Notes
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Si la paternité de Dieu est explicitement au cœur du christianisme, elle est aussi très présente dans La Bible et dans la littérature religieuse juive. Comme le souligne Jean Carmignac (Carmignac, 1969), dans les prières judaïques du Mishnah et du Talmud, yhwy est présenté comme un Père tant du peuple d’Israël que de chaque individu en particulier.
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73e Congrès des psychanalystes de langue française à Paris, du 9 au 12 mai 2013.
1Je voudrais présenter un argument qui met au travail un point d’hérésie autour de la question du père en psychanalyse. L’expression « point d’hérésie » vient sous la plume de Michel Foucault dans Les Mots et les choses (Foucault, 1966) pour désigner une incompatibilité dans un système théorique, à partir de laquelle peut s’ouvrir un débat susceptible de relancer la pensée.
2Ce point d’hérésie, c’est Freud lui-même qui nous le donne dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste (Freud, 1939 a), lorsque dans le sous-chapitre relatif aux difficultés (p. 185), il en vient à aborder le cas de l’islam au regard de ses élaborations concernant la religion monothéiste. C’est l’une des rares fois où Freud parle de l’islam, rareté d’autant plus précieuse qu’elle touche la problématique du père dans la culture. Tout en s’excusant de ses connaissances limitées à propos de l’islam, il propose une formulation que je résumerai en deux points :
- les Arabes auraient récupéré le Père-primitif (Urvater), ce qui leur a permis des succès temporels,
- mais dans la mesure où l’islam ne reconnaît pas le meurtre du père, le développement interne de cette religion a été freiné.
3Dès lors, on peut dire que l’islam, tel qu’il est présenté dans l’hypothèse de Freud, constitue une rupture de cette concordance dans la mesure où nous sommes en présence d’une institution historique qui contredit la formation sociale qui en est le corollaire. Nous ne savons pas sur quel matériau s’est appuyé Freud pour avancer cette proposition ; en effet, je n’ai pas réussi à reconstituer ses sources, sachant tout de même que les études en langue allemande de l’époque sur l’islam sont parmi les plus avancées en Europe. Curieusement, ce problème n’a pas été relevé dans la littérature psychanalytique, avant que je n’entreprenne une investigation à l’intérieur du corpus de l’islam, pour élucider la position du père dans cette religion et dans les constructions spirituelles qui lui sont afférentes (Benslama, 2002).
4Il résulte de cette investigation qu’au-delà de l’incompatibilité interne à la théorie soulignée plus haut, Freud a eu, au moins, l’intuition que l’islam présente dans ses énoncés sur le père une différence importante avec le judaïsme et surtout avec le christianisme [1] : il refuse tout rapport, y compris métaphorique, entre Dieu et le père. On pourrait même dire qu’il y a un interdit qui frappe l’idée ou la représentation de Dieu comme idéalité du père. L’expression « Dieu le père » équivaudrait à un blasphème, en islam. De même, on ne trouve pas la moindre apologie concernant la figure du père à l’intérieur des constructions dogmatiques et spirituelles de l’islam. Bien au contraire, Le Coran n’use pas du terme « père » au singulier, mais toujours au pluriel, comme s’il n’y avait pas « Le père » en tant que propriété générique ou essence. Dans la très grande majorité des cas, le pluriel « pères » renvoie à des faits, des figures ou des jugements négatifs. Les pères sont souvent dans l’erreur ou dans la déraison, ils succombent à la tentation, ils sont idolâtres et oublieux ; aussi sont-ils interpellés, dénoncés, et quelques fois pardonnés pour leurs fautes.
5Il m’est arrivé alors de dire que cette séparation radicale du père et de Dieu est un commandement anti-psychique (Benslama, 2004), dans la mesure où il vient contrarier l’idéalisation du père que la psychanalyse constate chez tous les névrosés de l’humanité, y compris bien sûr chez les sujets musulmans. Mais l’islam n’est pas la seule religion à produire de telles « contrariétés », le commandement chrétien « tu aimeras ton prochain comme toi-même », devant lequel Freud s’est arrêté, appartient à ces prescriptions qui vont à l’encontre du penchant humain naturel, dans le but de la canalisation surmoïque de la libido. En l’occurrence, dans le cas de l’islam, il s’agit d’une réduction dogmatique draconienne de la figure de Dieu comme père imaginaire, laquelle est pourtant l’un des ressorts majeurs de la religion. Cela n’est pas sans conséquence, me semble-t-il, sur le malaise dans la civilisation propre à l’islam.
6Soulignons ici que notre clinique est suffisamment mondialisée aujourd’hui, pour avoir vérifié que les découvertes de Freud quant au père dans la réalité psychique individuelle et ses conflictualités sont les mêmes chez les sujets partout. Là où apparaît la différence, c’est au niveau des systèmes normatifs ou/et spirituels où il n’y a pas nécessairement concordance entre la place du père dans la psychologie individuelle et l’organisation sociale ou la mythologie culturelle.
7D’où vient cette discordance du père et de Dieu dans l’islam ? J’ai cherché à identifier le locus à partir duquel on peut penser la divergence avec les deux autres religions monothéistes. Lorsqu’on revient à l’héritage abrahamique dans L’Ancien Testament, autrement dit à l’écriture du mythe monothéiste commun au judaïsme, au christianisme et à l’islam, nous rencontrons des agencements différents du même récit, qui pourraient expliquer cette discordance.
8Schématiquement, dans La Genèse la paternité d’Abraham donne lieu à une complication, et ce n’est pas là fait du hasard, où l’homme Abraham n’y parvient que très tard, en deux fois, d’une manière conflictuelle, et au prix de transformations subjectives qui affectent son nom et son sexe (ajout d’un « h » à « Abram » et circoncision). Il en est de même pour son épouse Sarah qui subit une modification de son nom, ayant pour conséquence une désappropriation symbolique d’elle-même (de « Ma Princesse », elle devient « Princesse »). De plus, à cause de son âge très avancé, elle a dû recourir à un montage qui a consisté à offrir sa servante Agar à Abraham pour se faire faire un enfant par elle. Mais Agar a refusé d’être « une matrice d’emprunt » au profit des maîtres, jusqu’à l’obtention de la reconnaissance de sa filiation par Dieu, ce qui a donné lieu à une seconde alliance. Ce n’est que dans un second temps que Sarah a procréé par intervention divine dans son corps. Ainsi, La Genèse propose pour le même père, deux voies de paternités : l’une du côté d’Agar, c’est la paternité par fécondation naturelle ; l’autre du côté de Sarah, il s’agit d’une paternité par insémination divine du verbe. D’un côté, c’est la filiation par Ismaël qui donne lieu à l’islam, où Dieu est créateur et non procréateur ; de l’autre côté c’est la filiation judéo-chrétienne par Isaac, où Dieu est à la fois créateur et procréateur, autrement dit un Dieu qui est en même temps Père, à tous les sens du terme. Ce sont les femmes qui font la différence dans la paternité. Le paternel n’est pas le père, mais le montage par lequel le père devient père par l’entremise d’une femme. C’est à ce niveau donc que se scindent les deux montages du monothéisme, non pas au niveau du père, mais du paternel. Dans un cas, un paternel où Dieu et le père sont séparés ; dans l’autre, un paternel où s’affirme la confusion de Dieu et du Père.
9La modalité d’un Dieu qui est père se répète dans le christianisme avec la fécondation divine de Marie. Là, dans cette répétition d’Isaac en Jésus, se radicalise le syntagme « Dieu-le Père », théorisé par Saint-Paul dans L’Épître aux Galates, à travers une distinction entre le fils de la chair et le fils de l’esprit, bénissant ce dernier et lui reconnaissant une supériorité au détriment du premier, lequel est placé dans une servitude essentielle et éternelle, du fait de sa constitution maternelle charnelle.
10Il y a donc avec le christianisme une intensification et une extension de la notion de « Père » inégalée au sein du monothéisme et bien au-delà. Je rappelle ce passage des Évangiles (Jean 14-10), qui fait dire au Christ ceci :
11« Ne crois-tu pas que je suis dans le père et que le père est dans moi ? »
12Le père est dedans et dehors. Il est le contenant et le contenu. Une catégorie totale de l’identité. C’est ce qui fait du christianisme un « holopaternalisme » du fils, jusqu’à l’incarnation. Le père n’est plus ici une métaphore, il fait corps. Quand François Villa dit dans sa conférence orale aux Journées de cplf [2] : « démesure du père et père de la démesure », cette démesure est une spécificité du christianisme, de son ordre religieux, de sa spiritualité, de son institution, ce qui va beaucoup plus loin que le patriarcat qui est une forme d’organisation sociale et juridique fondée sur l’autorité des hommes, où le père est le maître de la maison, de la communauté familiale ou d’exploitation, bref de l’antique oikos. Ainsi, les sociétés islamiques sont majoritairement patriarcales, mais le dogme religieux de l’islam exclut que Dieu soit le père, ou que le père soit Dieu. En tous cas, Dieu n’est pas une extase psychosomatique du père comme dans le christianisme.
13Si nous devions repérer un noyau délirant à la base de toute religion – et je pense que toute fondation religieuse comporte le foyer d’une expérience psychotique, à partir de laquelle le fondateur s’autorise l’acte démesuré de la fondation au nom de Dieu –, alors dans le cas du christianisme, ce foyer serait au tour de l’holopaternalisme de l’homme Jésus. Bien entendu, l’institution religieuse ne se réduit pas à son noyau délirant fondateur, et encore moins lorsqu’elle donne lieu à toute une civilisation. L’institutionnalisation consiste à circonvenir le noyau délirant par la symbolisation, notamment rituelle, pour en faire le foyer ardent de la foi. Pour autant, nous assistons régulièrement à des tentatives d’entrer en communication avec le délire fondateur dans toutes sortes d’expériences extatiques.
14Le judaïsme et l’islam ne sont pas sans un noyau délirant à la racine de leur fondation. Pour l’islam, j’en ai fait le repérage, il s’agit de la folie de l’origine, celle de prétendre que la nouvelle religion a une origine plus originaire que toute origine (Benslama, 2002). Et il me semble que dans le judaïsme, c’est autour du thème de l’élection que se situe le foyer délirant. Encore une fois, je le répète, le judaïsme, le christianisme et l’islam ne se réduisent pas à ces folies de la fondation, ce sont des constructions civilisationnelles, mais on voit bien comment ces foyers restent ardents sous la couche instituée de la religion, et comment les fanatismes, particulièrement à certaines périodes de l’histoire, s’alimentent directement de leur magma émotionnel.
15Partant de la radicalité chrétienne autour du père, voici la lecture que je propose du cheminement freudien : au moment où l’holopaternalisme se rétracte dans l’espace européen, sous l’effet de la démocratisation des rapports sociaux, impliquant la réduction du pouvoir généalogique dans la cité, Freud, juif passé du judaïsme à la judéité, selon la distinction proposée par Yosef Hayem Yerushalmi (Yerushalmi, 1993), extrait du délire chrétien du père, sa vérité psychique et en fait la théorie, ou bien si l’on veut, ramène le délire chrétien à sa vérité psychique individuelle. C’est un acte de déconstruction psychanalytique au sens freudien même (umsetzen), qui consiste à ramener la mythologie à sa source psychique projetée vers l’extérieur. Dans un second temps, lorsque Freud tente de penser la psychanalyse comme psychologie individuelle et collective à la fois, il renverse le mouvement déconstructif et mythifie le fait psychique, rendant du même coup à l’holopaternalisme chrétien ce qu’il a extrait de lui. Le père est dès lors érigé en verrou de la concordance entre le psychique et le social. Ainsi que cela a été relevé, le scénario du meurtre du père et de son ingestion est analogique du rite de la communion chrétienne.
16Il en résulte que l’holopaternalisme chrétien devient la vérité universelle d’ajointement du psychique et du social en psychanalyse, thèse exorbitante qui ne correspond pas à tant d’autres variantes anthropologiques de l’humanité. Beaucoup d’entre elles, en effet, se passent totalement du verrou paternaliste à l’origine de la communauté humaine. Il existe bien d’autres figures de la jouissance excessive que celle du père, telle que celle du maître ou du souverain cruel, celle du frère et son double ; la gémellité imaginaire comme figure de l’omnipotence originaire en est une encore. De même, nous rencontrons plusieurs fictions insurrectionnelles de la limitation de cette jouissance. Je rappelle que le conte prétexte des Mille et Une Nuits met en scène un roi fou qui épouse chaque nuit une femme vierge qu’il tue à l’aube. C’est une femme, Shéhérazade, qui vient à bout de la jouissance destructrice de ce roi… par un récit sans fin. Dans ce mythe, c’est la parole tenue par une femme qui accomplit le meurtre de l’objet absolu du désir confondu avec l’idéal ou le surmoi masculin. Une femme, parce que la grande supposition civilisatrice dans ce cas, est que la féminité fait mieux ou davantage place au non-sexuel dans son mode de jouissance.
17Depuis la problématisation freudienne de la question du père, il n’y a rien de nouveau en psychanalyse sur ce plan. Il y eut des clarifications, des angles d’approche diversifiés, des commentaires éclairants, des articulations supplémentaires, mais que je sache rien de bouleversant. Toutes les approches qui ont vu le jour sont marquées par leur caractère subsidiaire. En revanche, les travaux depuis plus d’un siècle ont fait preuve d’une surabondance de recours au paternel qui n’a rien à envier à l’holopaternalisme chrétien : père de la horde, père de la préhistoire personnelle, père de la réalité, père de la loi, père symbolique, père imaginaire, père réel, et pour finir « Nom-du-Père » avec ses multiples déclinaisons qui retrouvent l’énoncé majeur du culte chrétien laïcisé, et parfois à peine.
18N’est-il pas temps pour nous, psychanalystes, d’en rabattre sur la démesure du père et de laisser place à l’étude d’autres agencements qui font intervenir d’autres types de concordances psychiques sociales que celles du père ? L’humanité se construit culturellement de diverses manières, qui ne relèvent pas nécessairement de l’holopaternalisme. Du reste, n’assistons-nous pas dans l’espace occidental où a régné naguère l’holopaternalisme chrétien, au ravalement de sa prétention à régir d’un seul tenant le psychique, le social et le politique ? Est-ce la fin du monde ? Non, la fin d’une conception du monde.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Benslama F. (2002), La Psychanalyse à l’épreuve de l’islam, Paris, Aubier ; Champs-Flammrion, 2004.
- Benslama F. (2004), D’un renoncement au père, Topique, no 85.
- Carmignac J., Recherches sur le « Notre Père », Paris, Éditions Letouzey & Ané, 1969.
- Foucault F., Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard 1966.
- Freud S. (1939 a), L’Homme Moïse et la religion monothéiste, trad. franç. C. Heim, Paris, Gallimard, 1986 ; ocf.p, XX, Paris, Puf, 2010.
- Freud S. (1912-1913 a), Totem et Tabou, trad. franç. M. Weber, Paris, Gallimard, 1993 ; ocf.p, XI, Paris, Puf, 1998.
- Yerushalmi Y.H. (1993), Le Moïse de Freud, Paris, Gallimard, 1993.
Mots-clés éditeurs : délire, Islam, monothéisme, père, meurtre
Mise en ligne 31/01/2014
https://doi.org/10.3917/rfp.775.1658Notes
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[1]
Si la paternité de Dieu est explicitement au cœur du christianisme, elle est aussi très présente dans La Bible et dans la littérature religieuse juive. Comme le souligne Jean Carmignac (Carmignac, 1969), dans les prières judaïques du Mishnah et du Talmud, yhwy est présenté comme un Père tant du peuple d’Israël que de chaque individu en particulier.
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[2]
73e Congrès des psychanalystes de langue française à Paris, du 9 au 12 mai 2013.