Couverture de RFP_764

Article de revue

La scène originaire criminelle

Pages 985 à 1002

« Je croyais qu’un crime était quelque chose d’extraordinaire. Eh bien ! je me trompais. C’est l’action la plus simple, la plus naturelle du monde.
– Et la plus traditionnelle, répliqua l’ange. ».
Anatole France, La Révolte des anges, 1914, p. 821

1Le meurtre, rencontre de deux êtres humains aboutissant à la suppression délibérée de l’un par l’autre, apparaît comme le type même de l’acte asocial puisque ce geste récuse l’éventualité d’une mise en relation initiée avec son prochain en vue d’un avantage affectif ou matériel partagé. Toutefois, pour que cet agissement reçoive la qualification de crime de sang, il est nécessaire que soient mises en place des procédures d’investigation, d’évaluation, de jugement, de condamnation et d’exécution. Au moins depuis le code de Hammourabi, promulgué voici plus de trente-cinq siècles en vue d’établir une échelle de sanctions pour des fautes désignées comme telles, la vengeance privée se trouve prohibée et nul ne peut faire justice lui-même. Si l’homicide résulte d’un acte, le crime devient tel à la suite d’une condamnation qui peut également porter sur des infractions, n’impliquant pas nécessairement une atteinte corporelle, de gravité tenue pour équivalente à la mort donnée volontairement. Le lien social se constitue, entre autres, par la sanction conduisant à l’exclusion du criminel qu’il soit mis à mort à son tour, emprisonné, relégué ou banni. Freud, pour sa part, note : « Le danger égal pour tous et la sécurité de la vie unit désormais les hommes en une société qui interdit à l’individu la mise à mort et se réserve le droit de mettre à mort collectivement celui qui transgresse l’interdit. Cela s’appelle alors justice et punition » (Freud, 1927 c, p. 181).

2Le crime, forme suprême du mal présente à toutes les époques dans toutes les cultures, ne cesse de nous interpeller par sa persistance, sinon son extension, au sein des sociétés policées. Malgré l’évolution culturelle, la capacité de l’être humain à tuer son semblable, pour les motifs les plus futiles, sans cause apparente parfois, et même, plus rarement, en vue d’un plaisir immédiat, est une source permanente de désillusion. Comme le souligne Freud : « Le prochain […] [est aussi] une tentation, celle de satisfaire sur lui son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ce qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer » (Freud, 1930 a, pp. 297-298). Si la tentation n’était pas permanente, le commandement « Tu ne tueras point » serait sans objet (Freud, 1930 a, pp. 330-331).

3Mais ce qui est proscrit en temps ordinaire comme faute criminelle s’impose comme devoir sacré au citoyen devenu combattant ; il ne saurait s’y dérober, sous peine de perdre l’honneur et l’existence, lorsqu’il se trouve envoyé face à des semblables désignés comme des ennemis à abattre sans hésiter si des nécessités tactiques devaient le commander. Il n’est pas impossible toutefois que, dans une position antithétique au tabou accompagnant dans certaines cultures le retour du guerrier auprès des siens (Freud, 1912-13 a, pp. 240-245), la gloire reconnue aux militaires victorieux (comme la compassion à l’égard des vaincus) traduise la dette de la société à l’égard de ceux qui, s’ils n’ont pas toujours sacrifié une partie de leur corps sur le champ de bataille, y ont du moins perdu à jamais leur âme. Ce n’est point du reste qu’ils soient tant hantés par le souvenir du risque vital auquel ils ont été soumis lors des combats mais, bien davantage, qu’ils soient troublés par les réminiscences obsédantes du plaisir procuré par la licence à tuer quand bien même, faute d’occasion propice, n’auraient-ils pu en user.

Le crime au regard de la psychanalyse

4Ces remarques générales justifient l’intérêt des psychanalystes pour l’acte meurtrier comme elles éclairent la portée des interprétations qu’ils en donnent. Là où d’autres cherchent avant tout à spécifier les traits permettant d’identifier la monstruosité du criminel, nous tentons de rétablir un pont entre les faits les plus horribles et des fantasmes d’agression, portés aussi bien par des motions pulsionnelles destructrices que sadiques, présents immanquablement chez les femmes et les hommes ordinaires. Le corollaire de cette position est que l’étude du crime s’est trouvée enrichie des enseignements tirés des cures psychanalytiques de personnes plutôt inhibées dans leurs agissements. Non seulement nos patients, mais les êtres humains dans leur ensemble sont nombreux à exprimer dans leurs rêves de la nuit, comme dans leur vie diurne, des souhaits de morts à l’égard de leurs proches. Dans cette perspective, quand un passage à l’acte survient, la question n’est pas tant de savoir pourquoi il s’est produit mais bien plutôt d’analyser les raisons pour lesquelles les mécanismes d’inhibition habituellement présents se sont trouvés défaillants.

5Notre discipline est sans doute la seule qui accorde, à côté de la sexualité, une place paradigmatique à la représentation du crime dans la psyché. Non seulement nous considérons l’enfant comme un être « polymorphiquement pervers » (Freud, 1905 d, p. 127, 172), mais de surcroît nous soutenons qu’il est nécessairement porteur de motions parricides, comme Freud l’avait déjà relevé dans sa lettre à Fliess du 15 octobre 1897 (Freud, 1985, pp. 344-345). Ultérieurement, il avait précisé : « Le meurtre du père est, selon une conception connue, le crime majeur et originaire de l’humanité tout comme de l’individu » (Freud, 1928 b, p. 214). Il n’est pas impossible que, du temps ayant passé, le caractère proprement scandaleux de ces positions soit moins immédiatement perçu. Bien heureusement, la contribution de Bernard Chervet au LXXIIe Congrès des psychanalystes de langue française rappelle avec beaucoup d’à-propos la place centrale du meurtre dans la problématique œdipienne (Chervet, 2012). Une histoire clinique en relevant n’évoque pas seulement, comme on se contente de le dire trop souvent, une inclination prononcée à l’égard de l’un des parents (ou de son substitut) ; elle implique au premier chef un conflit psychique intense et paralysant, en grande partie inconscient, entre le mouvement pulsionnel visant à l’élimination de l’autre parent et la culpabilité que cette motion suscite en retour. Dans la mesure où les transformations secondaires à la puberté réactivent, le plus souvent par des moyens de figuration indirects, les fantasmes parricides, de nombreux psychanalystes ont porté une attention spécifique aux adolescents meurtriers (Marty, 1997 ; Bessoles, 2005 ; Morhain, Morhain, 2011).

6D’une façon plus générale, dès l’origine de la psychanalyse, plusieurs études ont été consacrées au crime. Ces travaux se répartissent en trois groupes : les premiers sont ceux issus d’un travail clinique avec des patients meurtriers ; les deuxièmes, plus à distance, visent à une réflexion plus large sur l’apport de la psychanalyse à la criminologie ; les troisièmes, enfin, tentent de donner sens à l’acte criminel en élaborant aussi bien des données émanant de procès ayant marqué l’opinion que de l’interprétation psychanalytique de productions culturelles autour de cette question.

Le travail clinique avec des patients meurtriers

7Les psychanalystes ayant abordé directement des patients meurtriers ne sont pas rares, Jacques Lacan décrit la paranoïa d’autopunition à partir du cas d’Aimée, jeune érotomane ayant tenté de tuer une actrice alors célèbre (Lacan, 1927). Dès 1941, Melitta Schmideberg fait état des résultats encourageants des cures psychanalytiques auprès de criminels (Schmideberg, 1941). En France, Michel Cénac, coauteur avec Jacques Lacan du rapport théorique pour la XIIIe Conférence des psychanalystes de langue française consacrée à la place de la psychanalyse en criminologie était médecin expert près des tribunaux (Lacan, Cénac, 1951). Plus près de nous, Jacques André a publié, après enquête sur le terrain, ses recherches sur le meurtre dans les familles antillaises (André, 1987). Il faut classer à part la belle monographie de Gérard Bonnet consacrée à la psychanalyse d’un patient meurtrier (Bonnet, 2000). Hélène David a fait état de ses rencontres cliniques avec des mères infanticides (David, 1999) ; personnellement j’ai rapporté, avec les restrictions nécessaires à la sauvegarde de la confidentialité, la cure d’une femme qui s’était placée dans cette situation (Lepastier, 2009 a). En dehors des crimes de sang, Claude Balier et Denise Bouchet-Kervella, rendent compte dans plusieurs publications de leurs recherches concernant des agresseurs sexuels criminels (Balier, 1996 ; Bouchet-Kervella, 1996).

L’apport de la psychanalyse à la criminologie

8Dans le prolongement des réflexions pionnières de Ferenczi (Ferenczi, 1913, 1914, 1919), dès sa première livraison, la toute jeune Revue française de psychanalyse s’était assignée pour objectif de contribuer, entre autres, aux progrès de la criminologie. Non signé, l’éditorial énonce : « Il nous semble qu’à l’heure qu’il est, toute une série de disciplines – parmi lesquelles nous citerons seulement la psychiatrie, la pédagogie, la sociologie, la criminologie, voire la critique artistique – ont intérêt à se tenir au courant des études psychanalytiques » (Éditorial, 1927). De fait, « une partie non médicale » dont la responsabilité est confiée à Marie Bonaparte est prévue dans la revue ; elle l’inaugure par l’exposé du cas de Mme Lefebvre (Bonaparte, 1927). Ultérieurement, plusieurs articles, reprenant souvent des conférences faites à la SPP ou des rapports de congrès ont été consacrés aux relations entre la psychanalyse et la criminologie (Beltrán, 1930 ; Staub, 1934 ; Schiff, 1939 ; Lagache, 1948, 1950, 1951, 1979 ; Lacan, Cénac, 1951 ; Lebovici, Mâle et Pasche, 1951 ; Pinatel, 1954 ; Boutonnier, 1957). En dehors de la France, relevons le travail de John Rickman sur la psychologie du crime (Rickman, 1932), la revue de la littérature d’Edward Glover (Glover, 1956), les travaux de Theodor Reik enfin qui soulignent la nécessité de prendre en compte le sentiment inconscient de culpabilité du meurtrier dans la conduite de l’enquête criminelle (Reik, 1958).

9Par la suite, un moindre intérêt des psychanalystes a été un temps constaté. Un meilleur repérage des ambiguïtés de la « criminologie », (Labadie, 1990 ; Coutanceau, 1992), a sans doute permis un renouvellement des travaux. Des « variations à quatre mains », issues de deux auteurs, l’un criminologue, l’autre psychanalyste parviennent à mettre en évidence la place des mouvements inconscients dans les conduites criminelles (Lacoste, Bénézech, 1983 ; Bénézech, Daubech, 2008). Pour sa part, Paul-Laurent Assoun a relevé l’équivoque de plusieurs positions criminologiques (Assoun, 2004). Contrairement à ce qu’avancent certains profilers, la « reconstitution du crime », même quand elle est effectuée dans ses plus infimes détails, ne suffit pas à dévoiler le sens de l’acte. Sans le recours à une théorie plus générale du fonctionnement psychique, il n’est guère possible de se représenter le crime, autorisant ici une place de choix à la psychanalyse (Balier, 2005 a, 2005 b). Pour Jean Laplanche, le crime est un destin de la séduction dans la sexualité infantile (Laplanche, 2003). Comme l’écrivent Sophie de Mijolla-Mellor et Paul-Laurent Assoun : « Le crime est un phénomène monstrueux qui montre et cache. La psychanalyse est là à son affaire, car elle peut apporter à l’intelligibilité du crime de le saisir depuis le refoulé, sans le réduire aux figures du symptôme ni aux stéréotypes de la déviance sociale » (Mijolla-Mellor, Assoun, 2004).

Acte criminel, pulsions et inconscient

10Les études qui portent non sur le meurtre comme acte premier mais sur l’interprétation de la construction sociale du crime ne sont pas les moins intéressantes. Une psychothérapeute d’orientation psychanalytique travaillant en prison a montré comment progressivement le meurtrier se trouve, par l’enquête criminelle, le procès et la condamnation, dépouillé progressivement d’une partie de son histoire pour s’en voir proposer une autre (Lavenu, 1985). En effet, les enquêteurs, les experts et les magistrats ne retiennent d’une trajectoire existentielle complexe que les seuls éléments pouvant peser dans les attendus du jugement. Pour leur part, les psychanalystes, souvent à partir des seuls éléments livrés au cours du procès (enquête, témoignages et expertises), ou occasionnellement uniquement à partir de textes de la main du meurtrier (Boutonnier, 1950), tentent de retrouver les déterminations inconscientes ayant conduit au passage à l’acte.

11Il convient de souligner l’intérêt de cette catégorie de travaux dont la plupart ne tirent pas leurs données d’un matériel clinique de première main. Certains se gausseront de la prétention à exprimer un point de vue psychanalytique sur des criminels jamais rencontrés. Si, en un sens cette critique est inévitable, elle repose néanmoins sur un contresens. La question à laquelle tentent de répondre ici les psychanalystes n’est pas tant de décrire le meurtre que d’expliciter le crime, autrement dit de repérer le retentissement sur l’inconscient du traitement social de l’acte (en convoquant, au besoin, des productions culturelles) pour contribuer, à travers lui, à mieux connaître la psyché des femmes et des hommes ordinaires (Allendy, 1938). À bien des égards, cette démarche a succédé à celle de romanciers qui, tel Stendhal pour Le Rouge et le Noir, trouvaient autrefois leur inspiration dans la Gazette des tribunaux. Bien souvent, aux yeux du public, le criminel apparaît comme un « miroir de l’inconscient » (Lepastier, 2009 b). Comme l’a énoncé Sacha Nacht, voici plus de soixante ans, lors de son allocution présidentielle d’ouverture à la XIIIe Conférence des psychanalystes de langue française, consacrée à la criminologie :

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« Nous sommes tous plus ou moins irrités de voir quelle utilisation abusive et parfois tendancieuse de la psychanalyse est faite par la littérature, le cinéma les journaux. Pourtant, parmi tant de scories, une parcelle de vérité s’est glissée dans l’esprit d’un grand nombre et semble susceptible de changer peu à peu l’optique générale en ce qui concerne certains problèmes humains. Comment ne pas espérer obtenir bien davantage par une diffusion mieux organisée et mieux comprise de notions authentiques ».
(S. Nacht, 1951, p. 6)

13Dans l’absolu, nous pourrions imaginer que face aux restrictions pulsionnelles imposées par la culture, le caractère aberrant du meurtre aurait impliqué la discrétion dans son traitement social. Aussi bien, pour donner un exemple dans un domaine proche, le travail des croque-morts ne suscite guère de passions. Or, tout un chacun en conviendra, nous observons une attitude diamétralement opposée : non seulement la prise en charge du crime par la société occupe souvent une place privilégiée dans la quasi-totalité des médias de grande diffusion, mais elle entre, pour une part non négligeable, dans l’ensemble des productions culturelles. Innombrables sont les sculptures et les tableaux, les tragédies et les opéras, les romans et les contes, les films et les séries télévisées qui reposent pour l’essentiel sur l’exposition et les conséquences d’un homicide.

14Il n’est pas très difficile de percevoir que le travail de culture qui prolonge le crime est lui-même un accompagnement du traitement judiciaire et social qui a donné naissance à ce dernier. Comme l’ont relevé Franz Alexander et Hugo Staub, cette partie se joue toujours à trois : le meurtrier, le juge et le public (Alexander, Staub, 1931). Face à la rupture provoquée par la mort donnée volontairement, le travail du crime, œuvre de culture, vise à la restauration du lien social par la reconstruction d’une histoire à partir de l’acte homicide. Le crime est reconnu au terme d’un long processus qui se déroule sur diverses scènes qui s’emboîtent les unes dans les autres en créant à chaque occurrence un espace spécifique : scène de l’enquête, scène du procès, scène de l’exécution de la peine. Si l’environnement culturel en constitue une autre, plus à distance, cette dernière n’est pas la moins importante. Les psychanalystes visent, dans une démarche plus assurée mais pas de nature fondamentalement différente de celle qui anime la quête de sens du public, à retrouver au-delà de la scène du crime celle de l’inconscient. Si, en temps ordinaire, quand elle est pratiquée dans des « conditions sauvages », l’interprétation psychanalytique constitue une blessure narcissique susceptible de mobiliser des résistances, à l’inverse, devant la monstruosité du crime, la mise en évidence de motions pulsionnelles agressives, sadiques et destructrices permet en donnant sens à ce qui initialement apparaissait insensé, de restaurer un narcissisme un temps menacé. Plus nettement encore, la situation de crise – dont l’acte meurtrier est l’acmé – accentuant de façon spectaculaire des manifestations de l’inconscient généralement présentes dans la vie psychique ordinaire à une échelle infiniment plus discrète, permet de les mettre en évidence de façon plus aisée. Pour tout un chacun, qu’il appartienne à l’ordre judiciaire ou qu’il soit simplement un membre parmi d’autres de la foule formée par le public intéressé, la perception de l’acte meurtrier entre en résonnance avec des motions pulsionnelles préexistantes issues du ça.

15Une part importante de la réflexion des psychanalystes porte sur le crime à partir de la représentation donnée par des œuvres de culture, en particulier celles destinées au plus large public. Ainsi, le travail de Glen Gabbard sur la série télévisée Les Sopranos consacrée à une famille du crime organisé aux États-Unis (Gabbard, 2002), l’attention portée par Patrick Lacoste à une autre série policière (Lacoste, 1992) et l’intérêt certain de Julia Kristeva au roman policier qui en reconnaît une dimension métaphysique (Kristeva, 2012) prolongent à plus d’un siècle de distance les commentaires de Freud sur l’Œdipe roi de Sophocle, acte de naissance de la psychanalyse (Freud 1985, pp. 344-345) comme ils reprennent, à leur manière, son goût pour le roman policier (Mijolla-Mellor, 2012).

16D’autres psychanalystes ont plus directement trouvé leur inspiration dans les articles des journaux consacrés à des affaires criminelles célèbres. Il convient de dire quelques mots de l’étude véritablement inaugurale que Marie Bonaparte a consacrée au cas de Mme Lefebvre (Bonaparte, 1927). Celle-ci avait tué dans un mouvement passionnel sa bru enceinte. Pour construire sa réflexion, l’auteur a eu la possibilité de rencontrer cette femme criminelle au moment où elle purgeait sa peine de prison plusieurs années après les faits. Mais les quatre heures d’entretien ne sont pas, loin de là, sa seule source d’informations. Non seulement, elle étaye son argumentation sur les documents judiciaires, en particulier les rapports d’expertise mais, de plus, elle a recours aux divers comptes-rendus donnés dans la presse de l’époque. Si Marie Bonaparte fait état des données recueillies au cours de ses entretiens, elle ne rapporte rien de ce qui pourrait apparaître comme une interprétation, quand bien même n’aurait-elle pas été directement formulée, déduite des chaînes associatives de la patiente. Bien au contraire, dans une pratique proche de celle d’un détective ou d’un expert, elle confronte les différents documents en sa possession. Au-delà même de la discussion diagnostique et des hypothèses pouvant expliquer le passage à l’acte, Marie Bonaparte met en avant l’absence de culpabilité de Mme Lefebvre face à son acte et surtout que, depuis le meurtre, elle semble avoir été guérie des tourments hypocondriaques la hantant depuis plusieurs années. Ainsi, là où l’expert, fût-il psychanalyste, limite son travail aux réponses à proposer en regard des questionnements de l’appareil judiciaire, la vision du psychanalyste est autrement originale puisqu’elle interroge des points dont la résolution est sans influence sur le jugement à rendre. De plus, Marie Bonaparte a souligné à juste titre la part prise dans cette affaire par l’opinion publique. Celle-ci était très hostile à Mme Lefebvre, ce qui a empêché la cour d’assises de reconnaître l’irresponsabilité de la prévenue.

17Dans ses premiers travaux, Jacques Lacan a eu recours à une démarche proche. Malgré sa relation clinique avec Aimée, il a préféré argumenter le concept de paranoïa d’autopunition en privilégiant la prise en compte des écrits de la patiente (Lacan, 1927). Quelques années plus tard, dans un court article, il analyse le double crime des sœurs Papin, sans avoir jamais rencontré ces dernières, en reprenant l’expertise du docteur Logre et en s’appuyant sur des extraits de presse. L’important ici n’est pas que le jeune Lacan ait proposé, une fois de plus, le diagnostic de paranoïa mais bien plutôt qu’il ait pu hausser ce fait divers à la hauteur d’un mythe. Il conclut en effet : « Elles arrachent les yeux comme châtraient les Bacchantes. La curiosité sacrilège qui fait l’angoisse de l’homme depuis le fond des âges, c’est elle qui les anime quand elles désirent leurs victimes, quand elles traquent dans leurs blessures béantes ce que Christine, plus tard devant le juge, devait appeler dans son innocence “le mystère de la vie” » (Lacan, 1933, p. 399). J.-B. Pontalis se situe dans la même perspective quand il reconnaît aujourd’hui son intérêt pour les faits divers criminels dans leur ensemble (J.-B. Pontalis, 2011). Surtout, Sophie de Mijolla-Mellor s’est longuement penchée dans ses travaux académiques sur les affaires criminelles, de Pierre Rivière (Foucault, 1973) à Jean-Claude Romand, qui ont le plus inspiré de travaux psychanalytiques pour souligner l’importance du « crime d’amour-propre » (Mijolla-Mellor, 2004, 2011).

18Plus banalement aujourd’hui, des psychanalystes sont sollicités par différents médias pour exprimer leur point de vue sur des crimes ayant eu un retentissement public. Leur engagement est une mise en pratique d’une forme particulière de la psychopathologie de la vie quotidienne. Alors que l’article, comme l’entretien accordé dans la presse écrite, ne présente qu’une différence de niveau de complexité avec une publication scientifique, le traitement du crime à la télévision repose sur une rhétorique originale, construite progressivement, dont le déploiement n’est pas sans rappeler le travail de deuil.

19Cette séquence se déroule en trois temps, occupant le plus souvent trois journées d’informations. Au premier jour, le public est informé d’un meurtre frappant par son caractère spectaculaire. À ce stade, les renseignements sont très parcellaires. Aussi, les médias, après avoir exposé le peu qu’ils savent, font parler l’entourage. Malgré la grande diversité des situations, l’ensemble des témoignages s’ordonne selon l’une des deux options suivantes : dans la première éventualité, la banalité de l’auteur présumé de l’acte criminel sera soulignée, renforçant ainsi l’impact traumatique de l’événement rapporté ; autrement, il sera au contraire répété à l’envi que celui-ci est un récidiviste notoire qui n’aurait jamais dû être autorisé à retrouver en liberté. Le deuxième jour est consacré à une présentation plus approfondie des circonstances ayant conduit au meurtre. À ce stade, tout se passe comme si l’enquête de police était au moins partiellement confiée aux téléspectateurs. En somme, ces derniers se voient présenter une histoire criminelle « pour de vrai », comme un reality show et mieux qu’une murder party. Le troisième jour se produit un nouveau changement puisque, dans la mesure où les faits semblent à présent établis, un « expert » est sollicité pour donner sens aux actes qui viennent de se produire. Dans la plupart des cas, c’est à un psychanalyste qu’il appartient d’apporter le mot de la fin. Au minimum, cette intervention a pour mérite d’une part de montrer avec force dans ce domaine l’insuffisance de la prise en compte du seul comportement alors même que ce dernier vient d’être longuement et largement exposé et, d’autre part, de souligner la nécessité de ne pas se contenter de formules simplistes. S’il est vrai que la compulsion de répétition est mise en œuvre dans les conduites homicides, il n’est pas exact de soutenir que tout agresseur sexuel ait été lui-même abusé dans son enfance et moins encore que le tueur en série ait été, dans son passé, victime d’un autre tueur en série !

20Il est possible de penser, avec de bonnes raisons du reste, que « le sang à la une », dans les quotidiens populaires hier, dans les reportages télévisés aujourd’hui, a pour fonction délibérée de détourner l’attention des citoyens d’enjeux politiques autrement plus importants. Toutefois, s’en tenir à cette analyse risquerait de nous faire passer à côté de l’essentiel. La scène du crime dans les médias contemporains est une nouvelle édition de celles déployées dans les tragédies grecques de l’Antiquité. La représentation théâtrale avait alors une double fonction : d’une part, le plus souvent à travers le récit ordonné d’un ou plusieurs actes meurtriers, d’amener le spectateur à une purification de ses passions ; d’autre part, de développer, en tant qu’expérience collective, une communauté de fantasmes en renforçant les liens réciproques d’identification des spectateurs. L’ensemble du processus contribuait alors à l’affermissement de la Cité. C’est pourquoi, sans équivoque, Freud s’est toujours référé à la représentation de la tragédie d’Œdipe roi de Sophocle et jamais directement au mythe. Même dans la mise en forme particulièrement simplifiée, sinon caricaturale, des médias contemporains, la communauté des téléspectateurs, plus encore que la foule des lecteurs de journaux, est amenée à l’occasion des faits divers sanglants érigés en spectacle à retrouver la catharsis et le renforcement du lien social. C’est aussi ce qui explique, dans ce type de conjoncture, la demande adressée au psychanalyste.

21Dans bien des cas, ce recours repose sur un malentendu. Le plus souvent, s’il est demandé au psychanalyste une interprétation des faits qui lui sont présentés, celle-ci repose sur l’idée que nous disposerions, semblable à une « clé des songes », d’une « clé des crimes » dont la connaissance permettrait de parer à tout danger. En pratique, l’intérêt de l’intervention repose sur la capacité, pas toujours accordée, de rappeler que le fonctionnement de l’inconscient empêche précisément une traduction terme à terme. Un acte n’est pas toujours équivalent à un langage comme la dimension économique ne doit pas être négligée. Pour qu’un meurtre soit commis, deux conditions simultanées doivent être remplies : d’une part, que son auteur ait un « égoïsme sans limites » et d’autre part, qu’il soit animé d’une « forte tendance destructive » (Freud, 1928 b, p. 208). Si la seconde condition est généralement admise, la première, moins immédiatement évidente, n’est pas la moins décisive comme l’ont rappelé récemment Denis Toutenu (Toutenu, 2003), puis Claude Balier et André Ciavaldini qui décrivent « l’a-projection » comme un préalable au meurtre de l’autre (Balier, Ciavaldini, 2008). À l’inverse, si l’identification au prochain est le facteur inhibant déterminant dans les moments ordinaires, en temps de guerre, pour rendre licite l’élimination physique de l’ennemi, la collectivité se doit de le présenter, chaque fois que possible, dépourvu de toute humanité.

Une scène originaire

22Tout événement susceptible de mettre à mal les processus de refoulement, toujours laborieux mais indispensables au maintien de la vie, a des répercussions sur l’appareil psychique dans son ensemble. En particulier, le meurtre et l’inceste, comme nous l’observons régulièrement dans les affaires criminelles médiatisées, sont extrêmement difficiles à penser. Face à cet obstacle, Freud a choisi pour sa part de traiter la question du meurtre originaire du père en ne cessant, depuis l’exemple princeps d’Œdipe roi, de s’appuyer sur des œuvres de culture. C’est pourquoi également nous n’échappons pas toujours au risque de sous-estimer la portée clinique de ses textes qui, comme Totem et Tabou (Freud, 1912-13 a) ou « Dostoïevski et la mise à mort du père » (Freud, 1928 b), abordent le parricide. Devant une scène de crime, le public, aussi bien celui de la tragédie que celui de la télévision, ne cherche pas seulement à satisfaire ses « bas instincts » en devenant meurtrier par procuration. Toute représentation de crime est répétition d’un crime plus ancien : celle-ci ne concerne pas nécessairement la mise à mort du père mais peut aussi bien porter sur celle de la mère ou des frères. Au-delà des multiples possibilités d’identification à la victime et au meurtrier, le spectacle permet un accès partiel aux étapes les plus précoces du développement : non seulement des mouvements œdipiens se trouvent ici convoqués, mais il faut aussi faire la part des avatars de la relation précoce à la mère que Freud qualifiait de « mino-mycénienne » (Freud 1931 b, p. 10). Le spectateur de la scène du crime accomplit un travail psychique qui le porte d’un événement conjoncturel vers les fondements de l’organisation de la vie psychique. Toutefois, ce détour par un travail de culture, aussi minime soit-il, permet de faire passer la mort du registre de la nécessité à celui du hasard : ce qui relève du destin est transformé en acte volontaire (le meurtre) de survenue aléatoire pour lequel il est possible de mettre en place des dispositifs de protection, fondant ainsi la société policée. De plus, les figurations du crime, non dénuées de sadisme, résultant d’un travail de liaison témoignent du triomphe, au moins temporaire, d’Éros sur Thanatos. Si la mort naturelle est inévitable, l’espoir persiste qu’une meilleure organisation de la société pourrait éliminer les assassins. Le bénéfice économique n’est pas niable.

23La nécessité de la mort, blessure narcissique majeure s’il en est, n’a pas de représentation propre dans l’inconscient (Freud 1915 b, pp. 146-147). Ainsi, chaque fois que nous sommes confrontés à un trépas, nous tendons à invoquer des causes conjoncturelles pour le justifier : accident, imprudence ou enfin transgression des nécessités naturelles. La mise en avant de ces facteurs renforce le déni de la fatalité à la mort puisque, pratiquement toujours, des mesures de prévention auraient permis d’éviter ce décès, au moins tel qu’il a été rapporté. Dans une perspective proche, sur différents supports, des catalogues de morts absurdes ont été publiés. Les parcourir procure du plaisir, car la connaissance de leur contenu étaye l’aspiration à l’invulnérabilité : seules des personnes particulièrement stupides peuvent perdre leur vie en tombant dans des pièges si faciles à déjouer aux yeux du lecteur. L’acte meurtrier, et cela d’autant plus qu’il a été jugé comme crime, apparaît comme un défi à l’Ananké. Celui qui donne volontairement la mort s’affranchit des nécessités naturelles et sociales. Non seulement il défie les règles rendant possible la vie en commun au sein de la collectivité mais de plus, en s’appropriant l’existence d’autrui, il se place au niveau d’un dieu (ou d’un démon) obtenant pour lui-même un bref moment d’éternité. Pour ces raisons, alors que l’assassin est condamné, le combattant accède à la gloire.

24Le plus souvent, sur le moment, les auteurs d’homicides ne parviennent pas à une pleine représentation de leurs actes. Aussi bien pour l’avoir observé auprès des quelques patients criminels que j’ai tenté de traiter que dans la plupart des textes évoquant cette question, la conscience semble se retirer du meurtrier au moment où il accomplit son geste. Ce dernier se « réveille » dans un deuxième temps près d’un cadavre sans parvenir immédiatement à reconstituer le fil des événements. En revanche, les multiples représentations culturelles du meurtre ne manquent pas. Il ne se passe guère de jour sans que nous ne soyons confrontés à l’une d’entre elles. Au bout du compte, tout se passe comme si nous n’avions pas manqué d’être témoins de la réalité matérielle d’un crime. Si, à juste titre, des critiques se sont élevées contre l’excès de représentations violentes à la télévision ou dans les jeux vidéo, il faut néanmoins relever l’erreur fréquente commise à cette occasion entre meurtre et représentation du crime. Ainsi, il est relativement banal d’énoncer que l’enfant, plongé dans un monde d’images, assiste à x crimes par jour. Cette confusion est facilement acceptée parce qu’elle est conforme à ce que nous éprouvons dans notre for intérieur.

25Compte tenu de tous ces éléments, il est donc légitime d’envisager que la scène du crime soit une figuration d’une scène originaire qui ne se confond pas totalement avec la scène primitive. Non seulement, aux yeux du jeune enfant, une perception sadique du coït parental est fréquente mais, plus généralement, la proximité du vocabulaire de l’amour érotique avec celui de la mort est fréquente. Dans les deux cas interviennent des transes, des râles et une altération du souffle. L’orgasme, cette petite mort, serait-il une préfiguration de l’autre ? Ces données suggèrent que les représentations de la « scène primitive » pourraient résulter de la condensation d’une scène originaire sexuelle avec une scène originaire criminelle. Pour Freud, cette dernière existe bien et découle de la culpabilité liée aux conséquences du meurtre du père originaire. Les êtres humains descendant tous d’une longue lignée de meurtriers, la perception des représentations populaires du crime permet d’accéder chez chacun à une partie du psychisme inconscient. S’il est vrai que les hystériques souffrent de réminiscences, il faut relever que dans l’œuvre de Freud celles-ci ne sont pas nécessairement en relation avec la réalité historique d’une séduction subie dans l’enfance. Les remords des fils de la horde primitive s’exprimaient sous forme de crises hystériques, Dostoïevski répétant la même expérience (Freud 1928 b, p. 218). Au cours de l’accès, la figuration de l’orgasme et de la mort conduit à une perte de connaissance qui condense l’expression de motions pulsionnelles destructrices et sadiques avec le châtiment imposé en retour pour cette transgression majeure. Toutefois, la position de Freud ne semble pas épuiser toutes les virtualités. S’il est vrai qu’au commencement, était l’acte, le coït fécondant des parents est figuré dans la scène originaire sexuelle et la naissance de la conscience morale, la mise en place du Surmoi, secondaire à l’accomplissement du parricide est figurée dans la scène originaire criminelle. Il reste cependant que le rapport à la mort découle de la nécessité. Nous préférons regarder en arrière vers l’aube de notre vie pour ne pas deviner ce qui s’annonce vers l’autre bord, ce couchant dont nous ne cessons de nous rapprocher. La scène originaire criminelle est donc aussi, me semble-t-il, un essai de figuration de la mort que nous devons nécessairement à la nature. Dans cette perspective, l’importance des productions culturelles sur le crime serait à la mesure de la place qu’occupe dans la psyché cette tentative bien imparfaite de préparation à notre propre mort.

26Si le coït, sur un mode au moins en partie aléatoire, est à l’origine de toute vie, le meurtre apporte, de façon délibérée, la mort à quelques existences humaines. Ces deux actes, dont la finalité déborde la destinée individuelle, ont suscité l’inquiétude métaphysique comme ils ont initié le questionnement métapsychologique. C’est sans doute pourquoi leur représentation publique fait l’objet de tabous. Toutefois, assez paradoxalement, quoique encadrées, les images du crime sont mieux tolérées et davantage diffusées que celles concernant l’acte sexuel. Ce pourrait être un indice de l’importance de la scène originaire criminelle.

27La scène originaire sexuelle, toujours convoquée en cas de fonctionnement hystérophobique, perd progressivement dans l’avancée de l’existence son impact traumatique. À l’âge adulte, l’accès à la vie génitale, facilitant de nouvelles identifications aux imagos parentales, permet graduellement une meilleure inscription dans la succession des générations. Les représentations, qui étaient initialement un motif d’angoisse, accompagnent secondairement, au moins dans les cas les plus favorables, la recherche du plaisir amoureux partagé. Le destin de la scène originaire criminelle est d’une tout autre nature. La représentation du meurtre n’est pas qu’une commémoration du passé, elle est aussi un moyen de donner une figuration à l’impensable de notre propre disparition en transformant l’inéluctable en accident pour lequel un coupable est durement sanctionné. Le fonctionnement obsessionnel confronte la personne qui y a recours à la scène criminelle originaire. Toutefois, ici la fuite du temps loin d’apporter l’apaisement ne cesse d’accroître l’inconfort. Le gel des affects a pour fonction, entre autres, de tenter l’immobilisation en vue de repousser sans cesse l’échéance fatale. À l’image des héros des films d’Alfred Hitchcock, le sujet obsessionnel est en permanence aux aguets, car il ne cesse de se sentir menacé de meurtre, tout en éprouvant un remords perpétuel pour des fautes dont il pense être innocent. Son être entier est « scène originaire criminelle » poursuivi qu’il est par la dette à la nature dont il ne peut s’affranchir tant qu’il est vivant. Mais justement l’est-il ?

« Si vis vitam para mortem »

28S’il est vrai, comme le précise la vingt-sixième maxime de La Rochefoucauld que : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement » (La Rochefoucauld, 1665), tout être humain se voit en permanence rappeler la nécessité de sa disparition prochaine. Il est donc indispensable de mettre en place des stratégies autorisant à se représenter l’irreprésentable. Le crime occupe, en cette occurrence, une place privilégiée puisque, au minimum, il permet de traiter comme un danger extérieur, aléatoire et peu probable une menace interne, certaine et inévitable. Parallèlement, les aléas du développement libidinal amènent, à un moment ou à un autre, tout sujet à se vivre comme un criminel. Pour certains, la menace d’une condamnation, quand bien même serait-elle ressentie comme injuste, ne les quitte pas un seul jour de leur vie. Le meurtre fait l’objet d’une réprobation universelle parce qu’il est pour l’homme une tentation permanente à l’égard de son prochain. Ce fait associé à la difficulté à reconnaître dans sa propre vie psychique le destin mortel de toute existence justifie la part notable des productions culturelles, le plus souvent à visée populaire, introduisant la scène du crime. Mais, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, la réticence à reconnaître la mort n’implique pas nécessairement une retenue dans le fait de l’infliger à autrui. Loin d’être nécessairement le signe d’un retard, il apparaît bien au contraire que la violence sociale et plus encore les guerres meurtrières, au moins partiellement, sont liées au développement de la culture à laquelle, en leur for intérieur et sous divers prétextes, de nombreux êtres humains sont fondamentalement opposés. Pour ma part, j’ai tenté de rassembler ces données paradoxales en reconnaissant que le meurtre implique, pour en permettre le traitement, la mise en place d’une scène de crime. Celle-ci est, en elle-même, une tentative de figuration d’une scène originaire criminelle qui, d’une part, fait écho dans l’inconscient au meurtre du père de la Préhistoire et, d’autre part, plus fondamentalement, tente de rendre compte de la dette de tout être humain à l’égard de la nature pour la vie qui lui a été donnée.

29Allons plus loin. Au terme de sa réflexion sur la mort, Freud conclut : « Si tu veux endurer la vie, organise-toi en vue de la mort », (Freud, 1915 b, p. 157). Ce faisant, il s’inscrit dans une tradition stoïcienne dont une autre illustration est donnée par le développement donné par Montaigne à l’aphorisme de Cicéron, qui mourut lui-même assassiné : « Philosopher c’est apprendre à mourir » (Montaigne, 1580, pp. 79-93). Toutefois, la perspective psychanalytique reste spécifique. Loin qu’il s’agisse de l’apprentissage d’une mortification croissante, la reconnaissance des motions pulsionnelles destructrices, permettant un meilleur déploiement des forces de vie, ouvre de nouvelles possibilités de liaison et d’élaboration. Les figurations issues de la scène originaire criminelle sont sans doute une voie privilégiée pour effectuer ce travail.

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Mots-clés éditeurs : meurtre originaire, sœurs Papin, télévision, scène originaire criminelle, crime, parricide, Mme Lefebvre, scène de crime

Date de mise en ligne : 22/10/2012

https://doi.org/10.3917/rfp.764.0985

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