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Article de revue

La résolution du complexe d'Œdipe et l'accès aux intimités. Conflits et clivages intra-surmoïques

Pages 1633 à 1639

Notes

  • [1]
    «?Il est faux de dire que les femmes ne savent pas garder un secret. Mais comme c’est difficile, elles s’y mettent à plusieurs?», Sacha Guitry.
  • [2]
    Freud n’utilise cette expression qu’une seule fois, en 1929, dans Le Malaise dans la culture. Il désigne alors un «?étroitement lié?». C’est un effet heureux de la traduction d’attirer l’attention sur les diverses intimités entremêlées dans les liens familiaux.

1La puissance du destin tragique du mythe d’Œdipe rend immédiate l’instauration d’un interdit ; en général l’interdit de l’inceste, plus rarement l’interdit du meurtre.

2De façon quasi universelle, les groupes édictent de telles lois s’opposant à cette détermination des plus contraignantes, lois fondées sur le lien de causalité entre inceste et castration. Parfois, l’interdit de l’inceste est intégré dans une loi plus générale, ciblée sur la relation adulte-enfant, l’interdit de la pédophilie.

3Cette loi sociale, noyau du surmoi culturel, suffit généralement à faire oublier l’acte augural et inaugural de la logique œdipienne, celui d’une liquidation par meurtre. L’interdit de l’inceste et la menace de punition soutiennent alors ensemble le refoulement et les risques de retour de cet acte qu’est le meurtre ainsi que les retours de sa cible.

4De tels interdits promus en lois et soutenus par un groupe, sans que ce dernier ne sache véritablement d‘où lui vient cette propension à légiférer, fournissent à chaque membre du groupe une opposition intrapsychique à la contrainte du destin tragique et une tentative de transformer ce dernier en dramaturgie ; retenir le funeste au profit de la menace ; plutôt la dramatisation du symptôme et de la folie que la désorganisation et la dégradation, plutôt la punition que la castration.

5Ces solutions groupales invitent à intérioriser un surmoi culturel qui n’est pas l’héritier d’une résolution individuelle du complexe d’Œdipe, mais un mode de résolution partielle partagée dans la complicité d’une communauté de déni d’un meurtre prorogé. Le groupe fonctionne alors selon un adage humoristique digne de Sacha Guitry : « Pour bien garder un secret, il vaut mieux s’y mettre à plusieurs [1]. »

6Cette transposition d’une opposition interne en interdit groupal laisse deviner que ladite opposition est incertaine dans sa version endogène, fragile et fluctuante, qu’elle a besoin d’un étayage, voire d’une suppléance pour s’exercer. Les codes légaux sont censés assurer de l’extérieur une continuité d’efficience discontinue en interne, voire défaillante.

7Se dévoile ici l’une des caractéristiques de l’instance surmoïque, sa précarité endogène et sa propension à se faire remplacer par une suppléance externe plus ou moins intériorisée, un code légal moral. Cette suppléance permet au sujet d’éviter l’élaboration d’un authentique surmoi individuel impersonnel. En respectant un surmoi culturel, il se met en légalité du point de vue de ses identifications collectives, et, maintient en son for intérieur, dans l’intimité de ses compromis de dissimulation, diverses modalités de fonctionnements intrapsychiques ayant une valeur transgressive du point de vue du surmoi idéal, impersonnel. Apparaît là un important conflit intra-surmoïque que Freud a certainement perçu lors de la rédaction de La disparition du complexe d’Œdipe (Freud, 1924 d) puisque ce texte entre en contradiction avec celui de 1921, Psychologie des masses et analyse du moi. Le surmoi impersonnel, héritier de la résolution du complexe d’Œdipe s’avère être la solution idéale, donc théorique, au regard des solutions collectives favorisant le mécanisme de la communauté et de la masse pour offrir un succédané de surmoi.

8Ce conflit intra-surmoïque s’avère être l’objet central des préoccupations de Freud dans la dernière partie de son œuvre. Le clivage du moi (1938) en est l’expression clinique directe. C’est ce conflit qui est aussi l’objet de la réflexion menée par Freud dans Le Malaise dans la culture (Freud, 1930 a [1929]). Il y explore les idéaux (le sentiment océanique, le bonheur, l’amour, ainsi que les idéologies qui en dérivent) au service desquels se met le surmoi. Un tel conflit intra-surmoïque se réalise au nom d’idéaux incompatibles maintenus côte à côte sans contradiction grâce à un déni du meurtre impliqué au sein des idéologies. Ce conflit se mute alors en véritable clivage intra-surmoïque. Une différenciation apparaît entre un surmoi impersonnel et un surmoi culturel (Diatkine, 2000), un surmoi individuel et un surmoi collectif, de masse. Ces diverses formes, incompatibles en théorie, cohabitent en fait aisément dans les cliniques des topiques éclatées (Chervet, 2008).

9Cette déclinaison au pluriel de l’instance surmoïque a pour conséquence l’existence de formes œdipiennes multiples. Œdipe peut dès lors s’écrire avec un « s », à condition de ne pas négliger l’Œdipe de référence, théorique, universel, celui dont la résolution promeut le surmoi impersonnel.

10Parfois, la référence plus directe à un interdit du meurtre vient renforcer celui portant sur le destin pulsionnel qu’est l’inceste, sans que soit précisé l’objet visé par un tel acte irréversible. Le mythe tragique désigne clairement le père comme cible, laissant en suspens la significativité intrapsychique du mot « père », sa valeur de métaphorisation eu égard à une réalité psychique, de même que celle du mot « meurtre » ; idem pour les termes de « inceste », « mère » et « castration ». Les trois assertions du complexe d’Œdipe réclament un temps second d’élaboration théorique, de dé-métaphorisation, afin d’accéder à leur signification métapsychologique abstraite.

11Notons que pour ces termes, la dimension métaphorique est porteuse de la vérité historique dont elle est issue. Les réalités psychiques traduites par les assertions œdipiennes ne peuvent devenir efficientes qu’en se transposant dans un premier temps sur les personnages de la famille nucléaire, ou sur ceux qui en tiennent lieu. C’est du détour indispensable par ces autres que sont les parents, que les deux premières assertions trouvent leurs dénominations. La troisième se recentre sur le corps, lieu du ressenti de la menace en tant que retour du meurtre. Cet interdit de l’acte du meurtre appelle donc une réflexion, au risque sinon de nous priver de l’un des apports majeurs de la psychanalyse qui a reconnu en ce dernier une opération fondatrice, en particulier de la mentalisation, de la religion et plus globalement de la culture.

12Une différenciation de destin s’offre d’office, entre le meurtre du complexe d’Œdipe ouvrant les portes de la sexualisation incestueuse, de la négativation qu’est la castration – le meurtre de Laïos dans Œdipe-Roi, Œdipe marchant aveuglément et irrésistiblement vers Thèbes, vers Jocaste et sa castration oculaire –, et le meurtre du Père primitif de la horde par les fils du clan, meurtre fondateur de la religion puis de la culture par la culpabilité après coup – meurtre cheminant depuis Totem et tabou jusqu’à L’Homme Moïse.

13« Au commencement était l’acte » écrit Freud à la fin de Totem et tabou (1911-1912) parachevant les tentatives de Goethe dans Faust pour trouver le mot adéquat de l’originel de la Genèse. Replacée dans son contexte psychanalytique, cette phrase se complète : Au commencement était l’acte de meurtre. Le titre de l’article de 1924 concernant la disparition-destruction du complexe d’Œdipe, que le terme de résolution remplace avantageusement, permet de soutenir cette fonction fondatrice du meurtre. Ainsi Freud n’hésite pas à engager la destructivité dans la résolution du complexe d’Œdipe. S’opposent désormais au sein de la théorie psychanalytique les destins d’un meurtre éradicateur, liquidateur, et d’un meurtre fondateur (Chervet, 2012).

14Freud ne cessera de garder au meurtre cette bivalence, jusqu’à l’intégrer dans l’ambivalence fondamentale de la dualité pulsionnelle, puis dans une ambivalence beaucoup plus complexe, qui est à déduire, entre la tendance extinctive propre à la dualité pulsionnelle et l’impératif de mentalisation, ambivalence illustrée dans l’Homme Moïse par une conception d’un double meurtre, en deux temps.

15Ainsi, le meurtre du père, celui d’Œdipe sur Laïos, s’avère être un crime liquidateur s’il échappe au procès de l’après-coup, alors qu’il devient une opération inscrivant le psychique dès lors qu’il se situe dans un procès de mentalisation en deux temps et qu’il est suivi d’une prise en compte des retours du refoulé, comme dans Totem et tabou. Le destin de l’impératif d’inscription et de retenue, préforme du surmoi, passe alors au premier plan (Chervet, 2012). Il devient un impératif de résolution caractéristique de l’instance surmoïque.

16La seconde possibilité, celle d’un meurtre fondateur, exige d’envisager qu’il ne s’agit pas d’un meurtre irréversible, mais que ce qui est l’objet d’un tel meurtre reste suffisamment efficient pour pouvoir produire des retours du refoulé. La mise à mort première est alors combinée à un contre-appel au père. Un second temps de résolution féconde installera l’objectalité. Cette résolution n’advient qu’après une tentative première de réaliser le destin négativant.

17Soulignons qu’il est très rarement fait référence, au sein des écrits psychanalytiques abordant la tragédie d’Œdipe, au retour du refoulé du meurtre, figuré dans le mythe par la peste infestant Thèbes, en fait « peste » du remords exigeant la vengeance salvatrice envers le meurtrier. L’objet par lequel se figure le retour n’est pas sans importance. Il désigne une dégradation de la fonction paternelle. Ce retour fait suite à l’absence de retour des messages entendus par Œdipe, tels qu’émis par l’ivrogne (tes parents ne sont pas tes vrais parents), puis par la Pythie (l’oracle du destin). De même quand Œdipe tue Laïos à la croisée des chemins il n’a pas le moindre retour réflexif sur son crime, ce qui lui permet, sous l’égide de cette négation agie (ce n’est pas mon père) de répondre intellectuellement aux énigmes de la Sphinge. La contrainte à poursuivre la voie tragique du destin est bien plus forte que l’autre contrainte venant s’actualiser dans la dramatisation des retours, contrainte à renoncer au meurtre-crime au profit du meurtre-processus psychique. Cette laxité du principe paternel chez Œdipe rencontre la dégradation de la fonction paternelle chez Laïos et Jocaste, quand ceux-ci s’abandonnent à l’infanticide.

18Cliniquement, la puissance de la contrainte à réaliser la tragédie œdipienne se retrouve dans une occurrence participant à écrire Œdipe avec un « s » ; lorsque l’Œdipe individuel emboîte le pas et est soumis aux contre-Œdipes des parents. Cette sommation de l’aliénation trouve son ciment dans une complicité inconsciente que Freud évoque dans Analyse du moi et psychologie des masses, puis dans Le malaise dans la culture, par sa formulation de « masse intimement liée », qu’il applique aux groupes, donc aussi à la famille.

19Cette logique des contre-Œdipes permet une interprétation du signe placé en fronton du 72e CPLF, du s « parenthèsé » du titre, Œdipe(s).

20Mais la psyché utilise aussi le pluriel afin de dissimuler un manque. Or celui-ci apparaît clairement lié au contre-Œdipe dans la plupart des vignettes cliniques des rapports. La non utilisation du terme de contre-œdipe par les deux rapporteurs, ainsi que par les auteurs de communications préalables, plaide pour sa mise en latence et son retour sous une forme déguisé. Dans les constellations du contre-Œdipe, un sujet réalise sa propre dynamique œdipienne en emboîtant le pas aux demandes œdipiennes de chacun de ses parents. Son destin œdipien se soumet aux demandes œdipiennes de ceux-ci d’être un tenant-lieu d’objet incestueux pour l’un ou l’autre, ou les deux. La contrainte œdipienne individuelle se retrouve alors aliénée à la réalisation de plusieurs Œdipes, celui du sujet et ceux de ces autres, les parents post-œdipiens se retrouvant entre parenthèses.

21Dans cette lignée des contre-Œdipes, le manque partagé concerne le procès d’endeuillement qui installe entre parents et enfant une authentique séparation. Le meurtre inaugural porte sur une part de l’impératif processuel, celui de l’endeuillement. L’absence de deuil se dissimule le plus souvent au sein de liens identificatoires, donc désexualisés, ainsi que par des partages d’affects et d’idéalisation. En découle une transvaluation de la tendresse post-œdipienne, alors exacerbée. La réalisation incestueuse trouve ainsi des produits issus de la désexualisation et de l’idéalisation pour se réaliser de façon dissimulée. En fait, la résolution aboutie du complexe d’Œdipe installe un duo associant tendresse et fermeté avec un subtil jeu d’équilibrage entre les deux.

22La transposition banale des trois assertions du complexe d’Œdipe, meurtre, inceste, castration, sur les personnages de la famille nucléaire, mais aussi celle réalisée par la tragédie sur la scène de théâtre selon la logique des Personnages psychopathiques à la scène (1905-1906), ont encore un autre effet, celui de privilégier l’approche métapsychologique de l’Œdipe et de son complexe du seul point de vue des relations objectales, d’où la place accordée à l’interdit de l’inceste. Sont alors laissés pour compte les autres interdits impliqués dans le fait civilisateur du psychisme et de l’humanité, l’interdit du cannibalisme et l’interdit du meurtre-crime (Freud, 1930 a [1929]).

23Ces trois grands interdits soutenant la mentalisation, l’inceste, le cannibalisme et le crime, portent sur les conséquences du meurtre de l’impératif à réaliser les opérations processuelles engagées dans la mentalisation, le deuil, la désexualisation et la réduction de la régressivité pulsionnelle extinctive. Ainsi l’interdit de l’inceste soutient-il, comme nous l’avons déjà précisé, la mise en place de l’objectalité ; l’interdit du cannibalisme, l’instauration du narcissisme ; l’interdit du crime, la genèse des investissements, ainsi que leur première retenue par conversion dans le corps, fondant le corps érogène. La dynamique œdipienne s’étend donc à ces trois opérations, deuil, désexualisation et réduction. Apparaissent un Œdipe des investissements libidinaux, du corps et de l’érogénéité, un Œdipe du narcissisme, et un Œdipe de l’objectalité. En fait, l’Œdipe ainsi élargi aux trois interdits s’avère être la dynamique conflictuelle propre à l’ensemble des procès psychiques engagés dans la mentalisation. Le « meurtre du père » réalisé en amont de ces procès n’est jamais directement visible, il est déductible de ses conséquences plus ou moins funestes, après coup.

24Cette dynamique est celle qui est agie dans l’intimité de la situation analytique. La règle fondamentale invite à une dramatisation des attractions transgressives, incestueuses, cannibaliques et criminelles, à la suite d’un « meurtre du père » prescrit par la règle elle-même. Son invitation à laisser de côté tout jugement de valeur prend le sens d’une liquidation qui rentre en tension avec l’impératif de verbalisation. La dynamique œdipienne négativante est donc prescrite par la règle afin de faire advenir sa résolution. Il n’y a pas d’analyse sans frayage avec la castration. La résolution s’étaie sur une dissolution, sur la réminiscence des impressions vécues durant l’enfance en lien avec les diverses intimités constitutives de la famille ainsi que celles émanant du fonctionnement psychique lui-même. Cette résolution peut dès lors se concevoir comme la condition de la capacité à ressentir ces diverses intimités dans leurs subtiles différenciations et oscillations régressives. La véritable résolution intègre une possible dissolution.

25En d’autres termes, la résolution du complexe d’Œdipe permet de décondenser le terme « amour » en diverses fibres affectives en lien avec ces intimités. Se déclinent : l’amour de satisfaction, d’étayage, de dépendance, de frustration, d’autorité, de réalisation, d’épanouissement, de soi-même, de sensualité érotique, de liens filiaux, amicaux, etc. En revanche, la non-résolution fait de la famille une « masse intimement liée » [2] organisée par le déni des différences, d’où un étroitement lié non différencié, évoquant par exemple, le célèbre « aimez-vous les uns les autres » promoteur de toutes les confusions, et soutien de tous les dénis.

26Freud désigne par le terme de « culture » cette double valence de différenciation et d’indifférenciation : «Comme la culture obéit à une impulsion érotique intérieure qui lui ordonne de réunir les hommes en une masse intimement liée, elle ne peut atteindre ce but que par la voie d’un renforcement toujours croissant du sentiment de culpabilité. Ce qui fut commencé avec le père s’achève avec la masse » (Freud, 1930 a [1929]). Cette phrase place la culture du côté d’un continuum qui ne serait pas articulé de façon oscillatoire aux intimités régressives, à l’intimité de la vie érotique rompant avec tout idéal culturel pour se déployer. Cette absence d’oscillation entre résolution et dissolution fomente les haines les plus féroces contre la culture, mais aussi contre la sensualité érotique.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Chervet B. (2008), La sexualité infantile en souffrance et les topiques éclatées, rfp, t. lxxii, n° 3.
  • Chervet B. (2012), L’énigme d’un meurtre et de ses destins, Bulletin de la spp, n° 103.
  • Diatkine G. (2000), Surmoi culturel, rfp, t. LXIV, n° 5 spécial congrès.
  • Freud S. (1924 d), La disparition du complexe d’Œdipe, Paris, Puf, 1969 ; ocf.p, XVII, 1992 ; GW, XIII.
  • Freud S. (1930 a [1929]), Le Malaise dans la culture, Paris, Puf, 1995 ; ocf.p, XVIII, 1994 ; GW, XIV.

Notes

  • [1]
    «?Il est faux de dire que les femmes ne savent pas garder un secret. Mais comme c’est difficile, elles s’y mettent à plusieurs?», Sacha Guitry.
  • [2]
    Freud n’utilise cette expression qu’une seule fois, en 1929, dans Le Malaise dans la culture. Il désigne alors un «?étroitement lié?». C’est un effet heureux de la traduction d’attirer l’attention sur les diverses intimités entremêlées dans les liens familiaux.
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