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Article de revue

Contrainte transgénérationnelle au deuil de soi

Pages 1575 à 1581

Notes

  • [1]
    S’intéresser à ces « survivants dès le début », c’est aussi reposer la question ouverte par Martin Gauthier, celle d’une mise à mal du paradoxe de la transitionnalité par le trauma. La transitionnalité étant ici à entendre dans sa double acception : le champ processuel ouvert par la relation objectale au sein de la culture, et par la différenciation moi-surmoi.
« Ça nous prend combien d’temps à nous-autes pour dev’nir vivants. »
Michel Garneau, Quatre à quatre.

1J’aurais bien aimé m’arrêter sur une jolie pièce de théâtre québécoise de Michel Garneau, Quatre à quatre, pour laisser parler les voix tendres et cruelles de ces quatre générations de femmes immergées dans l’actuel du pulsionnel, du trauma et du deuil. Les deux rapports nous l’ont bien montré, l’artiste a, dans ce congrès, la part belle, en comparaison de quoi la raisonnable prise de parole analytique peut s’éprouver comme une contrainte au deuil d’un soi qui se voudrait poète.

2À la suite de Claudette Lafond, c’est sur ce concept de « contrainte au deuil de soi », proposé par Sylvie et Robert Asséo, que je vais d’abord m’attarder : concept éloquent en ce qu’il provoque chez le lecteur un éprouvé « juste », mais difficile à définir métapsychologiquement.

3Dans l’histoire de la psychologie, la portée unifiante et réflexive du concept de soi et son lien avec le narcissisme ont été revisités et déconstruits par la conception psychanalytique d’un moi hétérogène ; certes liant en ce qu’il est compulsion à la synthèse, mais fondamentalement aux prises avec l’altérité de l’inconscient, le corps étranger interne des pulsions, la multiplicité des identifications… Le retour du concept de soi par le biais du « self » est sans nul doute un fait de résistance à certains aspects de la théorie freudienne, mais il s’est également imposé face à une réalité clinique, sa perception par défaut ; d’où par exemple la définition de la personnalité « as if », ou pour Winnicott celle du « faux self ».

4L’intérêt de l’apport de Winnicott dans le repérage d’un vrai et d’un faux self est d’insister sur l’ancrage corporel du premier : le vrai self, c’est au départ le geste spontané et l’hallucination sensorielle du nourrisson. Le vrai self, c’est se sentir vivant et reconnu comme tel dans la relation aux objets subjectifs déployés dans l’aire transitionnelle qui deviendra ultérieurement pour le nourrisson aire culturelle, mais qui l’est déjà pour la mère. Le faux self s’articule avec le vrai self, et le protège là où l’inadéquation de l’objet ou du milieu met en péril le nourrisson, jusqu’à l’extrême du danger vital :

5« Lorsque que l’adaptation de la mère aux hallucinations et pulsions spontanées du nourrisson n’est pas suffisamment bonne […] dès le début […] on pourrait s’attendre à ce que le nourrisson meure physiquement, parce que l’investissement des objets externes n’a pas commencé. En pratique, cependant, il vit ; mais de façon fausse » (Winnicott, [1960] 1974, p. 123).

6C’est à dire qu’il se clive et se distord.

7À propos de la distinction entre soi et moi à laquelle il s’attache dans son article Naissance et reconnaissance du soi, J.-B. Pontalis propose la différenciation suivante : la relation à l’objet transitionnel concernerait le moi, c’est-à-dire le rapport dedans-dehors, tandis que l’utilisation de l’objet, qui implique sa destruction fantasmatique et ses retrouvailles, concernerait le soi, puisqu’elle construit l’autonomie du sujet par rapport à l’objet satisfaisant. Le meurtre et la survie de l’objet ont ainsi partie liée avec l’auto-perception par le sujet de sa réalité vivante. Le moi, ajoute plus loin l’auteur, est le représentant de l’organisme en tant que forme (contenant, vésicule) ; la pulsion étant un étranger interne, ce qui l’anime n’est pas en lui. « Le soi, lui, n’est pas l’élan vital, mais dans l’espace du psychisme il est le représentant du vivant, il fait du psychisme une réalité vivante » (Pontalis, 1977, p. 187).

8Lorsque Freud, en dialogue intérieur avec Ferenczi, aborde, dans L’analyse finie et l’analyse infinie, les différentes modalités de modifications du moi en réponse au traumas précoces, il évoque un moi tenu de « faire l’intermédiaire, au service du principe de plaisir, entre son ça et le monde extérieur », et, plus loin, un moi qui « apprend à se mettre en position défensive contre son propre ça », comme si la menace traumatique réveillait implicitement dans la théorie même, la nécessité de faire réflexivement recours à un moi privé, au fond proche du soi, par rapport aux risques d’altérations présentées comme des « dislocations et des restrictions » (Freud, [1937c] 2010, p. 37).

9Dans cette perspective, la résurgence du concept de soi dans le rapport des Asséo n’est sans doute pas anodine. On peut supposer que la référence au vivant a fait retour dans la pensée même des rapporteurs en réaction subjective au potentiel désorganisant et mortifère du sujet traité. Lorsqu’ils rappellent la perspective transversale qu’ils ont choisi pour rendre compte, dans l’actuel, du trauma de deuil dans la culture, les auteurs précisent que « la contrainte au deuil de soi lui donne corps ». On pourrait ajouter : donne corps à une théorisation et une écriture au plus vif de l’éprouvé.

10Venons-en maintenant à l’ensemble de la formulation : contrainte au deuil de soi.

11Tout en se différenciant de leurs points de vue respectifs, les rapporteurs ont brièvement mentionné en note deux écrits relatifs à un travail de deuil spécifique qui concerne le « je » (M. De M’Uzan, sjem) ou le soi, (C. David, Le deuil de soi-même). Tous deux méritent que l’on s’y arrête.

12Christian David évoque la contrainte au deuil de soi que représente la finitude humaine. Contrainte externe au moi, puisque biologique, la mort est pour lui précocement connue du psychisme sous la forme d’un éprouvé distinct de l’angoisse de castration. L’auteur fait appel aux poètes, ces esthètes de l’irreprésentabilité, pour rendre compte de ce toujours su, puis aux positions théoriques de divers collègues, en particulier les Botella pour rapprocher le deuil de soi du travail imposé au psychisme du fait de la « potentialité traumatique permanente » qui le constitue. Le deuil de soi est alors appréhendé comme une activité de reliaison pulsionnelle au sein de mouvements périodiques de « désubjectivation tempérée » activés par l’éprouvé de l’imminence de sa propre mort (David, 1996, p. 27).

13Michel De M’Uzan, pour sa part, décrit un moment particulier d’étrangeté ressenti devant l’imminence de la perte d’un être cher. Craignant d’être aspiré par l’exigence libidinale du mourant, le sujet se dédouble : il se sent habité par la pensée « si j’étais mort » (De M’Uzan, 1977, p. 151) et simultanément s’externalise dans un alter ego bien vivant. Le repérage perceptif, détail par détail, de la différence entre lui et son double lui confirme la solidité du clivage. La part narcissique que le moi a investi dans la représentation que l’objet à de lui-même, amenée à disparaître avec lui, est ainsi transitoirement sauvegardée par le vacillement identitaire. On pense ici à la perte de la fonction spéculaire de l’objet (et du socius) winnicottien qui renvoie au nourrisson son image, ou plus précisément « quelque chose qui le concerne » (Winnicott, [1971] 1975, p. 155).

14Désubjectivation tempérée pouvant aller jusqu’au dédoublement mort-vivant : nous ne sommes pas loin des propos de Sartre, cité par Jean-Michel Rey :

15« Cette nécessité où est le Juif de s’interroger sans cesse et finalement de prendre parti sur le personnage fantôme, inconnu et familier, insaisissable et tout proche, qui le hante et qui n’est autre que lui-même, lui-même tel qu’il est pour autrui » (Rey, 2013).

16La même note des rapporteurs fait également référence à un troisième article, Sur le travail de la mort de J.-B. Pontalis : réflexion sur la mort dans la vie et la théorie de Freud, puis sur la nature de la pulsion de mort et le travail qu’elle impose au psychisme en tant que processus de déliaison et de clôture, atopique, anobjectal. Si l’auteur rappelle que selon Freud, « tout être vivant meurt nécessairement par des causes internes » (op. cit., p. 249), c’est pour souligner que toute agression externe œuvre en lien avec cette destructivité interne, psycho-somatique au sens ou la différence psyché-soma s’efface avec la désymbolisation des processus : « La psyché n’est plus alors représentant substitutif du corps. Elle est corps » (op. cit., p. 250).

17Ainsi se trouve ravivée une des nombreuses questions posées par le rapport : jusqu’à quel point la spécificité du trauma historique abordé nous éloigne-t-elle des traumas identitaires accidentels ou structurels ? Jusqu’à quel point l’agir du persécuteur qui sollicite l’auto-extinction, comme nous le montre si bien les rapporteurs, se différencie-elle de certaines relations objectales hautement pathogènes ? Jusqu’à quel point les stratégies de survie sont-elles vraiment distinctes ?

18L’œuvre de Beckett, longuement citée dans le rapport, représente précisément pour moi le tissage d’un travail de trauma individuel, collectif et transgénérationnel. Sur le théâtre de la guerre, la vision traumatique de la barbarie a remis psychiquement en jeu la violence du vécu infantile. L’écriture de En attendant Godot condense de fait traumas infantiles et trauma culturel, mais aussi deux périodes historiques : le processus de déshumanisation actif des années quarante à l’encontre des juifs, lorsque Beckett s’engagea dans la résistance, et la misère déshumanisante de l’Irlande du début du siècle, condamnant une partie de la population à l’errance. J. M. Synge avait fait de ces errants des personnages littéraires (voir Le Baladin du monde occidental). Beckett admirait son œuvre et il y a « une ressemblance frappante » entre les personnages de Beckett et les vagabonds qui peuplent l’œuvre de Synge (Depussé, 2007 p. 33). Modèle identificatoire de traitement du trauma par l’écriture ?

19C’est dans la perspective de liens possibles entre ces divers modes de travail de trauma que je choisirai maintenant de mettre en rapport contrainte au deuil de soi et empiètement précoce du moi [1]. Ce faisant, je rejoins ce que propose Louis Brunet dans sa communication préalable au Congrès : le deuil de soi contraint serait plutôt une contrainte au désinvestissement de certaines parties du soi, pour en protéger d’autres considérées comme vitales : clivages, distorsions, négativation de l’éprouvé sont alors sollicités.

20Si les décrets détruisent, avec les racines culturelles du moi, les possibilités de subjectivation qui sont de fait toujours à l’œuvre dans le psychisme, la formule d’accueil de Pétain à Isaïe Schwartz : « Vous devez être bien malheureux, Monsieur le grand rabbin » (p. 102 du rapport), est pour moi un sinistre exemple de confusion des langues, de distorsion de l’éprouvé par injonction d’un « faux deuil » qui scotomise la haine et la douleur.

21Nous rencontrons maintenant dans notre clinique les résurgences psychiques de cette période de guerre. Quittant le présent de 1940, j’’évoquerai à partir d’un fragment de cure l’actualisation d’un noyau traumatique transgénérationnel qui croise la grande et la petite histoire, en prenant précisément pour fil rouge la place de l’éprouvé de douleur comme pivot de la resubjectivation.

22« Il y avait une fois la réalité. » Ces mots d’Aragon résument bien l’impression que j’ai gardée du premier entretien avec Madame C. qui me narre à la manière d’un conte la maltraitance précoce dont elle fut l’objet. Tout en elle me montre l’empiètement du moi, le tissu autoérotique troué, les investissements objectaux de qualité mais dont le plaisir doit être masqué. Deuil de soi ? Pas vraiment car les clivages maintiennent dans une partie du moi une omnipotence infantile intacte.

23Une large part de sa souffrance s’exprime par des signes discrets contenant en eux-mêmes leur possibilité de négativation. Comme si l’investissement transférentiel constituait une trahison des premiers objets. Ce qui me conduit contre-transférentiellement à « savoir sans savoir », puis à vivre en transfert par retournement l’intensité d’un mal-être dont le lieu, psychique ou somatique, reste indistinct comme chez le nourrisson.

24Une double inscription va se produire. D’une part la reconnaissance interne progressive, via le regard du tiers, de la maltraitance parentale, mais surtout la prise de conscience du mécanisme lui permettant de la penser et l’ignorer : « Je le savais sans le savoir. » Les souvenirs vont alors affluer. Mais c’est de la douleur psychique de la mère dont il sera question : la longue plainte d’une femme mélancolique dont il faut accepter le rituel des coups pour la soulager. Jusqu’à ce que surgisse une première reviviscence sensorielle ; un léger choc accidentel fait brutalement revivre une douleur intolérable et une scène infantile de violence.

25Une courte séquence me permettra d’illustrer le tracé de douleur et sa portée subjectivante.

26Ce jour-là, Madame C. revient sur un rituel qu’elle s’impose périodiquement : une « maltraitance » corporelle en apparence bénigne, mais très angoissante pour elle. Elle évoque sa lassitude : plutôt que ce rituel, elle préférerait se shooter à l’aspirine. Surprise de ses propres paroles, elle commente : « C’est bizarre, l’aspirine c’est contre la douleur. » Elle associe sur celle, probable, de son père souffrant, et poursuit de manière insolite : « J’en ai marre de me faire battre. »

27Elle débute la séance suivante en me faisant part du profond mal-être vécu cette semaine : l’impression de ne plus habiter son corps, d’être étrangère à elle-même. Son généraliste l’a rassurée. Elle m’a haïe de la mettre dans cet état. Puis elle reprend : « Aspirine… douleur… aspirine pour être à moitié vivante ? Je me suis levée ce matin, j’avais l’impression d’avoir été rouée de coups : je ne sentais pas de douleur, mais je marchais lentement, comme marchent les femmes battues lorsqu’elles vont porter plainte, j’ai vu des reportages… J’ai reconnu cette lenteur dans mon corps… ma mère se faisait du mal ; mais le dire c’est la trahir. »

28Un lent travail de repérage à partir de photographies lui fait relier sa perception de la gestuelle maternelle, chargée de douleur et de honte, à ce qu’elle perçoit sur le corps des femmes publiquement tondues à la Libération. Elle propose une construction transgénérationnelle : elle pense que sa mère, alors jeune mais témoin du sort de certaines femmes de son entourage qui furent contraintes à la trahison (au deuil de soi ?), n’a cessé elle-même de se vivre comme traître et de « s’épurer » en maltraitant son propre corps et celui de sa fille.

29Trahir, c’est renouveler l’acte incestueux de celui ou celle qui, en identification à l’oppresseur, a violé à travers son pays l’imago maternelle. La trahison ordinaire qui structure la censure de l’amante, son paradoxe nécessaire à l’individuation, comme l’écrit D. Scarfone (Scarfone, 1999), sont ici pure désintrication pulsionnelle ; les seules issues sont la mélancolie, ou le clivage qui maintient la possibilité paradoxale de se trahir soi-même : « Je le savais sans le savoir. »

30« L’écoute d’une plainte constituerait-elle l’équivalent d’un trauma ? », interrogent les rapporteurs, à travers l’écrit de M. Schneider (citée en p. 79 du rapport). Madame C. a longuement écouté sa mère, ses mimiques, sa gestuelle. Par identification, elle a absorbé sa douleur. Simultanément, la maltraitance nourrissait et punissait les fantasmes sadiques œdipiens : traumatique, elle donnait aussi une nouvelle forme au trauma.

31« Conjointement à l’aveu de souffrance, s’ouvre l’enjeu de se faire comprendre ; [il y a] à la fois injonction de remédier à la souffrance, et de prendre acte de l’expérience ainsi traversée », poursuivent les rapporteurs. Ainsi se glisse, dans la rencontre, ce « fantôme creux du comprendre » dont Benjamin laisse entendre toute la vulnérabilité au risque de trahison fraternelle.

32Ce fantôme creux est aussi celui de l’espace analytique de la cure. Menacé ou contraint de disparaître, il lui arrive de prendre corps dans un tracé de douleur dont l’adresse transférentielle négativée garde néanmoins la force de son injonction : qu’elle soit reconnue comme expérience de douleur, au risque de venir « habiter l’intime de celui à qui elle est adressée ».

Bibliographie

Références bibliographiques

  • David. C., Le deuil de soi-même, Revue française de psychanalyse, t. LX, n° 1, 1996.
  • De M’Uzan M., De l’art à la mort, Paris, Gallimard, 1977.
  • Depussé M., Beckett corps à corps, Paris, Hermann, 2007.
  • Freud S. (1937c), L’analyse finie et l’analyse infinie, OCF-P, XX, Paris, Puf, 2010.
  • Pontalis J.-B., Sur le travail de la mort, Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard, 1977.
  • Pontalis J.-B., Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard, 1977.
  • Rey J.M., Voir et nommer le corps étranger, Penser/rêver, n° 23, 2013.
  • Scarfone D., Les trahisons nécessaires, De la trahison, Paris, Puf, 1999.
  • Winnicott D.W. (1960), Distorsion du moi en fonction de vrai et du faux self, Processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, 1974.
  • Winnicott D.W. (1971) Le rôle de miroir de la mère et de la famille, Jeu et Réalité, Paris, Gallimard, 1975.

Mots-clés éditeurs : traitrise, clivage, douleur, contrainte au deuil de soi, transgénérationnel

Date de mise en ligne : 12/12/2014.

https://doi.org/10.3917/rfp.785.1575

Notes

  • [1]
    S’intéresser à ces « survivants dès le début », c’est aussi reposer la question ouverte par Martin Gauthier, celle d’une mise à mal du paradoxe de la transitionnalité par le trauma. La transitionnalité étant ici à entendre dans sa double acception : le champ processuel ouvert par la relation objectale au sein de la culture, et par la différenciation moi-surmoi.
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