mort est souhaitée, mais la mort vécue comme un retour au sein maternel, dans la nostalgie d’un paradis perdu, sans désir, sans pulsion, sans besoin. Recherche du degré zéro d’excitation, figure du narcissisme négatif d’André Green.
9 Dans ce même roman, Stig Dagerman fait dire à son jeune héros qui vient de perdre sa mère, ce que celle-ci lui disait pour le consoler quand il était triste :
Quand j’étais petit, elle m’embrassait jusqu’à ce que je redevienne gai. Mais quand je suis devenu grand et que j’étais triste, elle me disait : « assieds-toi devant la table et écris-toi une lettre ». C’est très utile de s’écrire à soi-même
11 L’image d’une mère qui enveloppe son enfant avec tendresse, quand il est en détresse, le porte, le tient, métaphore du holding winnicottien, est une image familière de la consolation mais Stig Dagerman propose également l’écriture à soi-même, comme un moyen d’échapper à la tristesse et à la solitude. S’écrire à soi-même pour substituer la présence à l’absence en écrivant à sa mère en soi, à ses personnages intérieurs, ce que M. de M’Uzan appelle le « public intérieur » (1964). L’écriture, dans ce qu’elle engage dans l’élaboration de la perte, la dramatisation des conflits internes et l’angoisse d’exister, peut modifier le destin de la souffrance et permettre un réaménagement du rapport à la réalité de l’auteur. En ce sens, elle est une sorte de « self-transformation », qui pourrait faire œuvre d’auto-consolation. Elle permettrait, de « se créer ». Fernando Pessoa disait : « Je m’écris moi. »
12 Dans L’écrivain et la conscience (1945), ébauche de Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Stig Dagerman montre bien la contrainte dans laquelle il se trouve à écrire. Il décrit ainsi le poète dans ses tribulations face à cette nécessité de créer, son état d’insécurité, d’incertitude momentanément soulagé par l’écriture :
Lui qui jadis était telle une pierre posée en équilibre instable sur l’étroite crête d’une montagne est maintenant solidement amarré dans la glaise de la plaine, à l’ombre des saules, lui qui jadis était un frêle bouleau exposé à tous les vents de la steppe prend maintenant ses quartiers au jardin des plantes. Il pense maintenant avoir trouvé ce havre qu’il cherchait depuis si longtemps. Un sentiment tout nouveau de sécurité
14 Sentiment de sécurité de peu de durée, car à l’arrêt du processus créateur la menace d’être à nouveau submergé, envahi, le pousse à nouveau à créer. Or créer nécessite de venir sur les bords de la vie psychique, là où vacillent les assises subjectives, et où création peut rimer avec destruction. Ainsi ces mots qui créent et qui façonnent, peuvent être aussi ceux qui brisent. À l’âge de trente et un ans, il s’accorde ce qu’il considérait être la liberté absolue, celle de devancer le jour de sa mort, par ce qui est incontestablement un acte de maîtrise suprême, comme il l’avait exprimé quelques années auparavant : « L’homme qui va mourir tient tout dans sa main ». La sublimation, protectrice du narcissisme est aussi « au service de l’antagoniste d’Éros » (Green, 1993, p. 300).
15 Alice m’avait dit d’emblée : « la seule chose qui m’aide à vivre est aussi celle qui me tue : l’écriture. » Elle était entrée dans mon bureau les yeux rougis, gonflés d’avoir trop pleuré, titubante de chagrin, elle était restée assise la tête dans les épaules, le dos voûté puis elle avait fini par dire : « il m’a quittée…ils me quittent tous. Je n’arrive plus à me consoler. » Elle avait constaté que quand elle « n’en pouvait plus de rage, de chagrin et de désespoir, l’écriture l’apaisait, mais pas seulement. C’était une vraie transmutation biochimique ! » Elle écrivait de courtes nouvelles dans lesquelles un personnage qui me semblait être son double, à la sensorialité aiguisée « dévorait » la vie à pleine dents, ce qu’elle-même n’arrivait pas à faire. Ce héros imaginaire, asexué, figure d’un idéal narcissique de toute puissance, se sortait de toutes sortes d’épreuves sans difficultés et la vie d’Alice était en quelque sorte le négatif de ce qu’elle révélait dans ses écrits. C’était une vie vécue par procuration, un écran défensif face à un sentiment d’impuissance. Elle avait besoin d’écrire, c’était un refuge, une défense contre un effondrement dépressif. Entre mémoire et transformation, cette tentative de réparation d’elle-même, et/ou de ses objets internes, achoppait. Alice était dans une « logique du désespoir » (Green, 1990). Je fus sensible à cette capacité d’investissement de l’écriture dont elle me montrait à la fois la dimension économique de décharge, et un potentiel de transformation qui laissait supposer une dimension sublimatoire.
16 Les résonnances entre ce qui se dégage de l’œuvre de S. Dagerman et certaines rencontres cliniques, comme celle avec Alice, où la détresse psychique fait le lit d’un péril vital, m’ont amenée à m’interroger.
17 Quel pourrait être ce besoin de consolation de l’être humain dont parle Stig Dagerman ?
18 Qu’est-ce que la consolation ?
19 L’écriture à soi-même, solution solipsiste peut-elle vraiment faire œuvre d’auto-consolation ? L’adresse aux objets internes est-elle suffisante ou faut-il un autre sujet en présence ?
20 Face aux sentiments de détresse, d’impuissance, de solitude, de débordement, exprimés par Alice et S. Dagerman, comment ne pas penser à l’Hilflösigkeit ? La détresse de l’infans, toujours présente au cœur de l’âme humaine, actualisée chaque fois que les moyens de liaison interne de l’excitation sont débordés. Détresse, conçue par Freud comme « une figure de dépression originaire, en ce sens qu’elle traverse toute l’existence humaine en tant que source profonde du sentiment d’impuissance » (Schniewind, 2009, p. 270).
21 Détresse, dépression originaire, sources vraisemblables de ce besoin de consolation.
22 Désaide, propose Laplanche dans sa traduction, pour souligner le rôle essentiel d’un autre, d’un « être secourable », Nebenmensch, « être à côté » qui doit protéger d’un éprouvé potentiellement traumatique. Dans L’Esquisse, Freud propose le modèle d’une première expérience de satisfaction avec cet « être proche », mettant un terme à l’état de détresse, grâce à une communication réussie entre les deux protagonistes. Dans Formulations sur les deux principes du cours des évènements psychiques, texte dans lequel il développe ces points de vue, cette notion d’aide étrangère, dans une note de bas de page est clairement explicitée comme une référence aux soins maternels. (Freud, 1911b, p. 137). L’état de détresse induit la décharge motrice qui devient signal de détresse et se constitue en moyen de communication, créant un échange fondateur de sens : « La suspension devenue nécessaire de la décharge motrice est assurée par le processus de pensée qui se forme à partir de l’activité de représentation » (ibid., p. 138). Plus tard, la mère, dans sa fonction protectrice, est relayée par le père mais le complexe paternel, source de conflits jamais complètement surmontés, sera pris en charge par une solution socio-culturelle admise par tous : la religion. Pour Freud, le lien est clair entre le vécu infantile précoce de détresse, et la recherche, à l’âge adulte, d’un être secourable dans la religion, mais également dans la culture. Cependant dans Malaise dans la culture, il parlera de l’art comme d’une « douce narcose » qui ne saurait être une « consolation » suffisamment forte pour nous faire oublier notre misère humaine, rejoignant là les propos de Dagerman.
23 Dès lors, la « vraie consolation », comme dirait Stig Dagerman, n’aurait-elle pas à voir avec la transformation de la détresse en représentation pour accéder à quelque chose de l’ordre de la pensée ? « La consolation » serait alors le fruit d’un processus psychique issu de la rencontre d’un sujet en détresse avec un être secourable.
24 Cependant trouver l’essence même de cette transformation est complexe, car elle interroge l’histoire des processus de symbolisation, la dimension de l’histoire des organisateurs psychiques et la qualité de la relation aux objets. À partir de fragments de la thérapie d’Alice, je m’intéresserai, d’une part, aux processus psychiques de la création dans le registre de l’intrapsychique et, d’autre part, à l’incidence de certains mouvements transféro-contre-transférentiels engageant la dimension de l’intersubjectivité.
25 Quand Alice est venue me voir, la dimension mélancolique était au premier plan et l’écriture semblait lui assurer une survie précaire. Trouver la juste distance m’a paru essentiel : trop proche, parlant beaucoup, je risquais d’être vécue comme intrusive, trop distante, je pouvais être vécue comme un objet abandonnant. J’ai pris le parti d’investir ce qu’elle investissait, l’écriture. J’ai accepté qu’elle me parle de ses nouvelles, ce qui était sa façon à elle, de me donner de ses nouvelles. J’essayerai de montrer comment l’écriture chez elle, tentative d’auto-consolation, s’est révélée insuffisante et ce qui a pu, à mon sens, faire œuvre de consolation et restaurer une circulation symbolisante dans notre travail.
I – Quelqu’un qui entende les émotions
26 Alice qui avait un certain sens de la formule me dit un jour : « J’avais besoin de quelqu’un qui entende mes émotions et ce que je fais. » Elle ne croyait pas si bien dire, car bien souvent je m’appuyais sur d’autres canaux que ceux de l’échange langagier pour « être » avec elle. Pendant un temps, j’ai intégré dans le fonctionnement en séance des modalités de traces, de mémoires non psychiques : agirs, comportements, éprouvés corporels, sensations, perceptions, affects. Ces modes de communications inchoactives qui viennent pallier les failles de la représentation et témoignent de carences de la symbolisation primaire. J’ai accepté un temps de suspens de la compréhension, avant de pouvoir donner du sens dans le transfert à ces excitations mal pulsionnalisées, à ces manifestations du registre archaïque de souffrances narcissiques jusqu’à ce qu’une dynamique processuelle puisse s’instaurer. Alice me montrait, me faisait éprouver, plus qu’elle ne disait, ce qui était en souffrance d’intégration psychique.
27 Régulièrement, elle arrivait à ses séances, échevelée, excitée, elle parlait vite, ses bras s’agitaient, les larmes coulaient le long de ses joues, la morve coulait de son nez puis elle finissait par se moucher bruyamment et, calmée, pouvait commencer à me parler. Je voyais devant moi un nourrisson qui pédalait des bras et des jambes pour qu’on le prenne dans les bras, pour qu’on lui parle, pour qu’on l’investisse et qu’ainsi le processus de transformation de l’excitation ait lieu. Ou bien elle me parlait mais de façon à peine audible, c’était comme une musique lointaine, une cantilène aiguisée. S’agissait-il d’un évitement de la rencontre ? D’une peur de se laisser aller ? D’une peur de l’intrusion ? D’un moment de suspens de la temporalité, de la compréhension, nécessaire pour qu’elle puisse se « nider » ? J’étais intriguée par la façon dont elle me parlait de ses nouvelles. Son désir de me les faire connaître semblait lui aussi contrebalancé par une peur. J’évoquais alors l’envie de se poser et la peur de la dépendance. S’exprimant clairement, elle m’apprit que sa mère avait été très déprimée quelque temps après sa naissance et qu’elle avait été « trimballée comme un petit paquet » chez l’une ou l’autre de ses tantes, au gré de leur disponibilité. Elle s’éprouvait très dépendante des autres et vivait dans la peur d’être abandonnée. En quête de relations fusionnelles, adhésives, elle se faisait souvent rejeter. Elle liait sa dépendance, aux aléas de la construction du lien premier et cela me confirmait le défaut de holding auquel j’avais parfois pensé.
28 Les séparations étaient difficiles pour Alice et à chaque fin de séances, elle avait une anecdote, une question, quelque chose à rajouter. J’attirais donc son attention sur le fait « qu’elle me plaçait dans une situation où il pourrait sembler que je la mette à la porte ». Ma propre formulation, me surprit. Elle associa sur la situation qui, pensait-elle, l’avait poussée à écrire. Jusqu’à l’âge de seize ans, elle avait dormi dans le salon de l’appartement familial, puis, « brutalement », ses parents réalisant qu’elle était pubère l’avaient « arrachée » à son monde, « virée », pour la loger chez une vieille tante vivant seule dans un grand appartement. Cette dernière « autoritaire, fouineuse, intrusive » s’était rapidement transformée en une « sorcière » qui la persécutait et Alice n’avait eu de cesse que de vouloir revenir chez elle. Alors tous les soirs elle y retournait et une sorte de rituel sado-masochiste s’était installé. La famille regardait la télé ensemble puis sa mère, fatiguée, voulait aller se coucher, ce qui contrariait Alice, qui alors se mettait à crier. Si sa mère insistait, Alice basculait, emportée, débordée, elle « devenait folle », elle ne savait plus ce qu’elle disait. Son père intervenait et régulièrement les coups pleuvaient. Puis Alice se retrouvait dans la rue, dans une grande détresse. L’abandon, le rejet, l’exclusion se répétaient. C’est à ce moment-là qu’elle trouvait un refuge, une « consolation » dans l’écriture. Sa mère, par son désir d’aller se coucher, la confrontait à la fois à l’abandon, et à la scène primitive dont elle se sentait exclue, situation inélaborable pour elle. En provoquant ces scènes, Alice, dans une compulsion de répétition du rejet vécu, tentait une liaison non symbolique, par le biais de la coexcitation libidinale, de ces expériences vécues de façon traumatique. Elle tentait de se réapproprier activement ce qu’elle avait vécu passivement. Elle parlait d’elle, comme d’un objet passivé, impuissant, qu’on déplaçait d’un endroit à un autre. En forçant la porte close, en provoquant ce rituel, elle se débrouillait pour retourner la situation et devenir l’actrice principale du centre de l’attention des parents, s’incluant dans la scène primitive, confirmant son défaut d’organisation structurante. Ses « crises d’hystérie », comme elle les qualifiait elle-même, m’évoquaient également un effondrement qui la laissait face à des objets internes défaillants, voire persécuteurs.
29 Un nouveau personnage est alors apparu dans ses nouvelles, une sorcière, que j’identifiais à une imago maternelle terrifiante, donnant libre cours à ses pulsions. Un long cri d’accusation a commencé à s’exprimer : contre les frustrations, contre les signaux qui ne communiquaient pas, contre l’intolérable de la haine… Nous avons pu aborder prudemment la dimension destructrice contenue dans son désespoir. Il m’a été possible de lui montrer qu’elle se détruisait pour détruire ses parents (ses imagos), me détruire, moi, qui n’arrivait pas à la consoler.
30 Dans ce contexte, l’écriture avait un rôle essentiel. Elle servait à parer après coup, les effets d’effraction d’une charge pulsionnelle, dont la violence menaçait son intégrité psychique. En effet, il fallait qu’elle se débarrasse de cette folie destructrice, dans une sorte de projection cathartique du mal intérieur vers le monde extérieur, pour après, tenter de symboliser ce vécu dans l’écriture. Ainsi l’écriture faisait fonction de pare-excitation, de parade, dans le double sens du mot, à savoir également dans le sens d’un « étalage ostentatoire d’un désir » (Anzieu). J’écoutais donc le récit de ses nouvelles, qui devenait plus clair, s’enrichissait de nouveaux personnages, comme le récit d’un rêve, une tentative d’accomplissement de désirs inconscients, tout en étant attentive à sa dimension anti-traumatique rétroactive. Je réalisais alors que ses nouvelles reprenaient ce qu’Alice appelait des « micro-évènements », des moments qu’elle avait vécus, dans lesquels, elle « était sans y être », des moments dépourvus de sens, épars, qu’elle n’arrivait pas à relier entre eux, des moments où finalement elle pouvait dire « qu’elle n’existait pas ». Elle voulait faire de sa vie « une ligne continue ». Et, dans une reprise imaginaire du passé et de l’actuel de sa vie, elle tentait d’avoir une sorte de maîtrise narrative sur sa propre vie pour lui donner une continuité et du sens. Cela m’évoqua ce que Didier Anzieu postule sur l’origine du processus créateur. Il serait l’activation d’expériences en latence d’inscription, restées sous forme de traces perceptives, restées « incréées ». Dès lors, la contrainte à écrire serait une tentative de « mettre au présent du moi » (Winnicott) des expériences vécues mais en souffrance d’appropriation subjective. Il s’agirait de saisir ce qui se présente en quête de forme pour le symboliser. Ce processus était à l’œuvre dans l’écriture d’Alice, mais pourquoi n’écrivait-elle qu’après les crises familiales ? Je compris que ces expériences, en attente de reprise pour être intégrées au moi, ne se manifestaient que lorsqu’il y avait un relâchement des défenses qu’elle avait mises en place pour endiguer une menace de désorganisation. Aussi, elle utilisait ces crises, peut-être comme d’autres utilisent l’alcool ou des drogues pour arriver à cet état particulier qui permet le retour à la surface de l’inconnu de soi, en soi enfoui, de ce quelque chose vécu comme de l’étranger à soi tout en étant soi, d’une expérience énigmatique, source de son « inspiration et qui la transformait ». Ce procès, Michel de M’Uzan dit qu’il « concerne l’être-même auquel on a surtout accès lors de ses défaillances, par exemple à l’occasion de phénomènes de dépersonnalisation, quand tout vacille, que les limites de la personne se perdent… Faille indispensable, faille non colmatée et perdurante de son être, dans ses assises, qui va contraindre le sujet à se représenter pour survivre » (De M’Uzan, 2008, p. 40, 41). Cette contrainte à se représenter se répète, l’écriture n’apportant qu’un soulagement momentané, comme nous l’avons vu pour Dagerman. Ce « non advenu de soi », ne s’épuisant pas, la douleur revient et c’est un véritable harcèlement interne qui contraint le créateur à se remettre à la tâche. Pour qu’il y ait véritablement processus de transformation, pour qu’il y ait accomplissement symbolique il faut qu’il y ait une adresse, un autre sujet. L’écriture, entreprise sans fin, aliénante, nécessite ce que Didier Anzieu appelle un « témoin de l’œuvre ». Une présence nécessaire, à la fois en tant que complétude narcissique pour freiner la puissance corrosive de la pulsion d’auto-destruction, mais également pour permettre les processus de symbolisation.
31 Dans ce temps de nos rencontres où mes pensées m’avaient conduite du nourrisson aux chants profanes médiévaux en passant par la nidification, et où nous avions commencé à élaborer sa destructivité, nous étions dans une forme de travail psychique que René Roussillon appelle « homosexualité primaire en double » (2009). L’intérêt que je portais aux nouvelles d’Alice, mon investissement de ce qu’elle-même investissait, tout cela a permis que progressivement un échange singulier se mette en place et que nous devenions « co-scénaristes » de sa vie. Alice s’est mise à donner des titres évocateurs, non dépourvus d’humour, sans qu’il y ait une dimension maniaque, aux nouvelles que maintenant elle récrivait après nos séances. Elle a écrit « Comment j’ai tué ma mère », après une séance où j’ai pu lier son attitude craintive avec la peur qu’elle avait de m’avoir détruite, comme lorsque, enfant, lors d’une hospitalisation de sa mère, dans un sentiment d’omnipotence et de triomphe œdipien, elle avait été persuadée que c’était elle qui avait fait disparaître sa mère. « J’habite ma douleur » était née après que je lui avais interprété qu’elle me faisait vivre ce qu’elle m’avait montré que sa mère lui faisait vivre dans son imprévisibilité et sa maîtrise. Une autre nouvelle « Dans la peau de J.M. » fut écrite après l’apparition de son père sur la scène de nos échanges. Longtemps absent de son discours, elle avait balayé d’un revers de la main ma tentative de l’introduire, par un : « C’est un minable qui vit dans un placard ! » Elle avait exclu l’autre de la mère et m’avait enjoint de ne pas m’y intéresser. J’avais gardé par devers moi cette réponse énigmatique. Elle fit un rêve où elle faisait l’amour avec J.M. « John Malkovich » lui vint immédiatement à l’esprit. « J’aime », dis-je. « James est le prénom de mon père ». Je pus alors faire le lien avec le fait qu’elle s’arrangeait pour que ce dernier, lui « rentre dedans », façon dont elle avait parlé des coups qu’il lui assénait quand elle l’exaspérait. Je découvris alors que, depuis le décès de sa propre mère, ce père écrivait des romans dans un placard qu’il avait aménagé en bureau. Tentait-il lui-même par l’écriture de se consoler de cette perte ? Et Alice, faute de ne pouvoir être l’objet de son désir, par un processus d’identification tentait « d’être lui ». Le moi, ainsi « paré (par identification) des atours de l’objet, a désexualisé les relations à celui-ci et, cessant de l’aimer, se pose en rival contre lui. Mieux encore, il prétend être supérieur à l’objet par désexualisation-sublimation : il promet le ciel et lâche l’amour terrestre où s’enracine la vie » (Green, 1993, p. 303).
32 La pulsionnalité sauvage de cet Œdipe chaud, renvoyant à l’image de la sorcière, doublée de violentes angoisses d’abandon, réactivées par son expulsion du foyer familial, l’avaient ramenée vers des plaisirs prégénitaux infantiles qu’elle tentait de sublimer dans l’écriture. Ainsi se retrouvait à l’origine de son processus créateur ce que M. de M’Uzan décrit comme une « alliance ténébreuse entre un drame identitaire et une régression libidinale » (2008).
33 La dimension de drame identitaire, narcissique, était au premier plan avec Alice, reléguant au second la problématique désir/ interdit que nous avons abordée progressivement. Sa quête de consolation, que ce soit par l’écriture ou par sa venue vers moi, était une quête d’objet. Alice avait dit un jour : « Dur ! dur ! de grandir sans le regard de sa mère. » En effet, très tôt, elle avait été dans la position de réanimer « une mère morte » dans le sens proposé par André Green. Une mère absorbée par le deuil de sa sœur jumelle. Or c’est le jeu des identifications réciproques précoces qui permet l’appropriation subjective du vécu par le biais de la symbolisation primaire. Identifications qui s’effectuent à travers les sensations du corps vécu. Avec un objet présent/ absent, comment organiser sa subjectivité ? L’hypothèse de traumatismes psychiques précoces, dans le sens de ce qui n’a pas été approprié dans la première relation objectale s’impose pour penser la problématique d’Alice. Le dispositif propre à la pensée d’écriture, par la mise en mots, tentait bien de contenir, de transformer l’afflux pulsionnel, de donner forme à l’informe, de se représenter, mais c’est la valeur fonctionnelle de ces représentations qui n’était pas suffisante, il n’y avait pas un véritable accomplissement symbolique.
II – Consolation et fonction réflexive
34 André Green, dans son article sur la sublimation, précise que la dimension absente dans l’œuvre de Freud sur ce sujet, est celle du deuil. C’est ce à quoi nous renvoient ces sujets qui présentent des problématiques narcissiques, identitaires, avec une dimension mélancolique. La pierre d’achoppement pour eux, est la question de la perte de l’objet. Du fait de l’investissement narcissique de ce dernier, qui renvoie à une perte de soi, la représentation de l’objet perdu est difficile, voire impossible. Dans ces problématiques c’est donc la régulation narcissique de soi dans ses liens avec l’objet primaire qui est en jeu, entravant la liaison pulsionnelle et la subjectivité, comme nous l’avons vu avec Alice. Ce sont les aléas de la fonction réflexive de l’objet qui peuvent conduire à des états où, comme elle, il semblerait qu’une partie du moi reste collée à l’objet. Le collage, l’adhésivité étant alors une forme de cicatrisation des blessures liées aux traumatismes primaires. L’écriture, tentative de se représenter l’absence, le non advenu de soi, était aussi chez Alice, une tentative de se décoller de l’objet. Mais quel objet ? René Roussillon souligne que la « déception narcissique primaire est au cœur de la mélancolie », favorisant les processus d’incorporation de l’objet, à la place d’une véritable introjection qui suppose un plaisir et une élaboration représentative suffisante. Il précise que ce que le sujet incorpore ce n’est pas l’objet, mais le « double négatif de l’objet, ce que l’objet n’a pas reflété du sujet au sujet. »
35 Dans la situation analytique, où l’analyste se trouve doté des fonctions Nebenmensch, se pourrait-il que la dimension de consolation soit héritière de cette fonction réflexive ?
36 C’est, à mon sens, ce qui se passe lorsqu’on est dans une forme de travail, que René Roussillon appelle « homosexualité primaire en double ».
37 Forme de travail qui intègre la fonction « miroir » de Winnicott, en mettant en jeu un processus où les deux partenaires se constituent comme miroir de l’autre dans un ajustement émotionnel réciproque inconscient, chacun avec ses moyens. Travail dialectiquement complémentaire du processus de séparation/ individuation car le double, s’il est semblable, est tout de même un autre, pas tout à fait pareil, ce qui exclut la confusion. Forme de travail qui prend également en compte, la fonction de métabolisation psychique propre à la qualité de « la rêverie maternelle » (W.R Bion) avec le jeu des identifications réciproques.
38 Dans ce travail, la fonction objectalisante de l’objet, s’accompagne d’une communication d’inconscient à inconscient, dans laquelle l’analyste, assigné à la place du récepteur, est sollicité au niveau de sa position féminine, de sa capacité à recevoir et à contenir. Par un processus interne qui, à l’instar du rêve, travaille pendant la veille selon des registres différents qui coexistent au sein d’un même fonctionnement, il va assurer une fonction symbolisante, proche de la fonction alpha de Bion.
39 Ainsi « la consolation » est un travail qui engage du côté de l’analyste sa capacité à tenir, contenir, son activité du rêver/ penser et du côté de l’analysant un trouvé/ créé, qui permet la création d’un espace potentiel pour le développement de la créativité et l’intégration de l’émotion et de l’imagination. Il est le fruit d’un processus mis en jeu par la rencontre entre les pulsions du patient, ses éprouvés précoces corporels, perceptifs et sensoriels et la structure psychique inconsciente de l’analyste, dans ses dimensions œdipiennes et identificatoires. Rencontre avec sa capacité à transformer en représentations partageables l’innommable, l’incréée, « l’impassé » et à permettre un accès à la symbolisation et à la pensée, par son activité créatrice et métaphorisante.
40 Ce travail est une composante de toute cure mais à un degré plus ou moins important, selon les défaillances de l’organisation narcissique du sujet.
41 C’est ce travail qui a permis, avec Alice, que l’espace analytique devienne un espace potentiel de jeu avec ses nouvelles comme objet analytique. Il a été une condition préalable pour que la situation analytique évolue vers une dynamique processuelle permettant le travail de co-écriture, forme de travail de co-construction et une élaboration plus consciente des conflits de la sexualité infantile. La satisfaction partagée autour des objets culturels, a favorisé le fait qu’Alice introjecte peu à peu un « objet transformationnel » (Bollas, 1989) lui permettant d’acquérir cette capacité de symbolisation qui, je l’espère, à l’avenir lui permettra de se consoler. Alice a pu reprendre ses études scientifiques, notre travail s’est poursuivi nous permettant d’aborder la problématique maternelle, omniprésente dans un lien complexe amour/ haine jusqu’à ce qu’elle organise une véritable ambivalence, mais elle a arrêté d’écrire. Pourquoi ? Était-ce par un déplacement de ses investissements sublimatoires, en se donnant alors totalement dans ses études pour rattraper son retard ? Était-elle consolée et l’écriture n’aurait alors eu plus eu de raison d’être?
42 Cependant Alice a le projet d’écrire, plus tard, un roman, « Qui perd gagne », qu’elle voudrait essayer de faire publier. La sublimation, dans sa fonction « d’attraction vers des buts sociaux » (Green, 1993), par l’échange avec un vrai public pourra-t-elle alors faire œuvre de consolation ?
Bibliographie
Références bibliographiques
- Anzieu D., Le Corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, 1981.
- Dagerman S. (1945), L’écrivain et la conscience, La Dictature du chagrin, Paris, Agone, 2009.
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