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Article de revue

Réceptivité et féminin dans les deux sexes

Pages 1120 à 1135

Notes

  • [1]
    Souligné par K. Abraham.
  • [2]
    Deutsch H. (1944-1945), La psychologie des femmes, citée par Chasseguet-Smirgel (1964, p. 32).
  • [3]
    C’est nous qui soulignons.
  • [4]
    Les oreilles (bruits, sons) et le nez (odeur) seront des lieux d’érotisation sublimée et socialisée (plaisir musical ; goût des parfums, etc.) ou d’éclosion de pathologies liées à leurs érotisations (oreilles = hallucinations verbales/acouphènes ; nez = dégout olfactif, anosmie, rhinites)
  • [5]
    C’est nous qui soulignons.
  • [6]
    André Green (1999) souligne que le caractère de la pulsion, et de l’expérience psychique qui s’ensuit, est tout à fait différent du caractère de réception de l’excitation et impression extérieure venues des organes de sens. Si la pulsion est vécue comme provenant d’un intérieur dont on ne peut s’échapper, au vif de l’expérience subjective, l’excitation extérieure tient son pouvoir de discrimination de pouvoir s’en soustraire. Nous sommes d’accord avec Green sur ce point de vue lorsqu’il s’agit de l’enfant ou l’adulte autonome, mais non du nourrisson qui, lui, ne peut se soustraire, volontairement, à l’excitation extérieure : ce caractère d’excitabilité (pulsionnalisable) duquel on ne peut se soustraire peut, de plus, se trouver renforcé pulsionnellement par l’intervention de l’autre – maternel – : chant, ritournelle, balancement, etc.
  • [7]
    G. Roheim a souligné combien la subincision du pénis relève du « symbolisme vaginal » (1931, p. 158), sans oublier bien entendu la croyance au (et le fantasme du) « vagin denté ».
  • [8]
    C’est Catherine Chabert qui souligne.
  • [9]
    « La petite fille au moi introjectif n’a pas de “féminin”, mais elle en a des préformes, une capacité à l’ouverture ou non. » (J. Schaeffer, 1997, p. 62). Nous considérons que ces « préformes » du féminin ne sont pas l’apanage de la petite fille : le corps du garçon, fût-il dépourvu de vagin, ne jouit-il pas, par tant d’aspects, d’une concavité comparable à celle de la fille ?
  • [10]
    Ce principe est d’ailleurs rappelé par Freud en 1924 (p. 290).
Si l’on tente de les ramener à des principes plus originaires, la masculinité se volatilise en activité, et la féminité en passivité, ce qui est trop peu.
Sigmund Freud, Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine.

1L’hypothèse de la méconnaissance prépubertaire du vagin, à laquelle Freud n’a jamais renoncé a, très tôt dans l’histoire du mouvement psychanalytique, cristallisé le débat sur le féminin. Litza Guttieres-Green, dans une conférence prononcée en 2003, résume les « deux tendances » qui « se sont rapidement dessinées au sein des théories sur la sexualité féminine : d’un côté ceux qui soutiennent la méconnaissance du vagin jusqu’à une époque tardive (aux côtés de Freud : Ruth Mack Brunswick, Jeanne Lampl de Groot, Hélène Deutsch, Marie Bonaparte), de l’autre ceux qui croient en sa connaissance précoce et pour lesquels l’enfant de sexe féminin est fille dès le début (Josine Müller, Karen Horney, Karl Abraham, Melanie Klein, Ernest Jones) ». Elle rappelle que dans sa lettre à Freud du 3 décembre 1924, Abraham a « mis en doute l’hypothèse freudienne », s’interrogeant sur l’existence d’une « première éclosion vaginale[1] de la libido féminine » dans la « prime enfance » qui subirait un refoulement et « à laquelle succèderait ensuite la prédominance du clitoris ».

L’hypothèse d’une composante pulsionnelle vaginale

2Qu’en dire aujourd’hui, près d’un siècle après le début de ce débat ? La fillette connaît-elle, oui ou non, d’une façon ou d’une autre, l’existence d’une telle cavité vaginale excitable, source de jouissance ? Jacques André (1995, p. 21) nuance la portée de cette question, relativement à la connaissance du féminin, en replaçant le débat dans son contexte historique :

3

Bien que l’élaboration de deux théorisations adverses ait eu lieu très tôt, dès les années 1920, la question de la sexualité féminine demeure posée aujourd’hui en des termes à peu près inchangés. Tout se passe comme si la réponse à l’interrogation : « y a-t-il une «connaissance» précoce du vagin ? », selon qu’elle soit affirmative ou négative, suffisait à elle seule à décider de l’adhésion à l’un ou l’autre des deux ensembles théoriques inconciliables. […] Le tour « insoluble » que prit rapidement la contradiction entre ceux de « Londres » et ceux de « Vienne » (l’image est de Jones), n’est certainement pas étranger à la fermeté de la conviction affichée par les uns et les autres […]. Loin de trancher, la clinique fournit aux adversaires toutes les illustrations nécessaires : aussi bien de l’existence de sensations vaginales précoces que de la méconnaissance absolue du vagin jusqu’à la puberté.

4En effet, ne nous égarons pas : ce qui nous intéresse, c’est moins de savoir si la fillette connaît ou non l’existence de son vagin, que de déterminer si l’enfant, garçon ou fille, a une conception de la qualité pénétrable de la réalité de son corps, et de celui de l’autre. Avec Jacques André (1995, p. 23), ce qui nous préoccupe est de savoir « de quelle façon s’élabore la féminité de l’enfant ? – de l’enfant, et pas seulement de la fille ». La controverse sur la connaissance précoce du vagin ne nous intéresse qu’en ceci qu’elle semble s’être accaparée depuis toujours, dans le débat psychanalytique, la question de l’accès à la pénétrabilité du corps propre et du corps d’autrui, même si elle n’y est traitée le plus souvent qu’implicitement, dans l’ombre d’une thèse de premier plan : le primat du phallus.

5Il semble en effet que Freud n’ait eu de cesse de défendre l’hypothèse de la méconnaissance prépubertaire du vagin que pour ne pas faire vaciller l’édifice du complexe de castration, ce qui lui a été précocement reproché. On peut s’étonner qu’il n’ait jamais mis cette hypothèse à l’épreuve de ses remarquables capacités d’analyse, et remarquer avec Catherine Chabert (2003, p. 30) que « l’élément invoqué [par Freud] pour justifier le tournant de la féminité est lapidaire : «une poussée de passivité» au moment de la puberté ». D’aucuns y verront peut-être une manifestation de l’inconscient du père fondateur de la discipline lui-même (Jacques André, met en cause un refoulement qui coïncide historiquement avec l’analyse d’Anna…).

6Il nous semble possible de fonder l’hypothèse selon laquelle on peut isoler une composante pulsionnelle partielle relative à la pénétration subie, au vécu du corps propre (et de l’espace psychique) comme réceptacle pour l’autre. Cette composante semble trouver à s’étayer de façon transversale sur les expériences orales et anales, pour ouvrir progressivement sur un but sexuel spécifique : accueillir l’autre en soi.

7Si, comme le soutient Freud, ce but sexuel féminin vise à satisfaire l’envie du pénis (avoir en soi à défaut d’avoir à soi), nous ajouterons que cela ne constitue que l’aboutissement d’un processus qui trouve son origine dès les premiers temps psychiques (bien avant le complexe de castration), au moment où émerge du magma pulsionnel une première forme identitaire archaïque. Une telle composante pulsionnelle plonge ses racines dans les mouvements psychiques prégénitaux (but : être pénétré par l’objet primaire), et se génitalise au moment de l’Œdipe (but : être pénétré par le père, par identification à la mère), avant d’occuper une place de choix dans la sexualité féminine à partir de la puberté (but : être pénétré par l’homme, par déplacement de l’intérêt sexuel hors du triangle œdipien). A l’issue de ce parcours, elle doit trouver sa place ultime comme composante d’une sexualité féminine aboutie, génitalisée, où elle se confond avec l’activité à but passif de la sexualité féminine.

8En proposant l’hypothèse d’une prise en compte progressive de la concavité du corps, antérieure à la puberté, nous tentons de rendre compte de la capacité de la cavité vaginale à réaliser d’emblée, au moment de son érotisation, soit à la puberté, la soumission à son compte de l’ensemble des pulsions partielles. Car il nous semble en effet hasardeux d’attribuer une telle capacité organisatrice à une fonction (la contenance vaginale) qui aurait été jusqu’à la puberté totalement niée, à un organe (le vagin) qui n’aurait pu jusqu’alors manifester d’aucune façon sa propre pulsionnalité partielle, puisque, comme s’en étonne Jacques André (1995, p. 29), pour Freud « le vagin, zone érogène organisatrice de la sexualité de la femme adulte, serait sans ancrage dans la sexualité infantile ».

9Cette « vaginalité » (selon le néologisme que nous proposons de construire sur le modèle d’oralité et d’analité), et c’est là l’essentiel de la thèse que nous défendons, nous la concevons comme n’étant pas réductible au renversement en son contraire de la pulsion génitale infantile, qui vise la pénétration active par le pénis (ou par son pis-aller féminin, le clitoris) : « pénétrer, casser, percer des trous partout » (Freud, 1908, p. 21).

10En d’autres termes, nous postulons l’existence d’une passivité primaire, sans préjuger des liens qu’elle entretient avec la passivité secondaire, issue du double retournement (contre la personne propre et en son contraire) de l’activité pulsionnelle. Il nous semble nécessaire de défendre une telle primauté, l’irréductibilité d’une certaine dose de passivité dans la vie sexuelle, pour rendre compte de ce qui nous apparaît comme relevant d’emblée d’une expérience passive, notamment dans la relation du nourrisson au contenu étranger qu’il ingurgite : conjointement à l’activité d’ingurgitation, il est excité (« passivement excité » pourrions-nous dire, mais c’est un pléonasme) par ce corps étranger, sans qu’il soit nécessaire de postuler un quelconque retournement en son contraire de l’activité. De même, ces autres orifices que sont les oreilles et le nez, peuvent être également passivement excités.

11La question qui nous préoccupe est donc moins celle de la connaissance précoce du vagin chez la fille, que celle de l’accession, chez le garçon comme chez la fille, à une passivité primaire, associée au caractère concave du corps propre. Nous concevons une telle « vaginalité » comme prégénitale, c’est-à-dire antérieure (et donc indépendante) des considérations relatives à la différence des sexes : rien ne s’oppose, de notre point de vue, à ce que l’objet fantasmé comme pénétrant soit l’objet primaire lui-même, fût-il mère. Autrement dit, une telle « vaginalité » n’implique pas l’accès à l’Œdipe, à une figure paternelle phallique, et ne s’oppose donc pas à « la conviction freudienne toujours plus affirmée au fil des ans : celle d’une première sexualité de l’enfant (fille ou garçon) entièrement tournée vers la mère » (J. André, 1995, p. 27) (contrairement à l’hypothèse d’une « réaction vaginale primitive au pénis [du père] » défendue par Karl Abraham dans sa lettre à Freud datée du 3 décembre 1924).

Une passivité primaire est-elle envisageable ?

12Dans La sexualité féminine, Janine Chasseguet-Smirgel retrace (d’une façon remarquablement concise et limpide) la place du féminin dans les travaux de Freud, mais aussi des post-freudiens qu’elle catégorise selon qu’ils sont « apparentés » ou « opposés » aux vues freudiennes sur ce sujet (Chasseguet-Smirgel, 1964, p. 31-70). Cependant, nous allons voir que même les premiers ont pris avec certaines hypothèses freudiennes des distances sensibles.

13Hélène Deutsch, fidèle à Freud, soutient que la fille, au moment du stade phallique, doit « renoncer à la masculinité liée au clitoris » et « passer de la phase phallique à la phase vaginale, c’est-à-dire […] découvrir un nouvel organe génital ». Cela est rendu possible par une « soumission masochique au pénis » [2] qui servira de « guide ». Cependant, Deutsch considère que « la libido hétérosexuelle a des racines archaïques orales », puis sadiques-anales, et que dans ces prémisses, « le sein, le pénis ou les fèces ont un rôle actif » alors que « l’anus joue un rôle passif, analogue à celui de la bouche à la phase orale ». « Le passage serait ainsi frayé, ajoute Chasseguet-Smirgel au sujet des conceptions de Deutsch, vers l’investissement passif du vagin, troisième ouverture du corps féminin ». C’est seulement « lors du premier rapport sexuel » que le pénis « fixe la libido sur le vagin » (qui n’avait jusque-là « aucun rôle érogène »), permettant ainsi à cet organe de prendre « le relais de la bouche dans sa fonction orale-passive[3] de succion ».

14Dès lors, « l’attitude vraiment passive, féminine du vagin est une répétition sur le mode post-ambivalent de la phase préambivalente orale, dans laquelle sujet et objet fusionnent ». Chasseguet-Smirgel ajoute que pour Deutsch, « le coït vaginal permet de surmonter le trauma de la séparation, du sevrage » puisque « dans le coït la relation mère-enfant est reconstituée », ce qui va dans le sens de l’hypothèse d’un lien entre la passivité associée à l’Hilflösigkeit et celle de la position sexuelle féminine génitale : le désir d’être pénétré par l’autre (sexuellement), donc de l’accueillir en son sein, permet (entre autres choses) de se prémunir contre sa perte. Par conséquent, de ce point de vue, les enjeux des pénétrations active et passive se confondent : le « rapport sexuel » vise la ré-union.

15Même si elle considère que « le passage du « phallique » au « vaginal » » est rendu « très ardu » par la « bisexualité féminine » et l’ambivalence, il n’en reste pas moins que Deutsch pose les bases d’une passivité primaire, qui plonge ses racines dans les expériences prégénitales orales puis anales, avant de les transférer au vaginal. Deutsch parvient ainsi à concilier la thèse de la méconnaissance prépubertaire du vagin, si chère à Freud, avec l’idée d’une passivité primaire. On peut seulement regretter qu’elle cantonne celle-ci au développement psychosexuel de la petite fille : le garçon n’a-t-il pas lui aussi à composer avec des orifices dans la réalité de son corps ? [4]

16Pour Marie Bonaparte, « le “complexe de virilité” de la femme est primaire », conformément à Freud, puisqu’« il est fondé sur l’existence anatomique d’un organe masculin tronqué, le clitoris ». Cependant, Chasseguet-Smirgel note que « contrairement à Freud », Marie Bonaparte « pense que chez la petite fille naît assez tôt l’ébauche psychique de ce qui deviendra l’érotisme vaginal. En effet, elle pense qu’au stade anal la petite fille investit passivement le cloaque, c’est-à-dire l’anus et le vagin confondu cœnesthésiquement. Le vagin n’entrera véritablement en jeu qu’à la puberté mais l’érotisme cloacal passif en constitue le prototype. La fille, au début de sa vie, est avant tout passive, tout comme le garçon du reste. Elle attend des satisfactions de la part de sa mère, tant clitoridiennes que cloacales. Le clitoris est donc primairement investi passivement. ».

17C’est seulement dans un second temps, au décours de l’Œdipe dans sa valence négative, que « l’attachement de la petite fille à la mère devient actif et pénétrant ». Notons que rien n’empêche de déduire de ce développement qu’il en est de même chez le garçon : s’il est lui aussi avant tout passif, il doit d’abord investir passivement son pénis, attendre de sa mère des satisfactions phalliques passives, avant que ne survienne une inversion vers l’activité.

18Mais revenons-en à la fille : c’est seulement à la puberté que « le vagin est investi érotiquement, et non plus le «trou cloacal» ». L’auteur ajoute que pour Marie Bonaparte, « la fonction vaginale à érotisme “concave” s’établit grâce au “masochisme féminin essentiel” qui permet de surmonter les obstacles opposés par l’érotisme clitoridien “convexe” ». Mais l’érotisme actif et le sadisme « attachés au clitoris » qui devront être abandonnés ne sont pas primaires, seulement secondaires. Le développement psychosexuel de la fille semble donc devoir effectuer une boucle, en cheminant de la passivité-masochisme à un retour à celle-ci, après un bref détour par l’activité-sadisme.

19Quant à Ruth Mack Brunswick, notons simplement que malgré une grande communauté de pensée avec Freud, elle considère qu’« au début de la vie l’enfant est passif », et que par conséquent le garçon devra « abandonner la passivité pour devenir actif ».

20On voit donc que la soumission à l’hypothèse freudienne de la méconnaissance prépubertaire du vagin n’a pas empêché ces auteurs de postuler, de façon plus ou moins explicite, une passivité initiale, primaire, irréductible au renversement de l’activité.

21D’autres auteurs, au contraire, se sont élevés contre la méconnaissance prépubertaire du vagin. C’est le cas de Josine Müller, pour qui « le vagin est le premier organe sexuel investi libidinalement », et de Karen Horney, qui considère que la fillette, craignant « les atteintes dont serait l’objet l’intérieur du corps […] refoule ses pulsions vaginales qu’elle transfère à son organe sexuel externe, le clitoris ». Melanie Klein, elle aussi, pense que « la crainte fondamentale de la fille concerne l’intérieur de son propre corps ». Par ailleurs, pour elle, « le désir oral du pénis paternel devient le prototype du désir génital, vaginal de ce pénis », et elle évoque les « pulsions féminines réceptives » : chez Klein, nous dit Chasseguet-Smirgel, « la réceptivité orale et vaginale, féminine, est primaire ».

22Ernest Jones, de son côté, défend l’opinion selon laquelle « les désirs vaginaux sont très précoces » et que « les fantasmes précoces concernant tous les orifices sont très fréquents et prennent une forme réceptive typiquement féminine ». Pour Jones, les « fantasmes inconscients très précoces de la fillette » sont « dirigés vers le père et, au début, vers son phallus ». S’appuyant sur « une idée que Freud lui a personnellement communiquée », selon laquelle « la première théorie sexuelle de la fillette serait orale (fellation) », il postule que « ce désir réceptif féminin » se situe « à une phase précoce du développement de la fillette ». Il considère que « la fillette est dès le début plus féminine que masculine, plus centrée sur l’intérieur du corps que sur l’extérieur ». Certains de ses travaux sur les mythes vont dans ce sens. Dans « La conception de la vierge par l’oreille » (1914) ou « Étude psychanalytique de l’Esprit-Saint » (1922), l’oreille, lieu de pénétration-fécondation par le « Verbe » du père, comme les narines (le nez, donc) pénétrées par le « Souffle divin » (paternel), sont autant d’orifices du corps « aux implications sensuelles plus restreintes que tous les autres [endroits] du corps » (Jones, 1914, p. 297) en particulier les organes génitaux, permettant une levée partielle, bien que déformée, de refoulements de motions incestueuses.

La passivité comme primaire chez des auteurs contemporains

23En 1995, Jacques André publie un ouvrage dont le titre en dit long sur une genèse de la psychosexualité qui se situe à distance significative du phallocentrisme freudien : Aux origines féminines de la sexualité. La sexualité, dans les deux sexes, plongerait donc ses racines dans le féminin. C’est, pour le moins, prendre le contre-pied de Freud pour qui, on l’a vu, une sexualité proprement féminine apparaît « spontanément » à la puberté. Cette génération spontanée, cette soudaine « poussée de passivité » qui tient du « réflexe », suggère l’idée d’un auto-engendrement qui paraît faire peu de cas d’éventuelles racines infantiles.

24Chez Freud, la fille est d’abord sexuellement un petit garçon ; pour Jacques André, au contraire, l’être psychosexuel est originairement relégué dans une position féminine, qui sera seulement secondairement refoulée. Pour situer l’origine de cette passivité-féminité première, il s’appuie sur la théorie de la séduction généralisée développée par Jean Laplanche (1987). Ainsi Jacques André écrit-il (1995, p. 110) :

25

Le moment inaugural de la vie psychosexuelle se situe, par rapport à l’infans, dans une double altérité : celle de l’adulte et celle de l’inconscient dans l’adulte. Si, dans cette « rencontre », il s’agit moins de commerce que de séduction, c’est que l’enfant, étant donné sa prématuration, voit ses capacités de compréhension et d’élaboration excédées par ce qui lui est ainsi « injecté ». La vie psychosexuelle ne commence pas par « j’introjecte » – ni même par : « je me nourris et j’en profite pour suçoter » – mais par : il implante, il intromet ; sans savoir ce que il fait. Un enfant est saisi par la tourmente du sexuel bien au-delà de ce que sa « réponse » auto-érotique lui permet d’apaiser. Un enfant est pénétré par effraction.

26Dans son Féminin mélancolique, Catherine Chabert (2003, p. 27-31) démontre qu’on ne peut « contester la position passive » que les fantasmes originaires « assignent tous au sujet ». Dans la scène primitive, elle note « la place première de l’enfant en détresse, de son exclusion, de son excitation, au vu et à l’entendu » ; elle souligne « la mise à l’écart, le sentiment d’impuissance, et même la douleur psychique associée à cette scène » qui « soutiennent la position passive » de l’enfant. Son « excitation sexuelle » est éteinte par l’angoisse : par suite, « ce qui subsiste, ce qui constitue un mode d’attraction privilégié, répétitif, c’est l’enfant solitaire et passif à la fois débordé et démuni ».

27Quant aux fantasmes de séduction, ils « impliquent, eux aussi, la représentation passive du sujet dans la scène » : si, depuis l’abandon de sa Neurotica par Freud, le sujet est l’auteur de ces scénarios (théorie du fantasme), il n’en reste pas moins relégué dans une « position d’innocence passive » par ceux-ci. Dans l’activité fantasmatique, la « maîtrise d’une situation où l’excitation menace de débordement ou de désorganisation » n’est réalisable « qu’à condition que la passivité inhérente à l’état d’excitation (être excité par…) soit admise ». Catherine Chabert insiste aussi sur les « représentations passives » engendrées par le fantasme de castration : « qu’il prenne la forme du féminin-châtré ou du masculin-menacé, qu’il se déploie dans la culpabilité ou le masochisme, il trouve immanquablement sa marque dans l’horreur de la position passive ». Et l’auteur de conclure : « Au commencement, donc, une position passive nettement dégagée chez l’enfant ».

28Catherine Chabert défend la thèse d’une sexualité reçue passivement de l’extérieur, de l’autre, du dehors, lorsqu’elle écrit (2003, p. 36) :

29

La sexualité, amenée par l’autre, s’inscrit dans l’altérité et inscrit dans le même mouvement l’existence de l’étranger en soi et l’étrangèreté de l’inconscient. Encore faut-il que l’action séductrice qui engendre l’excitation et le trouble, et soutient la nécessité de s’y confronter et de les traiter, encore faut-il que cette action soit acceptée comme venant de l’autre, acceptation qui place le sujet en position de ré-action bien sûr, à condition qu’il admette l’effet de l’autre en lui, c’est-à-dire qu’il admette d’être passivement modifié par cet étranger.

Activité, passivité, passivation

30Dans un texte de 1999, André Green confronte Pulsions et destins des pulsions (1915c) et Un enfant est battu (1919e) d’une part, qui « appartiennent tous deux à la première topique », et Le problème économique du masochisme (1924c) d’autre part, référé à la seconde topique, et à la seconde théorie des pulsions, qui fait apparaître un concept nouveau, celui de pulsion de mort. Si le Freud d’avant les années 1920 plaide en faveur d’un masochisme secondaire, issu du double retournement (en son contraire et contre la personne propre) du sadisme originaire, qui est ainsi délégué à un « moi étranger », à partir de 1920 (Au-delà du principe de plaisir) « l’adoption de la thèse de la pulsion de mort » s’associe « au remaniement fondamental qui place le masochisme originaire en position première en lui reconnaissant la valeur d’un but pulsionnel » : ce masochisme primaire « est le fruit d’une passivité première[5], ne procède d’aucun renversement d’activité en passivité, ni d’une substitution d’objet ».

31André Green propose de distinguer la passivité, associée chez Freud à une « modalité de plaisir recherchée par la libido » qui « établit un mode de jouissance à but passif », de la « passivation » définie comme « ce qui contraint à subir et non simplement un mode de jouissance recherché ». Il fait découler la passivation, « qui rend l’idée de forcer quelqu’un à être passif », de l’Hilflösigkeit, la détresse psychique originaire qui « plonge le sujet dans un état d’impuissance sans recours ». De là, l’auteur propose d’« opposer une passivité-jouissance et une passivité-détresse ».

32Il n’est donc de « passivité première » qu’en-deçà (ou au-delà, c’est selon) du sexuel, puisqu’elle est le produit de la pulsion de mort : face à l’ampleur de sa dépendance à l’environnement, le sujet en état de détresse est forcé à être passif, relégué dans une impuissance extrême. Dans ce masochisme là, nulle place pour la libido. La passivité-jouissance, elle, n’est que secondaire (au retournement du sadisme). Pour appuyer le caractère asexuel de la passivité née de l’Hilflösigkeit, Green écrit que « l’état de demande qui habite le psychisme [en situation de détresse initiale] pourrait difficilement être de l’ordre du souhait. Il est donc peu probable que la situation soit compatible avec une production hallucinatoire consolatrice. L’expérience de cas limites nous le laisse penser ».

33L’hypothèse de la « vaginalité », que nous proposons d’explorer, constitue une troisième voie, complémentaire, entre la passivité-secondaire-jouissance et la passivation-primaire-détresse, celle d’une passivité-primaire-jouissance : une passivité primaire d’ordre sexuel. Le nourrisson, selon notre hypothèse, expérimente quotidiennement un plaisir sexuel passif associé à l’oralité, à l’incorporation (être pénétré par les corps étrangers avalés), aux côtés de l’activité qui en constitue la composante dominante, en tout cas la plus visible. Cette passivité, nous ne voyons aucun motif de la situer comme secondaire, issue d’un retournement. Fût-il passif, il s’agit d’un but pulsionnel qui s’étaye sur une fonction biologique et à ce titre, il a droit à la primauté, comme le but actif avec lequel il partage la scène orale.

34Repartons maintenant, à l’instar d’André Green, du passage d’Inhibition, symptôme et angoisse relatif à l’angoisse initiale (Freud, 1926d, p. 52) : l’« angoisse de la perte d’objet ». La préoccupation majeure de l’individu naissant à la vie psychique, serait de se prémunir contre la « tension de besoin emprunte de déplaisir » caractéristique de l’état d’Hilflösigkeit, et pour cela de s’assurer de la présence continue de l’objet. Il apparaît dans ce contexte comme un mécanisme instinctif d’accueillir en soi celui dont on veut s’éviter la perte.

35Mais l’avaler n’est pas le digérer, et c’est ici que pénétration et identification constituent deux destins de l’incorporation, entendue au sens étymologique d’une « mise à l’intérieur du corps ». Autrement dit, être pénétré par l’objet primaire est une des solutions fantasmatiques dont dispose le sujet naissant à la vie psychique pour se prémunir de sa perte, à distinguer de l’identification, même si elles visent, à l’origine, un même objectif défensif contre la perte de l’objet.

36Ce que nous proposons, c’est de concevoir qu’aux côtés de la passivation décrite par Green, puisse trouver à s’immiscer une dose de sexuel : le nourrisson, dont on a fait l’hypothèse qu’il est d’emblée soumis à une pulsionnalité passive qui prend sa source dans les fonctions biologiques (voire sensorielles [6]) élémentaires, ne pourrait-il pas, par étayage, trouver un plaisir du même ordre à accueillir fantasmatiquement l’objet primaire en lui, lorsqu’en état de détresse il cherche à s’épargner les affres de son absence ?

37À nouveau, nous trouvons à nous appuyer sur le travail de Jacques André, lorsqu’il écrit (1995, p. 95) que « l’état de détresse obligée du nourrisson, étant donnée sa prématuration, l’offre non seulement aux soins du monde adulte mais aux débordements libidinaux de celui-ci, posant ainsi les bases empiriques de la théorie de la séduction ». Dans l’état d’Hilflösigkeit, l’enfant est à la merci de la pulsionnalité inconsciente de l’adulte qui, en tant que sexualité inélaborable pour le psychisme naissant du bébé, s’y engouffre dans un mouvement effractant. Une intrusion indigeste, un corps étranger qui traverse la frontière et qui n’est pas métabolisable, n’est-ce pas ce qui définit la pénétration ?

38Voilà donc le nourrisson, garçon ou fille, relégué dès l’origine (dès l’originaire) dans une passivité qui le fait naître à la psychosexualité, autrement dit, une passivité sexuelle primaire. « La passivité, poursuit Jacques André (1995, p. 122-123), comme but pulsionnel, “prend la suite” de la passivité du moi devant l’attaque pulsionnelle, laquelle “succède” elle-même à la passivité traumatique du nouveau-né devant le monde adulte. Telle est bien ce qui en fait la part difficilement acceptable et qui nourrit, chez l’homme comme chez la femme, le refus de la féminité ». La « passivité traumatique du nouveau-né », soit la « passivation » évoquée par André Green, semble donc en mesure de se sexualiser en but pulsionnel passif, sans détour par une activité qui aurait à se renverser. C’est dans cette succession détaillée ici par Jacques André, dans la sexualisation de la passivité initialement traumatique, que nous supposons qu’interviennent les premières expériences de pénétration subie, qui s’étayent elles-mêmes sur le nourrissage. Ayant fait fortuitement l’expérience du plaisir associé à la présence d’un morceau du monde à l’intérieur du corps propre au cours du nourrissage, le nourrisson peut naturellement érotiser l’effraction première.

Quelques remarques sur les limites de l’opposition activité/passivité

39Il semble que l’on puisse dégager de cette discussion une conception schématique de la sexualité génitale féminine qui s’appuie sur les rapports entre oralité et génitalité féminine, mis en exergue par Hélène Deutsch (voir supra). Cela nous amène à repartir de la notion d’incorporation, dont nous proposons de souligner la double valence active-sadique/passive-masochiste dans l’oralité :

  • valence active-sadique : sucer, aspirer, mordre, mâcher, déchiqueter, avaler, digérer ;
  • valence passive-masochiste : un corps étranger s’introduit à l’intérieur et excite les muqueuses internes (labiale, buccale, pharyngienne, œsophagienne et gastrique).

40Cette double valence se retrouve dans la sexualité génitale féminine, le rapport vagin / pénis s’étant substitué à bouche / sein :

  • valence active-sadique : engloutir le pénis pour se l’accaparer, attaquer l’homme en lui infligeant une blessure, une castration ;
  • valence passive-masochiste : le pénis s’introduit à l’intérieur et excite la muqueuse vaginale.

41Cela mérite de s’interroger plus largement : activité et passivité peuvent-elles seulement faire valoir leurs enjeux propres à distance l’une de l’autre ? Outre l’oralité, et la génitalité féminine, que nous venons d’évoquer, qu’en est-il de la génitalité masculine ? Le pénis pénétrant est-il tout entier actif ? N’est-il pas lui-même soumis passivement à la part d’activité qu’on a cru bon d’isoler dans la génitalité féminine ? N’assume-t-il pas inévitablement une position passive lorsqu’il est excité par la muqueuse de la cavité qu’il pénètre ? L’homme ne répond-il pas aux fantasmes féminins d’incorporation de son pénis à visée castratrice par les fantasmes et angoisses correspondants, d’ordre passif ? Le vagin n’est-il pas immanquablement fantasmé par lui comme une bouche susceptible de l’aspirer, de le dévorer, de le castrer, bref, de le reléguer dans une position passive [7] ? Mais dès lors, que reste-t-il de l’opposition actif/passif, sur laquelle se fonde (certes sans s’y confondre) l’opposition masculin/féminin ?

42Revenons au texte d’André Green (1999) : de la confrontation de deux moments de la pensée de Freud, articulés autour du fameux « tournant des années 1920 », naît « un dilemme, celui d’avoir à choisir entre une construction dialectique qui nous propose des mouvements internes de la libido faisant intervenir un autre moi et une conception que Freud conçoit comme plus basale, plus fondamentale, et qui ne se satisferait pas d’une conception du masochisme comme produit secondaire des mouvements de la libido ».

43André Green propose une « solution » à ce dilemme, qui consiste à « continuer à partir du postulat de la pulsion comme processus toujours actif, mais [à] considérer également que le couple activité et passivité devrait être compris par nous comme une propriété structurale de la pulsion » : chacun des deux termes « ne peut se concevoir sans l’autre ». Il ajoute que « s’il nous faut conserver l’image d’un processus pulsionnel comme mise en mouvement dans tous les cas, il faut compléter cette vision par la possibilité structurale de ce mouvement de renverser son cours, de ramener à soi ce qui a pour visée une sortie de soi ».

44C’est peut-être comme effet de cette structure que nous pouvons situer le fait qu’activité et passivité ne puissent pas, semble-t-il, se manifester dans leur pureté, non parce que la pureté ne serait qu’une artificielle vue de l’esprit jamais rencontrée dans la nature, mais parce que chacune des deux valences ne peut être conçue en-dehors de l’autre, comme les deux faces d’une même pièce. Catherine Chabert (2003, p. 26) revient sur un ajout de 1915 au troisième des Trois essais sur la sexualité, consacré aux Transformations de la puberté : Freud y écrit qu’« on ne trouve de pure masculinité ou féminité, ni au sens psychologique ni au sens biologique. Chaque individu présente bien plutôt un mélange de ses propres caractères sexuels biologiques et de traits biologiques de l’autre sexe et un amalgame d’activité et de passivité[8] ».

45Nous proposons de faire un pas de plus, en postulant que ce n’est pas seulement un individu qui n’est jamais tout entier actif ou passif, mais encore, qu’il en est ainsi des conduites sexuelles considérées isolément. Catherine Chabert (2003, p. 29) rappelle d’ailleurs que « la passivité [est] inhérente à l’état d’excitation (être excité par…) » : dès lors, aucune activité sexuelle n’est exempte d’une part consubstantielle de passivité, ne fût-ce que par le fait qu’elle est mise en branle et alimentée par de l’excitation reçue passivement. Jacques André (1995, p. 122) écrit que « quels que soient les débordements d’activité précédemment déployés pendant l’acte sexuel, tout un chacun est passif devant la jouissance, devant l’orgasme, emporté, fût-ce un instant, par la petite mort ». Réciproquement, André Green (1999) souligne, après Freud, « qu’une pulsion est toujours active et que seuls ses buts peuvent être actifs ou passifs », ce qui ampute a priori toute chance de rencontrer une pure passivité sexuelle.

46On a vu que Catherine Chabert situe l’origine de la psychosexualité dans une action reçue passivement de l’extérieur, le bébé devant supporter « l’effet de l’autre en lui ». Pourtant, elle situe dans le même temps le fantasme de séduction comme étant issu d’un « renversement en son contraire de l’activité en passivité » : dans sa version « hystérique », qui représente l’enfant victime et l’adulte pervers, « on doit retenir l’importance de la mise en jeu active de la séduction suscitée dans l’autre, afin de mettre au jour son désir dans un retournement révélateur : «Ce n’est pas moi qui le désire, c’est l’autre qui me séduit» ». C’est d’ailleurs à l’occasion de l’échec d’un tel renversement, « lorsque la voie passive n’est pas accessible », que « le fantasme «hystérique» de la séduction laisse la place à une autre version », qu’elle appelle « mélancolique » : « le retournement sur la personne propre […] assure la conviction d’avoir activement séduit le père et non d’avoir été séduite par lui. […] La culpabilité n’est nullement absente, bien au contraire elle est massivement alimentée par des contraintes masochistes traduites par le recours à une mortification sacrificielle implacable » (Chabert, 2003, p. 36-38). On voit à quel point activité et passivité peuvent se montrer inextricablement entremêlés.

47Daniel Paul Schreber qualifie l’effet produit par son corps sur Dieu de « force d’attraction ». Dans ses Mémoires d’un névropathe, il résume ainsi la signification de son univers délirant : « Toutes les atteintes qui, au cours des ans, ont été portées à ma vie, à mon intégrité corporelle, à ma virilité et à ma raison, se sont toujours fondées sur cette idée unique qui est de se soustraire autant que possible au pouvoir d’attraction de mes nerfs surexcités, pouvoir qui surpasse de loin tout ce qui a jamais pu exister » (Schreber, 1903, p. 113).

48Cette illustration de la composante vaginale, rendue particulièrement palpable par son autonomisation délirante (et par la finesse d’analyse de son vécu par le magistrat), nous intéresse particulièrement puisqu’elle condense de façon remarquable le caractère passif de la pulsion sexuelle féminine et la part d’activité qui en est indissociable. Lorsque le vagin exerce sur le pénis une « force d’attraction », comme deux corps célestes s’influencent mutuellement par le truchement de la gravitation, de quel côté se situent l’activité et la passivité ?

49La force d’attraction du vagin sur le pénis est active en ce qu’elle relègue celui-ci (partiellement) dans une position passive, mais elle est passive dans ce qu’elle implique d’abandon à l’objet. C’est ce que Schreber signifie, lorsqu’il se décrit comme suscitant à son insu cette attraction chez l’autre, Dieu en l’occurrence (à la différence près que Schreber, dans sa psychose, vit et décrit cette distance qui le sépare de la part active de sa « vaginalité », comme relevant d’une action extérieure à lui-même, et contraignante). La passivité serait donc une forme de mobilisation pulsionnelle (nous prenons volontairement un terme distinct d’activité) subie par le sujet lui-même, comme elle l’est par l’objet.

50Par conséquent, si la « vaginalité » a quelque chose d’actif, ce n’est qu’au titre de la consubstantialité de l’activité et de la passivité au sein de toute dynamique pulsionnelle.

Le « vaginal », un précurseur du féminin ?

51En 1924, Freud semble avoir trouvé dans le masochisme ce qui, mieux que la passivité, est susceptible de fonder l’essence du féminin, « l’être de la femme » (1924, p. 289) : si la femme est appétente à être pénétrée dans le coït, ce n’est plus pour s’accaparer le pénis qu’elle envie à l’homme, mais pour satisfaire son masochisme. Jacqueline Schaeffer (Schaeffer, 1997, p. 93-96) distingue de ce « masochisme féminin », un « masochisme érotique féminin », qu’elle qualifie de « génital », et qu’elle définit comme « une capacité d’ouverture et d’abandon à des fortes quantités libidinales et à la possession par l’objet sexuel ». Ce masochisme vise « la “défaite”, dans toute la polysémie du terme » : c’est là le « scandale du “féminin” ». Il se voit « renforcé par le masochisme érogène primaire, et contre-investit le masochisme moral. Dans la déliaison, il assure la liaison nécessaire à la cohésion du Moi pour qu’il puisse se défaire et admettre de très fortes quantités d’excitation non liées ».

52Nous proposons de définir le « vaginal » comme l’appétence érotique originaire à recevoir passivement l’autre en soi. Le féminin de la femme, qui aspire à l’abandon à l’activité de l’homme dans le coït, à l’envahissement du corps propre par celui de l’objet dans la relation sexuelle, n’en est que la forme aboutie, génitalisée. Il est préformé (pour reprendre le terme habilement choisi par Jacqueline Schaeffer [9]), chez l’enfant des deux sexes, par les expériences précoces, prégénitales, d’occupation de l’espace interne par un corps étranger : sein, lait, fèces, sensorialité, inconscient dans l’adulte, poussée constante pulsionnelle. Et si « rien d’important ne se passe dans l’organisme sans fournir une composante à l’excitation de la pulsion sexuelle » (Freud, 1905, p. 105) [10], cette concavité doit trouver sa place parmi les composantes pulsionnelles : elle se pulsionnalise en « vaginalité ». Par ailleurs, elle se voit d’emblée doublement renforcée : par la complicité du masochisme primaire, qui ouvre au masochisme érotique féminin, celui qui vise l’abandon aux corps étrangers pénétrants (poussée pulsionnelle et objet) ; par la menace de perte catastrophique qui caractérise l’Hilflösigkeit, face à laquelle la concavité peut être surinvestie dans une visée défensive (accueillir en soi celui dont on veut s’épargner la perte).

Bibliographie

Références bibliographiques

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  • Jones E. (1914), La conception de la Vierge par l’oreille, in Psychanalyse, folklore, religion, Paris, Payot, 1973, p. 227-299.
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  • Schreber D. P. (1903), Mémoires d’un névropathe, Paris, Seuil, 2001.

Mots-clés éditeurs : concavité, réceptivité, vagin, féminin, Hilflösigkeit (désaide), passivation, passivité

Mise en ligne 26/09/2014

https://doi.org/10.3917/rfp.784.1120

Notes

  • [1]
    Souligné par K. Abraham.
  • [2]
    Deutsch H. (1944-1945), La psychologie des femmes, citée par Chasseguet-Smirgel (1964, p. 32).
  • [3]
    C’est nous qui soulignons.
  • [4]
    Les oreilles (bruits, sons) et le nez (odeur) seront des lieux d’érotisation sublimée et socialisée (plaisir musical ; goût des parfums, etc.) ou d’éclosion de pathologies liées à leurs érotisations (oreilles = hallucinations verbales/acouphènes ; nez = dégout olfactif, anosmie, rhinites)
  • [5]
    C’est nous qui soulignons.
  • [6]
    André Green (1999) souligne que le caractère de la pulsion, et de l’expérience psychique qui s’ensuit, est tout à fait différent du caractère de réception de l’excitation et impression extérieure venues des organes de sens. Si la pulsion est vécue comme provenant d’un intérieur dont on ne peut s’échapper, au vif de l’expérience subjective, l’excitation extérieure tient son pouvoir de discrimination de pouvoir s’en soustraire. Nous sommes d’accord avec Green sur ce point de vue lorsqu’il s’agit de l’enfant ou l’adulte autonome, mais non du nourrisson qui, lui, ne peut se soustraire, volontairement, à l’excitation extérieure : ce caractère d’excitabilité (pulsionnalisable) duquel on ne peut se soustraire peut, de plus, se trouver renforcé pulsionnellement par l’intervention de l’autre – maternel – : chant, ritournelle, balancement, etc.
  • [7]
    G. Roheim a souligné combien la subincision du pénis relève du « symbolisme vaginal » (1931, p. 158), sans oublier bien entendu la croyance au (et le fantasme du) « vagin denté ».
  • [8]
    C’est Catherine Chabert qui souligne.
  • [9]
    « La petite fille au moi introjectif n’a pas de “féminin”, mais elle en a des préformes, une capacité à l’ouverture ou non. » (J. Schaeffer, 1997, p. 62). Nous considérons que ces « préformes » du féminin ne sont pas l’apanage de la petite fille : le corps du garçon, fût-il dépourvu de vagin, ne jouit-il pas, par tant d’aspects, d’une concavité comparable à celle de la fille ?
  • [10]
    Ce principe est d’ailleurs rappelé par Freud en 1924 (p. 290).
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