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Article de revue

L’imposteur : entre pathologie et normalité

Pages 120 à 131

1J’aimerais développer dans cet article la thématique du menteur, ou plus précisément la conviction éprouvée par certains patients d’être des imposteurs. Greenacre a décrit l’imposteur non comme un simple menteur, mais comme un type particulier de menteur qui impose aux autres des falsifications sur ses réalisations, positions ou possessions et qui y parvient par une falsification de son identité empruntée à l’identité d’autrui. Au contraire du menteur qui ment pour se soulager, l’imposteur a absolument besoin d’un auditoire complaisant à ses discours et dont la crédulité un rôle actif dans sa « mise en scène ».

2J’ai rencontré ce conflit particulièrement au cours de l’analyse de jeunes hommes, présentant une organisation narcissique. Ce sont des patients appréciés et valorisés dans leurs activités, reconnus par leur entourage, mais chez qui le succès s’accompagne d’un sentiment d’échec, car ils se considèrent alors comme des « bluffeurs », des imposteurs, et ont la conviction que, tôt ou tard, ils seront découverts, démasqués et humiliés publiquement.

3À propos de l’imposteur, John Steiner (2011) fait référence à des patients qui se cachent, dans un retrait psychique, protégés par une organisation narcissique. C’est plutôt cet aspect que j’aimerais souligner et que je rencontre chez ces patients. Il s’agit du développement d’un  « faux-self » (Winnicott, 1960) organisé par des défenses narcissiques qui renforcent une scission entre un « self » séducteur et grandiose, dans une collusion au pouvoir omnipotent d’un père, qui se présente comme un super-héros, souvent assez bien adapté socialement, et un autre, fragile, sensible, psychosomatique, lieu du vrai « self ». Je considère que ces patients auxquels je me réfère ont une conscience assez claire de l’existence de cette scission et de ce retrait qui leur interdit d’éprouver leurs succès comme réels. Les aspects mis à l’écart sont éprouvés, soit comme méconnus, menaçants et dévalorisés, soit comme sensibles et authentiques qui doivent forcément être protégés.

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Au stade le plus primitif, le vrai « self » est la position théorique d’où parvient le geste spontané et l’idée personnelle. Le geste spontané est le vrai « self » en action. Seul le vrai « self » peut être créateur et seul le vrai « self » peut être ressenti comme réel. À l’opposé, l’existence d’un faux « self » engendre un sentiment d’irréalité ou un sentiment d’inanité. S’il remplit commodément sa fonction, le faux self dissimule le vrai « self » – ou bien trouve le moyen de lui permettre de commencer à vivre » (Winnicott, 1960, p. 125).

5Chez ces patients, le sentiment d’imposture n’est qu’un des aspects que prend la séduction née du besoin de valorisation et de reconnaissance, sentiment qui peut exister, dans une certaine mesure, en chacun de nous (Deutsch, 1955 ; Steiner, 2011). H. Deutsch a décrit ce qu’elle nomme « l’imposteur normal ». Ses caractéristiques sont en rapport avec un « faux self » et les défenses narcissiques plus ou moins intenses qui se sont progressivement organisées pour protéger le sujet de la confrontation avec une faille narcissique précoce et un effondrement dépressif.

6Les deux patients dont il va être question dans cet article se présentent comme des cas singuliers « d’imposteurs », mais en révisant la littérature psychanalytique classique, (Deutsch, 1955 ; Greenacre, 1958), j’ai remarqué que les relations familiales que ces auteurs ont relevées chez les imposteurs « pathologiques », sont semblables à celles que j’ai trouvées chez mes patients.

7On ne peut parler du vrai ou du faux « self » de « l’imposteur », sans que référence soit faite à la relation primaire mère/bébé et à la « capacité contenante de rêverie » (Bion) de la mère, et à la « mère suffisamment bonne » (Winnicott). J’ai décelé chez ces deux patients la même difficulté de la mère à être en accordage affectif avec les besoins du bébé, propre à lui donner l’illusion d’une réalité susceptible de correspondre à sa capacité de créer, tout en favorisant l’introduction progressive de la désillusion (Winnicott). Ce serait ce déploiement d’une « aire intermédiaire » entre la réalité externe et la réalité interne qui permettrait un contact plus adouci avec la réalité externe et donnerait place aussi à la symbolisation.

8Les deux patients dont je vais parler sont venus me voir alors qu’ils avaient l’un et l’autre environ vingt ans. Ils avaient des crises d’angoisse avec d’importantes somatisations gastro-intestinales et cardiaques, en rapport avec la compétition à l’université et des impératifs sociaux. Ils s’étaient refugiés chez eux, ne sortant presque pas dans la rue. Ne supportant pas de n’être pas partout premiers, ils avaient abandonné toutes leurs activités. Ils sentaient qu’ils n’étaient pas capables de faire face aux exigences et aux responsabilités, par peur d’un échec « qui entraînerait une situation d’humiliation publique ».

9Ils se plaignaient d’être idéalisés par les autres, toutefois, quand ils avaient du succès, ils se sentaient victorieux et euphoriques éprouvant un sentiment d’omnipotence souvent soutenu par l’entourage. Cette reconnaissance et cette valorisation étaient immédiatement suivies d’une réaction où ils devenaient très angoissés et effrayés, et se mettaient à l’écart, sans plus rien dire à personne, abdiquant toute relation, déprimés dans l’éprouvé d’un vécu d’effondrement, avec parfois des idées de suicide.

10Premier exemple :

11Luis était un jeune homme de vingt ans dont l’enfance et la jeunesse furent sans problèmes, mais qui ne sortait plus de chez lui à cause des crises de somatisation et de dépression dont il était l’objet, associées à des sentiments d’incapacité et de dévalorisation qui le conduisirent à mettre un terme à ses études universitaires. Le cours de la thérapie fut périodiquement marqué par des situations d’effondrement dépressif consécutives à des succès, surtout de nature professionnelle. Luis présentait depuis son plus jeune âge une énorme angoisse de séparation en relation à sa mère. L’absence d’un substitut maternel adéquat, appelé ici par l’instabilité émotionnelle de la mère, laquelle souffrait de maladie bipolaire, n’avait pas procuré à l’enfant un « holding » et une relation primaire contenante et de rêverie suffisante qui auraient pu être introjectée, provoquant une énorme vulnérabilité et fragilité narcissique. Il avait de tous temps été considéré comme un enfant très difficile, pleurant beaucoup et se disputant souvent avec son frère et sa sœur pour attirer l’attention de ses parents. Du fait de sa position d’aîné, il était toujours considéré comme déjà grand et était tenu responsable de ses disputes avec les plus jeunes. Il devenait de plus en plus violent, révolté contre l’injustice de ses parents. Le père, un homme de prestige et de pouvoir, souvent absent pour des périodes assez longues, était une personnalité très narcissique. Il exhibait son pouvoir, stimulant la compétition intellectuelle et physique avec ses enfants, dans une relation d’égal à égal avec son fils, se moquant de ses fragilités ce qui faisait éprouver à ce dernier une énorme humiliation. Son sentiment de dévalorisation était compensé par une attitude exhibitionniste par laquelle il reprenait à son compte le pouvoir et les succès de son père. Il se vantait auprès de ses amis comme s’il était un super héros. Son entrée à l’université lui fit vivre sa première confrontation avec son absence d’identité propre. Se vanter des succès de son père n’était plus valorisant et il était incapable de faire face à l’énorme compétition des étudiants entre eux. Il se mit à éprouver des sentiments de dévalorisation, se sentant dans l’incapacité de poursuivre ses études et il s’est isolé dans une attitude très régressive avec de fortes idées de suicide, se faisant soigner, comme un enfant, par ses parents.

12Au moment où il commence l’analyse, il a abandonné les études, et à la fin de la première année d’analyse, il a commencé à travailler dans une entreprise avec de nombreux succès qui lui ont valu une succession de promotions. Bien qu’il se sentît valorisé narcissiquement, ce succès et ces promotions l’effrayaient car il craignait qu’on ne lui demande d’assumer plus de responsabilités. Quelque temps après l’euphorie d’une nouvelle promotion, il est tombé dans une situation de panique avec de fortes somatisations en s’accusant de tromper tout le monde. Il disait qu’il n’était qu’un Peter Pan, un imposteur, et que derrière l’homme à succès que tout le monde admirait, il n’y avait qu’un petit enfant effrayé.

13Au fur et à mesure que son analyse se développait, la collusion narcissique entre père et fils est devenue plus évidente. Plus autonome, Luis, qui auparavant déchargeait sur sa mère toute sa rage en la rendant responsable de sa souffrance, est devenu plus critique aussi à l’égard de son père. L’autonomie du fils et la menace de rupture de la collusion narcissique entre père et fils a suscité chez le père une dépression mélancolique avec des idées de ruine. À ce moment-là, Luis est devenu plus actif, aidant sa mère, comme s’ils étaient en couple, dans l’organisation des différentes affaires et contrats de son père. Quand Luis devenait plus dépressif et menaçait de tout laisser tomber, son père récupérait du jour au lendemain, en devenant le soutien de son fils. Après deux ou trois épisodes de cette nature, la relation pathologique entre père et fils était devenue plus consciente pour Luis. Il est devenu plus autonome et s’est engagé dans une relation amoureuse plus sérieuse avec son amie avec laquelle il a décidé de vivre. Cependant, cette relation répétait d’une certaine manière la relation pathologique que Luis avait avec sa mère. Luis, par identifications projectives, projetait sa propre fragilité dans son amie, en devenant lui-même un homme à succès, sûr de lui, sans aucune fragilité. Son amie a assumé ce rôle dévalorisé et après être tombée dans une grave dépression, a mis fin à la relation. La relation terminée, Luis a réussi, pour la première fois, à assumer un rôle d’observateur de ses propres attitudes, et de sa propre destructivité. La séparation l’a fait tomber à nouveau dans une dépression, car il devait désormais assumer en lui les deux aspects, le grandiose et le fragile, sans avoir la possibilité de s’en débarrasser, comme avec l’identification projective.

14Le sentiment de mépris et de dévalorisation de la part du père à son égard fut à l’origine de violentes disputes entre eux, suscitant chez lui des tendances suicidaires destinées à atteindre le père : « de façon à lui provoquer une culpabilité insupportable pour le reste de sa vie », comme s’il lui appartenait, dans une confusion self-objet. De cette façon, le père ne pourrait plus ignorer le préjudice qu’il lui avait causé.

15Le succès était pour Luis, non seulement lié à la compétition avec le père superman, mais aussi au fait de pouvoir prendre sa place. Seul le succès reconnu et valorisé par son père pouvait être vraiment reconnu comme tel par lui même. Luis ne semblait ne se souvenir ni de ses succès ni de ses promotions, comme s’ils n’étaient pas du tout valorisés par lui.

16L’acceptation de la reconnaissance de ses succès par ses chefs neutralisait momentanément la violence de ses mauvais objets internes introjectés qui entretenaient chez lui ce sentiment d’auto-dévalorisation et de mépris de soi. Mais c’était à cause de cela, de ce qu’il ressentait au plus profond de lui-même, qu’il avait l’impression d’être un « bluffeur », un imposteur chaque fois que ses chefs lui disaient d’aller à l’étranger sous prétexte qu’il était le seul car l’entreprise était en crise et ils avaient absolument besoin de sa présence.

17La relation analytique, non encore suffisamment internalisée autour d’un bon objet, ne lui permettait pas, au début, de faire face à tout ce processus sans avoir l’impression d’une chute dans le vide. La solution qui se présentait était d’en revenir à l’aspect médiocre et méprisant de lui-même, stratégie qui lui garantissait la protection de ses parents, lesquels resteraient à jamais penchés sur lui, comme sur un enfant handicapé. La reconnaissance de ses succès par ses supérieurs lui faisait suspecter chez eux un déficit de compétence ou un désintérêt de leur part vis-à-vis de son action qui les avait conduits à ne pas bien évaluer la situation. Cependant, une partie de lui-même demeurait lucide et voyait clairement que tous ses succès ne visaient qu’à s’attirer la reconnaissance de ses chefs, de la même façon qu’il avait toujours cherché cette reconnaissance chez son père sans jamais la recevoir. La reconnaissance de ses supérieurs était d’abord source d’une immense satisfaction, jusqu’à ce que le bénéfice de ce sentiment soit rapidement saboté par un retrait, des absences au travail ou à des réunions importantes. Comportement visant à démontrer qu’il ne méritait pas cette reconnaissance et que son père, là encore, avait raison. Il allait jusqu’à recommander à ses chefs de le licencier sous prétexte qu’il était un mauvais élément pour l’entreprise et qu’on ne pouvait pas compter sur lui. Cependant, jusque dans ses jugements auto-dépréciatifs, je ne pouvais m’empêcher de déceler la présence d’un sentiment d’omnipotence car ne se mettait-il pas en situation de maîtriser jusqu’au bout la situation en disant à ses chefs ce qu’ils devaient faire de lui ou ne pas lui faire…

18Au cours de l’analyse, cette insécurité qu’il devait à l’absence de reconnaissance maternelle tout autant qu’à l’humiliation et la dévalorisation paternelle lui a fait prendre conscience de sa crainte de devenir adulte et autonome, et qui se traduisait par le fait qu’il ait toujours voulu se cantonner dans le rôle du fils : « Je suis un Peter Pan. Je veux rester dans mon lit, mon père à mes côtés, et ma mère à me donner à manger. Je suis un enfant, je suis un bluffeur. » Faillir lui donnerait alors la possibilité de rencontrer une tendresse et une protection paternelle et maternelle dont il occuperait le centre, où il serait le Seul, récupérant ainsi l’omnipotence qu’il cherchait depuis toujours.

19Son véritable plaisir aurait été que son succès soit reconnu, et valorisé avec fierté par son père. Plutôt que de simplement dépasser son père, car dépasser son père serait pour lui, le perdre. Son plus grand plaisir aurait été de le séduire, d’être reconnu et être sûr d’être aimé de lui, trouver finalement cet objet masculin d’amour et d’identification à ce point inaccessible qu’il n’a jamais pu être internalisé. Sa rigidité correspondait plutôt à un « faux-self », pseudo-adulte et pseudo-masculin qui cachait le sentiment profond d’être un enfant carencé.

20Second exemple :

21Paul a trente-cinq ans et il est venu me trouver pour des crises de panique avec somatisations cardiaques qui, lui faisant craindre un infarctus, le conduisaient régulièrement aux urgences.

22Paul se présente aujourd’hui comme un homme en pleine réussite, et malgré la crise économique du pays, son entreprise se porte plutôt bien. Il parle avec grand enthousiasme de sa vie professionnelle et de son activité qu’il compare à un jeu de billard. Lors de ce premier contact, je me rends compte immédiatement de mon contre-transfert très positif, ou trop positif peut-être, à l’égard tant des capacités que des activités de mon patient. Ce contre-transfert si positif m’a alertée sur ce qui était en train de se passer dans cette première rencontre.

23Paul avait été mon patient vingt ans plus tôt. Il présentait les mêmes symptômes, mais à l’époque, il était venu accompagné de son père. J’avais eu immédiatement le sentiment d’un attachement très pathologique entre père et fils. Le fils montrait une dépendance envers son père, vécue surtout au niveau de plaintes hypocondriaques dont le père tâchait de le soulager en l’accompagnant à l’hôpital où travaillait son oncle paternel. Paul sentait qu’il ne pouvait pas plus s’éloigner de son père que de la ville où il habitait. Il voulait être tout près de l’hôpital dont son oncle était le directeur car, même si ce dernier était absent, le fait d’être son neveu lui garantissait d’être bien traité.

24Son père voulait tout le temps contrôler les manifestations d’autonomie de son fils, qui se manifestaient surtout à travers le sport. Paul, en ce temps-là, était très bon au football et à ce titre était souvent invité à participer à des compétitions à l’étranger, ce à quoi son père s’opposait. Bien que très révolté contre son père, il avait été aussi soulagé par cette décision, à la pensée que si quelque chose de grave lui arrivait si loin de chez lui, son père ne serait pas là pour l’accompagner…

25Les parents avaient une relation de grande excitation entre eux. Leur sexualité était vécue d’une façon très exhibitionniste, en présence des enfants. La mère était une femme très jolie, soumise à son mari, dans une relation très érotisée à ses enfants et qui ne s’était jamais autonomisée vis-à-vis de sa propre famille. Elle se soumettait à la tyrannie physique et psychique de son mari sans avoir une vraie relation maternelle et de « holding » avec ses enfants. Le père avait envers Paul une relation dans laquelle il désirait assumer à la fois le rôle maternel et paternel, avec une fascination pour ce fils, ce qui était devenu très inquiétant pour Paul pendant son adolescence.

26Il a donc commencé une psychothérapie à l’âge de vingt ans, et son angoisse en avait été atténuée. Sa psychothérapie avait été interrompue d’une façon prématurée car les symptômes avaient disparu. Il avait commencé aussi une relation avec son amie qui a été, et est encore, un contenant émotionnel très rassurant. La psychanalyse lui avait été conseillée, à raison de quatre séances par semaine, ce qu’il n’avait pas accepté par « peur de devenir très dépendant » ou par « peur d’assumer qu’il était gravement malade », ce qu’il ne croyait pas.

27Cette fois-ci, Paul est venu me voir à cause d’une révolte et d’une angoisse débordante, à nouveau, en rapport avec son père, gravement malade, atteint d’une démence vasculaire. Son sentiment face à la mort de son père est assez souvent évoqué. Il dit qu’il l’attend à tout moment, mais qu’il a un grand chagrin de ne pas pouvoir accorder à ses parents une vie plus confortable, entourés de leurs enfants et petits-enfants… Son père donne une tonalité de rejet et d’agressivité à toutes les situations…

28« Il y quelques mois, à l’occasion de mes quarante ans, j’ai fait une fête qui a réuni presque cent personnes… J’ignorais que j’avais autant d’amis… Mon père était présent, mais il ne m’a même pas félicité. Avant de partir, il est allé saluer un par un tous les invités, des gens que pour la plupart il ne connaissait pas. J’ai jugé qu’il se conduisait de façon arrogante et si je ne l’avais pas suivi, je pense même qu’il aurait quitté la fête sans rien me dire. Je suis allé lui dire au revoir et, en me regardant, il s’est contenté de dire : “Il paraît que c’était ton anniversaire…” J’ai toujours eu le sentiment qu’il était dans une relation de forte rivalité à l’égard de ses enfants… Mais surtout avec moi… Peut-être parce que je faisais beaucoup de choses qu’il aurait aimé faire… C’est grâce à lui que j’ai cette passion pour l’art et que je suis devenu architecte… Que j’aime l’opéra… Mais, quand ma marraine m’a aidé à créer mon entreprise, mon père, au lieu d’être heureux, s’est opposé à ce que je m’en occupe seul et a exigé cinquante et un pour cent des parts. C’était mon entreprise, j’ai refusé… Je voulais mon autonomie et ne plus jamais voir mon père contrôler ma vie. Cette fois-ci, j’ai gagné. Mon entreprise est à moi tout seul… Malgré la crise, elle ne va pas mal du tout… Mais c’est entièrement le fruit de mon travail… Ceux qui travaillent avec moi deviennent non pas des employés, mais des amis. Peut-être que j’agis ainsi pour ne pas me sentir responsable d’eux… La responsabilité est une chose qui m’effraie énormément… Il y a des moments où je ne vais pas dans mon entreprise et je reste chez moi, à jouer à flight simulator [il décrit ce jeu de nouveau avec un enthousiasme contagieux, évoquant son rêve de piloter des avions et de connaître en réalité tous ces aéroports où il a déjà atterri dans son jeu…] C’est curieux, parfois je ne suis pas capable de me mettre dans un avion à cause de la panique et j’ai un plaisir indescriptible à jouer à ce jeu tout comme à me rendre à l’aéroport voir les avions décoller et atterrir…Vous n’imaginez pas combien ça me calme… »

29Ses absences de l’entreprise, laissant ses collaborateurs trop libres sans aucune orientation, ont provoqué le départ de quelques collaborateurs. Il en éprouve un sentiment de honte. Il redoute que ses collaborateurs ne finissent par se douter de son incapacité à faire face aux responsabilités et aux échanges adultes, ce qui serait pour lui une profonde humiliation, non seulement au travail, mais face aussi à sa famille. Ce serait la preuve que, comme son père l’avait prévu, il n’a pas la capacité de gérer, à lui seul, une entreprise de cette dimension.

30Un autre aspect important de sa vie, est la façon dont il a investi le billard. Tout le monde s’accorde à reconnaître en lui un joueur de première force avec des « capacités innées pour le jeu que même les champions parfois n’ont pas ». Il évoque plusieurs situations de jeu dans lesquelles il est capable de faire un « coup de queue » spectaculaire que tous reconnaissent comme exceptionnel et qu’il lui suffirait de travailler pour être au niveau international. Mais, comme dit Paul : « Mon problème est mon incapacité à vaincre ». Quand il lui suffit d’un « coup de queue » très facile pour obtenir la victoire, il manque son coup. Les personnes ne comprennent pas ce qui arrive car la victoire était à lui. Personne ne peut comprendre, sauf lui : il sait qu’à certains moments gagner serait comme défier ou battre son père.

31Séance

32

Aujourd’hui j’ai eu mon entraînement avec Pierre… il m’a proposé plusieurs exercices. Les premiers exercices qu’il m’a conseillés, une certaine façon de frapper la boule, je les ai tous réussis jusqu’à la fin. Les dernières boules étaient assez difficiles, mais je les ai toutes faites. Le deuxième exercice qui me semblait plus facile, je n’ai réussi à le faire que jusqu’à la moitié. Je me suis aperçu d’une chose qui m’a complètement découragé… C’est que tout est technique [j’ai pensé à mon malaise après ce que j’avais interprété à la fin de la séance dernière… c’était aussi un peu trop technique]… Il y a des coups pour lesquels je dois m’entraîner beaucoup et ensuite je peux être sûr qu’ils vont réussir. Voir le jeu de cette façon-là, m’a complètement déçu… C’est comme si ce que je joue avec enthousiasme était devenu subitement une pratique ennuyeuse et technique… Je suis désolé… Je n’aime pas ça… Aujourd’hui j’ai une nouvelle approche pour le championnat et je sens que je perdrai… Je ne sais pas si j’irai. Quand je commence à penser à toutes ces techniques… C’est une chose presque scientifique. Je vois d’autres joueurs et beaucoup n’ont aucune beauté… C’est tout simplement technique… Ce n’est rien…

33Silence.

34

Il met les mains sur sa tête :
C’est comme si on m’avait enlevé un rêve, cette certitude que j’ai depuis toujours, d’être très bon, d’être le meilleur, le meilleur comme fils, comme petit-fils, au billard… Comme ça, c’est entraînement, entraînement et toujours comme ça…
A –… Oubliant le plaisir de penser à être le meilleur…
P – Ce souci d’être le préféré… Quand Maria m’a envoyé le message en disant que j’étais le meilleur parrain du monde, je l’ai entendu pour la première fois d’une autre façon. J’ai l’entendu comme étant le meilleur parrain de son monde à elle. Je ne l’ai pas considéré en termes absolus, comme si je devais être le meilleur du monde entier mais de son propre monde à elle… Ça m’a fait un grand plaisir et aussi ça m’a libéré. Ce dont je suis en train de m’apercevoir c’est que j’éprouvais un sentiment de responsabilité comme si je devais être le meilleur de tous et même au billard comme j’ai gagné les quatre jeux la semaine dernière, maintenant ils attendaient que je le sois. Ce que je veux, c’est être le meilleur de mon monde, pas de tout, car cela débouche chez moi sur un sentiment de responsabilité et d’obligation de gagner…
[J’avais senti que Pierre était comme un père et qu’il y avait peut être une triangulation où il faisait un couple avec moi…]
P – Parfois, il me semble reprendre des forces quand Pierre me dit : « J’aime vraiment ton coup de queue… Il est naturel. »… C’est comme si, disant cela, il exprimait la reconnaissance d’un père pour son fils.
A – Mais un père qui est capable de reconnaître de bonnes choses chez son fils et de le lui dire…
P – Ah maintenant que vous me dites ça, je me rappelle que j’ai fait un rêve cette nuit sur le même sujet… Je me suis réveillé… Je me souviens très bien regardant la fenêtre de ma chambre alors que je pensais : « aujourd’hui, je dois dire ça à T. » Je me souviens seulement que je voulais vous dire que je n’avais vraiment pas rendu justice à mon père, ici. Quand je vous ai dit qu’il ne me reconnaissait jamais, cela n’était pas totalement vrai, je voudrais vous dire qu’au moins il me reconnaissait dans une chose… Ah !!!
(Il remet ses mains sur la tête) :
Je ne me souviens pas…
Essaie de reprendre l’idée et dit :
C’est curieux, je cherche et au lieu que me revienne à l’esprit l’idée dont je voulais vous parler, ce qui me vient c’est une dizaine de situations où il ne me reconnaissait pas.
Je me souviens qu’un jour il a donné à chacun de ses fils une poupée représentant les différentes professions. À mon frère, il a donné un architecte, à l’autre un peintre, et à moi, qui travaillais à ce moment-là dans la gestion de l’entreprise de ma marraine, il a offert un informaticien… Je pense qu’il voulait m’humilier… Il cherchait toujours me tirer vers le bas…
J’ai vraiment travaillé avec des ordinateurs dans l’entreprise de ma marraine, j’ai informatisé tous les départements… Mais je n’étais pas informaticien. Quand j’ai été chargé par ma marraine d’acheter les ordinateurs pour l’entreprise, mon père, qui ne comprenait rien aux ordinateurs, est apparu avec du matériel informatique qu’il avait acheté sur les conseils d’un collègue à lui. Ça a été sa façon d’interférer dans mon action. Il a fait ça toute ma vie. Il voulait tout le temps me rabaisser, il ne supportait que je fasse quelque chose qui puisse échapper à son contrôle. Chez nous, il m’avait imposé des horaires très stricts pour être sur l’ordinateur alors que ce que je voulais, moi, c’était explorer toutes les potentialités de l’ordinateur…

35Silence.

36

Mais tout ça me donne un permanent sentiment d’échec… J’ai le sentiment qu’aujourd’hui je ne vais pas gagner… Peut-être que ce serait mieux de ne pas y aller…
A – Ce n’est pas Pierre qui va jouer, ni votre père, c’est vous. Mais parfois vous ne vous donnez pas le droit d’être vous-même avec votre propre style, sans l’interférence « paternelle ».
[J’ai bien senti que cette interprétation se présentait comme une tentative étayante, mais je me suis résolue à la faire car nous étions à la fin de la séance et le jeu en question avait lieu le soir-même. Si cela n’avait pas été le cas, je n’aurais pas eu la préoccupation de renforcer sa confiance d’une façon si directe et j’aurais plutôt exploré davantage le sens de son besoin de reconnaissance paternelle et de sa soumission…]
Puis, il a repris le sujet du « coup de queue » et de son style naturel si apprécié de Pierre (je le sentais comme un petit enfant un peu dévitalisé et dévalorisé)
A –… Le « coup de queue » c’est comme s’il y avait une condensation de l’agressivité et de la sensualité dans le mouvement. C’est dangereux ? Si cette agressivité disparaît, vos jambes tremblent et vous devez vous appuyer sur la table pour ne pas tomber par terre et vous perdez la force de l’impact dans la bille… [Je me référais à une partie où il s’était presque évanoui au moment où il était en train de faire le « coup de queue », l’image de son père lui est venue à l’esprit et nous avions interprété comme s’il s’agissait de son désir de prendre sa place dans le « coup de queue » œdipien.]
P – Oui… Je me souviens très bien de ce moment. [Il poursuit sur un ton plus affirmé] J’ai mon style et je ne peux pas le rejeter… Certainement j’ai beaucoup profité des leçons de Pierre… Mais c’est mon jeu à moi, pas le sien.

Discussion

37Avec les deux patients, on était en présence d’une relation primaire assez instable. On pourrait dire qu’ils ne pouvaient pas se séparer de leurs mères car ils n’avaient pas eu l’opportunité d’un lien suffisamment profond pour internaliser un bon objet maternel, stable et contenant. Ils n’avaient pas non plus de pères capables de jouer un rôle maternel substitutif qui permettrait l’internalisation d’un objet d’amour stable et sécurisant, donnant un sentiment d’existence et une continuité d’être, permettant une différentiation self/ objet, et la structuration d’une identité.

38Ces deux patients ont été traités depuis leur enfance comme les compagnons de leur mère ou, parfois, comme leur confident. Cela leur donnait une importance qui les empêchait de vivre leur rôle d’enfant et faisant d’eux des adultes très prématurés. Simultanément, ils ont développé une énorme culpabilité vis-à-vis de leur père, qu’ils admiraient et redoutaient.

39Les pères, à la fois très admirés et très absents, sont des hommes d’un grand prestige, très narcissiques. Ils se sont occupés de leur enfant dans un lien de proximité et une collusion narcissique, comme s’ils avaient formé une alliance invincible avec lui. Cependant, sitôt que l’enfant montrait quelque signe d’autonomie ou de compétition, ils répliquaient aussitôt sur le terrain de la rivalité immédiate, sur un plan d’égal à égal, affirmant ainsi leur supériorité mais aussi en humiliant l’enfant, ce qui ne pouvait que renforcer son sentiment d’insuffisance et de petitesse. Cette relation suscitait une énorme ambivalence chez les garçons. Ils se sentaient et se montraient supérieurs à leurs amis, comme si le pouvoir et le succès de leur père s’exprimaient à travers eux. La première crise d’effondrement eut lieu, dans l’un et l’autre cas, lors de la première année de l’Université, au moment où ils ont dû faire face à une énorme compétition sans pouvoir faire jouer au père son rôle de bouclier narcissique. Cependant, ils réussissaient à se faire admirés de leurs collègues comme s’ils avaient quelque chose de spécial. Steiner souligne le déni, chez ces patients, des parties infantiles de leur self qu’ils projettent sur les autres et aux yeux desquels, alors, ils deviennent des héros.

40Luis projetait sa partie plus sensible et fragile dans son amie vis-à-vis de qui il devenait un homme à succès, sûr de lui, sans angoisse, et l’attaquant dans ce qu’elle avait de plus fragile, la dévalorisant et l’humiliant. La relation est devenue très conflictuelle, son amie tombant dans une dépression et finissant par le quitter. À ce moment-là, confronté à l’absence d’un objet où il puisse projeter et attaquer ses aspects fragiles, il est devenu très angoissé et déprimé. Il devait alors contenir en lui les deux parties du self en conflit, la fragile et la toute-puissante, qu’il ne réussissait pas à transformer et à intégrer.

41Parfois, et ceci peut apparaître en séance, dans le transfert, les deux patients oscillent entre la situation d’essayer de mettre l’analyste dans le rôle de l’amie ou celui de la mère dévalorisée et, si cela n’est pas interprété, ils deviendront de plus en plus omnipotents et agressifs à l’égard de l’analyste, en essayant de l’humilier ou par le recours à des situations régressives, souvent dans le silence, ou en se laissant aller à s’endormir, comme si par le silence, ils tâchaient de réparer les déchirures d’un moi qu’ils ne réussissaient à mettre en mots.

42Luis, au cours de l’analyse, parle de sa crainte de devenir adulte et autonome, et de son désir de rester toujours dans le rôle du fils. Son plus grand plaisir aurait été que son succès soit reconnu, valorisé avec fierté par son père. Plutôt que de dépasser son père, ce qui serait revenu pour lui à le perdre, sa plus intime satisfaction aurait été de le séduire, d’être reconnu et d’avoir la certitude d’être aimé de lui. Sa rigidité était une sorte de carapace pseudo-adulte et pseudo-masculine dissimulant le profond sentiment d’être, en tant qu’homme, un bluffeur, de n’être qu’un « Peter Pan ».

43Dans la relation transfert-contre transfert, il y a d’un côté l’expression d’un désir inconscient de séduire l’analyste et de lui faire croire en son pouvoir et ses réussites, pouvant confirmer sa toute-puissance, et, de l’autre côté, il y a la crainte que l’analyste puisse être trompé, et qu’ainsi, il n’y ait personne qui puisse s’occuper de cette partie enfant dévalorisée qui existe en eux. Il y aura ainsi une oscillation entre périodes de dépression et régression en rapport avec les réactions au succès et à la confrontation avec son sentiment de dévalorisation, mais aussi souvent surviendra un changement brusque avec un évitement du deuil, accompagné d’omnipotence et d’agressivité en projetant ses aspects dévalorisés dans les autres ou dans l’analyste.

44Comme on peut l’observer dans ces deux vignettes cliniques, le problème de l’identité et du narcissisme est central dans l’imposteur (Steiner, Deutsch). Les identifications narcissiques n’ont pas permis une vraie identification et le développement d’un solide sentiment d’identité et d’individualité qui permettrait la séparation et la différentiation entre self et objet.

45La difficulté vécue par ces patients est de pouvoir faire face au deuil qui permettrait l’intégration du « self » en acceptant la perte de l’omnipotence infantile, et en développant la capacité d’être un observateur, pas toujours un participant, en occupant la place du tiers (Britton, 1993), soit de celui qui observe, soit de celui qui est observé, ce qui leur donnerait la conscience de soi et des autres, du temps qui passe, sans l’obligation d’être le super-héros ni le petit enfant de leur parents.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Britton R., The missing link: parental sexuality in the Oedipus complex, in The Gender Conundrum, Londres, Routledge, 1993.
  • Deutsch H.. The Impostor. Contribution to Ego Psychology of a Type of Psychopath, Psychoanalytic Quarterly, 24, 1955, p.  483-505.
  • Greenacre P., The Impostor, Psychoanalytic Quarterly, 27, 1958, p. 359-382.
  • Steiner J., The Impostor Revisited, in Psychoanalytic Quaterly,vol. LXXX, nº 4, 2011, p. 1061-1071.
  • Winnicott D. W. (1960), Distorsion du moi en fonction du vrai et du faux self, in Processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, 1989, p. 115-131.
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