Je ne possède pas de philosophie dans laquelle je puisse me mouvoir comme le poisson dans l’eau ou l’oiseau dans le ciel. Tout ce que je possède est un duel, et ce duel se joue à chaque minute de ma vie entre les fausses consolations, qui ne font qu’accroître mon impuissance et rendre plus profond mon désespoir, et les vraies, qui me mènent vers une libération temporaire. Je devrais peut-être dire la vraie car, à la vérité, il n’existe pour moi qu’une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l’intérieur de ses limites.
1 La polysémie du mot « consolation » nous met devant la difficulté d’en trouver une définition précise. Consoler, c’est atténuer la douleur de quelqu’un, alléger son chagrin, c’est rassurer, soulager, apaiser, rendre l’espoir, redonner courage… Consoler, être consolé, se consoler… autant de nuances de sens qui seront à préciser.
2 Dans la cure individuelle, le psychanalyste ne console pas activement son patient, il respecte une attitude de neutralité bienveillante et sa réserve favorise l’autonomie de l’analysant. Si ce dernier se sent consolé de ses peines, cela lui sera donné de l’intérieur.
3 Avec des patients plus fragiles, n’ayant pas acquis une autonomie psychique suffisante pour entreprendre un travail individuel, la question est plus complexe. Ces patients ont besoin d’être pris en charge par une équipe soignante, ils ont besoin de nos soins.
4 Au cœur de leurs difficultés, se cache un conflit originaire fondateur d’identité et d’autonomie qui reste non résolu, gelé, pris dans les fils de paradoxes impensables noués avec l’entourage et qui les maintiennent en interdépendance serrée avec lui, à distance de tout travail de deuil et de séparation. Pour eux tout le mal vient du dehors et ils n’y sont pour rien. Organisés à partir du déni de leur souffrance et en même temps de leurs capacités, ils vont exiger de leur entourage ce qu’ils ne peuvent obtenir par eux-mêmes. C’est là où l’on assiste parfois à des tentations de consolation abusive surtout de la part de mères ou de pères « bien intentionnés » en réponse aux exigences tyranniques de leur fils ou de leur fille. Et il est possible que parfois même des thérapeutes soient pris au piège.
5 Nous en avons eu la caricature avec Angelo. Il avait dépassé la trentaine et vivait encore chez ses parents. Reconnu grand schizophrène, il passait ses journées au lit ou à suivre sa mère avec laquelle il entretenait une relation très adhésive. Sa mère l’approvisionnait en « filles » de temps en temps pour le calmer et lui apporter, avoua t’elle, la consolation qu’elle se refusait à lui apporter elle-même, maintenant qu’il était adulte (sic !).
6 Il est certain que face à de telles « consolations » mortifères, où l’on ne sait plus qui console qui, nous ne faisons pas le poids ! Quoique… !
7 Angelo avait tout de même écrit pour être reçu à « la Velotte », même si c’était sous la pression de son père. Il avait imperceptiblement mais suffisamment entendu, lors de notre première rencontre et suite à notre intervention vigoureuse, que derrière l’Angelo tout puissant et tyrannique se terrait un embryon d’Angelo, presque sans vie, quasi inexistant et pourtant angoissé et malheureux, désespéré d’être incapable de construire sa vie et ayant perdu tout espoir d’être compris et soutenu.
8 C’est cet Angelo-là, caché et en détresse, que nous avions tenté de rencontrer, de comprendre et de mobiliser, en lui faisant retrouver un peu d’espoir. Était-ce le consoler ? Notre préoccupation était plutôt de le réanimer suffisamment pour qu’il devienne un allié du soin, de dégager en lui un minimum de souffrance libre pour lui permettre d’accéder à une demande d’aide. Angelo avait entendu cette petite musique, confusément mais assez pour s’accrocher petit à petit à la Velotte et pour accepter de s’éloigner de sa mère. Il put entreprendre une cure qui dura plusieurs années et lui permit d’acquérir une bien meilleure autonomie.
9 Nous sommes là dans une situation un peu paradoxale par rapport à la consolation : c’est en retrouvant le contact avec sa souffrance que le patient retrouve un peu d’espoir. C’est en n’étant pas consolé, mais rejoint dans sa souffrance, qu’il peut entrevoir l’ouverture vers une consolation possible ? Quel étrange paradoxe ! Ne pas consoler pour rendre une consolation possible ?
10 Freud, dans L’Esquisse, parle de la présence du Nebenmench, de « l’être proche », auprès du nourrisson en détresse, et de l’importance alors de « se faire comprendre ».
11 Il en va de même avec les patients psychotiques adultes, le plus difficile étant effectivement d’arriver à se comprendre pour entrer dans une vraie coopération entre le patient, ses parents, et l’équipe soignante. Cette compréhension ne va pas de soi. Paul-Claude Racamier avait l’art d’aller à la rencontre des patients psychotiques, et il nous a appris à accepter leur mode d’investissement par éclairs ou par éclipses, à penser paradoxal avec eux, à ne pas être déboussolés par leurs états d’excitation extrême ou par leurs états de désertification glacée, et à répondre à leurs agirs psychiques et à leurs passages à l’acte, non pas par des interprétations verbales qui ne leur disent pas grand-chose, mais par des images et des actions parlantes. « Se sentant non seulement écouté, mais compris dans sa propre langue, le patient en retour fera du chemin pour se rapprocher de vous. Comme vous vous êtes identifié à lui, il s’identifiera à vous » (Racamier, Note interne à la Velotte).
12 C’est ainsi que Paul-Claude Racamier a élaboré et construit progressivement l’organisme de soin qu’il a fondé à Besançon.
13 C’est à partir de son écoute et de son observation très fine des patients psychotiques qu’il a pu entrer dans la compréhension si complexe des ressorts intimes de la psychose et de la pensée paradoxale. Et c’est à partir de cette compréhension qu’il a pu concevoir un cadre de soin fortement pré-investi par lui-même et par toute son équipe, qui soit capable d’héberger, de donner forme et de relier entre elles les projections des parties clivées et éclatées du moi des patients. Si chaque soignant, dans l’équipe, peut exprimer librement son ressenti par rapport à chaque patient, même s’il va complètement à l’encontre de ce que ressent son collègue, et que chaque point de vue est pris en compte sans jugement pour savoir qui aurait tort ou raison, mais plutôt en sachant que derrière ces différents points de vue se cache l’expression des parties clivées du patient, alors notre compréhension de ce dernier va être grandement facilitée et affinée. Ces patients dont l’espace interne est amputé, collabé, injectent directement dans l’entourage leurs angoisses, leurs excitations, leurs conflits dés-intriqués au moyen d’agirs psychiques le plus souvent insaisissables, si ce n’est par les effets qu’ils produisent chez les soignants. C’est dans l’équipe qu’ils deviennent repérables et pensables. Cela fait alors partie du travail de l’équipe médico-soignante de repérer, de donner forme et de nommer ces différents vécus par rapport à chaque patient, de vivre et d’accepter au sein de l’équipe les situations conflictuelles, paradoxales ou de dilemme que ces différents vécus engendrent avant de pouvoir les restituer, en équipe, au patient lui-même. Nous assistons alors à la découverte de la vie psychique du patient au sein même de l’équipe soignante. Le patient, sans pouvoir faire les liens dans un premier temps, se reconnaît dans cette polyphonie soignante, se sent compris et reconnu dans ses difficultés et ses capacités. Même si cela provoque des réactions parfois vives devant la peur du changement, au fond de lui il devient plus confiant. Ce cadre, fortement pré-investi par toute l’équipe, va pouvoir être progressivement investi par le patient. Il va l’inventer à son tour, en y projetant sa problématique personnelle et en apprenant à l’utiliser pour y frayer son propre chemin vers l’autonomie.
14 Nous pensons qu’une des premières consolations que peut ressentir secrètement le patient qui entre à « la Velotte » et qui va le motiver pour s’accrocher à sa cure, est de sentir que peut-être, il va enfin trouver là un lieu avec ses limites et ses repères, où il va pouvoir être compris et reconnu, même si cela va à l’encontre de toutes les défenses qu’il a mises en place pour ne plus rien ressentir et ne plus souffrir. Sur le dur chemin qui s’ouvre devant lui il va d’abord se recharger narcissiquement, ce qui va peut-être lui apporter un certain réconfort, mais ce sera une recharge pour entrer dans la peine d’un travail, une recharge pour avoir la force d’accepter de descendre petit à petit de ses hauteurs mégalomaniaques, d’héberger en lui des contradictions, de souffrir la séparation, de s’endeuiller, d’intérioriser des conflits et d’accéder à une certaine conscience de soi. Il va faire l’expérience que c’est le prix à payer pour accéder à son autonomie psychique. Triste consolation, me direz-vous !
« Il était merveilleusement fou, le voilà tristement normal » : ont-ils jamais connu, les prêtres de l’anti-normalité, l’émotion qu’éprouve et que soulève un schizophrène inventant ce que c’est que de vivre ?
16 Nous allons illustrer nos propos par une vignette clinique.
La pré-admission
17 La première rencontre avec Nadia fut houleuse. Elle arrivait de l’autre bout de la France, accompagnée de ses deux parents. Elle avait eu bien du mal à écrire sa lettre pour obtenir ce premier rendez-vous à « la Velotte », et accusait ses parents d’avoir fait pression sur elle, alors qu’ils auraient très bien pu prendre ce rendez-vous eux-mêmes ! C’était leur idée de l’amener à « la Velotte » ! Et pourquoi avions nous cette exigence de recevoir sa lettre pour donner un rendez-vous, alors que sa mère voulait nous appeler et organiser cette rencontre ? !
18 La première tempête passée, nous recevons Nadia seule dans le bureau médical.
19 En l’absence de ses parents elle nous apparaît tout à coup menue, fragile et tremblante. Son allure physique est très particulière. Elle est comme désarticulée et très discordante, elle peut avoir un regard furieux en même temps qu’un doux sourire.
20 Elle se tait, l’angoisse monte, elle évoque des voix qui la harcèlent, elle s’agite, se désorganise et nous injecte une angoisse massive.
21 Les parents vus seuls dans un deuxième temps sont à bout de souffle avec leur fille, incrustée chez eux depuis des années, quand elle n’est pas hospitalisée pour des recrudescences de son état délirant avec des passages à l’acte suicidaires. Nadia est leur fille adoptive. Elle était née sous X, ils ne pouvaient pas avoir d’enfant, elle a été leur consolation. Mais depuis le début de l’adolescence, la relation avec Nadia s’est détériorée. Ils ne la comprennent plus.
22 Ils espèrent beaucoup en « la Velotte », mais Nadia trouve que c’est trop loin et ne veut pas venir. Nous soutenons les parents dans leur démarche et les encourageons à tenir bon.
23 Lorsque, dans un troisième temps, nous les revoyons tous les trois ensemble, le tableau change complètement.
24 Nadia se montre beaucoup plus consistante, mais dans une relation exclusive tantôt avec sa mère, tantôt avec son père, se plaignant de les voir en perpétuel désaccord à son sujet. Les parents qui nous semblaient plutôt unis se mettent à se contredire et à se disputer. Et nous constatons que Nadia veille à remettre de l’huile sur le feu si la tension retombe entre eux, avec cette lueur dans le regard si particulière que l’on observe chez les patients psychotiques quand ils se vivent maîtres du monde et en pleine ivresse d’auto engendrement. Comme si sa seule raison d’être était alors de resserrer sans cesse le paradoxe qui la ligaturait avec eux : « Vivre ensemble est infernal mais il est hors de question de se séparer, ce serait mortel. » Et cela au prix de son inexistence.
25 Nous expliquons à Nadia que ces premiers contacts avec nous ne l’engagent à rien et nous non plus d’ailleurs. Que si elle veut voir un peu plus ce qu’est « la Velotte », elle peut venir passer une journée de visite. Elle est d’accord pour venir voir. Nous lui proposons soit de fixer une date tout de suite, soit de lui donner le temps de réfléchir et de nous écrire pour demander une journée de visite. Elle opte pour la lettre, au grand dam de ses parents qui se voient repartir pour une durée indéterminée… et avec encore une lettre à écrire !
26 Nous reconnaissons leur déception, tout en réaffirmant qu’aucune décision ne sera prise sans notre accord et celui de Nadia. C’est trop tôt pour en décider.
La mise en place du cadre
27 Nous voyons bien comment le travail de pré-admission donne déjà une ébauche d’un cadre à investir et qu’il parle de lui-même, mieux que bien des discours. Prenons l’histoire de la lettre. Le patient doit écrire, même un petit mot très simple, pour demander le premier rendez-vous. Cela peut être la cause de bien des tourments pour le patient mais aussi pour les parents qui sont alors coincés et souvent poussés à en faire trop ou pas assez, exaspérés par leur jeune qui ne se décide pas à écrire cette fameuse lettre ! Mais notre demande explicite la nécessité que le patient coopère à cette démarche de soin et surtout qu’on l’estime capable de le faire ! Capacité bien souvent oubliée par l’entourage pris dans le double déni à l’œuvre chez le patient et parfois aussi chez les parents, double déni de ses difficultés et de ses capacités. « Il ne peut pas, il est malade ! – Vous allez pouvoir le guérir, docteur ? »
28 Cela fait partie du travail de pré-admission de commencer à faire face à ce double déni par une double qualification des capacités et des souffrances du patient. Et c’est en mobilisant activement ses capacités que nous allons l’aider progressivement à reconnaître ses difficultés. Avec ces patients qui vivent comme en apesanteur, plus ou moins en dehors de la réalité, les paroles ne suffisent pas, elles doivent être reliées à des réalités concrètes pour prendre du poids, et prendre sens.
29 Il n’est pas besoin d’aller chercher bien loin et cela peut être très basique, l’essentiel est de mettre en évidence qu’il y a là, en arrière-fond, un conflit d’autonomie qui est loin d’être résolu.
30 Par exemple :
– Qui est-ce qui fait le ménage dans votre chambre ?
– Ma mère.
– Ah, bon ! Vous ne savez pas tenir un balai ?
– Bien sûr que si !
– Alors, comment se fait-il que votre mère le fasse à votre place, alors que vous êtes capable de le faire vous-même ?
– Mais, Docteur, elle est malade ! répond la mère.
– Mais pourtant capable ! C’est quoi cette difficulté à prendre soin par vous-même de votre chambre ?
– Comment allez-vous faire, si vous venez à « la Velotte », pour vous occuper de votre linge, pour participer aux tâches de la maison ?
32 Le patient est souvent surpris par cet atterrissage un peu forcé dans une réalité, il est vrai bien terre à terre, et qu’il a désinvestie en même temps que sa réalité intérieure depuis bien longtemps, au profit des espaces enivrants et sans limites de la mégalomanie délirante.
33 Une partie du cadre est ainsi déjà posé pendant le travail de préadmission.
34 Si le patient est intéressé, il viendra passer une journée de visite, il nous écrira ses impressions et reviendra nous voir avec ses parents pour prendre une décision par rapport à son éventuelle admission à « la Velotte ». Nous pourrons alors mettre en forme un contrat de coopération entre le patient, ses parents, et l’équipe médico-soignante.
35 En ce qui concerne les parents, nous leur demandons dès le début de coopérer à la cure en respectant les contacts téléphoniques hebdomadaires organisés le jour de l’admission, à jour fixe et heure fixe avec leur jeune d’une part et avec un des médecins de « la Velotte » d’autre part, et en acceptant de passer par nous pour toutes les décisions concernant leur fils ou fille.
36 Nous précisons alors qu’il leur faudra bien quelques mois pour connaître un peu mieux « la Velotte » et comprendre comment elle fonctionne ; ce n’est qu’après ce temps d’acclimatation que nous ferons un bilan d’entrée qui permettra de poursuivre ou non la cure en meilleure connaissance de cause.
37 La mise en place du cadre souvent les surprend, les inquiète aussi, par les contraintes qu’il suppose, et en même temps les rassure et les soulage.
38 Mais il va falloir apprendre à se servir de « la Velotte », ce qui ne manquera pas de provoquer des crises plus ou moins fécondes.
La mise à l’épreuve du cadre
39 Dans les premiers temps de sa cure, Nadia va nous montrer différentes facettes et provoquer bien des remous dans l’équipe.
40 Elle peut rester des heures assises sans bouger, l’œil dans le vague, mais dans des endroits stratégiques de la maison d’où elle peut, pensons-nous, contrôler les allées et venues de chacun. À d’autres moments elle s’agite, et exige la présence exclusive à ses côtés d’une soignante sur laquelle elle a porté son dévolu. Si elle ne l’obtient pas, elle devient inquiétante, s’automutile parfois gravement, ou se sauve dehors sans que nous sachions où la retrouver. Parfois, nous la sentons prise dans des angoisses massives, diffuses, qu’elle nous injecte avec force. Elle devient alors très pâle, comme prise dans un vertige d’effondrement intérieur. Sa démarche est très mal assurée, elle semble chavirer sans cesse.
41 Elle se plaint abondamment de « la Velotte » auprès de ses parents pendant le contact téléphonique, ceux-ci s’inquiètent et deviennent soupçonneux à notre égard malgré la réassurance apportée par les médecins lors du contact téléphonique hebdomadaire avec eux.
42 Dans l’équipe, les avis sont très partagés. La soignante qu’elle accapare n’en peut plus. Malgré sa grande expérience, elle dit ne pas pouvoir résister aux exigences de Nadia quand elle se trouve seule avec elle. Elle se sent prise alors dans une angoisse tellement massive qu’elle ne peut plus penser, ni prendre du recul ; elle sent l’imminence d’un danger et ne peut absolument pas la laisser seule. Son unique recours est d’aller avec Nadia auprès d’un autre soignant qui va mettre des mots sur ce qui se passe et permettre d’amorcer un décollement. Une autre soignante à l’inverse trouve cette patiente odieuse, hystérique, manipulatrice, tyrannique et pas si angoissée que ça. Les soignants dans l’ensemble sont plus réservés et plus préoccupés à soutenir les soignantes en ce début de cure, que soucieux de la patiente elle-même qui, de fait, ne les sollicite pas beaucoup. Quant aux autres patients qui savent en général accueillir les nouveaux, car ils ont fait l’expérience du choc que provoque l’admission, ils ont bien du mal avec Nadia qui les inquiète et leur fait peur.
43 À « la Velotte », l’hôpital de jour, ouvert de 10 h 00 à 20 h 00, est couplé à une maison d’hébergement située à vingt minutes à pied, où les patients résident seuls le soir et la nuit, sans présence soignante. C’est là encore une « action parlante » qui leur signifie qu’ils sont ensemble co-responsables de leur cure.
44 Nadia se plaint de ce parcours à faire à pied. Elle appréhende ce moment de séparation d’avec l’équipe soignante. Pendant les premiers temps, il est décidé de l’accompagner en voiture, ce qui la rassure et lui permet de passer des nuits correctes, mais très vite elle perturbe les soirées, inquiète ses camarades, et les contraint à appeler les soignants pendant la nuit.
45 Elle devient ingérable et nous commençons à douter de la possibilité de poursuivre sa prise en charge dans notre dispositif de soin.
46 Nous organisons alors une réunion avec Nadia, ses parents, les deux médecins et trois soignants, dont la soignante particulièrement sollicitée.
47 Cette réunion devient très vite houleuse. Nadia veut retourner chez ses parents qui deviennent accusateurs à notre égard et très déçus de notre incompétence. Nous proposons une hospitalisation en psychiatrie, le temps de faire baisser la tension, de réfléchir, et de permettre au groupe de souffler. Sa mère se montre scandalisée. « Nadia a besoin de bras consolateurs, mais pas d’être encore envoyée chez les fous ! ». Le père ne dit rien.
48 Nous rappelons à Nadia sa motivation à se soigner qui nous avait convaincue. Nous savons que c’est très difficile pour elle d’être loin de ses parents, mais nous la pensons capable de faire autrement, et d’entreprendre un vrai travail de soin. Ce qui est sûr, c’est que nous ne la laisserons pas mettre à mal la vie du groupe. Nous lui demandons de repartir avec ses parents, de réfléchir et de nous écrire. Pendant ce temps, nous gardons le contact téléphonique hebdomadaire entre les parents et les médecins.
49 Les parents repartent furieux avec leur fille.
50 Ce n’est qu’après plusieurs mois de silence de la part de Nadia et après les nombreux échanges téléphoniques hebdomadaires avec ses parents que Nadia se décide enfin à écrire et à reprendre sa cure dans de bien meilleures conditions. Les parents sont devenus un peu plus coopérants par rapport aux soins, et acceptent de signer avec Nadia l’engagement d’accepter l’hospitalisation momentanée en psychiatrie si la tension devenait trop forte.
51 Ce premier recadrage se montre salutaire. Pas vraiment consolateur, mais malgré tout sécurisant et rassurant.
Ouverture vers un travail de deuil
52 Les mois qui suivent sont un peu plus calmes. Nadia participe davantage aux activités organisées par « la Velotte » et à la vie du groupe.
53 Mais les relations avec les soignantes en particulier restent très difficiles à réguler. Nadia se colle physiquement à elles, réclamant d’être prise dans leurs bras, ou elle les éjecte violemment. La mère de Nadia nous reproche régulièrement d’être trop durs avec sa fille et de ne pas l’entourer suffisamment. Nous décidons en équipe de lui proposer une série d’enveloppements humides hebdomadaires. C’est une façon de la « prendre dans nos bras » dans les limites définies par le cadre du soin. Ces enveloppements sont pratiqués par un soignant et une soignante. Le contact des draps glacés et serrés provoque une vasoconstriction de toute la surface corporelle enveloppée puis un réchauffement par le dedans qui peut être ressenti comme très agréable et renarcissisant (l’investissement narcissique corporel ne passe-t-il pas essentiellement par le regard et la peau ?). Mais ces patients bien souvent ne ressentent ni le chaud, ni le froid, au moins au début. Ils sont plus sensibles au fait d’être emmaillotés, contenus et d’avoir deux soignants à leur disposition, assis de part et d’autre du lit pendant tout le temps de l’enveloppement.
54 Nadia apprécie ces moments, ainsi que les soignants qui peuvent l’approcher de façon supportable et la découvrir un peu. Elle a bien du mal à sentir son corps, à reconnaître les parties qui se réchauffent ou celles qui restent froides, mais ainsi enveloppée, elle parle plus volontiers et de façon vivante de ce qu’elle a fait dans la semaine.
55 En dehors de petits temps d’accalmie, Nadia reste très difficile à vivre. Elle semble chercher à préserver à tout prix les bénéfices secondaires de sa grande dépendance, plutôt que d’avoir envie de progresser.
56 Ces exigences de « fausses consolations » sont entretenues par ses parents, qui ont bien du mal à respecter le contrat de coopération de départ.
57 Surpris par des achats de vêtements très onéreux qu’elle fait lors de sorties en ville avec une de ses camarades, nous découvrons que ses parents lui envoient « en douce » de gros billets via la poste pour lui permettre de satisfaire ses goûts de luxe. Nous avions pourtant établi un budget mensuel ensemble, accepté par les parents qui s’étaient engagés à ne rien donner en plus. Nous savons par expérience que ces manipulations « par en dessous », qui peuvent se faire par l’intermédiaire de l’argent, mais aussi par bien d’autres choses, sont beaucoup plus qu’une simple compensation, bien plus qu’un leurre de consolation, et sont le moyen agi d’entretenir des ligatures paradoxales qui soudent le jeune et ses parents entre eux. C’est ce que Paul-Claude Racamier a décrit comme « équivalent d’inceste » :
La certitude qui s’est déjà imposée à nous est que l’équivalent d’inceste, quelle que soit son apparence, exerce la fonction d’un objet fétiche. Mais ce n’est pas un fétiche individuel, c’est un fétiche partagé. Cet objet, si banal en apparence, est l’instrument d’un lien entre ceux qui le détiennent. Non pas vraiment d’un lien, mais d’une ligature. C’est bien là ce qui lui vaut auprès de ses détenteurs, un si solide attachement
59 Rien de plus banal que l’argent, mais qui prend ici la propriété paradoxale d’être à la fois évident et caché.
60 Nous savons, par expérience, que ces objets incestuels sont comme des bombes qui explosent dès qu’on y touche.
61 Le dévoilement de ces cadeaux d’argent dissimulés provoque alors une crise terrible qui nous fait craindre une rupture de cure. Les parents deviennent accusateurs, Nadia multiplie les passages à l’acte et les automutilations. Nous devons la faire hospitaliser en psychiatrie, en reprenant le contrat signé avec les parents, pour calmer le jeu.
62 Plusieurs rencontres sont organisées avec les parents à « la Velotte », pendant que leur fille est à l’hôpital. C’est alors que nous assistons à l’émergence de souffrances secrètes et à la réouverture de deuils familiaux restés jusqu’alors enkystés. Nous découvrons que l’histoire de chaque parent est marquée par des pertes répétées, parfois brutales, traumatiques, dont ils n’ont jamais osé parler à Nadia de peur d’accentuer le traumatisme de l’adoption. Ils commencent à accepter de montrer leurs peines, leur tristesse et leurs larmes.
63 Dans les rencontres qui suivent avec Nadia, les parents peuvent aborder certaines de leurs souffrances et lui parler plus clairement de l’adoption.
64 Nadia se sent très seule. Elle disparaît parfois des journées entières et nous finissons par découvrir que c’est pour se rendre devant la maternité de l’hôpital, où elle passe de nombreuses heures à attendre. Elle y a même un « coup de foudre », selon ses termes, pour une sage-femme qu’elle croise régulièrement. Nous comprenons qu’elle est à la recherche de sa mère biologique. C’est alors qu’elle va commencer à nous livrer son délire jusque-là bien caché, et s’y accrocher désespérément comme à une bouée de sauvetage qui risque de s’éloigner. Il y est question d’une lignée prestigieuse et d’un homme venu d’un pays lointain pour la féconder. Elle a un bébé dans son ventre, mais elle doit combattre des forces occultes… des voix la persécutent.
65 Elle se pose des questions sur sa mère biologique et se montre très surprise quand nous évoquons l’existence d’un père biologique. Progressivement la figuration d’une scène primitive se dégage de l’emprise de l’auto- engendrement. Nadia peut aussi commencer à supporter certaines frustrations sans s’effondrer, laissant penser que les angoisses de castrations et les angoisses d’anéantissement commencent à se différencier.
66 Petit à petit Nadia s’attriste. Parfois elle pleure. Elle parle de plus en plus de son besoin d’avoir un espace à elle. Elle demande à prendre un studio en ville, pour s’y retrouver seule. Les parents s’affolent, l’équipe est divisée. Finalement nous décidons d’accompagner ce projet en l’encadrant dans des limites claires. Les parents ne le visiteront pas. Nadia s’y rendra pour des temps limités pendant la journée, mais continuera à passer ses nuits à la maison d’hébergement avec ses camarades.
67 Nadia se mobilise pour trouver un studio et se montre très active pour l’aménager avec l’aide des soignants. Elle est plus calme, mais de plus en plus triste. Elle est moins dans le passage à l’acte, mais ressent beaucoup plus ses angoisses et n’arrive pas à rester dans son studio, même pour des temps limités ; elle s’y sent comme « avalée dans un trou noir ». Elle prend conscience de sa grande difficulté à être seule. Ses parents lui manquent, et en même temps, elle ne les voit plus comme avant, elle parle de la sensation étrange d’avoir l’impression de ne pas les reconnaître. Elle parle de façon plus authentique de ses émotions, de ses pensées, de certains souvenirs.
68 Nous pensons que Nadia commence à entrer dans le processus du « deuil originaire » tel qu’il est décrit par Paul-Claude Racamier :
Ce processus psychique fondamental par lequel le moi, dès ses prémisses, avant même son émergence et jusqu’à la mort, renonce à la possession totale de l’objet, fait son deuil d’un unisson narcissique absolue et d’une constance de l’être indéfinie et par ce deuil même, qui fonde ses origines, opère la découverte ou l’invention de l’objet, et par conséquent de soi, grâce à l’intériorisation.
Le moi établit donc ses origines en reconnaissant qu’il n’est pas le maître absolu de ses origines. Il se découvre en se perdant : tel est le paradoxe identitaire
70 Le studio préfigure son espace personnel, encore extérieur à elle, mais aussi extérieur à « la Velotte » et à ses parents. Elle va l’habiter progressivement en arrivant petit à petit à mettre les soignants dehors. Dans le même temps, elle accepte de commencer une psychothérapie individuelle à l’extérieur de « la Velotte ». Son évolution reste chaotique mais un seuil a été franchi.
71 Il est un peu fastidieux d’exposer un travail clinique en institution. Déjà parce que la complexité des interactions est telle, qu’il est impossible d’en rendre compte et que le propos est toujours très simplificateur. Mais aussi parce que nous travaillons avec le psychisme en grande partie « exporté » des patients et qu’en tant qu’analystes nous nous intéressons à la vie intrapsychique. C’est pour cette raison, d’ailleurs, qu’il est si important que l’équipe médico-soignante dispose d’un cadre et de temps suffisants pour faire un travail de mise en commun d’élaboration individuelle et collective, et partage le plaisir de penser et d’inventer le soin de façon co-créative avec les patients.
72 Nous offrons au patient la possibilité de découvrir un espace intermédiaire, transitionnel, positivement ambigu, dirait Paul-Claude Racamier, qui participe et de l’équipe et du patient, et du dedans et du dehors, dans lequel s’ouvre la possibilité pour le patient de vivre avec les soignants des mouvements de rejet et d’incorporation, de projection et d’introjection de leurs parties clivées, et finalement d’intégration et d’intériorisation de l’ambivalence et de l’ambiguïté, toutes deux essentielles à la vie psychique. Le patient apprend à « utiliser » l’objet « Velotte », dans le sens que lui donne Winnicott, capable de survivre à ses attaques. Par le jeu complexe des identifications croisées, le patient peut ainsi se « décoller » progressivement de l’entourage, lambeau par lambeau, et acquérir une autonomie psychique suffisante pour aborder ensuite un travail intrapsychique individuel.
73 Avec les actions parlantes, Paul-Claude Racamier nous a transmis un outil précieux et indispensable dans le soin de ces patients.
74 En psychanalyse, le travail psychique s’effectue principalement dans le transfert et à travers les interprétations. Il n’en va pas de même dans le travail de soin. Le transfert est morcelé et éclaté sur les différentes personnes de l’équipe. La parole interprétative ne touche guère les patients psychotiques. Quand elle ne les blesse pas, elle les laisse de marbre. C’est là que la créativité du soin s’exerce : dans une transposition de l’interprétation en action parlante. L’action parlante est ambiguë, au sens que lui donne Paul-Claude Racamier. Elle ouvre un espace transitionnel dans lequel le patient et son entourage vont pouvoir trouver un ancrage, se situer et entrer en relation, alors que les agirs et les passages à l’acte du patient sidéraient la pensée et ne laissaient plus de place pour autre chose que des mouvements réactifs immédiats.
75 L’action parlante relie et articule le psychique et le pragmatique, elle participe à la fois de l’ordre symbolique et de la réalité concrète.
Alors que dans le registre de l’agir le concret est placé comme obstacle à la place et en travers de l’imaginaire, ici nous l’empruntons comme un maillon… C’est un transformateur de l’agir en fantasme. Et, comme tout transformateur, elle tempère les flux énergétiques
77 Quand nous proposons à Nadia des enveloppements humides face à son besoin impérieux de se « coller » aux soignantes pour les éjecter ensuite, c’est plus qu’un simple soin corporel, c’est une action parlante qui ouvre un espace et devient porteuse de fantasmes. Cette action est ritualisée dans le temps et dans l’espace. Nous offrons à la patiente d’être entourée par un couple soignant, d’être en contact mais un peu à distance, emmaillotée mais dans des draps froids qui tempèrent l’excitation et favorisent la perception des limites corporelles. La chaleur va revenir, non pas par la co-excitation avec l’entourage, mais de l’intérieur du corps qui se réchauffe progressivement. Les soignants sont disponibles, dans une attention bienveillante, libérés de l’étau des passages à l’acte.
78 L’action parlante ne vaut que si elle est partagée, elle entre dans ce mouvement de co-création du soin.
79 En conclusion, nous pouvons penser que probablement, ce qui est le plus consolateur pour ces patients et leurs familles, est de faire l’expérience qu’ils peuvent (re)découvrir leurs capacités créatives, devenir co-acteurs du soin et ainsi, comme tout un chacun, co-auteur de la vie qui leur est donnée.
Références bibliographiques
- Dagerman S. (1952), Vart behhov av tröst, Stockholm. Trad. fr. P. Bouquet, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Paris, Actes Sud, 1993.
- Freud S. (1895), Esquisse pour une psychologie scientifique, La Naissance de la psychanalyse, lettres à W. Fliess, notes et plans 1887-1902, Paris, Puf, 1956.
- Racamier P.-C., Les Schizophrènes, Paris, Payot, 1980.
- Racamier P.-C., Cortège conceptuel, Paris, Apsygée, 1993.
- Racamier P.-C., L’Inceste et l’Incestuel, Paris, Les Éditions du collège, 1995.
- Racamier P.-C., De l’agir qui tait à l’action qui parle, in Groupal, n° 4, Paris, Les éditions du collège, 1998.
Mots-clés éditeurs : consolation, action parlante, co-création, psychose, deuil originaire
Date de mise en ligne : 05/06/2015
https://doi.org/10.3917/rfp.792.0478