Notes
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[1]
Leur site : www.annualsofpsychoanalysis.com
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[2]
J. Steiner (1996), Retraits Psychiques : organisations pathologiques chez les patients psychotiques, névrosés et borderline, Paris, Puf.
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[3]
Les conduites consistant à montrer ou à cacher son sexe en famille peuvent varier considérablement d’une culture à l’autre et, selon les époques, dans une même culture, ou entre les différentes espèces de primates (hommes et singes). Une part d’apprentissage sexuel prépubère intra-familiale (excluant toutefois pénétration, soumission, violence) pourrait constituer un apport favorable pour que l’individu puisse ensuite aborder sa vie sexuelle et affective personnelle. Pour nuancer nos vues plus classiques en matière de limites d’interdits, on lira avec intérêt, de L. Josephs (2011), The primal scene in cross-species and cross-cultural perspectives, International Journal of Psychoanalysis, 2012, no 92, pp. 1263-1287.
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[4]
Éditeurs : Ernst Falzeder/Ludger M. Hermanns, Wien, Turia+Kant-Edition, 944 pages.
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[5]
Cet article, traduit par Anne-Lise Hacker, est proposé p. 170 dans ce même numéro (N.d.l.R.).
Revue française de Psychosomatique, n? 40, 2012, « L’amour », Denise Bouchet-Kervella
1Dans son avant-propos introductif, Marina Papageorgiou nous parle d’emblée des deux aspects de ce qu’elle pense être « la quintessence de l’amour », à savoir l’amour maternel. À l’excès du « philtre » (folie amoureuse faite d’un mélange d’érotisme et d’idéal narcissique), elle oppose le « filtre » nécessaire de la fonction pare-excitante maternelle, dont elle souligne la double présence contradictoire également chez le psychanalyste envers ses patients.
2Pour Julia Kristeva aussi, c’est « la passion maternelle » qui constitue le prototype du lien amoureux, mais son équilibrage par l’inhibition de la pulsion quant au but est à son avis toujours instable, toujours susceptible de virer à l’exaltation maniaque ou à la dépression et à l’agressivité : « avec ses violences d’amour et de haine, la maternité ressemble à une analyse des états limites et des perversions ». Mais le plus souvent, dit-elle, il se produit chez la mère un « détachement/dépassionnement » sous l’effet d’une sublimation continue, dont elle compare les processus avec ceux du mot d’esprit, en ce que celui-ci est avant tout attentif au plaisir de pensée de l’autre. Mais elle conclut sur l’idée d’un clivage (et non d’une transformation progressive) de la passion maternelle entre folie d’emprise et sublimation. Christian Seulin nous rappelle les positions de Balint sur l’amour primaire, mais cette fois du côté du bébé, dont le besoin d’être aimé et gratifié développerait dès le début de la vie un amour d’objet passif, dont dériverait l’amour d’objet actif génital. Sans lien avec les zones érogènes, cet amour primaire (qui réfute le concept de narcissisme primaire) correspondrait à « une demande insatiable de gratification, une quête d’harmonie sans conflit, la recherche d’un état idéal de bien-être avec l’environnement » dont le modèle serait l’état du fœtus, conçu comme « mélange harmonieux par interpénétration », ce que l’amour adulte chercherait à retrouver dans le coït. Le but final de toute pulsion étant basé sur un fantasme de rétablissement heureux de l’unité moi/objet, « la passion, la violence, la méchanceté seraient toujours secondaires à des frustrations excessives », de même que le narcissisme, lui aussi toujours secondaire selon Balint, ne serait qu’une défense contre les objets mauvais. On reste perplexe devant l’angélisme de cette théorisation, qui affirme que dans la cure le patient attend des gratifications primitives qui ne sont autres que des désirs « innocents et naïfs », comme si le sexuel et la destructivité en étaient bannis en même temps que serait ignorée la seconde théorie des pulsions.
3Dans cette foulée des interrogations sur l’amour mère/bébé mais sur un mode bien différent, quoique lui aussi bien loin du sexuel, Christine Jean-Strochlic nous parle du lien d’amour tel que le conçoit Bion, et le compare avec le travail du psychosomaticien. Elle rappelle le trépied pulsionnel conçu par Bion pour intégrer l’expérience émotionnelle comme composante de l’activité psychique au sein de la pensée, et souligne le fait que la pulsion épistémophilique (C) est placée au même niveau que l’amour et la haine (A et H) comme lien primaire, en une relation contenant/contenu impliquant une identification projective réciproque mère/enfant. C’est la fonction alpha de la mère qui permet à l’enfant de comprendre et supporter la frustration, alors qu’en cas de défaillance de cette fonction la réponse somatique favorise l’évacuation des éléments bêta agglutinés. Ainsi, l’analyste doit rêver à la place de son patient. « L’activité du psychosomaticien est de permettre au patient une modification du lien C, en introduisant un élément de falsification qui va permettre la croissance progressive de la vérité : un lien d’amour intégrable. » On comprend aisément en quoi ce lien C permet en même temps la croissance du moi, en luttant contre le déni et la haine de la réalité interne, mais on est surpris que l’auteur parle de « falsification » à propos de ce lien d’amour, d’autant qu’elle semble faire sienne la position de Bion pour qui le lien partiel bouche/mamelon serait prototypique de la relation analyste/patient : « L’interprétation devient l’aliment maternel dont la dimension nutritive doit être dosée avec attention et patience. »
4Hélène Parat va développer un tout autre point de vue : suivant le modèle freudien selon lequel les formes infiniment diverses de l’amour relèvent d’une même source originelle (1921), elle défend l’idée que cette source commune réside « dans notre corps le plus concret, le plus charnel, le plus intime : le corps est le cœur de l’amour ». Elle déplore au passage le fait que les travaux contemporains, en majorité centrés sur les troubles identitaires et limites, semblent se désintéresser de la sexualité aussi bien au niveau de la génitalité qu’à celui des pulsions partielles, ce qu’elle attribue en partie, pour la France, à l’influence de la répudiation par Lacan de la théorie des stades libidinaux. Elle veut réhabiliter l’importance des fixations libidinales antérieures au génital, et rappelle que Freud écrivait en 1937 que leurs « restes » sont toujours maintenus jusque dans la configuration définitive de la psychosexualité. Dans la rencontre amoureuse avec le corps de l’autre aimé, « pulsions orales, anales, phalliques et génitales se transposent, se croisent et s’entrecroisent », il y a rencontre et reconnaissance réciproque des autoérotismes « dans le vif du sexuel infantile et sa tumultueuse perversité polymorphe ».
5Par ailleurs, pour H. Parat, il n’est pas question de confondre amour de couple et amour mère/bébé, car dans celui-ci l’inhibition de la pulsion quant au but revêt une importance fondamentale. Elle tient à différencier le statut métapsychologique de ce dernier mécanisme non seulement du refoulement et de la désexualisation, mais aussi de la sublimation, et elle rappelle que pour Freud le déploiement de la tendresse qui lui est associé permet que l’assouvissement sexuel n’éteigne pas le désir.
6Dans un texte remarquable de clarté et de rigueur, Christophe Dejours souligne lui aussi l’importance essentielle du corps érotique subjectif, dont il nous propose une ontogenèse appuyée sur la théorie de la séduction généralisée de Laplanche. C’est la séduction inconsciente par le sexuel adulte, inévitablement liée aux soins dès la naissance, qui révèle à l’enfant l’érogénéité de son propre corps, et le pousse à un travail herméneutique qui est à l’origine de la pensée. Les résidus incompressibles et irréductibles du travail de traduction (lequel, l’auteur le précise au passage, ne concerne pas le message lui-même mais son effet sur le corps) conduisent à la formation de « l’inconscient sexuel » de l’enfant, production qui lui est propre. Mais parallèlement, chez la plupart des humains, se produisent des « accidents de la séduction » (lorsque l’adulte réagit aux sollicitations de l’enfant de manière disproportionnée), expériences impensables qui paralysent l’idéation et qui aboutissent à la formation d’un « inconscient non refoulé par proscription amentiale » (appelé par Laplanche « inconscient enclavé »), lequel fonctionne sous le primat instinctuel de l’attachement « porté par des montages comportementaux innés ». Si l’inconscient sexuel se manifeste par des retours du refoulé, les « irruptions amentiales » se traduisent par des raptus hors pensée et hors participation préconsciente, sous le signe d’une compulsion de destruction : passage à l’acte ou, si celui-ci est refusé, « angoisse de dérocher » (perte de la sensation du corps érotique, de chute dans le vide, pouvant aboutir à des attaques de panique, au suicide, ou à une décompensation somatique).
7Normalement, il existerait un clivage entre ces deux inconscients formés par des processus radicalement hétérogènes, mais selon C. Dejours ce clivage se trouve déstabilisé par la rencontre amoureuse, qui suscite un conflit entre les deux courants de l’amour : le courant sensuel du corps érotique d’une part, où la recherche excessive du plaisir d’organe menace la cohésion du moi et l’organisation topique ; le courant instinctuel, voire biologique de l’attachement d’autre part, fait de relations de dépendance et d’emprise recouvertes du « voile pudique de la tendresse ». Notons que pour C. Dejours, celle-ci n’est plus du registre du sexuel inhibé quant au but, mais de la dissymétrie fondamentale entre enfant et adulte. L’amour partagé parvient à « faire coexister pacifiquement » les deux courants, ce qui exige un certain renoncement pour chacun d’eux (frustration au plan érotique et concessions dans les rapports de dépendance). La réussite de tels compromis assure une meilleure stabilité du moi, et donc un bénéfice narcissique car l’amour témoigne d’une « alliance extraordinaire entre deux êtres pour accroître, ensemble, l’amour de soi ». D’où découle l’idée que « la santé physique autant que mentale serait suspendue aux bénéfices ou aux risques que la vie amoureuse suscite pour le narcissisme », celui-ci étant défini comme « jouissance du plaisir d’éprouver en soi l’accroissement de la vie subjective ».
8On remarque que cette mise en avant du narcissisme dans l’amour caractérise également les deux superbes articles « historiques » qui nous sont offerts dans ce volume, tous deux généreusement étayés sur la clinique (totalement absente, il faut le souligner, dans les autres textes de ce numéro…), et tous deux beaucoup trop riches pour être ici résumés, mais il faut absolument les lire. Christian David, dans un texte extrait de son livre L’État amoureux (1971) examine les liens entre travail de deuil et amour partagé, l’un étant à ses yeux « le négatif » de l’autre. À l’inverse de Freud qui considère l’amour comme une menace de déperdition narcissique, il défend l’idée que, dans la projection croisée des idéaux du moi, le narcissisme réciproque se trouve enrichi : « L’éclat de l’objet illumine le moi émerveillé, que cette soudaine clarté éblouit mais exalte. » Catherine Parat, dans son « essai sur le bonheur » paru quatre ans plus tard, rejoint pleinement cette idée de gain narcissique dans l’amour partagé, et elle ajoute que dans ce dernier il y a toujours une part de ce que C. David a nommé « perversion affective », ce qui différencierait le sentiment de bonheur du pur pôle érotique. Si la notion de bonheur n’est bien sûr qu’illusion au plan de la réalité, elle est réalité au plan de l’imaginaire, réalité vécue qui résulterait de la coïncidence de l’investissement d’un objet externe perçu avec celui, resté en latence, d’un objet interne infantile imaginaire érigé en défense contre la douleur du deuil primitif. « L’aptitude au bonheur pourrait résider en des composantes situées sur une ligne idéale tendue entre la structure maniaco-dépressive et la structure perverse » écrit-elle, en raison de la dimension d’exaltation maniaque triomphante de cet état, qui dénie l’importance de la réalité objective et de la castration. Selon C. Parat, il s’agirait donc, pour les deux sexes, de la quête d’un retour imaginaire au contact avec le corps maternel, à travers la satisfaction de tendances passives fondées sur le versant féminin : parallèlement à la relation hétérosexuelle génitale, s’établirait une relation régressive où l’autre est un double, un « moi-toi en un » qui permettrait d’alimenter la continuité du désir… sous réserve du risque de sa perte et d’un retour aux affects de deuil.
9Bernard Chervet se situe au niveau métapsychologique pour nous exposer, dans son langage bien particulier, les réflexions que lui inspire l’expression « faire l’amour ». Tout d’abord, il souligne que, malgré le mode actif conféré par le verbe faire, cette expression appartient aux activités psychiques de la passivité, en ce que les actes corporels réalisés visent « la régression de la sensualité vers l’érogénéité d’organe ». L’affect d’amour est la conséquence de la réussite d’un « travail de l’érotisme », qui utilise les préliminaires pour inscrire la pulsionnalité en éprouvés corporels érogènes pour les deux corps. Pour l’auteur, l’érotisme relève donc de l’après-coup, il est second par rapport à la mise en place première d’une sensualité ayant pour fonction de contre-investir l’attraction régressive vers le sexuel d’organe. La constitution de cette sensualité correspondrait au narcissisme corporel dit primaire, né de la désexualisation d’une partie des investissements sexuels d’organe, et son instauration aurait une fonction première de retenue à valeur antitraumatique, fondée sur un « masochisme de fonctionnement protecteur du soma ». L’érotisme reposerait donc sur une « visée régressive anti-culturelle », qui s’accompagne d’un appétit d’excitation visant à l’affranchissement de toute retenue.
10Ceci donne l’occasion à B. Chervet d’avancer l’hypothèse, au niveau de ce qu’il nomme le « travail de retenue », d’une « conflictualité ambivalentielle de la source pulsionnelle », qu’il illustre en s’appuyant sur une analyse très subtile du tableau érotique de Fragonard intitulé Le Verrou. Toute la partie gauche de ce tableau est occupée par un clair-obscur où l’on discerne un lit dans un extraordinaire désordre de masses mouvantes, tandis qu’un verrou est placé en pleine lumière et le couple d’amants situé à droite. L’hypothèse de Chervet est que la partie gauche évoquerait une scène primitive « par définition irreprésentable » car génératrice d’une effroyable angoisse de disparaître en elle, et que le verrou figurerait une retenue envers l’attraction négativante de cette scène primitive, une opposition à sa force aspirante au profit d’une « scène originaire productrice » qui permet la levée des « loquets » posés sur le corps érogène des deux protagonistes. Il semble que ce qu’il nomme « scène originaire » corresponde en fait à une intense activité représentative, palliative en contrepoint de la scène primitive négativante, permettant la construction de scénarios, de théories sexuelles infantiles et de fantasmes de scène primitive construits, souligne fort justement l’auteur, à partir des sensations endogènes du corps de l’enfant : il en donne pour exemple l’Homme aux loups qui, confronté à la scène primitive, lâche une selle et, ainsi appuyé sur son érotisme anal, construit le fantasme d’une relation a tergo entre ses parents.
11Pour conclure cette lecture ardue mais passionnante, je citerai un passage qui me semble essentiel : « Les fantasmes originaires traduisent un travail de double retournement de la dynamique négativante en une autre impliquant des objets, […] double retournement qui installe les autoérotismes propres et ceux qui sont construits à partir des investissements et représentations d’objets… ils s’appliquent donc à la carte du tendre et à la carte de l’érogène. »
12L’article d’Eleana Mylona est lui aussi centré sur la scène primitive (Chervet dirait plutôt les fantasmes de scène primitive), considérée comme fondatrice de la constitution du désir et organisatrice de l’activité représentative mais aussi, bien au-delà, organisatrice de « l’intelligibilité » de toutes les différences (sujet/objet, sexes, générations, permis/interdit) et même aussi de l’avènement du statut de l’autre en tant que sujet, statut « dicté par la loi paternelle » et fondement de l’aptitude à l’amour… Car, pour elle, le rapport d’amour concerne « la relation à l’autre ordonnée par l’amour paternel », et dans cette foulée elle va jusqu’à écrire que « la scène primitive dégagerait la loi paternelle et l’amour pour le père, amour qui par essence est bienfaiteur et généreux », affirmation qui laisse perplexe et qui est référée en bas de page à une citation du Nouveau Testament… On suit plus facilement l’auteur lorsqu’elle nous dit que, l’objet d’amour étant né de la souffrance d’une perte, le désir contiendrait une forte composante masochiste impliquant une retenue des représentations, retenue qui organise la pensée et le langage au profit de l’intelligibilité (probablement au sens des Botella ?). C’est « sous le prisme de l’intelligibilité de la scène primitive » qu’elle nous propose une relecture de La Lettre volée « aux antipodes de la lecture lacanienne » : si Lacan y voit « le signifiant absolu du manque », E. Mylona y voit une représentation du fantasme de scène primitive, puisqu’il s’agit d’une lettre d’amour, « fantasme qui préfigure la castration ». Elle défend l’idée plutôt intéressante que le ministre veut posséder et rendre inintelligible la scène primitive, en dissociant et altérant ses aspects sensoriels pour la réduire à l’état d’objet partiel anal. Mais on est quelque peu surpris lorsque l’auteur, comme emportée par la tentation de tout expliquer à partir de la scène primitive, y rapporte sans hésiter et avec une sorte d’évidence le trouble de pensée de Freud sur l’Acropole…
13J’ai gardé pour finir, car hors thème, le magistral article de César Botella, qui souligne que l’évolution théorique incessante chez Freud se double d’une absence d’évolution de la méthode restée « immobilisée dans la conception première topique fondée sur l’analyse du transfert, le retour du refoulé et la récupération de souvenirs ». Il juge cette « voie progrédiente archéologique » certes adéquate dans les psychonévroses, mais « inefficace et même nuisible » avec les états limites ou les névroses de caractère, car chez ceux-ci « la mémoire n’est pas constituée sous forme de passé, le présent est prolongement d’un passé continûment actuel ». Il déplore que chez Freud les notions de régression formelle et d’attention en égal suspens, destinées à créer chez l’analyste le même « état intermédiaire où les représentations tendent à se faire images visuelles et auditives » que chez l’analysant, afin de « capter l’inconscient du patient avec son propre inconscient », aient été progressivement abandonnées au profit de la découverte du transfert de l’infantile sur l’analyste. Il propose l’idée très intéressante selon laquelle le but de l’analyse serait ainsi formulable : « là où était le ça de la deuxième topique, de l’inconscient de la première topique doit advenir » lorsque, comme chez Sergueï pour son cauchemar, l’affect de terreur révèle la résurgence d’un état de détresse sans représentation lié à une expérience non pas refoulée mais « ensevelie ». Il s’agit d’un « travail de représentance » mis en œuvre à l’aide des « processus transformationnels » issus de la régrédience de la pensée du psychanalyste en séance, où dans ses associations la simultanéité prédomine sur la temporo-spatialité. Ces processus s’imposent lorsque, au lieu d’une tendance à l’accomplissement de désir, s’impose l’urgence d’un « besoin de causalité, de cohérence et d’intelligibilité du moi, […] apportant du sens là où il n’y avait que souffrance sans contenu » car permettant l’accès à la mémoire sans souvenir liée au « négatif du trauma ». Ainsi, « la métaphore de l’analyste archéologue se double de celle de l’analyste géomètre », qui vient la compléter.
14En peu de mots et de pages, cet article résume admirablement l’intérêt et la richesse des travaux des Botella sur les processus de figurabilité.
15Ce numéro extrêmement riche, qui rassemble des points de vue très divers, constitue, une fois de plus, un ouvrage de référence qui doit garder une place dans la bibliothèque de tout psychanalyste, psychosomaticien ou non.
16Denise Bouchet-Kervella
17191 rue d’Alésia
1875014 Paris
Psychanalyse et psychose, n° 12, « Trauma et vécu catastrophique », Benoît Servant
20Ce numéro de Psychanalyse et psychose est marqué par le fait qu’il est le dernier que Liliane Abensour, décédée le 19 août 2011, ait assuré en tant que rédacteur en chef. Aussi l’introduction, signée de l’ensemble du comité de rédaction (Clarisse Baruch, Alain Gibeault, Vassilis Kapsambelis, Claire Rueff-Escoubes), commence-t-elle par lui rendre hommage. Ce contexte douloureux résonne évidemment avec le thème du numéro, Trauma et vécu catastrophique.
21Après cet hommage, l’introduction rappelle les réflexions freudiennes sur le traumatisme, dont nous retiendrons deux aspects principaux présents tout au long de la revue :
- la dimension métaphorique de la notion de traumatisme psychique, par rapport au traumatisme physique, dont sont tirées les idées de choc, d’effraction, de réaction catastrophique ; le lien entre les deux sera spécialement présent à chaque fois que sera impliquée la dimension corporelle, ce qui se retrouve dans de nombreuses contributions, et plus particulièrement celle de David Rosenfeld, « Le vécu du vide par la perte des introjections », et celle de Claude Smadja, « La place du traumatique dans l’ordre psychosomatique ».
- la question de l’origine externe ou interne du traumatisme. C’est l’expérience psychotique elle-même qui constitue pour le sujet une expérience catastrophique, ainsi que nous le décrit Paul-Claude Racamier, dans un texte de 1987, « De la dépossession du Moi à la possession délirante. Ou : à la recherche du nouveau monde », republié en raison de son intérêt particulier sur ce thème.
22Cette particularité, qui peut tenir aux auteurs de l’introduction, nous paraît être significative de la manière dont la question du traumatisme suscite un déploiement particulièrement dense de représentations, un recours à la pensée des collègues (et dont cette introduction collective témoigne, puisqu’il fallait ici suppléer la disparition brutale de Liliane Abensour).
23Ceci n’est probablement pas sans lien avec le caractère « contagieux » du traumatique. En effet, plusieurs contributions mettent en évidence la façon dont l’analyste se sent parfois lui-même objet d’effraction : Michel Vincent, Evelyne Tysebaert (« Trauma et figuration de la castration dans le corps »), François Duparc (« Crises, changements et catastrophes aux sept âges de la vie »).
24Ces quatre points vont nous permettre d’ordonner la présentation des différents articles.
La catastrophe psychotique et l’origine du traumatisme
25C’est l’objet du texte de Racamier. « Je ne pense pas qu’on puisse parler de délire sans évoquer la catastrophe, qui d’abord est une perte de la réalité, réalité extérieure et interne, les deux étant solidaires et corrélatives ; or il est intolérable de vivre en cette absence et cette inanité : d’où la nécessité absolue de la recréation délirante. Tel est le thème connu de la catastrophe et du réinvestissement massif dans le délire. C’est donc à partir de cette dépossession que s’organise le délire qui est une re-possession. » Mais Racamier remonte en amont du moment de la catastrophe pour en comprendre la genèse :
« C’est Edith Jacobson qui avait montré avec pertinence que les patients qui délirent sont des personnalités ayant d’abord essayé de s’assurer sur un objet appendiculaire une maîtrise absolue, une maîtrise narcissique où l’objet est encore plus qu’un objet fétiche, mais un objet vicariant, un prolongement de l’appareil psychique du sujet. […] Mais si elle échoue, alors le patient se trouve dans un immense désarroi ; le système de régulation de ses excitations par l’intermédiaire de cet objet vicariant est déconnecté. Le patient ne peut plus que recourir au délire. »
27Racamier semble proposer là une réponse à la question de l’origine, externe ou interne, du traumatisme chez le patient psychotique : s’il y a bien un événement déclencheur (la confrontation à l’altérité de l’objet vicariant), il ne l’est qu’en raison du mode relationnel pathologique du patient, préexistant à l’événement.
28Un peu plus loin dans son texte, Racamier parle de « catastrophe originaire » à propos de l’activation du « fantasme » d’auto-engendrement. Celle-ci « constitue ce que j’appellerai un événement psychique blanc (je dis bien : psychique). Blanc : illuminant comme un éclair, qui crée une déflagration à son entour ; et qui aveugle. […] Fantasme extraordinairement séduisant. Et cela, je le dis d’autant que l’auto-engendrement s’inscrit dans le droit fil de la séduction narcissique ». Cette forme de séduction redoutable nous éclaire sur ce que nous avons relevé comme « transmissibilité » du traumatique, d’autant que l’auteur ajoute : « Une des raisons pour lesquelles la fréquentation des patients délirants est si fatigante, c’est que nous savons bien non seulement que ce qui se passe en eux va se répercuter dans notre intimité, mais l’inverse n’est pas moins vrai. » Et inversement, « rien ne déclenche la paranoïa potentielle de certains sujets comme une vérité qui ne s’est pas laissé dénier ».
L’effraction du corps
29Claude Smadja rappelle la conception de Pierre Marty, dans « L’Ordre psychosomatique », de la désorganisation progressive que peut provoquer un traumatisme :
« Dans ce cas, la désorganisation mentale est généralisée à l’ensemble du fonctionnement mental, elle est prolongée dans le temps. Souvent, elle s’origine dans des histoires traumatiques précoces de la petite enfance et prend l’allure, à l’âge adulte, d’une désorganisation fondamentale. Elle répond à la définition qu’a donné Michel Fain de l’organisation narcissique phallique : celle précisément qui contient une difficulté majeure à la régression, à la passivité psychique, et qui contraint le moi à une activité permanente. Dans certaines conditions traumatiques actuelles, qui réveillent les anciennes blessures narcissiques, se produit une chute dans le soma. »
31Cette conception est particulièrement intéressante ici, car elle oppose la désorganisation psychosomatique à la désorganisation psychotique (face au traumatisme) ; dans la première, il y a « un appauvrissement du moi, en tant qu’unité psychique, en libido. Les investissements érotiques disponibles se fixent sur le moi/corps et particulièrement au niveau de la maladie somatique » ; dans la seconde, « le moi retrouve une unité, au prix de la construction d’une néoréalité psychique. Les investissements érotiques disponibles et pris aux objets déniés de la réalité se fixent sur le moi, en tant qu’unité psychique. »
32L’auteur nous présente alors l’observation clinique de Yolanta, chez qui on a découvert récemment un cancer du rectum quand elle vient le consulter, à 54 ans. En fait, elle vient également de prendre la décision de se séparer de son mari, après avoir découvert l’infidélité de celui-ci. L’analyse va permettre de découvrir, très laborieusement en raison de la difficulté de la patiente à penser sa vie affective (« Je ne lâche pas Yolanta et, petit à petit, l’écran de fumée qu’elle a disposé autour de son histoire afin que rien ne bouge se dissipe lentement, laissant apparaître des zones d’ombre, colorées d’affects et étayées sur des souvenirs d’enfance »), « la représentation d’une femme portant les cicatrices narcissiques de déceptions enfantines. Et d’une enfant toujours aux aguets, face à la menace de rupture de l’unité familiale. Mais déjà, la contrainte à exiger l’union de sa famille et de ses parents révèle une certaine compulsion interne de nature destructrice, force aveugle qui impose des procédures de contre-investissement dont le but est de maintenir le déni et la méconnaissance de toute réalité portant en elle des traces de désunion ou de séparation ».
33Ainsi apparaît la réaction catastrophique au traumatisme : le sujet ne dispose pas des moyens psychiques pour « traiter » une situation affective difficile, et ceci en raison de la non-constitution de tels moyens (et donc d’une défaillance parentale) lors de situations difficiles de l’enfance, auquel il aura dû faire face, seul, par des moyens radicaux et pathogènes : « résultat de l’autoamputation du moi et de la déformation qu’elle fonde […] le moi désorganisé de l’opératoire a deux caractères remarquables : c’est un moi divisé et fragmenté. […] le but poursuivi inconsciemment par le patient opératoire est d’éviter tout contact avec ses objets psychiques. […] Ces clivages isolent au sein du moi une partie vivante et traumatique de l’histoire du sujet qui reste souvent et longtemps inaccessible ». Aussi, quand surviennent des situations traumatiques à l’âge adulte, « réveillant les anciennes blessures narcissiques, nous pouvons prévoir que la chute dans le soma va constituer une solution économique d’urgence de l’ensemble de l’économie psychosomatique du sujet. À son tour, la maladie somatique même grave et évolutive peut constituer un point d’appel de réobjectalisation à partir de nouveaux investissements narcissiques concentrés sur l’organe malade ».
34De son côté, le texte de David Rosenfeld permet de mettre en évidence à quel point la mise en jeu du corps diffère dans la pathologie psychotique et psychosomatique. Dans la première, qui est l’objet de l’auteur, la question du corps concerne le rôle de la limite corporelle comme « prototype de toute séparation entre un intérieur et un extérieur », permettant de passer de l’incorporation (qui concerne l’enveloppe corporelle) à l’introjection (qui concerne, elle, l’intérieur de l’appareil psychique). L’auteur fait alors l’hypothèse que, dans l’expression d’un délire touchant à son corps, il s’agit pour le patient d’une manière d’exprimer ce qui se passe sur le plan relationnel (l’expérience de perte corporelle prenant la place de la représentation d’une perte affective, en particulier la peau ; « Il s’agit de patients fixés à l’idée que leur corps reste en continuité avec celui de leur mère »). L’hypocondrie est ainsi conçue comme une réintrojection de ce qui avait été projeté (libido, sadisme, angoisse confusionnelle), mais qui peut être suivie d’une reprojection, impliquant de nouveau l’objet externe pour donner lieu à un « délire somatique », « tentative pathologique que fait le patient pour rétablir ses liens avec l’extérieur et pour compenser ainsi son sentiment de “fin du monde” ». Dans ce contexte, il peut y avoir projection sur le thérapeute, tentation d’éliminer la partie du corps « persécutrice », tentative de suicide qui vise à « tuer un lien intolérable localisé dans le corps et qui est pris pour la vie même de l’individu ». Trois vignettes cliniques viennent illustrer ces hypothèses.
35« Silence, sommeil, un corps, une forme » de Gabrielle Viennet, « Les ressources de l’hystérie dans la psychose », de Jacqueline Bockenmeyer, et enfin le texte d’Évelyne Tysebaert, constituent également de très intéressantes illustrations de l’implication du corps dans la pathologie psychotique, dont nous ne pouvons malheureusement rendre compte davantage dans le cadre de ce compte-rendu, faute de place. Je soulignerai seulement quelques notations sur le difficile travail de pensée auquel doit se livrer l’analyste. J. Bockenmeyer écrit : « La nomination de la souffrance crée un fil qui donne au patient la possibilité d’un ancrage et la perception d’un sentiment d’existence ; c’est l’analyste qui donne ce fil par sa présence et sa position interne, qui associe et pense pour lui, assurant ainsi une certaine continuité narcissique nécessaire à la sortie du chaos. »
36Mais préalablement à ce travail de pensée, il arrive souvent que l’analyste soit d’abord touché, atteint par l’expérience vécue d’effraction du patient.
L’effraction transmise
37Comme nous l’avons mentionné dans notre introduction, nous avons été frappés par la répétition d’expériences vécues d’effraction pour l’analyste, dans les vignettes cliniques rapportées.
38Il s’agit tout d’abord du texte de Michel Vincent. Celui-ci est d’autant plus remarquable qu’il commence par une longue réflexion théorique sur l’identification à l’adolescence ; et ce n’est qu’à la toute fin que l’auteur nous rapporte, sans d’ailleurs en souligner la dimension effractive, l’évolution pour le moins atypique de sa relation avec l’une de ses patientes, sans doute victime d’abus de la part de son père adoptif. Nous apprenons ainsi incidemment que cette patiente, qui lui écrit beaucoup à un moment, le tutoie dans ses lettres, ce qu’il ne commente pas. Puis, il nous fait comprendre l’investissement intense dont il est l’objet par sa patiente : « Elle me renouvelle sa déception de ne pas être devenue ma fille, et me reproche de nouveau de l’avoir abandonnée. […] Cette question est revenue, désespérée et blessante, me conduisant à lui rappeler que je suis pour elle comme un père. Mais elle n’en démord pas, et s’effondre en larmes longuement avant de pouvoir accepter que l’heure que je lui réserve pour sa séance est terminée. Son désespoir est si intense, avant de partir, que la voir accepter de prendre le papier sur lequel j’ai noté le jour et l’heure de son prochain rendez-vous est un soulagement pour moi. »
39Pour Évelyne Tysebaert, l’effraction va se produire à l’occasion d’un passage à l’acte de son patient Aurélien au cours d’une séance. Ce passage à l’acte consiste dans le fait qu’il décide, après hésitation, et en l’absence de réponse de l’analyste, de montrer à celle-ci un objet qui lui a été remis le matin même, ainsi qu’à ses collègues, par son patron. Or la transgression de l’exhibition de l’objet en séance renvoie au comportement transgressif du patron (par rapport auquel le « don » de l’objet à ses collaborateurs représente l’obligation, dans leur acceptation de ce don, de devenir ses complices). Mais pour le patient, cela renvoie à son histoire infantile (mère et grand-mère maternelle suicidées, la première porteuse d’une malformation physique, la seconde ayant subi familialement et personnellement les persécutions nazies).
40Ainsi ce passage à l’acte ne prend-il sa valeur traumatique qu’en association avec la chaîne associative concernant l’acceptation passive des transgressions, y compris pour l’analyste face à ce passage à l’acte. « En suivant la ligne associative qui relie les femmes douloureuses porteuses de mort, le moignon-totem-vestige réchappé du feu de l’enfer, et enfin le chef-voyou-transgresseur-séducteur, se révèle une figure de femme fascinante tout autant que terrifiante, dont le pouvoir ne connaît pas de limite et dont le but est l’élimination du père par la main du fils. » Et l’analyste fait alors une hypothèse : « Je pense que ce geste témoigne d’une perception et d’une préconception confuse que seule une transgression, fût-elle symbolique, pourrait ouvrir un accès à de l’inconnu en lui. »
41Pour François Duparc enfin, après une première partie plus théorique, « Les sept âges de la vie, et leurs lots de catastrophes », les deux vignettes cliniques qu’il nous présente comportent chacune une dimension effractive pour l’analyste.
42Avec Blandine, venue le consulter pour un problème de stérilité, il est amené, après qu’elle a accouché d’un fils, à la recevoir rapidement à sa demande, quatre à cinq fois par semaine en relaxation psychanalytique, en acceptant la présence de son bébé pour lui permettre de poursuivre l’allaitement. « Au-delà de la séduction évidemment présente, qui m’imposa rapidement de l’inciter à faire intervenir son mari comme tiers pour prendre le relais, il y avait surtout la protection de disposer avec moi d’un couple parental pour le bébé, d’une “censure de l’amante”, qui lui avait manqué à elle dans sa famille. » Elle avait subi en effet dans son enfance un abandon maternel et une relation incestueuse avec son père à la puberté. L’effraction est ici thérapeutique : « L’aspect traumatique irreprésenté de la relation précoce à sa mère avait nécessité une répétition atténuée de la séduction primaire, protégée par le cadre de la cure et son rôle de tiers protecteur. […] Cette répétition/mise en scène fut réparatrice, car nous pouvions en parler, l’élaborer, et elle put en faire le deuil, ce qu’elle n’avait pu faire adolescente. »
43À Frédérique, qui le consulte alors qu’elle a cinquante-cinq ans, et souffre d’un mari difficile, après avoir eu une mère froide, F. Duparc propose une relaxation analytique, qui va susciter une régression importante : « Elle me regarde comme un bébé tète sa mère, et parfois même me saisit la main. […] Elle va alors amorcer un fort transfert érotomaniaque. […] Elle sera très rassurée que pendant cette période, je la traite avec humour comme une adolescente, ou une future adulte capable de profiter de sa période de maturité avec son mari, sans la rejeter ni profiter d’elle. »
Le travail de pensée
44Il est bien sûr présent sur l’ensemble des contributions : nous l’avons mentionné pour l’introduction, mais il faut également souligner la longue partie théorique d’un certain nombre de textes (ceux de M. Vincent, P.-C. Racamier, D. Rosenfeld, C. Smadja ou E. Tysebaert). Citons aussi l’article de Pierre Mattar et Tristan Dagron, qui met en œuvre le travail de pensée à plusieurs, à la fois parce qu’il est écrit par deux auteurs et qu’il rend compte d’une cure de psychodrame.
45Une remarque apparemment simple de Marie Sirjacq rend bien compte de l’enjeu du travail de pensée : « Cette intervention, si elle m’a paru défensive d’abord, me semble montrer à Alma que je ne suis pas prise dans la catastrophe avec elle, que je peux utiliser son image et la transformer. […] Dans cette marge étroite entre la violence potentiellement destructrice et l’immobilité extinctive, il s’agissait, par le travail sur les mots que je relevais et les liens que je proposais, de donner une forme, une figurabilité à la destructivité. »
46Ce difficile travail de pensée est particulièrement présent dans le texte de Liliane Abensour qui clôt le volume. Si, paradoxalement, dans un premier temps du travail, l’auteur indique : « Je suis amenée a contrario à m’installer dans un état de neutralité, au sens le plus strict du terme, mon fonctionnement fantasmatique se maintenant a minima, proche du degré zéro. […] neutre, étonnamment accrochée à la réalité, garante d’une réalité – d’une existence – hors délire, non-excitante, continue. » Progressivement, poursuit-elle « de médium, figure inquiétante, je deviens médiatrice […]. Entre nous se constitue une histoire, une mémoire qui la fait revenir sur tel ou tel moment vécu au cours de la psychothérapie. […] Se penser soi-même par une pensée qui vienne de soi et qui soit tolérable, c’est ce que Jeanne D. recherche sans doute dans sa lutte difficile au jour le jour ».
47Ainsi se dessine le rôle de l’analyste, médiatrice, dont on peut penser qu’elle vient apporter au sujet ce qui lui a manqué chez ses objets premiers : la capacité à être touchée par l’expérience de celui-ci, y compris dans l’effraction, pour la lui restituer d’une manière symbolisée, pensable.
48Benoît Servant
4953 boulevard Henri Sellier
5092150 Suresnes
Lu dans l’International Journal of Psychoanalysis, nos 1 et 2, 2012, Michel Sanchez-Cardenas
N° 1
52De Jean-Michel Quinodoz (Genève), « Les Annuels européens de The International Journal of Psychoanalysis : richesse de la diversité des langues » (pp. 219-238) résume l’aventure éditoriale des annuels de l’ijp. Au début était le verbe… allemand. Mais Freud perçut bien qu’il fallait donner à l’analyse un auditoire international et Jones créa l’IJP, en anglais, et resté depuis propriété de la Société britannique de Psychanalyse même si ses articles viennent de toute la planète. Bien. Mais une fois que l’analyse se fut mise à parler anglais, il lui fallut aussi s’adjoindre des auteurs non anglophones. Un tournant décisif fut pris dans les années 1980, lorsque l’ijp offrit aux auteurs la possibilité de présenter leurs articles dans leur langue d’origine. Par exemple, si un auteur francophone veut soumettre un article, il le fait en français et si son article est sélectionné, il sera traduit en anglais aux frais de l’ijp. Donc, à ce stade, nous avons un journal vraiment international, avec des auteurs qui viennent de partout, ce qui lui garantit un pluralisme vraiment passionnant et très vivant, ainsi qu’un haut niveau de sélection puisque le journal ne publie qu’environ 18 % des articles soumis. Il ne reste plus à ses lecteurs… qu’à lire couramment l’anglais, ce qui peut être une réelle impasse à sa diffusion. C’est pourquoi, pour élargir le cercle des lecteurs, furent créés pour l’Europe depuis 2003, des Annuels [1], c’est-à-dire des sélections et traductions des textes en français, italien, russe, turc… et – retour aux sources – en allemand. S’inspirant des versions lusophones (Livro Anual de Psichanalise) de Sao Paolo et du Libro anual de Psicoanalisis de Buenos Aires, qui s’étaient déjà attaqués à la même tâche depuis 1985, Jean-Michel Quinodoz a été la cheville ouvrière des parutions européennes. Des analystes bénévoles lisent l’ensemble de l’ijp pour en tirer les pépites pour leur famille linguistique (par exemple, à L’année psychanalytique internationale, nous venons de Belgique, du Québec, de France, et de Suisse). Sauf en Italie, les rédacteurs traduisent eux-mêmes, là aussi de façon bénévole les textes choisis. Il s’opère alors souvent une adéquation entre le traducteur (et le relecteur de la traduction) et le texte élu ; en effet, on ne traduit jamais avec autant de plaisir que lorsqu’on a choisi un thème par lequel on se sent vraiment concerné. Les textes à composante clinique sont souvent plus volontiers choisis. L’ijp comporte trois rubriques particulièrement sollicitées : « The analyst at work » (un analyste présente des séances ; deux commentateurs venus d’autres pays les commentent), « Controversies » qui présente un thème propice au débat (par exemple, l’œuvre de la fin de vie de Bion est-elle une contribution féconde ou bien au contraire faite de concepts brumeux ?) et les « Letter from » où un analyste fait le point sur l’analyse dans son pays. Les lecteurs des Annuels élisent aussi les textes présentant une pensée originale et pas forcément très connue partout (ainsi avons-nous choisi de traduire un texte récent du Californien Ogden qui avait pour titre « Why read Fairbairn ? »). Il se crée de la sorte un jeu entre mono-linguisme (l’anglais comme langue universelle) et plurilinguisme (essayer de toucher les lectorats spécifiques en leur apportant les travaux concernés de façon « naturelle », dans leur langue propre). Le traducteur connaît ainsi des surprises intéressantes. Un exemple : si l’on respecte l’usage qui veut que l’on traduise « projective identification » par « identification projective » (en mettant ainsi l’accent sur l’identification), il vaudrait mieux pourtant, certainement, pour accentuer l’aspect projectif, utiliser « projection identificatoire », comme le faisait d’ailleurs la très francophone Hannah Segal. Chaque langue a ses nuances et ses questions particulières. En Russie ou en Turquie, ce qui fait défaut, c’est un vocabulaire déjà quelque peu consacré par l’usage et où le texte anglophone puisse « atterrir » naturellement. Ainsi, en Turquie, on a dû traduire (avec des notes de bas de page) « bastion » par « mur » et « forclusion » par un terme utilisant quatre mots pour rendre à celui-ci la dimension juridique à laquelle renvoie Lacan !
53Une comparaison entre deux formes de retrait, narcissique d’une part et autistique de l’autre : « Regarder à travers la fenêtre ou la fenêtre elle-même », de L.-V. Strauss (Dusseldorf) (pp. 97-116) est un intéressant article consacré à bien établir une différence clinique entre les retraits narcissiques et les retraits autistiques, et ceci chez un même patient qui, au fil d’une analyse de onze ans à quatre séances par semaine, utilise tout d’abord de façon plus visible le premier type de retrait pour, ensuite, démasquer celui qui lui était sous jacent, le retrait autistique qui restait encapsulé en lui depuis les traumatismes précoces de son enfance (sa mère mourut lorsqu’il avait deux ans, son père le négligea ensuite et, à ses cinq ans, il fut hospitalisé entre vie et mort pour une pneumonie. On l’en sauva, certes, mais il dut ensuite affronter de longues semaines de quarantaine dans la solitude). Un secteur glacé de son psychisme semble s’être alors mis en place – c’est la thèse de l’auteur – réponse à ces traumatismes (bien que la littérature montre que de telles potentialités doivent exister chez tout un chacun et qu’elles puissent être déclenchées lors de circonstances extrêmes). Avec la question du retrait, la notion classique de défense conflictuelle est dépassée et on va plus loin que la question de la structure pathologique, on aboutit à des altérations de la pensée (Bion), à des « bulles » refermées sur elles-mêmes et qui sont hors d’atteinte du sujet, quoiqu’il soit miné par elles. C’est à Steiner [2] que l’on doit d’avoir mis en exergue ces phénomènes. Le patient concerné commença son analyse à la cinquantaine après avoir mené une vie isolée, sans relations, éloigné de la réalité et d’une présentation à la fois négligée et exprimant comme un contentement naïf où se concrétisaient à la fois un déni de l’agressivité et un sentiment de supériorité sur le monde environnant. À 58 ans, vers la fin de son analyse, il acquit sa première maison et fut particulièrement soucieux d’y faire installer une porte-fenêtre donnant sur le jardin. Il pouvait ainsi regarder « à travers la fenêtre » ou bien « la fenêtre elle-même », c’est-à-dire son cadre. Ceci est une bonne métaphore des deux types de défense qui prédominaient chez lui : « à travers la fenêtre », il regardait les autres mais gardait sa position de contrôle sur eux (position narcissique) ; en regardant « la fenêtre elle-même », il perdait contact avec son propre psychisme pour se fixer sur un cadre qui devenait un point d’ancrage, arrimage défensif devant son risque de dissolution en un brouillard intérieur envahissant. La première partie du texte montre à l’œuvre les défenses narcissiques dans l’analyse. Dès le début, l’analyste ressent un envahissement de la part de ce patient qui correspond, à y réfléchir, à une colonisation « parasitique » de son psychisme par celui du patient, modalité décrite par Rosenfeld. L’analyste est bientôt pris dans des mouvements contradictoires d’espoir et de désespoir, impuissant devant ce patient qui met son point d’honneur à dénier sa détresse interne en clamant son indépendance vis-à-vis d’un analyste par rapport auquel il prend de la distance (notamment par le silence). L’analyste est ici à la fois idéalisé et dénié. Ces mouvements sont assez connus (ils correspondent aux études des post-kleiniens, Rosenfeld en particulier). On y voit surtout le patient dénigrer l’analyste (et se sentir dénigré par lui) au profit d’une attitude mégalomane (son naïf contentement apparent, entre autres) mais, tout ceci, en définitive, ne l’isole que plus. Mais petit à petit apparaissent tout de même une prise de conscience de l’analyste en tant que séparé de lui (et non fusionné dans le silence par exemple) et une certaine faim de relation (médiatisée par des souvenirs et des rêves de chocolat) se développe aussi explicitement. Des larmes, des affects vont alors commencer à se manifester. L’article se centre ensuite plus sur les phénomènes autistiques. C’est à l’occasion de l’apparition d’une maladie physique que ceux-ci commencent à se désencapsuler ; alors, les échanges dans les séances commencent à se tarir au profit d’un engourdissement gagnant aussi bien le patient que l’analyste et renouvelant l’expérience d’une agonie psychique ne pouvant se trouver de contenant objectal (l’analyste ne peut plus penser, interpréter, il se sent s’endormir…). Par exemple, lors de cette phase de l’analyse, le patient se met à se déprimer et des changements déconcertants se font jour dans le contre-transfert : l’analyste ressent un vide et un malaise profonds tandis que le patient, lui, est pris d’une douleur dorsale avec irradiation dans les jambes. Les interventions de l’analyste se raréfient, il a envie de dormir. Il peut néanmoins formuler à son patient que ce dernier souhaite que tous les deux soient incarcérés dans un espace inerte. Le patient parle alors, pour la première fois depuis des jours, pour dire qu’il se sent dans le brouillard, en proie à sa seule douleur dorsale. Puis des souvenirs lui reviennent, ainsi que le souhait de mieux comprendre son passé. Et de demander alors à son frère comment leur mère était morte : ce fut consécutif à un avortement, un thème jamais abordé avec son père et qu’un membre de la famille put lui confirmer. En bref, le patient prend de plus en plus contact avec ses sentiments de culpabilité (avait-il été responsable de cette mort ?). Il se souvient aussi de ce qu’il a éprouvé, enfant, à l’hôpital, et de comment, dans la solitude, il avait souhaité y mourir et s’était accroché du regard au mur blanc en face de lui, jusqu’à ressentir qu’il se dissolvait en lui. Au retour d’une séparation d’avec son analyste, il peut dire à celui-ci que « rien ne s’est passé » pendant cette séparation. Comprendre par là : le patient a été confronté à du « rien » et il a vécu une angoisse de disparaître, de se désintégrer dans le « rien ». À ce moment l’analyste lui-même ressent, dans le contre-transfert, des sensations parallèles, comme si patient et analyste étaient confrontés à ne plus faire qu’un. Dans une des dernières séances de l’analyse, le patient résume celle-ci : il était passé par une phase où il se sentait fort et indépendant mais au prix de devoir cultiver une solitude appauvrissante. Puis, il lui avait fallu affronter des moments de « fossilisation ». Et enfin, il pouvait se mettre à penser que « la signification de la vie, c’est de vivre ».
N° 2
54Deanna Hotzman et Nancy Kulish, de Birmingham (USA), montrent (pp. 271-292) qu’un nouvel angle d’approche d’une notion, réputée « classée » pourtant, peut en modifier l’approche de fond en comble. Dans « L’exhibitionnisme féminin : identification, rivalité et camaraderie », elles établissent qu’une acception univoque de l’exhibitionnisme féminin, qui serait condamné à n’être qu’une défense contre l’angoisse de castration, en particulier chez des structures perverses, doit laisser la place à un abord beaucoup plus large de ce symptôme, à la fois en tant que mouvement positif d’assomption du corps féminin, génital et procréateur et en tant qu’approche de l’autre (de façon hétéro et/ou homosexuelle) et ceci au sein de structures très variables, mais notamment – elles insistent largement là-dessus – où l’Œdipe triangulé est souvent bien en place. Le mythe de Perséphone et la figure de Baubo leur servent de figure symbolique pour introduire ces phénomènes. Déméter pleure sa fille, Perséphone, qu’Hadès, son oncle, a enlevée et emmenée avec lui aux Enfers. Elle se laisse dépérir, refusant nourriture et boisson jusqu’à ce que Baubo, la vieille servante, relève son vêtement et exhibe à son regard sa vulve, lui rendant ainsi la joie de vivre. Ce serait là en somme, disent les auteurs, une occurrence de l’exhibitionnisme comme source et entretien du narcissisme féminin : « Regardez ce que j’ai et que j’aime en tant que femme. » Un mythe qui situe aussi cet exhibitionnisme de femme à femme, à la fois et inextricablement, dans ses valeurs de camaraderie, de compétition, d’identification et d’intérêt homosexuel, ceci sans que pour autant, l’intérêt pour le père ne soit perdu de vue. Le réduire à une envie du pénis dans un registre prégénital pervers, comme les analystes l’ont longtemps fait, perd son sens même si quelques cas d’exhibitionnisme féminin peuvent s’inscrire dans ce registre où clivage, hostilité et déshumanisation de l’objet sont au premier plan. Différents auteurs en ont d’ailleurs déjà élargi le cadre conceptuel. Dont Horney qui, dès 1933, a mis en valeur la fierté et le plaisir qu’une femme pouvait tirer de ses organes génitaux et de sa capacité procréative. Parmi les auteurs contemporains, ce sont Balsam et Elise qui ont le plus étudié l’exhibitionnisme féminin. Balsam insiste sur le fait que l’analyse a sous-évalué l’importance du corps féminin et du plaisir qu’il peut apporter. Elle plaide pour toute une gamme de plaisirs, sexuels et procréatifs, qui font partie de ses possibilités. Elise inverse la perspective de l’exhibitionnisme comme défense contre un manque : il constituerait au contraire une tendance saine et de base, mais que la honte peut venir recouvrir, notamment par internalisation de celle des parents à son encontre [3]. Marcus, enfin, a insisté sur le rôle particulier qu’a la mère pour favoriser le confort de sa fille dans l’approche de sa sexualité et dans la fierté et le plaisir tirés de son corps. L’article, ensuite, expose deux cas cliniques. Le premier est celui d’une adolescente qui commence une thérapie à ses quinze ans (elle ne s’entend pas bien avec l’ami de sa mère, divorcée, et manque de confiance en elle). À un moment de la thérapie, elle appelle, terrorisée, l’analyste. Prise dans les rets de la mode des médias actuels, elle s’est masturbée devant sa webcam et a envoyé l’enregistrement à un garçon vivant au loin. Celui-ci lui a répondu que son père (à lui) avait vu l’enregistrement et en avait été furieux. L’analyste conseille à la jeune fille d’en parler à sa mère, ce qu’elle fait. Celle-ci se montre compréhensive. La thérapie se continue, mettant notamment à jour plusieurs éléments : la peur (désir inversé) que son père, vivant lui aussi au loin, ne découvre la chose (élément triangulé du père) ; les circonstances de survenue (compétition avec ses copines qui l’ont devancée pour avoir un petit ami et peine de cœur que sa meilleure amie la néglige pour son amoureux) ont aussi joué leur rôle. Les traits classiques de la perversion (hostilité, activité compulsive, omnipotence…) cèdent ici la place à une tentative de se valoriser de façon homo et hétérosexuelle, dans un cadre social qui rebat les cartes de ce qui se fait ou pas en matière de sexualité (adolescente en particulier, où il faut paraître sexy et « chaude »). Suit un cas d’analyse à cinq séances par semaines, celui d’une femme hétérosexuelle de la quarantaine qui est venue pour dépression et difficultés à se sortir d’un mariage raté. Lui reviendront en mémoire des comportements qu’elle avait à 12 ans : se mettre à la fenêtre et montrer ses seins aux garçons du voisinage, à la fois avec fierté, excitation et peur de la punition. Dans la troisième année d’analyse, la patiente fait un passage à l’acte à l’occasion de vacances prises par son analyste : elle vient à sa séance en jupe courte et bottes à talons et lui raconte que, durant cette interruption, elle a eu (elle est désormais divorcée) des relations non protégées avec un homme ayant un herpès génital. Ceci donne lieu à une élaboration ravivant son intérêt précoce et vivant pour la sexualité, l’attitude culpabilisante de ses parents à cet égard, le besoin d’être punie pour cela et la peur d’être abandonnée par l’analyste/mère (qui serait partie en vacances avec son propre homme, l’excluant ainsi de la scène primitive). Une élaboration ultérieure mettra aussi en évidence des réminiscences d’excitation homo-érotique vis-à-vis de sa propre mère et la rivalité compétitive vis-à-vis de celle-ci lors de son accès à la sexualité et à la séduction. De larges extraits verbatim du cas clinique permettent aux auteurs de montrer que derrière l’exhibitionnisme, perçu avant tout comme une tendance primaire et saine, se combinent des réseaux mêlés de sens hétéros et homosexuels (dont celui de la « camaraderie » permettant d’aborder la vie sexuelle hétérosexuelle) et de conflits œdipiens et narcissiques. Il se situe, en somme, à un carrefour des principales tendances intrapsychiques. Ce serait donc, plus que son agi lui-même, la circulation entre ces différentes valences qui spécifierait la valeur de tel ou tel exhibitionnisme féminin, souple et fonctionnel, trophique, ou rigidifié et pervers.
55Marianne Leuzinger-Bohleber est un auteur (Francfort) dont les articles font toujours référence par leur sérieux, en particulier en matière de recherche en analyse et de la spécificité de celle-ci (quels critères doit-elle respecter pour rester analytique et non pas verser, par exemple, dans le domaine unique de la santé publique ?) Elle est ici (pp. 293-315) associée à Martin Teising pour un article de recherche selon la méthode du « cas unique » : « Sans psychanalyse, je n’aurais jamais osé envisager une nouvelle grossesse. L’observation psychanalytique mise au service d’une étude pluridisciplinaire du cas d’une femme subissant des examens diagnostiques prénataux. » Le présent texte concerne le compte-rendu extensif d’une cure analytique (par Teising), puis deux interviews (par Leuzinger) 16 ans après la fin de la cure analytique (quatre séances par semaine durant quatre ans). La patiente concernée doit affronter des diagnostics prénataux sur le fœtus dont elle est porteuse, pour hémophilie. Elle est l’une des personnes concernées par une grande étude internationale (n = 1687) effectuée en deux groupes : par des questionnaires et des entretiens, mais aussi par suivis analytiques intensifs. Cet article n’est pas concerné par les versants plus standardisés de cette étude globale (appelée EDIG). Dans la partie consacrée à l’analyse, on voit se croiser des données personnelles et des réactions à des grossesses et des test prénataux éprouvants. La patiente, initialement, vient pour des difficultés dans la relation (recherche de proximité et rejet de celle-ci), avec des phobies (centrées en particulier sur celle de laisser sa signature sur des chèques du compte de son mari). Le cours de l’analyse montre la patiente marquée par une profonde culpabilité vis-à-vis de son frère aîné, hémophile clinique très invalidé tout au long de leur enfance commune, en particulier au point de vue moteur, et ayant subi des traitements « torturants » selon la patiente, puis un sida par transfusion. À cela s’ajoute un contact avec une mère froide et qui vient barrer le contact avec un père plus chaleureux, mais que la mère désignera comme le vecteur d’un contact potentiellement incestueux à redouter et à fuir. C’est, durant sa cure, que la patiente reçoit comme un véritable choc l’ouverture que son analyste fait sur son probable désir de grossesse – et du risque hémophilique pour l’éventuel bébé à venir – alors que sa sœur est enceinte. C’est là un désir et une crainte qui lui explosent au visage, alors qu’ils étaient totalement remisés dans son inconscient, malgré deux avortements subis, et oubliés, vers la vingtaine (elle commence son analyse au début de sa trentaine). Un accroissement de ses phobies s’ensuit, puis un rêve de grossesse, puis une grossesse. Un test biologique montre qu’elle est porteuse du gène de l’hémophilie et que c’est un garçon (porteur) qui est attendu. Un avortement spontané aura lieu, sévèrement critiqué par son frère et sa mère (augmentant la culpabilité de la patiente, mais permettant aussi des élaborations de la relation qu’elle avait eue avec eux auparavant, sa vie durant). Une année plus tard, elle est à nouveau enceinte, d’un nouveau garçon, hémophile. La situation est toutefois très différente car elle a pu se préparer à une telle éventualité (de même que son compagnon, dont le support est très précieux pour elle) et elle peut plus facilement décider d’un avortement, sans en parler cette fois-ci à sa famille. Le deuil, bien que mouvementé, peut se faire. Puis une troisième grossesse suivra, celle d’une fille qui pourra venir au monde sans problème. On voit au fil de l’analyse se développer une meilleure conscience d’elle-même alors que les traumatismes de l’enfance (une bonne santé vécue comme se déroulant aux dépens de son frère, une disqualification par sa mère) et un sentiment de ne pas être de plain-pied dans sa vie ou en contact avec la réalité prédominaient jusque-là dans son psychisme. On pourrait dire que ce sont là des objectifs banals pour une cure, de même que les mouvements transféro/contre-transférentiels décrits, mais ici on les voit en dialectique avec la maladie physique, avec les tests, les avortements, le tout dans une dimension transgénérationnelle. On retrouve la patiente 16 ans après la fin de sa cure. Elle a désormais, donc, une fille qui a 19 ans, mais pas d’autre enfant (sa cure a été interrompue pour un départ à l’étranger et elle n’a pas osé retenter de nouvelle grossesse sans l’aide d’un analyste). Elle se rappelle bien de nombreux acquis permis par sa cure. Tout d’abord celui de pouvoir mettre à jour son désir de grossesse. Puis, ce qui lui semble capital, d’avoir pu « se trouver elle-même », de quitter le sentiment d’irréalité qui marquait tout son vécu, et, de ce fait, d’avoir pu prendre sa vie en main. En conclusion les auteurs plaident pour l’analyse comme instrument d’aide – un instrument ne pouvant être remplacé par aucun autre – pour ces parcours autour de diagnostics prénataux (et des décisions prises à leur suite), parcours qui constituent de véritables traumatismes psychiques. L’analyse trouve aussi à s’intégrer dans des programmes multidisciplinaires de recherche (éthiques, gynéco/obstétriques…). L’article est intéressant de par le cas exposé, de par la méthodologie de recherche qu’il expose (on voit comment, en particulier, pour rendre compte des cas suivis, des analystes expérimentés partagent leurs expériences, ce qui leur permet de mieux localiser leurs points aveugles individuels) et de par les perspectives de rencontre avec d’autres équipes devant intervenir dans de telles conjonctures.
56« À qui sont ces souvenirs et où vont-ils ? Les difficultés relatives à l’intériorisation chez les enfants autistes » est un article (pp. 355-376) où Maria Rhodes (Tavistock Clinic, Londres) met en valeur un mécanisme identificatoire des enfants présentant un trouble du spectre autistique : celui de « l’annexation », puis ses soubassements psychopathologiques et ses conséquences inhibantes pour leur développement. Une réflexion sur le fonctionnement de la mémoire chez les autistes, notamment à la lumière des connaissances récentes en matière de neurosciences et de mémoire, est aussi proposée. L’annexation se présente comme une identification à l’objet qui ne se fait pas par son internalisation mais par le contact, physique, avec lui. Bick et Haag sont les auteurs mentionnés en priorité pour ce qui concerne la mise en évidence des angoisses physiques des autistes. Le cas le plus célèbre est certainement celui de John, le petit patient de Tustin qui, au sortir de son autisme, montra qu’il avait ressenti le sein, le mamelon comme faisant partie de sa bouche. Et le téton hors de la bouche lui faisait ressentir celle-ci comme « un trou noir avec un méchant piquant ». L’annexation consistait ici à une prise en soi, au détriment de l’autre, de cet objet partiel. La dépendance à de tels objets extérieurs pour garantir une cohérence psychique/physique semble être à l’origine chez les autistes de sensations autogénérées, volontiers par des sensations de surface (voir « l’identification adhésive » de Meltzer). Cette dépendance au contact avec les objets extérieurs peut être à l’origine de la difficulté de développer à la fois un monde interne qui ait un sens et une mémoire déclarative, puisque tout se tient dans l’instant du contact physique et non dans un monde intérieur dans lequel « enregistrer les dossiers ». Et, lorsque le contact se rompt, ce sont des angoisses d’arrachement qui se font jour. Les conséquences psychopathologiques de ce mécanisme sont que ce qui est « annexé » de l’objet est vécu comme arraché à celui-ci. De ce fait se met en place un cercle vicieux psychopathologique où l’objet, fantasmatiquement blessé, est vécu comme pouvant devenir hostile. Lorsque ledit objet commence à acquérir un intérieur, une étape suivante s’ouvre, où le sujet le vit comme un contenant qu’il intruse et dans lequel il chute comme dans un puits sans fond. Le premier patient mentionné Daniel, suivi en thérapie entre ses 7 et 16 ans par Rhode (à une puis à deux séances par semaine), démontre tout ceci. On le voit ainsi, au début de sa thérapie (il est très autiste encore) comme dissoudre son être à la fin de ses séances et, avant une période de vacances, verbaliser un : « pauvre bouche, pauvre peau ». Et lorsqu’il arrive en retard à ses séances, il ne peut s’y maintenir que grâce à la familiarité des jouets, ne pouvant, ensuite, reconnaître, et saluer enfin, son analyste qu’au bout d’un long temps. Il passe ensuite par une longue période d’élaboration des angoisses qu’il connaît à boire une bouteille de limonade : soit c’est lui qui serait en train d’endommager la bouteille, soit ce serait le rond en plastique à son sommet qui représenterait une partie de sa bouche arrachée. Un développement majeur survient lorsqu’il peut, ultérieurement, boire de l’eau à une éponge pressée, qui devient le témoin d’une pérennité de l’objet : sa structure se maintient même lorsqu’on la vide dans sa bouche. Une étape suivante, pleine d’angoisse, est consacrée à l’élaboration du « Bon repas – On tombe dans le puits » (une expression de l’enfant) où s’extériorisent le désir de pénétrer l’analyste (et la peur d’en être éjecté) ainsi que la crainte, ce faisant, d’y tomber sans fin. Ce sont de telles étapes qu’il est crucial de dépasser pour éviter que le patient, en une sorte d’« expiation » préfère inconsciemment stagner à un niveau de développement autistique afin d’éviter ces moments d’agressivité exercée ou ressentie. À la suite de cette période, comme des réaménagements ont eu lieu dans la maison de Daniel, il se trouve ravi d’y retrouver, ensuite, son décor initial. Cet élément, et le fait qu’il s’en réfère désormais à des événements survenant à l’extérieur de la séance, montrent qu’en parallèle au contenant physique, s’instaure en lui un contenant mental où la mémoire épisodique se développe. Le second cas est celui de Lina, présentant un syndrome d’Asperger, suivie de ses 6 à 13 ans par Rhode (et auparavant par un autre thérapeute). Sans vouloir résumer ce cas, on y note aussi de nombreux exemples d’usage de la bouche et d’une mémoire particulière : comme si celle-ci n’avait pas de fonction contenante mais comme si elle consistait en la répétition monotone, d’une voix plate, des histoires ou bandes dessinées vues lors de la séance précédente. Ou une mémoire de magnétophone, sans métabolisation individuelle de ce qui se déroule et qui, au contraire, est pris dans un éternel présent. Une articulation particulière se fait lorsque Lina met en bouche un clip de boîte à figurines, ceci au moment où on évoque une histoire de voleurs : l’analyste peut interpréter alors que ce que Lina lui emprunte, elle le vit comme si elle le lui volait. En parallèle se développe une scénographie sadique à l’égard de ses petits personnages de bandes dessinées, dans un cadre où le contact physique est indispensable avec la thérapeute (imitation des gestes, contact des chaises l’une avec l’autre) – d’ailleurs, lorsque la séparation d’avec l’analyste (due à des circonstances extérieures) se profilera, ce sera à une violence physique réelle à son égard que Lina aura recours. Le lien avec les mécanismes de la mémoire est aussi mis en évidence par les cas étudiés : la mémoire déclarative (qui se subdivise en sémantique, épisodique, et autobiographique) ne peut se développer que si la mémoire implicite, procédurale (retenir des vécus et des habiletés corporelles) peut trouver un contenant. Or, on vient de le voir, la relation objectale chez l’autiste a cette prédominance corporelle et est hautement conflictualisée. Le lien est ainsi fait entre ces données plus expérimentales, cognitives, et le développement des autistes au fil de leur thérapie, le tout sans devoir nécessairement préjuger pour autant d’une étiologie psychogène de l’autisme (des autismes serait mieux dire).
57L’article est synthétique et très didactique, ancré dans l’exposition in vivo des étapes cliniques franchies (y compris dans le contre-transfert, très douloureux car souvent très découragé). Il permet de distinguer l’annexation de l’identification projective (qui suppose de se porter à l’intérieur de l’objet) ou de l’identification adhésive (basée sur le collage de surface), apportant ainsi une pierre de plus à la clinique psychopathologique différentielle de l’autisme.
58Dr Michel Sanchez-Cardenas
5929 bis rue de la Chézine
6044100 Nantes
Jahrbuch der Psychoanalyse. Beiträge zur Theorie, Praxis und Geschichte, Volumes 61, 62 et 63, 2010 et 2011, Hede Menke-Adler
62Dans les trois volumes à thème du Jahrbuch, j’ai choisi de présenter quelques articles qui m’ont paru particulièrement intéressants.
63Le volume 61 est dédié aux cinquante ans du « Jahrbuch ». Il contient un essai de Friedrich-Wilhelm Eickhoff consacré à la nouvelle édition [4] de la correspondance entre Karl Abraham et Sigmund Freud. Il s’agit d’une édition complète avec un index des noms propres de toutes les personnes mentionnées et avec de nombreuses références aux travaux de Karl Abraham. Il y a également des références aux biographies les plus connues qui nous renseignent sur ses origines, sa jeunesse dans une famille juive à Brême, sur son poste d’assistant en 1904 chez Jung à Burghölzli en Suisse et sur ses nombreux engagements institutionnels. Karl Abraham était président de la Société psychanalytique de Berlin à partir de 1908 et également président de l’Association psychanalytique internationale jusqu’à sa mort en 1925 à l’âge de 48 ans. Cette édition fait aussi une place à ses échanges épistolaires avec Melanie Klein, Edward Jones, Theodor Reik, Sandor Rado, Hélène Deutsch, Karen Horney, Ernst Simmel, Alix Strachey, Félix Boehm et Carl-Müller Braunschweig. Elle met en lumière le dialogue amical entre Freud et Abraham, mais aussi les difficultés et les malentendus qui surgissaient entre eux. Abraham était le souffre-douleur de Freud, nous dit Eickhoff qui a qualifié leur correspondance de « dialogue dramatique ». Freud n’encourageait guère Abraham, il le freinait plutôt quand il développait des idées d’avant-garde : sur la notion d’après-coup, sur les traumas sexuels, sur l’Œdipe féminin et la libido féminine, par exemple. Abraham critiquait Rank, mais aussi Jung que Freud considérait pendant quelque temps encore comme son successeur, et il demandait à Abraham de ne pas entrer en conflit avec eux.
64Eickhoff cite Freud souvent dans son essai pour mettre en valeur le style unique et inimitable de ses lettres. Voici deux exemples. À propos d’un vélo qui était le cadeau pour un enfant, Freud écrit : « Les plus beaux cadeaux sont gâchés par le devoir de remercier… » ; à propos de son petit-fils, Ernst Wolfgang Halberstadt, Freud écrit : « C’est particulier avec le petit ver, il ne boit pas encore correctement. L’enfant dans les premiers temps prend le sein maternel à son corps défendant, à contrecœur… » (ma traduction). Les deux hommes ont des échanges de lettres sur la guerre et sur la névrose de guerre. Abraham met en parallèle la guerre et la célébration totémique chez les primitifs et constate que l’individu en communauté est poussé et forcé à faire ce qui lui est interdit dans sa vie personnelle. Les deux hommes s’intéressent à la maladie de contrainte, et Freud cite la phrase de Goethe dans le Faust « Je suis l’esprit qui toujours nie. » Abraham écrit son texte sur la sauvegarde et le meurtre du père dans les formations névrotiques, un texte que Freud apprécie. Mais il y a des mots et des échanges épistolaires durs et choquants dans cette correspondance. Abraham écrit dans sa dernière lettre à Freud : « Vous avez outrepassé avec indulgence tout ce qui était contestable dans le comportement d’autres personnes, alors que contre moi se sont déchargés toute la réprobation et le blâme, que vous avez reconnus comme immérités, injustifiés, ultérieurement. Dans le cas de Jung, le blâme prononcé s’appelle “jalousie”, dans le cas de Rank le blâme s’appelle “comportement non-amical”… Je vous salue avec cordialité inchangée et inchangeable… » (ma traduction). Abraham meurt à la fin de l’année 1925. Freud écrit dans sa lettre de condoléances à Hedwig, l’épouse d’Abraham : « Je n’ai personne pour le remplacer, et je n’ai aucune consolation à vous apporter… » Le psychanalyste américain Leonhard Shengold considère que Freud avait effacé de sa mémoire l’ombre de son père et de son frère cadet Julius, et que Karl Abraham était devenu pour lui la réincarnation de ces ombres, objets internes aimées et haïs, qui faisaient partie de son être quand il écrit tardivement dans sa vie son « Moïse et la religion monothéiste ».
65En référence aux travaux de Karl Abraham sur le meurtre du père, Rosine Jozef Perelberg écrit dans ce même volume un article sur le fantasme « Un père est battu » qu’elle a reconnu chez plusieurs de ses patients masculins [5]. Elle met en relation son article avec celui de Karl Abraham sur la sauvegarde et le meurtre du père. Elle présente la vignette clinique d’un homme qui raconte en analyse un rêve dans lequel il bat une figure paternelle. Ce n’est pas de son père qu’il s’agit dans son récit ; il n’avait pas battu son père et n’avait pas été un fils violent à l’égard de son père dans la réalité. Le fantasme « on bat à mort un père » était le produit du processus analytique, dit Perelberg, et il était fondamental pour ce patient, pour devenir un homme, pour la constitution de ses identifications masculines, et pour le processus du deuil. Par son fantasme il s’était symboliquement approprié et rapproché de l’identité de cet homme battu. Perelberg évoque le fantasme « on bat un enfant » qui est également un moment clef d’un processus normal de maturation. Elle rappelle que le thème du parricide traverse l’œuvre de Freud jusqu’à son ultime recherche sur l’homme Moïse. Freud avait oscillé dans ce texte tardif entre l’hypothèse d’un fait ancien réel et d’un refoulement resté dans l’inconscient collectif et devenu mythique. Ainsi est-il simultanément affirmé que le parricide est à l’origine de l’ordre social et que ce même ordre social proscrit le meurtre.
66Le thème du volume 62, 2011 du « Jahrbuch » est la pulsion de mort. On peut y lire un texte curieux et intéressant de Christine Kirchhoff sur le désir inconscient, la pulsion de mort et l’après-coup dans la théorie. Le désir inconscient, dit Kirchhoff, est un concept implicite selon Laplanche (qu’elle cite), que Freud a développé à partir de ses écrits précoces. Je précise ici que le concept de désir (Wunsch en allemand) inconscient est, dans l’hypothèse de Kirchhoff, élargi : il inclut le souhait et les besoins de l’organique et du vital-identital. Le processus primaire occupe une place de premier ordre dans ce concept de désir tel que Kirchhoff l’a défini. Il est à la base de l’état psychique au début de la vie, accompagné de tensions, d’états d’excitation, de déplaisir et parfois aussi de manque. Le plaisir et les satisfactions primaires que donne l’Autre par son intervention apportent la détente, l’accalmie, le nirvana, et aussi du sens au psychisme commençant. Ce dernier va essayer de retrouver cet état, de retourner à ces satisfactions par l’acte hallucinatoire, comme aussi par les voies de décharge motrice du processus primaire qui sont les voies les plus directes. Toutefois, un tel retour à l’état antérieur est un voyage hallucinatoire et impossible réellement. Les besoins du vital-identital existent et ne peuvent pas être gérés, satisfaits par voie hallucinatoire. Le moi de l’enfant doit commencer à différencier entre l’hallucinatoire et le réel, installer le fonctionnement secondaire et inhiber les décharges motrices du processus primaire.
67Revenons à la pulsion de mort : Kirchhoff considère que la pulsion de mort est un concept tardif de Freud, développé sous l’impact des événements dévastateurs de la Première Guerre mondiale, de désillusions et d’expériences tragiques dans la vie de Freud. Cette pulsion de mort est, selon une formule de Laplanche que Kirchhoff cite, comme une attaque interne, c’est la haine du ça contre le moi. Kirchhoff pense qu’il existe chez Freud une continuité terminologique entre les deux concepts, et elle cite de nombreux textes qui confirment son hypothèse. Les deux, la pulsion de mort et le désir inconscient, sont comme un seul et même concept freudien, écrit en deux temps, à deux moments de la vie, dit-elle ; le désir inconscient était conçu aux meilleurs âges de la vie quand Freud s’intéressait à l’élan pulsionnel, à la productivité et la dynamique inaugurale des processus de l’inconscient. À ces moments, la pulsion de mort était un concept dormant pour ainsi dire. Dans un deuxième temps seulement Freud a analysé le potentiel destructeur de la pulsion et du besoin de décharge qui provient du processus primaire et qui ne tolère ni retardement ni temporisation. Le désir inconscient dans les textes tardifs de Freud implique le désir d’un retour à l’inorganique, à l’inertie et au non-vivant précédant le vivant, alors que le chemin du retour doit nécessairement être barré par le moi. Si le moi ne réussit pas à barrer solidement la voie du retour, le besoin d’une satisfaction primaire peut devenir tyrannique. Freud analyse dans « L’interprétation des rêves » le moi qui craint la haine du ça. La décharge est une menace pour le moi, il doit se défendre contre la pulsion qui l’attaque et qui attaque tout ce que le moi défend : la réalité, la langue, la pensée, l’apprentissage. « Le principe de plaisir semble être […] au service de la pulsion de mort » écrit Freud en 1920. Kirchhoff considère en référence à Adorno que suspendre, retarder et renoncer à la satisfaction est le dogme de notre société. Peut-on renoncer au plaisir et à la satisfaction ? « On extirpe du sujet contemporain non seulement le “surplus économique” mais aussi le “surplus psychique” », écrit Adorno qui fait le calcul de la différence entre la satisfaction hallucinée et la satisfaction à gagner réellement. Kirchhoff conclut sans illusions : « Suspendre, retarder, temporiser le plaisir et la satisfaction ne vaut pas la peine. »
68Les nouveaux médias sont le thème du volume 63 (2011), dans lequel Florence Guignard écrit un article sur le monde virtuel informatique. Elle cherche à comprendre pourquoi ce monde avec son logo binaire a une si forte attraction pour les jeunes patients et les moins jeunes également. Elle met en relation la logique binaire de l’informatique et la logique de la métapsychologie et analyse leur impact sur les enfants et préadolescents en particulier. Les constructions œdipiennes procèdent par la triangulation, alors que dans le monde virtuel le logo binaire règne et conduit l’individu à décider sur son plaisir et son déplaisir ainsi : « Je veux manger ceci, je veux cracher cela. » Le virtuel à la fois favorise et banalise la communication entre des individus qui ne se connaissent et/ou ne se rencontrent pas. Dans ces échanges, les différences entre les sexes et les générations ne sont pas des règles incontournables et ne jouent pas leur rôle traditionnel. Elles s’effacent ou restent secondaires, alors que dans la vie comme dans le processus psychanalytique, ces différences sont toujours fondamentales. L’inhibition pulsionnelle de l’éducation traditionnelle n’est plus d’actualité. Les enfants pubertaires et préadolescents ont libre accès à l’univers virtuel informatique avec les échanges entre les sexes pour adultes. Ils peuvent les imiter, y participer et, forts de leur pseudo-maturité, ils peuvent se comporter comme des adultes. Le virtuel offre une fiction du vrai qui permet de faire l’économie des efforts pour être en relation avec les autres, pour s’adapter aux incertitudes et aux hasards de la vie, et d’agir en gardant ses affects en laisse (de chien). Connaissance et efficacité sont privilégiées, pour toujours mieux fonctionner, optimiser et maîtriser. Les pulsions voyeuristes et exhibitionnistes prédominent. La relation virtuelle a un impact immédiat sur la perception sans nécessairement passer par la représentation. Elle séduit dans la passivité, et si la passivité domine et prend le dessus, les défenses secondaires du fonctionnement psychique peuvent s’affaiblir. Les amateurs des jeux vidéo apprécient l’élation et l’expansion narcissique que leur procurent ces jeux, qui permettent de régler les conflits interpersonnels selon une stratégie comme des problèmes de « management ». L’univers pseudo-réel est un abri toujours accessible. Certaines personnes préfèrent à leur propre activité psychique le surinvestissement de cet univers technologique, un univers qui ne leur appartient pas mais à l’informaticien. Ils sont comme « hypnotisés » par cet univers et ont souvent du mal à le quitter si leur addiction est forte.
69Hede Menke-Adler
7023 rue Beaurepaire
7175010 Paris
Notes
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[1]
Leur site : www.annualsofpsychoanalysis.com
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[2]
J. Steiner (1996), Retraits Psychiques : organisations pathologiques chez les patients psychotiques, névrosés et borderline, Paris, Puf.
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[3]
Les conduites consistant à montrer ou à cacher son sexe en famille peuvent varier considérablement d’une culture à l’autre et, selon les époques, dans une même culture, ou entre les différentes espèces de primates (hommes et singes). Une part d’apprentissage sexuel prépubère intra-familiale (excluant toutefois pénétration, soumission, violence) pourrait constituer un apport favorable pour que l’individu puisse ensuite aborder sa vie sexuelle et affective personnelle. Pour nuancer nos vues plus classiques en matière de limites d’interdits, on lira avec intérêt, de L. Josephs (2011), The primal scene in cross-species and cross-cultural perspectives, International Journal of Psychoanalysis, 2012, no 92, pp. 1263-1287.
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[4]
Éditeurs : Ernst Falzeder/Ludger M. Hermanns, Wien, Turia+Kant-Edition, 944 pages.
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[5]
Cet article, traduit par Anne-Lise Hacker, est proposé p. 170 dans ce même numéro (N.d.l.R.).