Notes
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[1]
Et pour un but qu’il faut s’évertuer à définir.
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[2]
Cette souvenance concerne l’identification primaire au père, une lumière dont la qualité de contenance ne peut qu’être aperçue et soulignée ici.
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[3]
On remarquera que ces « qualités » deviennent a contrario nécessaires en temps de guerre ou de calamités.
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[4]
L’ouvrage de Florian Houssier, Anna Freud et son école. Créativité et controverses (2010) est riche en informations du point de vue de la psychanalyse à propos de la cure menée par Anna avec son père.
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[5]
Ainsi le langage adolescent si richement condensé à chaque génération. Être au plus près de la voix des patients adolescents, c’est comprendre leur langage en tant que création, source de subjectivation et d’objectalisation. J’en donne ici deux exemples.
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[6]
Celle des logiques primitives dans le climat mimétique.
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[7]
J’emprunte cette expression à R. Roussillon (2007).
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[8]
Il s’agit du cas de l’enfant de douze ans qui ne pouvait s’endormir du fait de sa terreur venue des visages verts avec des yeux rouges. Freud compare son symptôme avec celui d’une femme de quarante ans perdant la vision. C’est Anna Freud qui, en 1957 dans son séminaire à Londres, précisera le nombre de séances de cette analyse menée par son père avec succès auprès de ce jeune hystérique et qui dura quatre mois, relançant ses capacités cognitives. Je tiens cette information de James Gammil qui assistait au séminaire où il fut question de ce patient. « Il eut des prix à la fin de l’année scolaire », précise Freud dans sa courte évocation.
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[9]
Freud avait trois filles : Mathilde (1887-1978), Sophie (1893-1920) et Anna (1895-1982).
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[10]
Le langage commun a retourné en son contraire la menace en faisant du gendre le beau-fils et de la bru : la belle-fille. Le retour du refoulé semble avoir trouvé une cible de choix dans la figure rendue risible de la belle-mère.
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[11]
Lire à ce propos Yosef Hayim Yerushalmi, Le Moïse de Freud (p. 97).
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[12]
L’expression est de Voltaire pour désigner l’adolescence.
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[13]
J’emploie ce terme biologique pour définir un mode de survie et de protection quand les conditions extérieures sont menaçantes. La séclusion désigne tout autant l’hibernation des ours que la mise en capsule des virus.
« Quelle curieuse chose de trouver une si petite fille transformée en femme amoureuse ! »
1L’expérience me permet de penser qu’il y a bien un fait en tant que qualité d’intégration, spécifique à l’adolescence, absolument nécessaire pour l’accomplissement d’un adulte. Ce trait n’est pas facilement repérable [1], notre attention clinique étant attirée par d’autres choses, excitée en quelque sorte.
2J’en viens à considérer que finir l’adolescence suppose que le sujet sache se trouver comme le moi d’un autre et pas seulement comme le moi de soi-même. Le trouble qui le permet est à l’origine du sujet accompli, c’est-à-dire le plus humanisé. Ceci survient par l’accession à la réceptivité et au tendre qui sont de l’ordre du féminin tandis que le moi se souviendra [2] ou bien concevra en retour le viril d’un nouveau genre. J’indique de cette manière l’importance du renoncement au primat d’une position phallique narcissique dans les deux sexes, mais aussi à certaines propensions à l’intoxication propre à cet âge [3].
3De plus, j’insiste ici sur le fait que ce mouvement d’appropriation de l’identité sexuée au cœur donc de la bisexualité psychique et de l’aptitude à s’identifier aux intérêts de l’autre ne se fait pas sans une réverbération dans la vie psychique des parents, partageant dans le même temps et à leur manière le trouble ; tout autant du côté d’une perte que de celui d’une rivalité. S’honorer entre générations est l’un des résultats de ce travail psychique quand il est réussi. Il s’agit donc d’une co-construction qui s’appuie encore aujourd’hui dans certains groupes sur des rituels. Quand ce travail échoue, l’agression ou la soumission, constantes, établiront les liens durables.
Le psychanalyste et l’adolescence
4Sigmund Freud, contrairement à ce qu’on entend, y a réfléchi. Ne serait-ce que parce que ses enfants lui ont opposé leur adolescence comme nous le verrons, mais aussi par le fait qu’il eut à traiter parmi ses patientes, malade de son adolescence, sa propre fille Anna qu’il aimait profondément et pour laquelle, nous le savons, il crut devoir assurer la cure psychanalytique à trois reprises [4].
5Aussi, j’ai de bonnes raisons pour considérer que c’est à Anna qu’il pense lorsque Freud écrit les mots suivants dans son article sur le clivage en 1937 :
« Il m’est enfin apparu que le moi juvénile de la personne que l’on apprend à connaître des dizaines d’années plus tard comme patient analytique s’est comporté d’une façon bien curieuse dans des situations d’instante pression. La condition d’un tel comportement se rattache à l’influence d’un traumatisme psychique lié à un conflit entre la revendication de la pulsion et l’objection par la réalité. »
7Et Freud poursuit ainsi :
« L’ensemble du processus ne nous paraît si étrange que parce que nous considérons la synthèse des processus du moi comme allant de soi. Mais là nous avons manifestement tort. Cette fonction synthétique du moi qui est d’une si grande importance a ses conditions particulières et se trouve soumise à toute une série de perturbations. »
9Il nous faudrait considérer ce propos dans sa plus complète explicitation. Ce que déjà je confirme c’est qu’à l’adolescence, définie très justement comme traumatique, le langage action [5] qui est un comportement devance la capacité à la conflictualité. Un adieu précèdera cette capacité. Il s’agit de l’adieu, parfois très difficile et périlleux, à une revendication de la pulsion incompatible avec ce qui fondera la nouvelle réalité du sujet devenu adulte. C’est dire de cette façon l’importance du travail œdipien appartenant à cet âge et dans cette circonstance, la portée d’un labeur de séparation souvent négligé parce que non dramatisé, sauf dans les rituels.
10C’est pourquoi depuis des siècles : les jeunes filles passent par des cercueils de verre ou bien sont frappées de cent ans de sommeil ou bien, encore confondue aux cendres, sont vouées au ménage, avant la rencontre avec l’autre, celui qui, charmant, doit venir. Les jeunes gens, de leur côté, peuvent être une bête ou un crapaud ou encore, l’un parmi eux se trouve, vêtu d’un somptueux habit de chasse japonais, poursuivi par un serpent ou un dragon. Cependant qu’il porte un arc, il n’a pas de flèches. Quelque chose indique donc bien un combat, la nécessité d’un comportement et aussi un adieu ; tout ensemble pour une vision absolument nouvelle. Tamino devra supporter le silence et dans le silence l’absence. Pamina, dans la même épreuve de silence, se croira abandonnée par Tamino alors qu’elle perd (seulement !?) la possessivité d’une mère sans limite.
11De nos jours, l’appel à la lutte et au renouvellement symbolique est toujours d’actualité même si les métaphores évoluent avec les vitesses du temps et la culture. Je me souviens ainsi de cette jeune fille de treize ans avec une crête orange dressée sur la tête. Les clous essaimaient partout sur ses vêtements de cuir noir tandis que sur le devant, au-dessus des seins, s’imposait une grosse tétine de bébé. Elle me dit aussitôt, répondant probablement à l’expression de ma perplexité devant son allure : « Il faut bien que j’attaque puisqu’on m’attaque. »
12Ce qui l’attaquait, comme on le comprit ensemble, c’était la perception du regard des autres sur son corps, pubère depuis peu. Ces regards violaient l’enfant en elle et aucun secours ne venait ni de l’extérieur ni de l’intérieur pour calmer et consoler ou simplement mettre en forme de récit stratégique la perception intruse.
13Une autre fois, lors d’un premier entretien, un adolescent de quatorze ans, s’asseyant en face de moi, me déclarait avec tristesse et rage : « Mon père est un nazi ! » Cette énonciation condensait en lui une sensation d’enfermement, un épuisement vis-à-vis d’un surmoi cruel et une violence qui ne trouvait pas d’issue acceptable.
14Il convient, en écoutant ces mots, de concevoir l’importance de l’attachement à une imago avec laquelle se négociera le dégagement du moi. En considérer la force et s’y exposer en tant qu’objet, recherché pour l’intégration, est notre tâche de psychanalyste. Cette invitation est inestimable car la rencontre qu’on appelle la cure construira à l’aide du transfert un objet interne durable pour le patient. Écrivant cela, je veux aider le psychanalyste à saisir la grandeur de son rôle et à installer sa distance adaptée en termes de compréhension mutuelle.
15Une simple adhésion au propos du patient (sans qu’il ne soit donné une place au jeu représentatif) aurait une potentialité fortement dépressive et dépréciative du fait que ce serait comme « confondre le bébé avec l’eau du bain » sans apprendre comment, elle, l’eau du bain, s’est installée ainsi. Il y a là un risque d’adhésivité paranoïde par une accrétion de stimuli. C’est chose courante malheureusement.
16Considérer dans son contre-transfert qu’un patient est dans l’attente d’un lien avec un objet nazi n’est pas aisé. La réverbération avec sa propre préhistoire [6] est mise fortement à contribution et sous des aspects qui ne sont pas obligatoirement ceux avec lesquels on souhaite séjourner. Et pourtant cela est nécessaire à bien des adolescents.
17L’adolescence est le fleuve. Les parents et leurs mots demeurent le lit du fleuve dont la nécessité protectrice, encore présente, rencontre des défenses, de part et d’autre, du fait du complexe œdipien, incestueux et parricide. De la haine surgit en rapport avec, par exemple, la jalousie envieuse. Le psychanalyste, en endossant les imagos, assure la persistance de ce lit du fleuve au profit d’un processus assurant de nouvelles conditions pour représenter la séparation et avec elle la subjectivation.
18La surface de la conscience de ce jeune adolescent était entièrement habitée par sa perception et il se rendait en classe avec un couteau de cuisine pour se protéger d’un surgissement soudain. Celui-ci viendrait de manière inattendue du social qui convoyait maintenant l’imago. Délire ? Non ! Perception et effroi. Comment cela s’était-il construit ?
19La dragonnade, si je puis dire, n’avait semble-t-il rien à voir avec le petit monsieur discret, lui-même dans la sidération et qui attendait dans la salle d’attente, son père. « C’était il y a presque dix ans… », me dit l’adolescent qui s’entend raconter et construire l’incroyable histoire intime qui l’a mené jusque-là. Celui qui l’écoute tisse le corps aux mots par sa présence, et de séance en séance, la différence garantie.
20La différence garantie, je le répète. Les psychanalystes pensent que la garantie est éthique et ils ont raison de le garantir, de s’y exercer sans cesse et de se l’assurer entre eux, sans cesse. Parce que : « la fonction synthétique du moi qui est d’une si grande importance a ses conditions particulières et se trouve soumise à toute une série de perturbations » écrit Freud. Peut-être pensait-il à Dora.
21Chargée de trop d’excitation ou démunie de sens, la psyché adolescente se trouve parfois en survivance ou en agonie de symbolisation. Ceci parce que la pulsion est devenue inévitablement potentiellement meurtrière sur un terrain objectal et familial, miné de toute part du fait d’une surinterprétation sexuée des éprouvés qui faisaient auparavant, autrefois, il y a si longtemps… ou jamais, l’intime partagé dans la pudeur et le tendre, voilant avec bienfait les buts.
22Maintenant, c’est l’introjection pulsionnelle dans le moi qui donnera à la symbolisation la valeur d’un acte de symbolisation. L’adolescent doit alors « jouer pour le vrai et symboliser pour le vivre [7] ». C’est, au contraire de ce que pense la plupart, l’âge des détournements et des dangers les plus grands. On voudrait bien trop vite un âge de l’autonomie et de l’indépendance là où il y a un besoin d’objet de confrontation et de séparation. C’est oublié l’acquisition nécessaire pour cette autonomie et cette indépendance. Quelle est-elle ? À quelle condition s’organise-t-elle ? Comment s’intériorise-t-elle ?
23Je n’insisterai pas davantage ici sur la dimension potentiellement meurtrière et désorganisatrice de la pulsion à l’adolescence. Je voudrai plutôt considérer une introjection en cause à cet âge de la vie. C’est-à-dire que je considère maintenant ce que cet âge recèle de préparation au plaisir à deux. La visée en est la jouissance orgasmique. Celle-ci est bouleversante en ceci qu’elle nécessite la mise en acte d’une bisexualité psychique, acquise et nécessaire pour l’aimer aimer. En ce sens, l’adolescence est un temps d’amplification, indispensable. Avant de s’appartenir, en acceptant sa réduction. Une amplification « Où, rimant au milieu des ombres fantastiques… » chante Rimbaud dans sa Bohème.
24Chez les indiens Hopis (Don C. Talayesva, 1959), la très grande délicatesse de la situation psychique de l’adolescent pubère semble, afin de favoriser la vision, obliger à une initiation aménagée comme ceci. Figurant et travaillant à cette occasion la bisexualité à l’aide d’un premier déplacement symbolique : l’étude de la plante maïs, bisexuée, l’initiation est conduite par l’intermédiaire de l’oncle maternel. Ce second déplacement semble tenir compte des instantes pressions. C’est ainsi que les rituels traitent le trop qu’ils ne méconnaissent pas. Après une initiation de plusieurs jours, le jeune homme change de prénom. Il n’est plus ni l’enfant qu’il était, ni non plus le nommé du prénom choisi par les parents. C’est l’enfant qui disparaît, l’enfant des parents et les parents eux-mêmes qui sont priés de s’estomper. Tout se passe comme si on lui retirait ses racines, à son profit et avec la caution du groupe qui respecte le rituel ancestral. Le mouvement d’appropriation de l’identité sexuée au cœur de l’acquisition de la bisexualité psychique ne se fait pas sans un profond remaniement chez les parents eux-mêmes, source d’un trouble et d’une ambivalence certaine, d’où l’intérêt de l’oncle maternel dans le rituel hopi.
25Il faut donc considérer absolument comme un élément précieux, à l’adolescence, l’immaturité comme nous en prie D.W. Winnicott. Précisons que cette immaturité est à la source d’une lutte pour s’affirmer dans un renouvellement qui devrait permettre de quitter les assignations qui sont de l’ordre du tissu narcissique. Il y a donc bien une position dépressive nécessaire à acquérir vis à vis des premiers investissements objectaux en même temps qu’une affirmation martiale. Elle ne s’atteint complètement que si le travail est complémentaire entre les générations.
26Or l’apostrophe la plus remarquable, à propos de cet âge et sa nécessaire immaturité, est faite à propos de la dérobade des adultes : « Vous abdiquez précisément au moment où ils viennent vous tuer… L’activité de l’imagination se perd, la lutte de l’immaturité cesse » écrit D.W. Winnicott en 1968.
27Le fait de ne pas être responsable est donc l’élément le plus sacré de cet état de mutation qui ne dure que quelques années et dont chaque société ne devrait pas ignorer la motivation inconsciente sauf à ses risques et périls. Risques et périls de quoi ? De la répétition automatique et des faux processus… Avec au bout : l’absence de renouvellement pour tout groupe ou toute société qui voudrait ignorer ce travail d’adolescence.
Bisexualité psychique et fin d’adolescence
28J’évoquerai pour illustrer le mouvement psychique complémentaire des parents un émouvant surgissement pulsionnel typique et le travail psychique particulier qui en résulte chez un père. Il s’agit de la perlaboration pour celui-ci que provoqua la brutale et inattendue émergence amoureuse de sa fille pour un homme exogamique qui avait l’âge du père à son mariage… et qui n’était donc pas lui.
29Je m’appuie pour cela sur un épisode de la vie même de Sigmund Freud tel que ses lettres personnelles publiées en 1960 à Londres par Ernest Freud et traduites en 1966 dans le volume Correspondance 1873-1939 chez Gallimard nous l’ont transmis. Les correspondances entre S. Freud et E. Jones, K. Abraham, C. G. Yung, L. Binswanger et S. Ferenczi m’ont aussi aidé. Chacun peut s’y rapporter.
30Nous sommes en 1912. Mon investigation, à l’époque, est partie d’une remarque que Sigmund Freud fait au cours d’une discussion de la société du mercredi soir (Nunberg, Federn, 1983, p. 117). Une nuance dans le propos concernant les adolescents fut, à la lecture, aussitôt frappante pour moi : « Il existe des névroses actuelles où l’on peut distinguer une composante purement toxique, qui est irréductible à la thérapie. En réalité, ces troubles, sauf lorsqu’il s’agit d’individus juvéniles, sont dans la plupart des cas combinés avec des troubles psychiques. »
31Freud semble indiquer, comme en passant, que ce qu’il nomme les éléments toxiques (dans les névroses actuelles) peuvent être, chez les individus juvéniles, rencontrés seuls. Est-ce à dire que les individus juvéniles n’ont pas encore de structuration psychique stable, une névrose ou une psychose par exemple ? Plus tard, comme nous l’avons cité plus haut, Freud, en 1937, parle, pour cet âge, d’instantes pressions et d’absence de synthèse du moi. Je me suis demandé d’où il tirait une telle constatation, les éléments toxiques, en 1912.
32L’adolescence n’était pas du point de vue clinique inconnue dans la pratique de cabinet de Sigmund Freud comme le précise incidemment son ouvrage de 1900, L’interprétation des rêves. Freud cite (1900 a, pp. 462-463) en effet le cas de l’un de ses jeunes analysants de douze ans pour lequel il assure une cure dont on sut par la suite qu’elle fut menée au rythme de trois séances par semaine [8] pendant quatre mois.
33Pour mieux compléter mon investigation, j’ai voulu me plonger dans les correspondances et je fus surpris et intéressé par ce qui se fit jour au sujet du travail d’adolescence.
34En 1912, Freud est en pleine élaboration de Totem et tabou : l’écrit du roman des origines de l’humanité. C’est l’écrit révélant l’origine de la culpabilité du fait de la faute originaire du meurtre du père. Le père de la horde est celui qui, dans la nuit des temps, possédait toutes les femmes du groupe et passivait les fils. Ceux-ci décidèrent de le tuer et de le dévorer. Freud reprendra ce thème dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste à la fin de sa vie.
35Cette même année, il se plaint d’ennuis personnels. Sophie, sa deuxième fille [9], se fiance à dix-neuf ans, sans autorisation et sans prévenir. « Elle s’identifie trop vite, déjà » écrit nostalgiquement Freud, « aux intérêts de Max, le fiancé. Ce qui est bien remarquable. » Je lis : bien extravagant ou bien inattendu.
36Dans une lettre à Ludwig Binswanger, au même moment, Freud se déclare être un vieil homme. Il est déprimé, insiste sur son attachement à l’autorité et la confiance en soi pour parvenir à la grandeur. « Mais, écrit-il, il faut distinguer grandeur de caractère et grandeur des réalisations. » En fait, Freud semble sous le coup du coup de foudre de Sophie que ni la gloire, ni le travail réussi, ni le grand œuvre n’épargnent à quiconque. Son caractère semble ombrageux. La perte est là, bien annoncée ; comment la négocier ? Par quel travail psychique ?
37Freud écrit alors à Max Halberstadt, le fiancé de Sophie. Il lui dit que celle-ci est à peine sortie de l’adolescence, aussi veut-il donner ses conditions pour « dire oui et amen à sa fille ». Les voici. Il faut que Max ne soit pas un inconnu, qu’il offre un nid à la jeune fille et enfin qu’il accepte de visiter, seul, les parents, eux-mêmes seuls, hors de Vienne. Cela se fera à Karlsbad, loin de Sophie. À ce prix, Freud annonce « qu’il ne réfrénera plus son impatience à les féliciter ».
38Sophie est rebelle. Elle a prononcé ses fiançailles sans l’accord de son père. Freud veut rattraper les choses. Sophie devrait-elle se marier en se soumettant à l’autorité paternelle ? Le trouble créé est bien plus complexe que cela, comme nous allons le voir.
39Freud, après la visite de Max à Karlsbad envoie à sa fille un télégramme aussitôt tenu pour ambigu par celle-ci : « Papa, Maman et Max te félicitent. »
40Sophie est en rage. Elle trouble la tranquillité de sa tante Minna qui alerte immédiatement son beau-frère. Celui-ci s’étonne de la colère que ses mots ont déclenchée chez Sophie. Il a, certes, reçu son fiancé sans elle mais paraît ignorer l’acte d’autorité que cela a supposé vis-à-vis de Max, l’homme de sa fille et le retentissement sur celle-ci. Il ne sait pas bien s’en expliquer.
41Freud semble vivre une poussée intérieure très forte, liée à la violence du passage à l’acte de Sophie et du coup une sorte de dédoublement. De fait, Freud exprime soit un saisissement révolté auprès de Karl Abraham, soit une satisfaction auprès d’Ernest Jones. À Sandor Ferenczi, il livre son intention de bien examiner le prétendant. Le 18 août, il écrira à Ernest Jones : « Je n’ai pas encore récupéré mes facultés mentales depuis Karlsbad. »
42Sa lettre à Sophie commence par : « Tout autre père t’écrirait qu’il ne comprend pas comment le télégramme puisse être pris dans un autre sens que ce qu’il dit. » Il se l’explique ainsi : c’est « elle » qui se sent coupable et c’est son repentir intense qui explique cette rage et ce malentendu.
43Il poursuit en lui faisant part d’une ruse qu’il a inventée pour la circonstance. « J’ai offert à Max une petite bourse tricotée contenant le prix exact, six couronnes quatre-vingt, de la misérable petite chambre que Max a dû louer, derrière notre dos, pour nous rendre visite. » Freud ajoute qu’il a raconté à Max que c’était Sophie elle-même qui avait fait cet ouvrage à l’aiguille pour son père. Il a expliqué qu’il y met toujours son argent étranger. Freud semble avoir de la sorte voulu contre-investir une forte angoisse de castration et de l’étranger. Ou bien, face aux deux jeunes, il semble vouloir jouer avec ces signifiants.
44Maintenant, il voudrait délivrer Sophie de l’angoisse et de la rage dans lesquelles il l’a auparavant enfermée. Il est visiblement embarrassé, mais aussi matois. Il propose qu’on dise à Max que tout cela n’était qu’une histoire inventée et adresse à sa fille toutes ses tendresses.
45L’épisode se poursuit par une apparente entente entre les deux mâles à propos de la « petite ». C’est l’expression du père. Freud veut dévoiler à Max la tactique de Sophie, terme martial s’il en est. Freud enfin, confie son trouble qui signe le décalage intrapsychique et intersubjectif : « Quelle curieuse chose de trouver une si petite fille transformée en femme amoureuse ! »
46Comme tout un chacun, lui, le découvreur de l’après-coup a été surpris comme au coin d’un bois par l’empressement de Sophie à finir son adolescence. Ce finir réclame un travail dont nous allons examiner l’aspect identitaire et identificatoire entre les deux couples : le couple des parents et le couple des enfants. Si nous n’avons pour ce faire que le point de vue paternel pour autant le maternel jouera son rôle dans le remaniement comme nous le verrons.
47L’affrontement identificatoire, inévitable entre les deux mâles, viendra en juillet. Freud écrit à Max qui semble brûler les étapes : « De notre temps, nous étions pauvres et nos fiançailles ont duré quatre années. » Pourtant, comme il le lui accorde, Max, aux yeux de Freud, a toutes les qualités. « Vous arborez cinq hautes distinctions et mon âge à mon mariage. »
48Max répond courtoisement, mais non sans malice : « Je vous félicite de la grande patience qui fut la vôtre. » Toutefois, il affirme s’en tenir à ce qu’il désire : il veut s’installer très vite avec Sophie. Freud répond alors au jeune homme de ne pas se tromper : « C’est bien une histoire de bourse d’études qui a obligé à prolonger les fiançailles. » Il souhaite, alors comme à bout d’argument, à Max « que la petite farouche devienne une bonne épouse pas très différente de la normale » comme il qualifie son épouse Martha dans sa lettre.
49Freud pourtant ajoute une suggestion remarquable. Il voudrait tant que Max « accepte de devenir la dernière acquisition de Maman. » Donc Freud suggère tout bonnement à Max qu’il devienne un fils plutôt qu’un mâle. Remarquons que ce trait est présent dans la coutume : le gendre nomme le beau-fils, la bru nomme la belle-fille. Ces expressions expriment-elles la crainte d’un égal ou d’un supérieur ? Ou bien soulignent-elles un certain travail intrapsychique vis-à-vis du couple parental ?
50Pour rajouter à la conscience du trouble dont il est l’objet, Freud insiste sur un nouveau point. Il a remarqué que Max a mal orthographié son prénom en le rallongeant d’une lettre : Sigme. Il lui écrit : « Sigm s’écrit sans e. » Et il ajoute : « Il n’y a entre nous, bien entendu, aucun doute sur l’identité. » Qu’est-ce à dire ? Freud défendrait-il à Max de le prendre pour une femme ? Pourquoi donc ? Comment comprendre ?
51Je saisis deux pistes pour cette compréhension.
52La première s’appuie sur Totem et tabou et les logiques primitives que véhicule ce temps reculé de l’humanité. Nous le portons en nous en héritage phylogénétique. Dans cette représentation, s’il n’existe qu’un seul mâle possédant toutes les femmes, le destin d’un père à qui est arraché sa fille par un prétendant qui y parviendrait serait de devenir une femme de plus pour ce dernier. C’est la raison pour laquelle il faudrait qu’il devienne plutôt un fils [10] : « la dernière acquisition de Maman ».
53La deuxième piste est plus défensive. Elle concerne le féminin maternel, position dont on sait qu’elle fut délicate pour Freud dans le contre-transfert. Pourtant, le chagrin de la perte qu’il subit dévoilerait sa bisexualité psychique dans sa valence d’attachement. Aussi, voilà en réponse proposée par passivation l’évocation d’un nouvel enfant possible pour Martha et donc indirectement la puissance féconde du vieux couple réaffirmée.
54On voit donc comment les logiques inconscientes primitives, à la base de l’ambivalence des sentiments, sont à l’œuvre ici. Elles disposent, dans ce temps inaugural, à poser le problème en termes d’avoir plutôt que d’être ce qui explique que les métaphores de mutilations vont bon train dans ce brûlant dialogue.
55Au sortir de cette empoignade, Freud part avec Ferenczi à Rome en septembre. Il se remet de la tempête et pense à écrire le Moïse, celui de Michel Ange. Il y a une autre raison que nous connaissons et qui concerne une autre tempête, celle-là dans le mouvement psychanalytique. Carl Gustav Yung et Freud se séparent en effet définitivement cette année-là. Le sort de Sabina Spielrein, une patiente de C. G. Yung, est l’un des éléments au centre du désaccord entre les deux hommes. Elle rêvait d’un enfant de son analyste qui l’avait séduite. Freud lui écrit le 20 août 1912 : « J’aimerai que vous soyez tout à fait guérie. J’avoue après coup que je n’ai pas trouvé du tout sympathique votre fantasme qui faisait naître le Sauveur d’un mariage mixte. » Sabina Spielrein semble en effet avoir voulu de cette manière se positionner en intermédiaire pour rapprocher les deux hommes, le père et le fils spirituel, profondément en désaccord et d’origines différentes [11].
56Freud porte maintenant un gardénia à la boutonnière « bien plus noble que le datura » écrit-il à Martha. Il écrit à Ernest Jones, le 22 septembre 1912 en s’inspirant du Faust de Gœthe, I, 464-465 :
58Ce que Jones traduira par :
60Jones, dans une lettre datée du 30 octobre 1912, cite en réponse Robert Browning. Il est comme Freud amoureux de l’Italie, mais dans sa citation pourrait résonner en arrière-plan les deux prénoms du moment : Sabina et Sophie :
62Ainsi, la question de l’identité sexuée comme celle de la séparation s’élaborent et se construisent entre parents et enfants de même qu’entre analystes et patients.
63Le risque dans la famille comme nous l’enseigne la consultation familiale est le rejet réciproque (Guillaumin, 1991, pp. 341-351) du fait de la disparition brutale de la séparation aménagée du temps de la latence. Je vois dans cet épisode, de manière exemplaire, tous les risques d’aveuglements, de déni et de violence omnipotente sans la chance des dialogues nécessaires dont Freud, comme nous le voyons, bénéficie et qu’il recherche pour traverser le trouble. C’est dire ici toute la différence entre un arrachement (ou une mutilation) de l’ordre de la déchirure narcissique et l’accession à une position dépressive comme l’a si bien étudiée et décrite Melanie Klein à l’époque du sevrage. Un tel travail est indiqué et même indispensable avec les parents confrontés à l’adolescence de leurs enfants quand ils ne parviennent pas à changer devant la poussée et la traumatophilie qu’elle comporte. On devient parent d’adolescent.
Travail d’adolescence en cure individuelle
64Par la mise à jour de la part supposée narcissique des objets familiers, se reflétant dans l’intérieur du sujet et menaçant l’intégrité, un travail d’adolescence peut s’avérer essentiel dans la cure avec des patients adultes. C’est un travail qui interrogera la bisexualité psychique et la scène primitive par le biais du transfert, au prix d’une régression à la relation aux objets primaires.
65Des représentations d’exclusion, d’indignité et de honte attaquent l’éclat de paradis où le patient tente de se garder avec son analyste tout en faisant apparaître des traces d’envie jusque-là inconscientes projetées sur l’analyste, imago parentale. L’histoire qu’elles véhiculent agite une scène primitive singulière qui met un certain temps à se décondenser. Elles semblent interdire pour chacun, l’analyste et le patient, considérés dans une mimesis ou dans une confusion, les conditions de la naissance à soi-même [12].
66Un rêve d’ascension – ou de croissance si l’on préfère – rêve de fin d’analyse, illustre ce que j’examine maintenant. Il figure le patient s’extrayant de la glèbe brute, comme un moulage venu de la terre, forme d’un moule, contenu du contenant. Le patient s’en dégage, en montant des plans progressifs en pente douce, permettant l’ascension d’une pyramide. La progression semble en même temps construire l’élévation du monument depuis la forme primaire béante jusqu’à atteindre, au sommet, une plateforme. Il règne à cet étage un raffinement complexe et acquis des successifs investissements de culture et de langage souple et des objets distincts effectivement différenciés et sexués comme le montrent les costumes et les personnages de la scène supérieure. Chaque pente situe la suite des générations successives, historiquement et culturellement posées. Ce sont les ancêtres dans leurs costumes. La pyramide érigée est celle de l’humanité, travaillant à son reste dans le temps déployé. En haut, alors qu’il se fait comme un adoubement du patient, surgit par une porte une femme boueuse, hirsute, menaçante et terrifiante. S’agit-il de la mort ? Non ! Plutôt d’une représentation vengeresse par une mortification incestueuse.
67La condition de cette transformation et d’un tel travail, de la pulsion à l’histoire, du meurtre de soi-même aux ancêtres, comme on peut le rencontrer est de rêver pour quelqu’un. Ceci, afin qu’une narration soit partagée et en quelque sorte authentifiée.
68En un certain sens, certains sujets en séclusion psychique [13] – comme la nymphe dans sa chrysalide, déjà plus chenille mais pas encore papillon – vont, avec l’analyse, rompre leur isolement. Leur monde interne jusque-là incommunicable va ainsi s’entourer d’une enveloppe parlante et affectée, sans objectif énoncé. La règle fondamentale est le seul but et moyen annoncé. Elle permet un grand nombre d’acquisitions secondaires que le patient vient rechercher, assuré de la fiabilité de celui ou de celle qui le lui propose.
69Les accidents vis-à-vis de ce but intéressent les deux interlocuteurs comme le silence, par exemple. Dans ces conditions, tout ne prend pas sens. Il y a du non-sens. Comme il y a du chaos. Les expériences d’intégration peuvent passer par un certain silence ou un certain jeu. L’un comme l’autre ne sont pas nécessairement toujours à la recherche d’un sens. Ils permettent de vivre et ainsi de constater en soi la preuve d’exister à côté de quelqu’un d’autre.
70La psyché veut trouver son éprouvé. C’est-à-dire son éprouvé vrai dans un espace hétérogène. Une question que je me pose est celle-ci : quelles conditions doit réunir le psychanalyste, objet hétérogène, pour offrir à quelqu’un d’autre les conditions de représentabilité ? Je peux amorcer une réponse, m’appuyant sur ce que je viens de décrire. C’est l’installation d’une phase postérieure à l’attachement primaire : la scène primitive, dans le transfert, qui permet la résurgence des rejetons originaires permettant à son tour la reconstruction. En même temps, c’est à la condition de ce contact avec l’originaire que se produit la représentabilité. C’est là, la quête de sens supposant un objet intégrateur.
71Si dans la cure, l’adolescence en devient le truchement, son fond est la présence corporelle du psychanalyste, exactement comme avec l’enfant avec lequel on joue. À cette condition, la régression s’opère et assure la part de plaisir de l’énergie mise en tension dans le transfert, mais il nous faut ajouter une remarque d’importance : à la condition que l’objet représenté le soit comme expérimentant lui-même du plaisir.
72« Que l’esprit éveille et vivifie la pesanteur du corps, le corps arrête la légèreté de l’esprit et la fixe » écrit Michel de Montaigne.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Freud S. (1900 a), L’interprétation du rêve, ocf.p, IV, Paris, Puf, 2003.
- Guillaumin J. (1991), Haine de la psyché et position psychotique de la réalité à l’adolescence, Adolescence, vol. 9, n° 2.
- Houssier F., Anna Freud et son école. Créativité et controverses, Paris, Campagne Première, 2010.
- Nunberg H., Federn E., Lettre du 24 avril 1912 de S. Freud, Les premiers psychanalystes : minutes de la Société psychanalytique de Vienne, t. IV, Paris, Gallimard, 1983, p. 117.
- Roussillon R., Manuel de psychologie et de psychopathologie clinique générale, Paris, Masson, 2007.
- Talayesva D. C., Soleil Hopi, Plon, Paris, « Terre humaine », 1959.
- Yerushalmi Y. H., Le Moïse de Freud, Paris, Gallimard, 2011.
Mots-clés éditeurs : scène primitive, mort, adolescence, ancêtres, meurtre, bisexualité psychique
Mise en ligne 21/06/2013
https://doi.org/10.3917/rfp.772.0402Notes
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[1]
Et pour un but qu’il faut s’évertuer à définir.
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[2]
Cette souvenance concerne l’identification primaire au père, une lumière dont la qualité de contenance ne peut qu’être aperçue et soulignée ici.
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[3]
On remarquera que ces « qualités » deviennent a contrario nécessaires en temps de guerre ou de calamités.
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[4]
L’ouvrage de Florian Houssier, Anna Freud et son école. Créativité et controverses (2010) est riche en informations du point de vue de la psychanalyse à propos de la cure menée par Anna avec son père.
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[5]
Ainsi le langage adolescent si richement condensé à chaque génération. Être au plus près de la voix des patients adolescents, c’est comprendre leur langage en tant que création, source de subjectivation et d’objectalisation. J’en donne ici deux exemples.
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[6]
Celle des logiques primitives dans le climat mimétique.
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[7]
J’emprunte cette expression à R. Roussillon (2007).
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[8]
Il s’agit du cas de l’enfant de douze ans qui ne pouvait s’endormir du fait de sa terreur venue des visages verts avec des yeux rouges. Freud compare son symptôme avec celui d’une femme de quarante ans perdant la vision. C’est Anna Freud qui, en 1957 dans son séminaire à Londres, précisera le nombre de séances de cette analyse menée par son père avec succès auprès de ce jeune hystérique et qui dura quatre mois, relançant ses capacités cognitives. Je tiens cette information de James Gammil qui assistait au séminaire où il fut question de ce patient. « Il eut des prix à la fin de l’année scolaire », précise Freud dans sa courte évocation.
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[9]
Freud avait trois filles : Mathilde (1887-1978), Sophie (1893-1920) et Anna (1895-1982).
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[10]
Le langage commun a retourné en son contraire la menace en faisant du gendre le beau-fils et de la bru : la belle-fille. Le retour du refoulé semble avoir trouvé une cible de choix dans la figure rendue risible de la belle-mère.
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[11]
Lire à ce propos Yosef Hayim Yerushalmi, Le Moïse de Freud (p. 97).
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[12]
L’expression est de Voltaire pour désigner l’adolescence.
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[13]
J’emploie ce terme biologique pour définir un mode de survie et de protection quand les conditions extérieures sont menaçantes. La séclusion désigne tout autant l’hibernation des ours que la mise en capsule des virus.