1Comment l’actuel se présente-t-il chez les enfants ? L’enfance est-elle une période privilégiée pour en explorer les manifestations ? Ces questions m’accompagnent alors que j’essaie de lier les deux rapports avec ma pratique analytique auprès des plus jeunes. Nombre de petits que je vois dans leur traversée psychosociale sont en processus migratoire de famille biologique en famille d’accueil, venus d’environnements où règnent la terreur et les abus, généralement dans l’indifférence tragique à leurs pertes et à leurs souffrances (Boucher, 2012). C’est dire combien le rapport des Asséo sur les traumas associés à des pertes massives, culturelles et identitaires a su me solliciter. Le rapport de Scarfone ouvre un dialogue avec leur travail, notamment avec sa notion de passibilité [1].
2L’enfance est un condensé de la condition de l’exil, nous disent les Asséo (Asséo et Dreyfus-Asséo, 2013, p. 90). Une condition d’accueil de cet exil se trouve proposée par Scarfone sous l’idée d’une nécessaire passibilité chez l’analyste. Cette passibilité semble aussi bien décrire la présence chez le parent suffisamment bon d’une sensibilité en deçà des mots d’adulte et au delà des signaux préverbaux de l’enfant, creusant une disponibilité à l’accueil de l’étranger dans l’enfant.
3Une de mes analysantes, maintenant adulte, ayant connu dans l’enfance de nombreux abus, mit longtemps avant de pouvoir me décrire sa tendance à susciter de nouveaux abus autour d’elle. En relation avec les autres, elle reconnaît maintenir de puissants réflexes qui lui font « manger à la cuillère par les oreilles plutôt que par la bouche ». C’est sa manière créatrice de me parler de l’entretien de sa carence, alors que, de façon automatique et motrice, elle est encore habitée par cet étranger, devenu elle-même, qui l’entraîne dans des praxis loin d’une saine oralité. Elle me parle en images d’une tenace mémoire procédurale et motrice, mémoire dominante chez l’enfant avant la constitution du refoulement primaire. Elle précise qu’il y a deux ans, elle aurait été bien incapable de voir là un problème lui appartenant. Encore récemment, les mots de l’analyste créaient des tumultes et étaient l’objet de dépréciation réactionnelle orageuse. Manger à la cuillère ne s’est donc pas fait sans peine pendant l’analyse, après un long exil à distance d’un rapport affectif plus nourricier. Les enfants maltraités d’hier ont à identifier la part étrangère haineuse, l’Égyptien dans leur Moïse intime [2], mais cette part devient bien difficile à reconnaître quand elle a été l’objet d’une identification primaire (incorporation) et massive.
4L’infans chez l’enfant est plus près de l’aphasie que chez l’adulte. L’enfant parle par le corps au tout début de sa vie : corps habité, resplendissant de vitalité, ou encore corps inquiétant présentant des troubles des rythmes biologiques, de l’alimentation, du sommeil, des dysrégulations, des dysharmonies de développement, auxquels s’ajoutent les troubles du langage, les dérèglements neurosensoriels, d’hypo ou d’hypertonicité ; l’inhibition, la sidération, la dissociation précoce, voire l’hébétude, les phobies, les procédés auto-calmants ainsi que les retards de développement. Notons que chez le jeune enfant éprouvé se retrouve le faciès triste ou trop souriant, à la manière d’un masque (comme pour Monsieur M.).
5Le corps souffrant parle alors à défaut de mots symboliques ; il devient figé dans la répétition. « Cette indexation du temps à l’espace vécu du trauma est le temps de l’actuel (l’œuvre du trauma) », souligne les Asseo (Asséo et Dreyfus-Asséo, 2013, p. 62). Scarfone ajoute : « Le corps ne traduit pas, mais transduit l’impact de l’autre » (Scarfone, 2013, p. 191). Et que dire de l’intuition de Merleau-Ponty, cité par Scarfone : « (Le corps) transforme les idées en choses. […] Si le corps peut symboliser l’existence, c’est qu’il la réalise et qu’il en est l’actualité » (Scarfone, 2013, p. 192). Idéalement, la passibilité des parents vient à la rencontre des malaises de l’enfant à qui il manque les mots. Mais les adultes ne parlent ni ne traduisent qu’avec les mots, les deux rapports en font largement état. La rencontre entre les deux mondes, celui de l’adulte et celui de l’enfant, peut se faire inductrice de vie psychique mais aussi de traumas infantiles plus ou moins précocement, avant l’avènement d’un moi plus constitué [3].
6Les rapporteurs offrent des exemples de cas d’adultes en traitement. Ils y abordent la crise d’actuel dans leurs cures et définissent chacun à leur manière le travail psychique du trauma fait au sein de l’analyse. L’enfant est un être plus vulnérable encore et plus dépourvu que l’adulte. Freud parle du moi de l’enfant en déficit de synthèse ; Scarfone (2004) ajoute que le noyau du moi est actuel. Le moi qu’identifie Freud dans le Projet en est un déjà mature : il est capable d’inhiber la réalité hallucinatoire (excitation interne) pour faire l’épreuve de réalité (perception externe). Le transitionnel, apport des postfreudiens, permettrait de négocier ce passage au cœur de la relation primaire. Précocement, le moi n’étant pas encore constitué pour établir un refoulement, les risques sont accrus, lors d’un trauma, que ne s’installe un clivage, une déformation du moi. Nous savons aussi l’importance de la reconnaissance par l’environnement du trauma subi. Pensons aux enfants victimes d’abus et aux torts engendrés par la communauté du déni. Les Asséo amènent ce constat à un niveau social, les effets de ces dénis de trauma sont dévastateurs.
7Comment l’enfant peut-il présenter ou re-présenter, alors qu’il est à constituer les prémisses de la représentation ? Comment l’enfant va-t-il mettre en acte, alors que l’action motrice chez l’enfant est à l’origine de la connaissance du monde qui l’entoure, que l’enfant est à constituer un jugement d’existence (de l’objet et de lui-même) grâce à ses expériences motrices et affectives ? Comment mettre en acte l’acte qu’on ne se représente pas encore, qu’on cherche à se représenter grâce à un recours à l’acte et surtout qu’on n’a pas encore refoulé ? L’enfant a éminemment besoin d’un adulte sain capable de lui offrir des expériences de satisfaction soutenues associées à un supplément moïque pour affronter ses interrogations.
8En milieu familial abusif, nous observons très tôt chez l’enfant un désinvestissement du soi et de la réalité. Ce désinvestissement est-il apparenté à ce que décrivent les Asséo avec la contrainte au deuil de soi au profit du surinvestissement de l’autre, irréel et idéalisé quelle que soit la réalité de ses qualités ? Les Asséo parlent d’une contrainte qui se maintient au-delà de la contrainte. Ma patiente exprimait à sa façon ce phénomène toujours actif. L’aide offerte aux enfants abusés doit ainsi tenir compte de cet enfermement, de cet exil farouchement maintenu, ainsi que de l’effroi contagieux. Quand les Asséo abordent l’impact de l’actuel traumatique sur les sources d’espoir, nous pouvons aisément y reconnaître certains enfants :
L’indifférence, le silence d’effroi d’un autre « à côté » contribue à faire taire la parole, le cri, en soi. Cette désorganisation concourt à l’endeuillement de soi, cette opération de disparition de soi, œuvre d’une souffrance traumatique sans butée faute de possible médiation.
10Pour se sortir du trauma, les Asséo élaborent la valeur des vecteurs de remaniement. Ils mentionnent le ferment préalable constituant les ressources internes de chacun. Comment définir ce ferment chez le jeune enfant, alors que ce dernier est à les constituer dans la rencontre avec l’autre. Une vie fantasmatique riche repose sur l’apport d’un lien structurant, un da offert avant le fort-da. Les Asséo explorent deux temps d’inscription du trauma, ce qui « permet de mesurer l’incidence du trauma sur les investissements préalables et sur la continuité rétablie d’une temporalité de vie après celle de la survie » (Asséo et Dreyfus-Asséo, 2013, p. 113). Il est question de l’expérience d’ébranlement du moi et de recomposition d’assises sensorielles. Ils soulignent la nécessité de l’attention et de l’adresse à l’autre pour la traversée élaboratrice du trauma.
11Qu’en est-il de la recomposition des assises sensorielles lorsqu’un enfant est simultanément à les bâtir ? Qu’en est-il de l’ébranlement d’un moi non encore consolidé ? Les adultes traumatisés décrits réinvestissent les souvenirs d’enfance, la sensorialité et les petits gestes du quotidien. La temporalité se réduit au présent, l’attente devient une habitude. Quelle sensorialité l’enfant traumatisé peut-il investir et réinvestir ? Normalement, l’enfant entre dans la vie par la sensorialité, idéalement par l’investissement d’un érotisme oral scandé d’un temps de rencontre avec le proche humain suffisamment bon. Ce sont des moments charnière pour l’édification de sa vie fantasmatique. Dominique Scarfone écrit : « L’actuel est ce qui visse la parole à la chair et donne à la représentation son poids de présence » (Scarfone, 2013, p. 189). C’est tout l’enjeu de la présentation et re-présentation en actuel au sein du lien intime parent-enfant, ferment de ce qui va concourir à la solidité psychique devant l’épreuve des traumatismes ultérieurs. Ainsi retrouve-t-on fréquemment, chez la victime grande et petite de familles abusives, l’occurrence de procédés auto-calmants, marqueurs de cette rencontre manquée avec l’autre n’ayant pas conduit aux autoérotismes. Sur la scène analytique avec cet enfant entravé dans le développement de sa sexualité infantile, nous rencontrons un jeu contraint à une répétition à l’identique, tentative d’immobilisation de l’expérience inassimilable, arrêt sur l’image, jeu en quête de représentation et de sens. Ce jeu éprouvant pour l’analyste-passeur constitue tout de même une porte d’entrée à l’expérience partagée d’épreuve d’actualité, de re-présentation de scènes hallucinatoires en quête d’appropriation subjective (Leclaire et Scarfone, 2004 ; Roussillon, 2004).
12Les rapporteurs nous rappellent l’hypothèse faite par Freud d’un lien entre les névroses actuelles et les traumas d’enfants. La carence du préconscient, la précarité de la première topique, la fragilité somatique, la pauvreté de la mentalisation se conçoivent alors comme un reste de la condition infantile (Freud, 1896). Que s’est-il passé au cours de l’enfance dans ces cas ? Ou encore, que ne s’est-il donc pas passé de réparateur pour ces enfants, en contraste de ceux qui sont capables dès leur jeune âge d’un travail sur leur trauma ? Ceux-là bénéficient de retrouvailles libidinales réconfortantes au niveau de la sensorialité, de l’inquiétude de l’entourage à leur trop grande adaptabilité en faux-self, de l’offre d’un lien affectif véritable plutôt que d’une surdépendance affective, de la reconnaissance de leur destructivité interne et non pas qu’externe, de l’atténuation sensible du sur ou du sous investissement du trauma, de l’identification du risque d’endeuillement persistant de soi par le maintien de rêveries en retrait du réel.
13Le passeur passible accompagnera l’enfant du chemin de l’exilé vers celui du nomade. Il est possible que l’enfant prenne goût à cette oasis, mais il est possible aussi qu’il ne boive pas de cette eau : « La persécution désincarne. Elle transforme le ressort identificatoire associé à la dispersion, en rupture privée de ses attachements […] Cette visée d’expulsion hors de soi est palpable dans l’éprouvé d’une fuite obstinée… » (Asséo et Dreyfus-Asséo, 2013, pp. 86-88). Les Asséo se font plus précis sur les spectateurs inconnus, tels le passeur : « L’espace latéral qui caractérise la place du Nebenmensh consacre un fonctionnement psychique centré sur l’injection de la vie et la sortie de la solitude » (Asséo et Dreyfus-Asséo, 2013, p. 85). Or l’injection libidinale ne peut se faire avec l’enfant à aussi grande distance que celle décrite entre les adultes. L’enfant exige, du fait de son immaturité, un accompagnement plus accessible et plus actif. La mémoire explicite nécessite des relais plus assurés au niveau symbolique que n’en sont capables de jeunes enfants. Sachant que l’enfant traumatisé reste longtemps encombré de traces mnésiques retenues en mémoire implicite, l’analyste d’enfant sera soucieux d’en reconnaître les modalités. Cette mémoire est sans mots, narrative par les actes et l’actualisation ; elle demeure toujours active grâce à des traces profondes et durables. Elle appelle à une mise en représentation facilitée, à une métaphorisation soutenue par le passeur tiercéisant capable d’injection libidinale bien tempéré et soucieux de la fragilité du moi en construction.
14Enfin, la sublimation du trauma que constitue l’indianité chez Lévi-Strauss nous rappelle l’importance de soutenir les voies sublimatoires naissantes chez l’enfant traumatisé, tout en lui permettant de prendre le temps de consolider ses assises narcissique avec nous. Les Asséo parlent d’accueil en latéralisation humanisante (Asséo et Dreyfus-Asséo, 2013, p. 86), pour les externalisations sublimatoires du trauma. Nous savons que chez l’enfant ces externalisations peuvent se faire envahissantes et qu’elles peuvent même nous arriver par la voie créatrice des symptômes.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Boucher L., Si la vie vous intéresse, Filigrane, 21, 2012, pp. 11-26.
- Asséo R., Dreyfus-Asséo S., Deuil dans la culture. L’actuel, détail par détail, Bulletin de la Société psychanalytique de Paris, 2013, pp. 31-145.
- Leclaire M., Scarfone D., Épreuve de réalité et jeu, Revue française de psychanalyse, t. LXIII, n° 1, 2004, pp. 19-37.
- Ferenczi S. (1932), Confusion de langue entre les adultes et l’enfant, Psychanalyse IV, Paris, Payot, 1982, pp. 125-135.
- Freud S. (1896b), Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense, Névrose, psychose et perversion, trad. fr. J. Laplanche, Paris, Puf, 1973 ; OCF-P, III, Puf, 1989 ; GW, I.
- Freud S. (1941), Résultats, idées, problèmes, OCF-P, XX, Paris, Puf, 2010.
- Roussillon R., Le jeu et le potentiel, Revue française de psychanalyse, t. LXVIII, n° 1, 2004, pp. 79-94.
- Scarfone D., L’impassé, actualité de l’inconscient, Bulletin de la Société psychanalytique de Paris, 2013, pp. 145-231.