Couverture de RFP_783

Article de revue

La phobie de la peste

Heurs et malheurs du psychanalyste engagé dans la cité

Pages 806 à 819

Notes

  • [1]
    Une fermeture provisoire, le temps de mettre en place une équipe entièrement refondée, censée répondre mieux aux attentes médicales et administratives, loin de l’esprit qui fut celui de notre travail, cela en conservant notre sigle (PARI), bien trop avantageux pour être abandonné, que ce soit au regard de l’aura que nous avions dans la cité ou, surtout, au regard des instances ministérielles qui nous mentionnaient dans leurs recommandations et étaient sources d’importants financements pour tout le dispositif mis en place au sujet des AVS.
  • [2]
    On remarquera que l’enquête a suivi la condamnation au lieu de la précéder !
  • [3]
    Ce fut notamment à l’occasion d’une intervention que je fis au Colloque Interne de la SPP de mars 2000 sur Psychanalyse et institution : « L’analyste, ses cadres et la requête sociale » (non publié).

1Au moment où il me fut proposé d’écrire sur le thème de ce numéro, j’étais pris dans les rets d’une douloureuse expérience professionnelle. Du fait de ma retraite, je quittais mes fonctions de responsable d’une unité de psychothérapie psychanalytique dépendant d’un Centre Hospitalier psychiatrique. De façon très brutale, cette unité, qui avait pourtant eu trente ans d’existence, fut totalement démantelée dans les pires conditions.

2La vitesse vertigineuse avec laquelle les événements se sont déroulés m’a interrogé, passée la phase abasourdie, sur les ressorts d’un acte d’une extrême violence.

3Quels qu’aient pu être les motifs invoqués, tout ce sur quoi je reviendrai, c’est la violence du procédé qui m’a semblé contenir quelque chose de profondément irrationnel et viser notamment la psychanalyse dans ce qu’elle peut représenter pour le corps social et en particulier pour la psychiatrie. C’est pourquoi une réflexion s’impose.

4Ayant été acteur, malheureux, de cette expérience, je ne peux bien entendu prétendre à l’objectivité et faire une analyse des faits totalement du dehors. Mais ce récit peut constituer un témoignage parmi d’autres, de plus en plus nombreux, c’est à déplorer.

5Le thème proposé de « Psychophobie » s’est présenté alors comme un recours théorique, auquel je n’avais pas songé auparavant, comme moyen d’élaborer ce qui avait été pris dans le tourbillon d’une succession d’actings et où, par conséquent, il était bien difficile de penser.

6Tirant ce concept du côté des positionnements sociaux, le risque existe bien entendu d’user d’extrapolations abusives, il faudra d’ailleurs employer ce terme dans un sens très large, c’est à dire sous l’angle de la peur vis à vis du monde de la représentation sur lequel s’appuie la psychanalyse, et du comportement d’évitement ou de rejet massif qui en découlera.

7Les rapports entre la psychanalyse et le corps social ont de tout temps été pour le moins complexes.

8Le corps social a manifesté méfiance ou mépris, fascination ou intérêt, bienveillance ou tout juste tolérance, rejet pur et simple ou ignorance délibérée, diabolisation, envie, haine…

9Côté psychanalystes, du moins pour certains courants nourris d’idéologie, attitudes hautaines, hermétisme, tentation du splendide isolement, ont souvent prévalu. Le refus de sortir de notre cadre convenu de la réalité psychique peut, s’il tire au dogmatisme, correspondre à un évitement devant la crainte d’être dénaturé ou contaminé par les réalités sociales ou institutionnelles.

10Cela n’a pourtant pas empêché l’existence de nombreux points de rencontre et d’apports réciproques assez fondamentaux. La psychanalyse a largement contribué à la réflexion psychopathologique d’une bonne partie du XXe siècle et à l’important renouvellement de la psychiatrie à travers la psychothérapie institutionnelle. Le psychanalyste sans divan (P.C. Racamier, 1993) ouvrage événement, restera le témoignage d’une véritable rencontre entre la réflexion psychanalytique et la pratique psychiatrique. Cela avait valu de nombreuses expériences auprès d’enfants, d’adolescents ou d’adultes, dans lesquelles la psychanalyse servait de repère théorique et aidait dans des réalisations pratiques en proposant des aménagements de modes relationnels à même de relancer des processus psychiques.

11Mais cette période glorieuse et si féconde pour l’abord psychothérapique en institution n’a plus beaucoup cours actuellement tant est battue en brèche, ou simplement ignorée, toute référence psychanalytique dans le monde psychiatrique et il n’est pas nouveau de faire état d’un net reflux de l’implication des analystes dans la psychiatrie institutionnelle au point de voir certains hôpitaux vidés de leur présence. La situation est la même au niveau universitaire où l’influence de la pensée psychanalytique diminuant, l’enseignement général a vite fait de faire l’impasse sur elle.

12Les changements intervenus en psychiatrie vont tous dans le sens de l’éloignement de tout abord de la subjectivité :

131 – La formation des medecins devient plus éclectique, favorisant des visions assez syncrétiques de leur pratique et de leur référence théorique. On pourrait y voir une ouverture mais la conséquence est plutôt la conviction, qu’ayant touché un peu à tout, ils ont acquis la formation suffisante pour saisir l’essentiel de la problématique du sujet. Cela entraîne, devant notre exigence d’une spécificité de la pratique et de son cadre, une sorte d’incompréhension qui va même plus loin que les conflits entre théorisations différentes, par exemple entre comportementalistes et psychanalystes.

142 – Les nouvelles classifications des « troubles » psychiatriques et leur évolution de DSM en DSM illustrent la distance prise vise à vis de toute « psychopathologie » que la psychanalyse avait grandement contribué à élaborer. Celle-ci, en tentant de dégager des organisations internes propices à la formation de divers symptômes, impliquait un intérêt pour la dimension d’intériorité. Les nouvelles classifications, elles, correspondant à l’élimination de toute référence à cette dernière, ne prennent en compte que la manifestation du symptôme.

153 – La médiatisation des violences survenues en psychiatrie et leur judiciarisation ont contribué à développer une mentalité où domine l’obsession sécuritaire. Après la (trop?) grande ouverture des années soixante ou soixante dix, force est de constater une tendance au renfermement et une priorité donnée à la protection au dépend du contact humain.

164 – La technicisation grandissante des services donne la primauté au travail administratif, à l’enregistrement de données, à la tenue des dossiers, etc. Cette activité, devant l’ordinateur, est véritablement dévoratrice de temps et se fait aux dépens du temps consacré au travail clinique.

175 – Enfin l’exigence d’une gestion rigoureuse des hôpitaux finit par avoir la priorité sur tout. La vogue des termes d’optimisation et de rationalisation du soin a pour conséquence la survalorisation des critères de rentabilité et d’efficacité. La notion d’évaluation est devenue le maître mot.

18Ainsi, d’une époque où le mariage semblait plus harmonieux, les rapports entre psychiatrie et psychanalyse se sont tendus sous l’effet de nombreux facteurs : culturels (la psychanalyse perdant l’aura qu’elle avait dans le monde intellectuel comme science neuve), idéologiques (le passage à la rentabilité comme valeur suprême), politiques (les luttes d’influence dans le débat sur les psychothérapies, le poids des lobbies dans le cas de l’autisme) ou économiques (quand la psychiatrie, DSM à l’appui, se laisse guider par la puissance des laboratoires pharmaceutiques).

19On ne sait si la fameuse confidence de Freud à Jung, sur le bateau les emmenant en Amérique : « Nous leur apportons la peste », est réelle. Mais sa fortune révèle bien sa part de vérité. La suite de l’histoire a montré à quel point ce rapport contient, peu ou prou, toujours sa dose de complexité ou de poison, et le montre actuellement plus que jamais.

20La violence des campagnes contre la psychanalyse interroge, au-delà des contestations qui pourraient faire d’utiles débats, sur la dimension affective qui entre en jeu. Son rejet a été vu sous l’angle de la résistance à la psychanalyse du fait de la blessure qu’elle venait infliger à l’homme, après Copernic et Darwin, ainsi que Freud l’envisageait. Pouvons-nous aller plus loin avec la notion de « psychophobie » ?

21Rappelons que la peste, la vraie celle-là, fut un fléau qui décima des populations entières lors d’épidémies redoutables, notamment au Moyen-âge, mais qui aussi perdura pendant de nombreux siècles. L’extrême difficulté qu’il y eut à la juguler engendra un sentiment d’impuissance tel qu’il développa une fantasmatique très abondante. Celle-ci mettait en cause des populations minoritaires qui devinrent des boucs émissaires sujets à de nombreuses persécutions. Ainsi la peste renvoyait à un insupportable sentiment de castration, engendrant des comportements phobiques, de panique, et violents, avec un acharnement à rechercher des causalités irrationnelles. Ce schéma pourrait se rapporter à notre expérience, la voici :

22Le PARI (Psychothérapie, Applications, Recherches, Intersectorielles).

23Sa naissance remonte au début des années 1980. Quelques collègues, psychologues et psychiatres, tous hospitaliers, souhaitaient se regrouper afin de réaliser dans de meilleures conditions les prises en charges psychothérapiques, celles qu’offraient les Centres Médico-Psychologiques (CMP) ne nous paraissant pas à même de réaliser ce soin dans un espace suffisamment intime et séparé de l’action médicale et sociale.

24De plus, ce regroupement permettait de mieux pratiquer des prises en charges groupales (groupes de parole, psychodrame analytique, psychothérapie familiale).

25Ce qui nous inspirait et nous réunissait était la référence psychanalytique que nous avions chacun plus ou moins comme visée de formation.

26Ce sigle « PARI », était la marque, dans notre enthousiasme, d’un certain défi que constituait ce projet qui reste, à notre connaissance, assez original dans le contexte de la psychiatrie publique de secteur.

27Les conditions étaient favorables : époque faste de restrictions budgétaires moins sévères, appuis de certains psychiatres psychanalystes ou sensibles à cette approche, une Direction hospitalière ouverte, un Directeur de la DASS (ancêtre de l’ARS) intéressé et prêt à nous accorder en particulier des locaux.

28Les médecins-chefs nous autorisèrent donc à dégager un petit nombre de vacations de leur service pour nous lancer dans ce projet.

29Chemin faisant, nous aboutissions à une officialisation de ce qui était une sorte de bricolage institutionnel qui, de ce fait, n’avait pas constitué un investissement financier bien important.

30Il s’agissait d’être au service, comme tous les CMP mais de façon intersectorielle, de toute population demandeuse de traitement psychothérapique, sachant que nous n’offrions aucune prestation médicale ou sociale, le cas échéant notre action était en lien avec les CMP.

31Dès le départ, des réserves bien compréhensibles se manifestèrent. Elles portaient, sur l’utilité d’un tel projet par rapport à ce que le domaine privé offrait déjà, sur la crainte d’une sorte de rupture par rapport au dogme du secteur, enfin sur l’indépendance dans laquelle nous mettait de fait cette initiative. Tout cela valut d’âpres discussions au cours desquelles il fallait argumenter et convaincre que notre action s’inscrivait dans le projet global de la psychiatrie publique, mais cela relevait d’un débat ouvert.

32Bien vite ce centre prit une place importante dans la cité. Diverses institutions de prise en charge médico-sociale nous sollicitèrent : les foyers d’insertion, les agences pour l’emploi, les services d’aide sociale, les services de médecine (CHU compris), les médecins généralistes, les services judiciaires, des associations humanitaires, etc. Au point que nous nous trouvâmes vite submergés.

33Nous étions devenus un lieu carrefour. Tous les sujets demandeurs étaient rencontrés et pouvaient être, soit pris en charge par nous, soit orientés vers le domaine privé ou vers les CMP selon les problématiques présentées.

34Précisons que, quelle que fût leur provenance, les sujets devaient, autant que possible, s’adresser eux-mêmes à notre secrétariat.

35Dans ce contexte, nous rencontrions de nombreuses équipes qui souhaitaient s’informer de notre fonctionnement ou simplement nous connaître, ce qui était un aspect important du préalable à la rencontre avec le patient qu’ils suscitaient, une manière de déjà la subjectiver. Nous n’avons jamais refusé ces rencontres, même une fois des prises en charges engagées, à la condition que soit gardée toute la discrétion voulue au sujet des patients et du travail psychothérapique.

36Nous avions créé de nombreuses occasions de faire connaître notre existence et notre travail à l’intérieur de la vie hospitalière : par l’organisation de conférences dans l’hôpital; par de nombreuses supervisions d’équipes de secteur qui nous étaient demandées, ce que nous privilégiions car c’était là une occasion de maintenir un lien; enfin par ma présence aux CME (Commissions médicales d’établissement), lieu clé de la vie institutionnelle.

37Si l’existence du PARI était souvent remise en question, le facteur économique étant invoqué en périodes de compressions budgétaires, un certain équilibre entre défenseurs et opposants, permettait de maintenir sa pérennité. Dans ce contexte, un sentiment de précarité nous a toujours accompagné mais a plutôt été une source de mobilisation.

38Une inflexion fut donnée lorsque notre regretté collègue Claude Balier, alors psychiatre du SMPR de notre région, vint, dans le cours de ses travaux sur la prise en charge d’auteurs de violences sexuelle (AVS), nous proposer d’engager une importante recherche financée par le ministère de la justice. Deux de nos collègues (Martine Khayat et André Ciavaldini) s’y lancèrent et cela déboucha sur un document qui, jusqu’à ce jour, sert de référence au niveau national sur la personnalité des AVS. De là, la participation d’A. Ciavaldini, aux diverses réflexions au niveau ministériel, aux conférences de consensus, aboutit à des mises en place de stratégies thérapeutiques nettement inspirées par ce que nous avions engagé au PARI. C’est à Grenoble, choisie de ce fait comme ville pilote, que fut créé un des premiers Centres Ressources pour la formation aux prises en charge d’AVS. Celles-ci, à l’échelle du département, se faisaient très majoritairement au PARI. Le Centre Hospitalier en bénéficia puisqu’il devint le gérant de ce dispositif largement financé, outre la vitrine que lui offrait le fait d’être choisi par le ministère comme lieu pilote. Ceci assura pour un temps une certaine sécurité quant à notre existence.

Heurs

39Cette expérience fut exaltante non seulement dans ses débuts mais sur la durée. Rendre possible l’existence d’un espace intime, attractif et sécurisant pour nombre de patients par ailleurs peu aptes à entreprendre a priori une démarche dans un cadre privé, nous donnait le sentiment d’un pari vraiment réussi. En effet, nous répondions à une réelle demande sociale et en particulier psychiatrique puisque nous étions à même de proposer, outre des prises en charges individuelles dans un cadre plus ajusté, des techniques pratiquées à plusieurs (psychothérapies groupales et familiales notamment).

40Les échos provenant de l’extérieur faisaient état de la place prise par le PARI dans la cité comme un lieu de référence, une garantie de sérieux offerte par une institution qui prenait en compte la subjectivité des patients. La multiplication des contacts avec les équipes de soin était l’occasion pour nous de travailler cet aspect très particulier du lien social.

41Par ailleurs, nous bénéficiions d’une grande autonomie de fonctionnement quoique étant sous la tutelle administrative d’un médecin chef, de secteur, de département ou de pôle selon les diverses réformes hospitalières. Mais, de tous temps (hormis vers la fin) ceux-ci nous accordaient leur confiance, les régulations se faisant avec les rapports d’activité ou les statistiques qu’il nous fallait rendre régulièrement.

42Un aspect assez essentiel de cette expérience fut le cadre groupal du travail qui était fondé sur une cooptation et une collégialité de fonctionnement. Ce cadre se faisait sentir dans les moments de rencontre informelle où nous discutions des patients, des prises en charge et des difficultés rencontrées. On peut considérer cet aspect comme plus important encore que les rencontres aménagées, telles que les réunions hebdomadaires ou les séances de supervision, que nous avions mises en place avec un analyste extérieur tout au long de notre histoire.

43Le plaisir de ce partage (probablement un des points les moins bien supportés par nombre de collègues) était un élément déterminant du travail au demeurant difficile puisque nous avons eu à faire à des patients particulièrement lourds. Je ne m’étendrai pas sur ce point qui mériterait toute une présentation en soi : il s’agissait de sujets soit psychotiques soit aux problématiques limites, souvent des cas sociaux aux demandes plus qu’incertaines quand il ne s’agissait pas des soins sous contrainte avec les suivis socio-judiciaires, des patients chez lesquels la problématique de l’agir était souvent centrale ou présentant de grandes difficultés de mentalisation.

Malheurs

44Le temps passant plusieurs d’entre nous arrivèrent à l’âge de la retraite, le renouvellement ne fut pas des plus simples, parfois les postes n’étaient simplement pas reconduits.

45Quand vint le moment de ma retraite, il fut difficile de trouver un successeur, signe d’une évolution bien inquiétante pour la psychanalyse que l’on voit lentement déserter les institutions.

46Pour l’histoire, des conflits éclatèrent entre la nouvelle recrue me remplaçant et l’équipe en place, conflits qui, au lieu d’être traités comme ils auraient pu l’être à l’intérieur de l’unité, furent portés immédiatement par le chef de pôle devant l’administration, celui-ci voulant reprendre la main sur une unité qui avait à son goût trop d’autonomie. L’argument invoqué pour établir la preuve de nos dysfonctionnements fut la faiblesse dans la tenue de nos dossiers patients.

47Ceci constituait évidemment notre talon d’Achille puisque, en tant qu’unité psychothérapique non médicalisée, nous nous attelions à garder la plus grande discrétion sur les patients.

48De là, la machine infernale était enclenchée. Alors qu’en trente ans d’existence l’unité n’avait fait l’objet d’aucun avertissement, la décision fut prise, comme dans l’urgence, de fermer notre centre [1].

49Aucune autre récrimination, faute professionnelle touchant à l’éthique du travail ou accusation de dangerosité, ne nous était adressée, charges qui auraient pu faire comprendre une telle décision. Plus encore, sans avoir reçu d’avertissement préalable, les collègues se sont retrouvés un matin devant des serruriers travaillant à changer les verrous de leur centre, afin d’empêcher définitivement leur entrée. Il leur fut notifié alors de nouvelles affectations. Ils durent s’organiser pour avertir leurs patients de la cessation des prises en charge… par téléphone !

50J’insiste sur le détail des événements, il montre le caractère extrêmement violent et surtout démesuré des actes par rapport aux faits reprochés. Ce qui s’ensuivit nous laissa totalement désappointés. Nous pouvions espérer une réaction du corps médical qui s’était vu là fondamentalement bafoué, puisque cette décision était prise sans lui et au mépris de toute considération clinique ou simplement humaine à l’égard des patients. Or il n’en fut rien, nous eûmes droit à une surprenante indifférence, hormis quelques voix timides, ou même à une certaine justification de ces décisions, sans que soit perçue leur disproportion ni ressenti à quel point c’est leur terrain qui était violé.

Une tentative de réflexion

51Violence d’un côté, apparente indifférence de l’autre sont deux attitudes, aussi irrationnelles l’une que l’autre qui m’ont semblé viser tout ce que nous avons pu représenter en tant qu’analystes dans l’institution

52L’institution nous a certes habitués au règlement par l’agir des conflits ou de la complexité des problèmes posés en son sein. Cela est presque dans sa nature et probablement inévitable, encore que de nombreuses tentatives d’analyse institutionnelle, auxquelles la psychanalyse a largement contribué, ont pu parfois infléchir cette tendance. Ici nous avons eu affaire à une véritable caricature du phénomène, un fort grossissement qui nous permet de mieux appréhender ses soubassements.

53Une telle déflagration n’a pu survenir sans avoir été précédée d’une latence pendant laquelle couvaient des émois retenus et qui n’attendaient qu’une occasion pour se déchaîner. L’après-coup l’a révélé cruellement. En effet, ce sont les faits eux-mêmes qui ont déclenché ou fait flamber les rumeurs les plus folles, une telle décision devait bien être motivée par quelque chose de grave qui se tramait dans l’unité. Tous les fantasmes traditionnellement appliqués aux psychanalystes y passaient : leur abus de pouvoir, leurs manipulations perverses, etc.

54À cela s’ajoutait le reproche concernant un fonctionnement « à part », dans le secret de l’alcôve. Il semblait nous être adressé quels qu’aient été nos efforts déployés à maintenir le contact, c’était même une position de principe pour nous. Ainsi le reproche allait au-delà de toute réalité et relevait lui aussi plus du fantasme.

55C’est le procès principal qui nous fut fait, en l’absence d’élément patent d’accusation. Une anecdote mérite d’être rapportée : il apparut, lors de l’enquête réalisée après la fermeture de notre unité [2], que nous étions loin d’être les seuls à présenter des faiblesses sur les dossiers. Lorsque nous objectâmes que nous étions par contre les seuls à en être punis, nous eûmes comme réponse spontanée : « Vous étiez trop à part ». Ainsi, cette position « à part » dans l’institution liée à la spécificité de notre fonctionnement était le péché le plus grave qui méritait punition. On y descellera un fantasme de scène primitive à l’œuvre, lié à l’intime de la relation transférentielle au fondement de notre pratique, et suscitant la violence d’un agir punitif.

56Cette dernière question constitue le paradoxe et la difficulté inhérents à l’existence d’une unité comme la nôtre au sein d’une institution. Les deux points, reproche de trop d’autonomie et question des dossiers dont la tenue ne correspondait pas aux nouvelles exigences institutionnelles, peuvent se regrouper et rejoignent la question de l’évaluation. Ces questions très actuelles sont sources de grandes polémiques et un véritable casse-tête pour les psychanalystes face aux réclamations plus insistantes du socius.

57Autant d’autres approches, notamment comportementaliste, sont fondées sur l’évaluation, puisque la pratique même se fait d’emblée au moyen de grilles évaluatives, autant il y a antinomie entre la position d’écoute flottante, au fondement de notre pratique, qui se veut dégagée de tout jugement et la position évaluative.

58Les nombreux efforts déployés dans nos cercles pour tenter de dégager, malgré tout, des critères d’évaluation de notre pratique sont restés sans grandes applications ou à l’état de velléités. C’est un constat. Non pas que cela relève d’une incapacité foncière ou d’une paresse congénitale mais que la difficulté est inhérente, comme on le sait, à l’essence même de notre pratique. Il est à prévoir que cela nous mettra de plus en plus en difficulté dans le cadre plus général de la place de la psychanalyse dans le corps social par rapport aux exigences d’évaluation. On l’a vu à propos des récentes parutions qui ont fait grand bruit, certes très sujettes à caution, sur les évaluations des psychothérapies.

59La volonté d’assurer une transparence des pratiques peut se comprendre puisque les organismes de tutelles veulent, après tout, savoir pour quelle activité et pour quelle efficacité elles financent leurs institutions et leurs agents. Mais cette volonté semble tourner actuellement à l’obsession.

60Elle est facilitée par le support informatique devenu généralisé, ce qui rend très, trop, facilement accessibles et diffusables les données enregistrées. Cette tendance évoque ce que Jean Gillibert dénonçait sous le terme de « Panoptique totalisante » et qui semble, vu les moyens à présent à notre portée, aller au-delà même de ce qu’il pouvait craindre.

Phobie de l’ombre

61Phobie de ce qui échappe au regard, à la maîtrise ou à l’objectivation? Ce qui relève du fonctionnement psychique ne pouvant s’appréhender que dans le domaine de l’intime, du retrait, dans le lien intersubjectif d’un colloque singulier qui garde une part de secret, rencontre quelque chose d’insupportable, parfois d’inconcevable pour le regard médical qui s’appuie sur un déni d’existence d’une zone à laquelle le regard évaluateur ne peut avoir accès : l’intériorité.

Phobie de la différence

62La cure de parole institue un dispositif bien différent de celui connu en institution qu’elle soit intra ou extra hospitalière, c’était un des motifs principaux de la création de notre centre. Exerçant les mêmes fonctions (psychologues ou psychiatres), un fonctionnement horizontal au niveau du partage des tâches et des responsabilités (sauf devant l’administration bien sûr) est logique. Ce principe de collégialité fut mal toléré par rapport à l’habituel fonctionnement hiérarchique qui est corrélatif d’un contrôle ou d’un regard sur la pratique de chacun.

63La question de la différence nous ramène à un aspect de la psychologie des groupes. Freud avait montré comment les grands groupes institués, l’église et l’armée, réprimaient tout lien d’amour duel qui risquait de mettre à mal la cohésion de leur organisation. Le groupe organisé exige une uniformisation des fonctionnements. Le travail qui se fonde sur le lien transférentiel relève du lien d’amour et se situe par essence à l’écart de ce que cherche à maîtriser l’organisation groupale. C’est là un aspect fondamental du problème posé par l’existence d’un lieu de pratique psychanalytique dans l’institution.

Évitements

64Un autre point remarquable fut le refus total de tout dialogue, non seulement par les responsables administratifs mais surtout par le corps médical. À aucun moment il ne nous fut donné de rencontrer quiconque au moment ou après la décision de fermeture. Pas de discussion, pas de polémique, le silence ou une apparente indifférence, un détournement du regard par rapport à ce qui fut tout de même un acte meurtrier (l’un d’eux, qui ne croyait pas si bien dire, a trouvé l’heureux mot de « Pari-cide » !), acte qui, nous le disions, atteignait l’éthique de leur métier et constituait un terrain perdu de plus face au pouvoir administratif.

65Cette réaction sans ciller de la communauté médicale est probablement à rapprocher de la banalisation des ruptures de soin en institution où les thérapeutes sont facilement interchangeables et où n’est aucunement prise en compte l’importance du lien établi entre le patient et son thérapeute, ce qui procède du même déni d’existence d’un fonctionnement psychique et du lien affectif qui lui est corrélé. C’est sur ce point que nous pouvons mesurer l’écart considérable entre ce qui pour nous est essentiel, le lien affectif comme condition et support du travail thérapeutique, et sa non prise en compte dans ce qu’est devenu le soin psychiatrique.

66Cette réaction d’évitement nous ramène à l’hypothèse de la psychophobie. Nous reconnaître dans notre existence, aussi conflictuelle soit-elle par rapport au reste de l’institution, c’est reconnaître nos références qui sont le domaine affectif et de la représentation.

67Nous sommes dans une ère de retour de balancier en psychiatrie, ère réactive à de probables excès d’une pratique parfois emprunte d’une idéologie misant sur la magie de la parole ou de l’interprétation avec trop de foi ou de certitude. L’exemple calamiteux de l’abord de l’autisme en est actuellement le prototype exact. Il y a dans la violence du rejet actuel de tout abord psychanalytique sans discernement, non seulement un mouvement réactif par rapport aux excès hégémoniques d’une certaine psychanalyse d’une époque, mais aussi, à travers une réaction d’évitement de toute confrontation avec elle, une volonté délibérée de faire fi de ce sur quoi la psychanalyse s’appuie : la réalité psychique.

68La réalité psychique prend en compte la conflictualité psychique, mettant en jeu des motions contradictoires chez le sujet. Sa reconnaissance est censée épargner le recours au passage à l’acte mais elle suppose chez l’individu l’existence de liens internes suffisamment forts pour ne pas être vécue comme une menace pour son intégrité. Ce schéma transposé à la vie institutionnelle permet de comprendre que, lorsque les clivages sont trop grands en son sein, la conflictualité ne peut s’assumer et s’évite par le passage à l’acte.

69La prise en compte de la réalité psychique se fonde sur l’hypothèse de l’existence d’un inconscient c’est-à-dire sur un non savoir fondamental. Elle implique un changement radical de position, de l’attitude médicale prescriptive à une position réceptive d’écoute. Elle met en suspens le regard diagnostic ou évaluateur. Enfin, elle s’inscrit dans une temporalité très différente puisqu’elle place le thérapeute dans l’attente de ce qui peut ou doit advenir. Cette position est considérée comme non rentable ou inactive. Assimilée à de l’impuissance, elle est l’image de la castration dont il faut se départir à tout prix.

70Il est plus difficile pour la psychiatrie actuelle de tolérer cette dimension du non-savoir probablement du fait de la crise identitaire qu’elle traverse. En mal de repère théorique et bien souvent en échec, après la période euphorique de la psychiatrie de secteur et de la psychothérapie institutionnelle, cette situation de crise rigidifie les positions et rejette toute part d’inconnu inhérente à sa discipline.

71L’après-coup révèle le lent glissement qui s’était opéré dans l’état d’esprit du corps médical au fil du temps. Ce glissement s’exprimait notamment par une réserve de plus en plus grande à notre égard sans opposition avérée mais par une ignorance, nous le disions, de plus en plus grande de notre action. Cela ne se rediscutait même pas car c’eût été prendre en compte notre existence. Après quoi il aura suffi que les conditions deviennent propices au passage à l’acte (le conflit ouvert à l’occasion de mon départ et le recours à l’arbitrage administratif) pour que celui-ci s’opère, sans transition, sans élaboration, au mépris de la réalité de ce que nous étions et surtout de celle de nos patients et de ce qu’ils ont pu vivre lors du brutal dénouement de cette affaire.

L’interface

72Travailler en institution tout en voulant maintenir le cadre de travail ou de pensée qui est le nôtre est un exercice de haute voltige auquel l’analyste est astreint en permanence s’il veut survivre. Il s’agit d’assurer une interface entre les exigences de la vie institutionnelle et celles liées aux conditions d’instauration du lien intersubjectif. C’est là une réflexion déjà ancienne à laquelle nous nous étions livrés il y a longtemps [3]. Cette tâche, vu l’écart entre les deux registres, s’accomplit sur une ligne de crête et dans une tension permanente : Être à l’écoute des réclamations du corps social qui a en charge les patients et les comprendre, c’est-à-dire ne pas en faire fi au nom de la préservation de notre cadre, et jauger jusqu’où nous pouvons sortir de notre position de neutralité et d’abstinence sans mettre à mal ce cadre.

73Un paradoxe mérite d’être relevé, il concerne d’ailleurs la situation générale de la psychanalyse dans la culture actuelle : autant la psychanalyse perd de son influence, nous l’évoquions, dans le monde universitaire ou dans le champ de la psychiatrie publique, autant la demande psychothérapique que les sujets adressent au psychanalyste reste forte. C’est-à-dire qu’elle reste la discipline reconnue comme la plus apte à apporter une écoute face à la souffrance interne de l’individu dans notre culture.

74Notre expérience l’a confirmé et ceci est corroboré par les nombreuses demandes de supervisions d’équipe, notamment les équipes de secteur et du centre hospitalier. C’est vers nous qu’à la base les équipes en souffrance se tournaient pour trouver une écoute.

75A contrario c’est sur les lieux de l’autorité administrative ou médicale, où le pouvoir est en jeu, que le rejet de notre travail a été le plus manifeste. Peut-être rappelons nous trop aux instances de pouvoir, par ce que nous représentons, qu’il existe tout un domaine sur lequel elles ne peuvent s’exercer.

Conclusion

76Il y a bien sûr de nombreuses leçons à tirer de cette expérience à la fois pour sa réussite, ses réalisations sur trente ans, et pour les conditions de son démantèlement final qui nous a pris de cours. L’évolution de la psychiatrie constitue une nouvelle donne et un nouveau défi pour la psychanalyse obligeant à revoir avec plus de rigueur les moyens d’assurer cette interface dont nous parlions, ce que nous n’avons peut-être pas toujours été à même de faire. Faute de quoi elle se verra de plus en plus marginalisée ou même radicalement exclue.

77Sous la pression d’un système administratif de plus en plus envahissant, d’une prétention à être une spécialité médicale comme les autres, enfin d’exigences sécuritaires obsédantes, la psychiatrie se déleste de l’abord de la subjectivité. La psychanalyse n’est probablement pas la seule visée dans ce processus, toute approche simplement humaine qui veut prendre le temps d’écouter le sujet en souffrance semble être considérée comme superflue et parfois tournée en dérision : « Je ne suis pas là pour vous écouter mais pour vous soigner » me rapportait un patient d’une consultation avec un collègue. C’est une part si vaste et fondamentale d’elle-même que la psychiatrie veut ignorer que cela risque de se faire chaque fois dans la violence.

78Notre échec en a rejoint bien d’autres ces dernières années. Dans le contexte de toutes les attaques dont la psychanalyse fait l’objet, il illustre toute une évolution dans la culture qui fragilise notoirement son enracinement. L’environnement culturel actuel est dominé par une pensée plus opératoire qui accueille beaucoup moins bien l’apport psychanalytique. Cela constitue une sorte de mise en demeure nous obligeant à repenser notre façon de transmettre.


Mots-clés éditeurs : psychophobie, violence, évitement, crainte, psychanalyse, psychiatrie

Date de mise en ligne : 26/08/2014

https://doi.org/10.3917/rfp.783.0806

Notes

  • [1]
    Une fermeture provisoire, le temps de mettre en place une équipe entièrement refondée, censée répondre mieux aux attentes médicales et administratives, loin de l’esprit qui fut celui de notre travail, cela en conservant notre sigle (PARI), bien trop avantageux pour être abandonné, que ce soit au regard de l’aura que nous avions dans la cité ou, surtout, au regard des instances ministérielles qui nous mentionnaient dans leurs recommandations et étaient sources d’importants financements pour tout le dispositif mis en place au sujet des AVS.
  • [2]
    On remarquera que l’enquête a suivi la condamnation au lieu de la précéder !
  • [3]
    Ce fut notamment à l’occasion d’une intervention que je fis au Colloque Interne de la SPP de mars 2000 sur Psychanalyse et institution : « L’analyste, ses cadres et la requête sociale » (non publié).

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