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Article de revue

Messages transmis par l'analyste

Pages 417 à 426

Notes

  • [1]
    XXXV° conférence : « Sur une weltangschauung », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933.
  • [2]
    Au sens anthropologique de Lévi-Strauss (1949) : des paroles ont un effet dans la réalité en fonction de la position symbolique des partenaires dans un dispositif, d’une part, et par la valeur mythopoïétique du langage, d’autre part.
  • [3]
    Charcot, à Freud, à propos des manifestations symptomatiques opaques en première intention des patientes hystériques.

1Depuis l’intérêt de Freud pour la suggestion, l’idée de transmission sous-tend toute réflexion sur le travail analytique, au point qu’il est difficile de tenir un propos précis à son sujet... Osons toutefois une promenade parmi quelques questions très générales, naïvement.

L’analyste transmet-il une conception du monde ?

2Dans la dernière des Nouvelles conférences[1], « sur une Weltanschauung », Freud récuse que l’analyste ait à transmettre une « conception du monde », du moins au sens d’une “construction intellectuelle homogène”. Il donne pour exemple l’aspect consolateur de la religion, dont la cohérence satisfait les désirs infantiles de savoir sur l’origine du monde, de protection par une instance parentale et de pouvoir magique sur la réalité, fonctions que peuvent aussi remplir les idéologies. Mais sa conception dite « scientifique », tout incomplète et provisoire soit elle, ne s’y substitue-t-elle pas obligatoirement ? L’analyste après Freud ne transmet-il pas implicitement et inévitablement ce qu’il a intégré de cette conception scientifique de la vie psychique, doublée de la conviction intime qu’il a retirée de sa propre analyse, ce qui en fait, plus qu’un ensemble intellectuel, une « conception du monde » ? Le mot conception rend bien compte de l’élaboration intime, impliquant le corporel, et échappant à la maîtrise de cet ensemble de pensées, qui n’est pas systématique, mais dont les articulations complexes dénotent une cohérence.

3Déplions quelques aspects de cette conception « scientifique », qu’il définit comme une tentative de description de la réalité psychique en tant qu’elle n’est pas appréhendable directement et en tant qu’elle ne correspond pas toujours à nos attentes. Cette description « aspire à atteindre une concordance avec la réalité, c’est-à-dire avec ce qui existe en dehors de nous… Cette coïncidence avec le monde extérieur réel, nous l’appelons vérité ». C’est le dispositif analytique qui permet son appréhension, et l’évolution de la pensée aura toujours à supporter le déplaisir que la découverte de cette réalité inflige à ses désirs infantiles.

4Le premier aspect est celui qui est transmis par la règle fondamentale : toute expression de la réalité psychique est également intéressante. Tout ce qui se présente mérite d’être dit. Cette affirmation de la valeur de tout ce qui sort de la bouche du patient, découverte au contact des hystériques dès le début de la pratique de Freud, trouvera sa gravité dans la deuxième topique lorsqu’il apparaîtra que l’investissement même du contenu psychique ne va pas de soi et peut disparaître temporairement ou définitivement. Par cette affirmation le jugement, et par là toute morale a priori, sont mis en suspens, il s’agit d’abord d’investir, d’explorer et de construire la « précieuse matière psychique ». L’usage de la négation par le patient est mis en doute, ce qui d’emblée, selon son attachement aux formulations qui lui viennent, peut être ressenti comme persécutoire ou libérateur. Mais toujours, l’accueil possible de tout ce qui lui vient est une expérience nouvelle, au-delà de la bienveillance, qui permet la confiance nécessaire à l’installation d’une régression formelle.

5Le deuxième aspect découle de la première topique avec la découverte de la double inscription consciente et inconsciente des contenus mentaux. Lorsqu’une associativité régressive peut s’installer, et à cette condition seulement, les interventions de l’analyste peuvent faire entendre la différence entre le manifeste et le latent, l’un pouvant exprimer l’autre à travers ses modulations ou ses accidents de parcours. Dans le souvenir de sa propre analyse, l’analyste transmet la conviction qu’il existe un désir inconscient qui informe le mouvement associatif. Non seulement dans les propos du patient « tout est bon, il n’y a rien à jeter », mais on postule qu’ils sont animés d’une dynamique qui a sa logique, son sens… Ainsi les premières interprétations de l’analyste, outre leur contexte immédiat, transmettent au patient la sensation qu’il est contenu dans un espace de sens qui le dépasse, mais a une consistance, une direction : l’accueil du désir inconscient ouvre l’avenir en appelant à l’élaborer, à le déployer dans le transfert. Un démenti de la conjoncture décrite par Ferenczi à propos de « l’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort » s’installe, même si dans les cures d’états limites ce démenti reste souvent un enjeu délicat tout au long du traitement. Pour de nombreux patients, l’installation du dispositif analytique équivaut à une alternative au désespoir intime qui impose la résignation aux limitations, voire aux amputations symptomatiques.

6L’intégration de la théorie de la pulsion dans la pensée de l’analyste ne se transmet pas directement, il s’agit d’un concept inféré, la réalité correspondante se manifeste sous des traductions tensionnelles, affectivées ou motrices, les premières étant privilégiées par le dispositif analytique. Cependant, la perception par l’analyste de la dynamique pulsionnelle comme force à l’œuvre dans la séance donne du champ vis-à-vis des significations affectives accessibles à la conscience, autre forme de liberté face au discours que celle de la perception du sens latent, mais qui est nécessairement sensible aussi pour le patient, comme un dérobement des évidences de ces significations affectives, autant qu’une restitution de leur intensité. Le sens langagier des paroles du patient est entendu, mais celui-ci reçoit aussi un accusé de réception du niveau de tension, de la force, de la virulence ou de la distance qu’engage pour lui ce sens. Le rapport à l’usage de la négation est là aussi subverti par l’ambivalence des sentiments et les retournements pulsionnels dont le patient peut faire l’expérience dans la cure. Les tentations d’agirs elles-mêmes, d’être contenues par l’interdit de la règle, peuvent parfois connaître un retournement qui permet au patient de percevoir la violence de leur enjeu, bien avant que celui-ci ne puisse être abordé.

7La connaissance de la deuxième topique enfin me paraît informer deux grands aspects de l’attitude de l’analyste. Le premier est que l’analyste préfèrera toujours l’angoisse à la neutralisation ou à la banalisation, et de ce fait pourra inciter le patient à en courir le risque, tout en tentant de maintenir les précautions nécessaires pour qu’elle ne devienne pas délabrante et ne menace pas la poursuite du traitement. En effet, face aux manifestations de désinvestissement liées à la pulsion de mort, c’est l’angoisse qui signale par où le traumatisme sexuel pourra être réinvesti, les fantasmes de séduction réinstallés et le processus de la cure revivifié. Ilse Barande a illustré combien la traumatophilie inhérente à toute vie psychique trouve dans la cure les conditions de retrouvailles – ou de la trouvaille inédite – du traumatisme sexuel organisateur. Dans cette lignée, la dimension conflictuelle de la vie psychique est valorisée, ce qui est parfois inattendu pour des patients qui imaginent que la cure va leur apporter la paix, ou une « sagesse » surplombant la mêlée humaine…

8Le deuxième aspect qui, subtilement, informe toutes les interventions de l’analyste est l’inscription assumée de son mode de pensée dans les fantasmes originaires, scène primitive, séduction, castration. La différence des générations et son corollaire, la scène primitive, noyau et source d’une excitation à traiter, fondent la dissymétrie qui ne peut être évitée dans le dispositif analytique. Michel Fain a attiré l’attention dans de nombreux écrits sur le fait que le fantasme de séduction de l’enfant par l’adulte est organisateur du processus de la cure lorsqu’elle peut se placer « en première topique », et que le but d’une cure, dans le cas contraire, est de trouver les voies qui permettront d’installer cette conjoncture objectalisante, lorsque c’est possible. La question de la castration s’entend dans l’inscription nécessaire du manque dans les interventions de l’analyste, même si cette inscription est souvent inacceptable et inaudible pour le patient qui ne peut tout un temps que transférer sur lui ses imagos de puissance…

9La transmission de cette « conception du monde » de l’analyste, plus riche que les quelques aspects que j’en ai décrits, représente peut-être un versant de la précession du contre-transfert selon Michel Neyraut. L’analyste, porteur de l’histoire de sa cure personnelle et de son rapport à la théorie freudienne, en transmet quelque chose.

Transmission psychique : quel substrat ?

10Le terme de transmission évoque le passage d’un objet psychique, d’une influence, d’une efficacité symbolique [2], d’une personne à une autre, et donc pose immanquablement la question du substrat de ce passage. On pense bien sûr aux questionnements de Freud sur la transmission de pensée, lorsqu’il tente de repérer un substrat inapparent en première intention dans les indices de différents ordres manifestés par l’un ou l’autre des personnages concernés. Déjà s’impose l’idée qu’aucun objet ne franchit l’hiatus entre deux psychés, deux subjectivités : les exemples de Freud décrivent la lecture préconsciente par l’un des protagonistes de signes déployés par l’autre… Si le terme de transmission porte donc une ambiguïté en ce qu’il pousse à entifier l’objet transmis, et à suggérer un parcours linéaire de cet objet, il a l’avantage d’obliger à penser le rapport du sujet à la matérialité des éléments psychiques, même s’il s’agit de l’influence réciproque de « deux scènes psychiques séparées ».

11Il me semble que c’est le concept d’investissement libidinal qui rend le mieux compte métapsychologiquement de cette matérialité, du substrat de la transmission. Ce n’est en effet qu’en fonction de leur investissement libidinal, et des déplacements de cet investissement, que les objets psychiques sont repérables dans la cure, qu’il s’agisse de traces ou d’affects, de processus de pensée ou d’objets de perception. D’emblée, l’investissement du cadre de la cure crée une actualisation de ces investissements psychiques, de façon différenciée et spécifique, orientée par le transfert. C’est alors à la faveur du surinvestissement des représentants de mots que réclame la règle fondamentale d’une part, et du désir inconscient à l’horizon de la demande du patient d’autre part, que se fera l’actualisation des objets et des scénarios de la conjoncture oedipienne du patient dans la cure. C’est en fonction de sa perception de l’investissement particulier de certains thèmes, de certains mots, que l’analyste se manifestera, réclamant au patient de s’y arrêter, « d’y revenir et d’y rester [3] »… ou repérera une convergence, une identité entre des lieux associatifs séparés.

12Il faut donc aussi préciser ce qu’il en est de la perception, puisque c’est la fonction à travers laquelle nous parvient l’influence extérieure, que nous soyons analyste ou patient… Nous savons qu’il s’agit d’une fonction active, qui sélectionne dans le monde extérieur des éléments qu’elle réorganise immédiatement par une infiltration hallucinatoire, avant même qu’une réflexivité n’ait permis d’en prendre conscience. C’est ensuite par l’évocation qu’ils suscitent d’autres éléments déjà là, organisée par les représentations de mots, langagière, que ces éléments transformés parviennent à prendre place dans le paysage préconscient et conscient d’une part, tandis qu’une autre part est mise en réserve sur un mode inconscient, de deux façons encore : liée à des scénarios organisés et refoulés qui font attraction ou sous forme de traces à valeur alors traumatique, en écho aux traces traumatiques déjà là.

13Lorsque j’ai tenté de décrire le fait que différents aspects d’une conception du monde se transmettent de l’analyste au patient, j’ai du à chaque fois utiliser un terme comme « sensation » ou « devenir sensible », pour désigner la perception du patient à cet égard. Effectivement, dans la cure, les perceptions issues du registre visuel et kinesthésique ne sont pas favorisées au profit des perceptions auditives de la parole, du fait du dispositif. Plus, du fait de la régression, tout le registre des perceptions « affectives » de la présence de l’autre, toute la sensualité qui peut se déployer dans la contrainte de l’interdit du toucher, tous les échos des modulations pulsionnelles et affectives de la parole et des manifestations corporelles de l’autre, sont sollicités, leur acuité pouvant être exacerbée ou au contraire barrée selon le mode d’investissement du dispositif par le patient.

14Ce qui est commun à tous ces aspects, puisqu’ils défont le rapport de nécessité et d’évidence entre la face signifiante du discours et le contexte auquel elle donne accès, c’est bien qu’ils ne peuvent en aucun cas se transmettre par un énoncé qui en rendrait compte dans l’espace discursif. Il s’agit des décalages de l’inscription de la réalité langagière dans les différents registres de la réalité psychique, dans une topique complexe où l’accès à la conscience dépend de l’investissement affectif, lui-même reflet de l’investissement pulsionnel, des représentants de mots évoqués. Ne pourrait-on parler alors surtout pour décrire l’influence de l’analyste de l’éveil d’endoperceptions chez le patient par la combinatoire de silence et de paroles qu’il agit, dans son décalage d’avec les réponses attendues que celui-ci anticipe avoir suscitées ? Freud souligne le rôle de ces perceptions : « La perception interne fournit des sensations de processus venant des strates les plus diverses… » (Freud, 1923b). Il se limite ensuite à tenter de décrire le rôle des « sensations » de plaisir-déplaisir, comme un modèle de ce registre « mal connu », mais qu’on peut supposer infiniment complexe.

15Nous avons envisagé la dimension active de la perception. Il faut pour la cure aller plus loin, si l’on considère qu’elle est une nouvelle chance d’inscrire de façon accessible à la conscience ce qui s’est organisé lors de la névrose infantile, voire ce qui n’a pu trouver d’inscription autre que traumatique. Dans « Le moi et le ça », qui décrit cette métapsychologie du rapport à la conscience, Freud écrit : « … ce qui provenant de l’intérieur veut devenir conscient doit tenter de se transposer en perceptions externes. Cela devient possible par le moyen des traces mnésiques. » Suit un développement sur l’investissement de ces traces grâce à l’investissement des traces acoustiques de mots, grâce auxquels le travail analytique permet d’instaurer des « maillons intermédiaires ». Le transfert peut alors être pensé comme un mouvement du patient pour instaurer et « trouver » dans la situation analytique de telles perceptions, qui donnent « réellement » leur corps aux traces inaccessibles autrement que dans ce circuit long et hasardeux. La transmission se ferait alors du patient au patient, par l’intermédiaire de l’analyste…

Et du patient à l’analyste ?

16Quel ordre de messages reçoit l’analyste de la part de son patient ? L’acception du terme interprétation au sens musical ou théâtral fait bien entendre son rôle de traduction à partir d’une réception assimilable à une partition, en plusieurs voix, mais aussi plusieurs canaux de transmission, plusieurs lieux de réception dans sa propre psyché. L’écoute régrédiente suppose en particulier une réception assimilable à celle de la suggestion, passive, sur le mode de l’éveil d’images et de scénarios en identité de perception, immédiate, et reliée de façon privilégiée à ses fonctionnements animiques propres. Parallèlement, sa pensée associe à propos des thèmes abordés par le patient, en lien avec les souvenirs d’autres occurrences dans la cure, et les ébauches de construction qu’il a pu garder en réserve, les échos éveillés de sa propre histoire étant l’objet, dans le meilleur des cas, d’un repérage et d’une auto-analyse. Ce double registre rend compte de la complexité extrême qui fait que tout récit clinique est une reconstruction très partielle…

17Un ressort important de la dynamique du travail de l’analyste me semble représenté par l’étayage mutuel de ces deux registres, dont la vignette qui suit donnera un exemple.

18Il s’agit d’une patiente pour laquelle un traitement déjà long a permis d’élaborer les traces d’une enfance organisée par un événement majeur : à l’âge de quatre ans, elle a été placée chez une nourrice pendant une hospitalisation de sa mère qui présentait des absences et des malaises depuis un certain temps. On a découvert chez celle-ci une tumeur cérébrale dont elle est décédée quelque temps après. La patiente est alors restée toute son enfance chez cette nourrice qui gardait de nombreux enfants, et ne revoyait son père que de temps en temps.

19Depuis quelque temps, cette patiente s’acharne à vendre l’appartement dans lequel elle vit, sans pour autant, faire aucun projet de se loger ailleurs. Elle a commencé à parler avec insistance de ce thème après une période où s’ouvrait devant elle la possibilité d’un choix de vie et d’un projet professionnel enfin libérés de grosses contraintes. Elle a alors été confrontée à son impossibilité à se projeter dans l’avenir. Sa méditation sur ce thème a tourné court au profit de l’expression de ce désir urgent de vendre son appartement.

20Au début de cette séance, la patiente revient sur ce projet de façon quasi provocatrice, elle a très bien perçu dans mon silence mon hostilité à la dimension d’agir dangereuse de ce projet, elle me décrit les visites, la discussion du prix de l’appartement etc.

21Aux détours de ses récits qui m’agacent quelque peu et dont je cherche mentalement une issue, elle évoque un petit épisode qui me fait visualiser une scène en décalage : alors qu’elle regardait des maisons qu’elle longeait en voiture, en tentant de s’imaginer y vivre, la patiente voit au dernier moment une jeune fille qui traverse. Elle s’aperçoit que cette jeune fille, très attentive, s’est arrêtée à temps. Elle est très mécontente d’elle-même. Curieusement, ce petit épisode me transmet l’image précise d’une rencontre au moment de traverser la rue, qui reste inscrite comme significative, investie de façon particulière. Je repense aux interventions que j’ai déjà tentées pour relier ce désir de vente de l’appartement à des épisodes du passé, interventions qui n’ont pas eu grand retentissement. Je reste avec le sentiment qu’il faut intervenir. Au bout d’un moment, j’interroge la patiente simplement sur comment elle imagine ce qu’elle fera lorsqu’elle aura vendu l’appartement. Elle se met alors à décrire l’absence de représentations qu’elle en a, sauf peut-être trouver quelques amis qui pourraient l’héberger une semaine ou deux. J’ai alors l’image d’un saut dans le vide, elle habite au huitième étage.

22La dimension insouciante et quasi effrontée avec laquelle elle envisage que tout se passera bien lorsqu’elle n’aura plus de maison me fait penser que la providence règne. Au moment où j’envisage d’intervenir en utilisant ce mot de « providence », je prends conscience de la dimension maternelle qui est en jeu et j’ajoute : « Vous pensez donc que la providence va vous recueillir dans ses bras ? » La patiente fait une pause, sourit, puis continue ses associations. La première association est celle d’une des maisons qu’elle a visitées et qui ressemble exactement à la maison de ses rêves ; elle me décrit alors une petite maison carrée, symétrique, avec un beau perron au milieu et un petit jardin qui ressemble à un dessin d’enfant, et qui renforce mon sentiment d’une scène infantile en cours. Ensuite, elle m’explique que ce qui la motive pour quitter son appartement est le fait qu’elle est dans un grand immeuble, elle n’en peut plus de ce collectif. Elle thématise cette question du collectif et le mot « collectif » se répète.

23Ce mot «collectif» me fait enfin penser au moment de son arrivée chez sa nourrice. Je lui dis alors : « voudriez-vous vous débarrasser de cet appartement pour essayer de remonter le temps à partir de ce moment où vous avez été enlevée de chez vos parents et installée chez votre nourrice, dans un collectif ? Comment sortir de ce collectif alors que vous ne pouvez pas rentrer chez vos parents ? ». C’est après la séance que je penserai explicitement à la dimension transférentielle directe de la petite maison. En effet, mon cabinet est installé dans une petite maison, à côté d’un grand immeuble.

24Cette intervention permettra une série d’associations et de réflexions sur la façon dont la patiente a dû faire des efforts d’adaptation très importants au moment de l’arrivée chez sa nourrice, qui représentait à ce moment pour elle une possibilité de vie meilleure que chez ses parents, mais réclamait une répression de ses sentiments d’abandon et de détresse, et un défaut de loyauté vis-à-vis de sa mère, dont probablement (mais elle ne s’en souvient pas du tout), les absences et les malaises l’effrayaient beaucoup. Le collectif, sinon des absences dans la tête…

25Elle reviendra elle-même à la question de la providence en disant : « d’ailleurs la providence avait joué puisque normalement j’aurais dû aller à la DASS au moment de l’hospitalisation de ma mère, et c’est juste le jour où cela devait se décider que mon père, en traversant la rue pour aller chercher son pain, est « tombé » sur ma nourrice qu’il connaissait en tant que voisine.» Lorsqu’il lui a parlé du problème de la garde de sa fille, cette voisine lui a proposé très simplement ses services. C’est ainsi que le destin de la patiente s’est noué au milieu d’une rue que le père était en train de traverser, grâce à une rencontre de hasard, la providence ?

26Dans la séance, c’est par l’image formelle de son récit que la scène déjà racontée de la rencontre du père et de la nourrice s’est glissée pour moi à travers celle récente de la jeune fille qui traversait la rue devant des maisons où l’on pourrait habiter. Le souvenir que j’en avais gardé a résonné sous la forme du sentiment de significativité de la scène racontée, et sans doute éveillé le mot de providence auquel j’avais pensé lors du premier récit.

27Par ailleurs, la dimension insistante et provocatrice de sa présentation du projet de quitter son habitation m’a poussée à intervenir sans pouvoir vraiment me représenter son désir inconscient que je sois une nouvelle adoptante. Ici, c’est la nécessité que je représente un « personnage en résonance » (Sandler, 1976) plutôt qu’une représentation que la patiente m’a transmise. J’ai « limité les dégâts » de cette urgence à intervenir en la différant et en me contentant d’une question sur les projets de la patiente qui exprimait a minima mon inquiétude. Ce sont ensuite les diverses connotations et la dimension féminine du mot « providence » qui ont permis le retour d’une figuration maternelle explicite dans la séance, qui a ouvert un accès à une construction. Cette construction aura valeur d’hypothèse de pensée pour la patiente pendant les petites vacances que précédait cette séance, mais dès son retour une efflorescence d’affects de détresse et d’abandon permettra d’établir la conviction de sa justesse, et de la compléter par le souvenir des sentiments de haine et de rivalité réciproques entre elle et les enfants légitimes de sa nourrice, qui nourrissaient son sentiment aigu de n’être pas chez elle.

28Il me semble que l’urgence que j’ai ressentie à intervenir était aussi celle de donner un message de menace de castration à la patiente qui me « chauffait les oreilles » avec une absence d’angoisse suspecte, qui éveillait une angoisse chez moi. Résonne alors dans la scène de la jeune fille qui traverse la rue une injonction parentale : « Fais attention en traversant la rue ! », injonction que je peux supposer présente dans les souvenirs de la première enfance de la patiente : la maison de ses parents donnait sur un boulevard à quatre voies, dangereux. Alors ce n’est pas une nouvelle adoptante que réclame la patiente, c’est sa mère d’avant la catastrophe, qui pouvait être « très attentive » pour elle. En arrière-fond de la scène de rencontre entre son père et sa nourrice qui lui a été racontée, se profile une scène quotidienne antérieure, où elle était présente, et qui raconte en creux sa perception des troubles de l’attention de sa mère avant la séparation. Une fois de plus, les voies longues récusent l’intérêt de l’interprétation directe de transfert, même si celle-ci, restée silencieuse, rend compte de l’étayage du processus sur le transfert lié à la personne de l’analyste, d’autant plus dynamique qu’il reste silencieux et méconnu.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Freud S. (1923b), Le Moi et le Ça, OCF. P, XVI, Paris, Puf, 1991.
  • Sandler J. (1976), Contre-transfert et rôle en résonance, Revue française de psychanalyse, 1976, n° 3.

Mots-clés éditeurs : travail analytique, suggestion, interprétation, réalité psychique, endoperception

Mise en ligne 17/06/2014

https://doi.org/10.3917/rfp.782.0417

Notes

  • [1]
    XXXV° conférence : « Sur une weltangschauung », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933.
  • [2]
    Au sens anthropologique de Lévi-Strauss (1949) : des paroles ont un effet dans la réalité en fonction de la position symbolique des partenaires dans un dispositif, d’une part, et par la valeur mythopoïétique du langage, d’autre part.
  • [3]
    Charcot, à Freud, à propos des manifestations symptomatiques opaques en première intention des patientes hystériques.
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