Couverture de RFP_785

Article de revue

« Le malheur a ses duretés comme ses tendresses »

Pages 1487 à 1492

Notes

  • [1]
    François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Livre I.

1La dialectique entre actuel et inactuel en psychanalyse a des sources philosophiques. Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort (Freud, 1915) est à rapprocher des opuscules publiés par Friedrich Nietzche en 1873, dans les suites immédiates de la victoire de l’Allemagne, sous le titre : Considérations inactuelles, que l’on a pu traduire aussi par « Considérations à contre-temps ». Giorgio Agamben (2008) résume bien l’esprit de cet essai :

2

Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui, ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel ; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps.
(Agamben, 2008)

3Définissant ainsi l’inactualité comme volonté « d’agir contre le temps, donc sur le temps, et, espérons-le, au bénéfice d’un temps à venir », Nietzche s’en prend violemment, dans cet écrit pamphlétaire, à l’illusion d’une supériorité de la culture germanique dont il dénonce plutôt la défaite, stigmatisant son mélange chaotique de tous les styles, voire son absence de style qui conduit à la barbarie. Il lui oppose la culture française qui serait, selon lui, créative et authentique ; il va jusqu’à dénoncer une réelle « hostilité des allemands » contre toute pensée éclairée. On ne peut qu’être impressionné par la manière dont il pressent intuitivement les monstruosités à venir, celles de la Grande Guerre, la guerre des tranchées, et celles de la Seconde Guerre avec ses abominations qui, menant à la Shoah, allèrent au-delà de tout ce que l’on aurait pu imaginer.

4Quarante ans après les Considérations inactuelles de Nietzsche, Freud, dans ses Considérations actuelles…, paraît imprégné des pensées du philosophe, même s’il n’y fait pas directement référence. Le premier conflit mondial bat alors son plein ; Freud exprime sa tristesse devant l’anéantissement d’une civilisation à laquelle il avait tellement cru. C’est alors qu’il établit un lien entre les névroses actuelles, engluées dans le présent, et les névroses traumatiques où le sujet ne parvient pas à se distancier de l’évènement. Cependant, à travers actuel/inactuel, le questionnement chez Freud se rapporte aux conflits internes ravivés par les évènements extérieurs qui seuls retenaient l’attention de Nietzsche.

5Au cours de cette même année 1915, Freud réalisera deux autres contributions : Deuil et Mélancolie, et Passagèreté, qui portent plus particulièrement sur la douleur de l’être humain liée à la perte d’objet. Freud était alors lui-même accablé par la séparation d’avec ses trois fils envoyés au front. Une dizaine d’années plus tard, en 1926, dans Inhibition, Symptôme et Angoisse, il rapportera de façon plus affirmée l’actuelle détresse des névroses traumatiques à l’inactuelle déréliction de l’infans en situation de désaide, angoisse primaire qu’il avait déjà évoquée pour la première fois en 1895 dans L’Esquisse d’un projet scientifique.

6Ce qui caractérise le « trauma » c’est un excès quantitatif provoquant un effondrement du moi, qui ne peut plus alors inhiber les signes d’actualité interne.

7Cette situation traumatique où les persécutions externes ravivent les attaques internes, peut être rapprochée de la situation analytique dans la mesure où la régression entraîne, elle aussi, une mise à l’épreuve et une inhibition des capacités de liaison du moi. L’agir transférentiel provoque la résurgence de l’infans avec ses sensations désordonnées et chaotiques, composées d’élans et de retraits, de prise et de rejet, d’omnipotence et de symbiose absolue, engagés dans la lutte contre le désarroi et la désorganisation. Le monde de l’infans est envahi de bruits et de fureurs qu’il ne peut traiter par le langage et dont les cris et gesticulations sont les seules voies d’expression.

8Jusqu’à quel point peut-on attribuer une valeur paradigmatique à l’expérience-limite des victimes de la Shoah ? Il s’agit là de traumatismes extrêmes réduisant les êtres humains à la passivité la plus avilissante en les poussant vers une infantilisation totale. Les tortionnaires se devaient de transformer les détenus en de purs sujets de besoins, afin de leur ôter tout sentiment de dignité. Les SS les traitaient comme des déchets, les humiliant en permanence sous l’égide de la régression anale. Le moi des prisonniers se trouvait fissuré, effondré, détruit, mis hors d’état de remplir ses fonctions d’unification et d’inhibition des excitations internes. L’individu était abandonné à cette « épreuve d’actualité » telle que la décrit Dominique Scarfone dans son rapport ; il se retrouvait du côté de la « chose » au sens de ce qui reste inassimilable, intraduisible.

9Le récit Être sans destin d’Imre Kertész en témoigne de façon saisissante (Kertész, 1998). Issu d’une famille juive, il fut déporté en 1944 alors qu’il sortait à peine de l’enfance. Il décrit les multiples souffrances qu’il eut à endurer, associées à des périodes de désintégration et d’agonie primitive.

10Cependant, Imre Kertész a survécu. Fut-ce au gré du hasard ? Il n’écarte pas cette hypothèse. Son extrême jeunesse avait provoqué chez d’autres prisonniers et certains gardes quelques restes de compassion qui lui permirent d’être hospitalisé sommairement pour des phlegmons diffus et de se trouver ainsi à l’abri pendant une période assez longue. Mais il y a autre chose : Imre Kertész mobilisa indéniablement en lui-même des forces de survie dont l’origine est tout aussi profonde, primitive, archaïque, pourrait-on dire, que celle des menaces d’anéantissement.

11C’est ici l’aspect sur lequel on voudrait insister : Il est tellement habituel de mettre l’accent sur l’hilfogiskeit, sur la situation de détresse du nouveau-né, que l’on en vient à perdre de vue qu’il s’agit là de l’envers d’une autre expérience qui est celle d’être porté, nourri, bercé, choyé, tout ce qui permet à l’être humain d’acquérir, selon les termes de Winnicott, le sentiment de sa continuité d’être et la capacité d’exister créativement. La « désaide » est le négatif de l’aide et si les situations de détresse peuvent faire ressurgir des angoisses primitives d’anéantissement, elles sont également susceptibles de réactiver les traces laissées par « l’être secourable » et de mobiliser les puissantes ressources que l’enfant à acquises à la faveur de ses premières expériences lorsqu’elles ont été suffisamment bonnes. La régression permet alors de faire face, au moins jusqu’à un certain point, aux attaques qui viennent de l’extérieur. Le témoignage d’Imre Kertész est à ce point de vue très impressionnant.

12Le silence de mort de la Shoah réveilla chez lui l’infans, convoquant son propre « Nebenmench », le premier être proche, apaisant, face à la part énigmatique, sauvage, et inassimilable de la « chose ». Il dut décrypter celle-ci, incarnée par l’attitude imprévisible et brutale des gardiens des camps. Intuitivement, il semble avoir développé une lucidité extraordinaire, mettant en jeu des capacités de perception et d’adaptation empathiques envers l’imprévisibilité de ses bourreaux. À l’instar des hommes primitifs, le jeune adolescent eut recours inconsciemment à des moyens de défense, tels que de faire le mort, afin de tromper l’ennemi, cependant que son activité psychique se maintenait dans une vive réactualisation de l’originaire avec la résurgence d’anciennes images mnésiques d’une intense sensorialité. On pense ici aux réflexions de Nathalie Zaltzman autour de ce qu’elle appelle la « pulsion anarchiste » qui confèrerait à l’être humain une hyper-résistance dans les conditions extrêmes (Zaltzman, 2006). La proximité de la mort ou la précarité de la vie exacerberaient une volonté de vivre dont la force inespérée résulterait d’un mouvement de retournement vers la vie des formes primitives destructrices et agressives de la pulsion de mort elle-même.

13Dans un premier temps, Imre Kertész s’était efforcé, pour tenir, de faire appel à des souvenirs construits qui lui permettaient de préserver un sentiment ténu d’identité et de continuité. Ainsi, il imaginait se retrouver dans sa maison, au milieu d’objets connus, dans un climat familier marqué par les fréquentes disputes de ses parents. Mais, l’évocation de ce passé intime, tantôt heureux et d’autres fois très éprouvant, par l’intermédiaire de souvenirs construits ne suffisait pas pour survivre. De même que le recours au langage ne pouvait plus avoir lieu car la langue des camps était devenue langue morte.

14C’est le déploiement de l’hallucinatoire qui vint alors à son secours, marqué par le retour d’un refoulé portant sur les traces mnésiques sensorielles et sensuelles non figurables de l’infans qui conservent à l’origine les balbutiements de la vie. L’hallucinatoire, tout en appartenant aux processus primaires, peut remplir la même fonction que la rêverie diurne et en partager la richesse. De façon inattendue, l’expérience-limite des camps de concentration, où tout était fait pour rendre l’autre fou, mobilisait chez lui ces ressources hallucinatoires. Imre Kertész percevait alors d’intenses sensations, comme un nouveau-né découvrant la persistance de ses expériences sensorielles au milieu d’un monde désertique. Cela lui revenait comme un lever du soleil qu’il évoque en ces termes :

15

Dehors, l’aube était fraîche et odorante, au-dessus des champs qui s’étendaient, au loin planait une brume grise et soudain, comme un coup de trompette, un rayon rouge fin et aigu, surgit quelque part derrière nous, et je compris : j’assistais au lever de soleil. C’était beau et tout à fait intéressant : à la maison, à cette heure-là, je dormais encore.
(Kertész, 1998, p. 104)

16Il évoque la manière dont, à un autre moment de sa détention, il désinvestissait son corps souffrant au profit de la réactualisation d’éprouvés anciens :

17

En tout cas, il me semblait que j’étais resté longtemps couché comme cela, et j’étais bien, tranquille, serein, sans curiosité, patient, là où l’on m’avait déposé. Je ne ressentais ni froid, ni douleur, et je ne percevais, que par ma raison et non à travers ma peau, que des gouttes mordantes entre neige et pluie me mouillaient le visage. Je rêvassais, je regardais un peu ce que j’avais devant les yeux, simplement, sans aucun mouvement superflu ni fatigue : par exemple là-haut, le ciel bas, gris, et opaque, plus précisément les nuages hivernaux de plomb qui glissaient paresseusement et le cachaient à mes yeux. En même temps, il se déchirait, par-ci, par-là, des fentes imprévues, des trous plus clairs apparaissaient çà et là pour un bref instant, et ce fut comme le mystère soudain d’une profondeur, d’où une sorte de rayon tombait d’en haut, un regard rapide et scrutateur d’yeux de couleur indéfinissable.
(ibid., pp. 254-255)

18Ces perceptions sensorielles primaires décrites par Imre Kertèz ont les mêmes fonctions que les rêveries pare-traumatiques décrites dans Une enfance berlinoise par Walter Benjamin (2007), citées par Sylvie Dreyfus-Asséo et Robet Asséo dans leur rapport. Les contemplations du jeune prisonnier s’apparentent aux paysages rêvés de Walter Benjamin à partir du jeu des différentes lumières qui ont éclairé son monde d’enfant, lumières du poêle, des réverbères, de la lune, des théâtres, des lampes douces des loggias. Ces petits textes courts et denses, sont traversés par une « inquiétante étrangeté » qui accompagne les inquiétudes infantiles, des moments d’impuissance, de révolte sourde, apaisés seulement par la ruse d’une rêverie constante de l’enfant. On ne peut oublier qu’ils furent écrits au moment de l’avènement du fascisme et peu de temps avant qu’il ne mette lui-même fin à ses jours.

19Walter Benjamin insiste sur l’importance des toutes premières impressions sensorielles dans l’acquisition d’une liberté créative pour l’enfant. Ces dernières appartiennent au plus intime, au plus primitif du psychique et le plus originaire de l’être, qui constitue ce que Edmundo Gómez Mango nous rappelle dans Un muet dans la langue, le « daïmon gothéen » de chaque individu :

20

Le daïmon originaire est une forme signée, c’est-à-dire unique au sein même de l’immense profusion des formes similaires […] C’est chez Goethe, l’intuition poétique d’un temps vivant originaire, d’une tension interne au temps psychique des commencements, qui est non seulement source, initiation, mais aussi un présent qui recommence toujours et ne cesse de revenir. On peut dire qu’il est au centre du mouvement temporel de la forme d’une vie ou d’une œuvre, qu’il assure son unité et qu’il reste cependant à l’écart.
(Gómez Mango, 2009)

21La situation analytique est proche de la situation traumatique non seulement par la régression qu’elle provoque, mais aussi de par la nécessité du silence, de la mise en retrait de l’analyste. Si le premier temps de l’analyse s’avère psychothérapique, permettant que s’instaure une relation de confiance à l’encontre d’éventuelles craintes persécutoires, le deuxième temps du traitement, véritablement analytique, amène le patient à renoncer au langage de surface, fait de mots appris, un langage conventionnel bien contrôlé et séducteur, mais surtout désensualisé. Le primitif peut alors se frayer un passage avec la richesse des expériences sensibles et sensuelles de l’infans qui s’actualisent en séance au détour d’un lapsus, d’un balbutiement, d’un mot, d’un prénom, d’une image, de fragments, qui gardent intactes, irréductibles les expériences profondes de la vie.

22Le discours conscient de l’analysant tente sans cesse de cacher et de laisser l’actuel dans l’inouï et l’inaudible. Tout exil avec son cortège d’extrême solitude, et d’éloignement de soi-même (« ex-il », [Kostas Nassikas, 2010]) prive les êtres du secours du langage.

23Le silence de l’infans peut-il être rapproché de celui de l’obscur Fatum ? Aussi éloignés qu’ils puissent paraître, l’un et l’autre se rejoignent dans la compulsion de répétition qui œuvre aussi sans bruit. Ces rapprochements, qui peuvent paraître incongrus, sont pourtant faits spontanément dans le titre du témoignage d’Imré Kertèz : Être sans destin.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Agamben G., L’inactualité, Libération, 21 octobre 2010.
  • Benjamin W., Une enfance berlinoise, Sens unique, Paris, Éditions Maurice Nadeau, 2007.
  • Chateaubriand F.-R. (de), Mémoires d’outre-tombe, Livre I, chap. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » 3e éd., 1951.
  • Freud S. (1915b), Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, OCF-P, XIII, 1988.
  • Gomez Mango E., Un muet dans la langue, chap. VII « Le muet des mots », Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 2009, pp. 171-203.
  • Kertèsz I., Être sans destin, Arles, Actes Sud, 1998.
  • Nassikas K., « S’exiler dans la langue », Annuel de l’APF, n° 4, 2010.
  • Nietzche F., David Strauss, Le sectateur et l’écrivain, Première considération inactuelle, Paris, Éditions Allia, 2009.
  • Zalman N., De la Guérison thérapeutique, chap. V « La pulsion anarchiste », Paris, Puf, Épitres, 2006.

Notes

  • [1]
    François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Livre I.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.86

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions