1Si « au commencement est l’acte », et que Freud construit l’originaire du meurtre du père de la horde primitive, alors le crime est partie intégrante des fantasmes sexuels qui nouent la tragédie œdipienne.
2Dans Totem et Tabou (1913), Freud pose le mythe fondateur de l’humanité autour d’une faute originelle, celle du meurtre du père originaire et du sentiment de culpabilité éprouvé par ses fils, ce qui aura comme conséquence la mise en place d’un double interdit, celui de l’inceste et celui du meurtre (du parricide), principe fondamental de l’instauration des liens sociaux, entre frères.
3Le sacrifice du fils dans la religion chrétienne serait selon la loi du talion une expiation exigée par Dieu contre le plus ancien crime de l’humanité, le meurtre du père de la horde, dont la trace mnésique a été plus tard transfigurée en divinité.
4Dans la Bible, le mythe fondateur est le fratricide, le meurtre par Caïn de son frère Abel, premiers hommes nés de l’union charnelle d’Adam et Ève, nés eux des œuvres de Dieu. Ainsi le mythe semble-t-il traduire une donnée première : l’homme est un être qui tue son frère, son semblable. Le crime est consubstantiel à l’être humain selon la Genèse, et tout meurtrier est fils de Caïn, rappelle Robert Badinter, dans sa belle introduction du catalogue de l’exposition Crime et Châtiment (2010). Après avoir maudit Caïn, Dieu « mit un signe sur la tête de Caïn pour que quiconque le trouverait ne le tuât point ». L’interdiction du meurtre est inscrite dans la Genèse, comme l’interdiction de la peine de mort.
5Crime et châtiment sont indissociés. Le meurtre de Laïos est précédé des crimes de celui-ci : exposition et abandon à la mort de son fils et crime contre les lois de l’hospitalité (il avait séduit le fils de son hôte). Laïos commet l’acte pédophile sur son chemin de retour de l’oracle, qui lui a appris qu’il serait tué par le fils qu’il allait avoir. Sa pédophilie est prise dans ses pulsions sadiques contre-œdipiennes envers son futur fils et rival. Destin « maudit » de la lignée des Labdacides, dont Œdipe n’en fut pas moins un héros civilisateur.
6Le crime parle-t-il de nous ? Freud le pense en 1915 : « C’est précisément l’accent mis sur le commandement : tu ne tueras point, qui nous donne la certitude que nous descendons d’une lignée infiniment longue de meurtriers qui avaient dans le sang le plaisir au meurtre comme peut-être nous-mêmes encore » (Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort). Dans ce texte, Freud esquisse les prémonitions de la pulsion de mort au sein même de la civilisation : à la place du remaniement pulsionnel des pulsions égoïstes en pulsions sociales sous l’influence des deux contraintes, l’une interne, érotique, liée au besoin d’amour, l’autre externe, liée à l’éducation, s’opère une action civilisatrice mortifère visant la répression des forces pulsionnelles ou au contraire une satisfaction pulsionnelle sans mesure. La déferlante des guerres traduit et renforce la régression de l’« anoblissement » des pulsions.
7« Le meurtre du père est, selon une conception bien connue, le crime majeur et originaire de l’humanité aussi bien que de l’individu », reprend Freud dans Dostoïevski et le Parricide (1928). C’est dans ce même texte qu’il lie le psychisme criminel au châtiment et à la culpabilité. Pourquoi l’homme tue ? Dostoïevski est-il un criminel ou un pécheur ? « Deux traits sont essentiels chez le criminel : un égocentrisme illimité et une forte tendance destructrice… ce qui conditionne leur expression c’est l’absence d’amour, le manque de valorisation affective des objets (humains). » Dostoïevski est décrit dans sa complexité : caractère pulsionnel, avec une extraordinaire intensité affective et un fond pervers sadomasochiste, mais aussi un don artistique, « inanalysable ». Ce qui vaut à Dostoïevski un destin criminel est justement sa culpabilité et sa satisfaction masochiste à cause de ses vœux parricides inconscients mis en acte, selon Freud, dans l’épilepsie « affective », de nature hystérique, de l’écrivain qui décrit magistralement les scènes internes du crime et du châtiment. Les notions de culpabilité, de remords, des figures du surmoi sont indissociables de celle du crime.
8Dès le début de la psychanalyse, les auteurs se passionnent pour les criminels, car la psychanalyse a sans doute la capacité à éclairer les comportements criminels, à dire par quels cheminements subjectifs un sujet en est venu à commettre un crime. Elle le peut d’autant plus qu’aux motivations conscientes, elle peut apporter sa connaissance des procès psychiques inconscients. Mais peut-être cherche-t-elle ainsi à démasquer une vérité plus profonde du psychisme humain que ce qui intéresse la cour d’assises. La psychologie n’a pas les mêmes objectifs que la justice. C’est dans cette perspective que, de Ferenczi (Psychanalyse du crime, 1914) à Marie Bonaparte (Le Cas de Mme Lefebvre, 1927), les premiers psychanalystes abordent les criminels (Hesnard, Reik, entre autres).
9Daniel Lagache a tenté de rapprocher psychanalyse et criminologie, y consacrant une partie de son œuvre, et Lacan a étudié le cas d’Aimée ou celui des sœurs Papin. Plus près de nous, des travaux lacaniens sont restés fidèles à un intérêt pour le parricide comme paradigme, mais par ailleurs une nouvelle catégorie de travaux s’est développée à partir du traitement psychanalytique des criminels en détention.
10Dans son travail, Claude Balier et d’autres comme D. Bouchet-Kervella, Zagury ont décrit l’abolition radicale du psychisme qui peut accompagner l’acte criminel. Sont alors convoqués des failles identitaires et des narcissismes béants qui renvoient à une violence fondamentale (Bergeret), aux travaux de Racamier (le fantasme non fantasme) ou de Piera Aulagnier.
11Une autre approche psychanalytique a été proposée par S. de Mijolla dans son étude sur Agatha Christie (Dunod, 1995) ainsi que dans son récent ouvrage La Mort donnée (Puf, 2011). On évoquera également les ouvrages de G. Bonnet (Psychanalyse d’un meurtrier, Puf, 2000) et de J.-B. Pontalis (Un jour, le crime, Gallimard, 2011).
12Si, avec le fantasme et l’Œdipe, on est loin de ces crimes sordides que l’information écrite ou télévisuelle met en scène de plus en plus souvent, la psychanalyse a-t-elle quelque chose à dire sur la fascination qu’exercent sur beaucoup ces crimes de sexe ou de sang ? Le spectacle qui en est donné ou la médiation par l’art ou la littérature permettent-ils une issue cathartique à nos pulsions destructrices et violentes ? Ou offrent-ils un espace à une jouissance sadique par procuration ?
13Dans les faits de la société actuelle, que devons-nous penser de l’exception du matricide, de la rareté du parricide et de la fréquence de l’infanticide ?
14Si le roman policier (ou le film policier) à l’extraordinaire diffusion occupe pleinement le névrosé sans augmenter la criminalité, qu’en est-il de spectacles beaucoup plus crus, qui excitent directement la sensorialité, et des jeux vidéo qui simulent avec de plus en plus de réalisme le meurtre actif par le joueur ? Continuent-ils à protéger du passage à l’acte par la représentation dramatisée, ou favorisent-ils l’acte criminel dans une forme de pornographie de la destructivité ? L’intérêt d’amateurs pervers pour des documents montrant des meurtres réels en serait la forme achevée.
15Des potentialités psychiques trouvent à s’exprimer dans les crimes : on les désignera par sadisme ou par perversion. Freud a décrit, dès 1905 (Trois essais…), le sadisme comme le plaisir pris à infliger de la souffrance à autrui. En 1915 (Pulsions et destins de pulsions), il rectifie sa position : infliger de la douleur n’est pas un but de la pulsion. Ce qui est davantage en jeu, c’est la destructivité, l’emprise, la volonté de puissance, tournée vers l’objet. Par rapport au masochisme primaire, le sadisme déplace du moi vers l’objet la destructivité.
16Stoller (1975) désigne par perversion « la forme érotique de la haine », qui amène une personne à faire volontairement du mal à une autre dans l’acte sexuel. Pour Joyce McDougall (1995), le terme de perversion s’applique à des relations sexuelles imposées avec violence à un autre non consentant (ou non responsable : un enfant, par exemple). C’est la non-prise en compte du désir de l’autre qui fait violence.
17La question reste de savoir si la psychanalyse peut aujourd’hui apporter son concours à la criminologie. Peut-elle, par exemple, permettre à certains signes d’établir la culpabilité d’un accusé, peut-elle dessiner le profil de certains types de criminels, peut-elle encore indiquer le degré de responsabilité d’un criminel ? Peut-on isoler ce qui déclenche le passage à l’acte ? Freud a toujours manifesté une grande prudence quant à l’application de la psychanalyse à la criminologie. Invité en 1906 à s’exprimer sur cette question au cours du professeur Löffler, il met déjà en garde son auditoire contre ce qui constitue une limite à l’établissement de la culpabilité objective d’un accusé : le sentiment de culpabilité qui amène ce dernier à se comporter comme un coupable.
18Cependant, la culpabilité œdipienne n’éclaire pas tous les crimes. D’une part, il y a loin du fantasme à l’acte, et seul le fantasme œdipien de parricide paraît universel. D’autre part, nombre de crimes sont commis par des individus chez qui on ne trouve guère d’organisation surmoïque et d’inhibition morale. C’est particulièrement vrai aujourd’hui où nombre d’auteurs d’actes de violence semblent ne pas reconnaître la gravité de leurs actes. Cela amènerait sans doute à convoquer les problématiques narcissiques et identitaires qui peuvent être à la source de comportements pervers. On peut interroger également ce qui pousse au crime des psychotiques : paranoïaques, délirants hallucinés et même le mélancolique par son « suicide altruiste ».
19Enfin, si le crime individuel a peut-être moins intéressé les psychanalystes depuis la seconde moitié du xxe siècle, c’est que la Seconde Guerre mondiale a imposé la prise en compte des crimes collectifs et amené leur châtiment par des tribunaux internationaux d’exception (progrès de la civilisation dans la reconnaissance du « crime contre l’humanité »).
20Ces nouveaux crimes interrogent autrement la psychologie des foules, la distinction du bien et du mal, ce qui relève de l’inhumain dans le destin pulsionnel de l’humain, la crise de la culture comme l’a proposé Hannah Arendt (La Banalité du mal).
21Nathalie Zaltzman a cependant fait remarquer dans L’Esprit du mal (2007) que l’imprescriptibilité et l’abolition des protections contre l’extradition pour le crime contre l’humanité retirent au criminel contre l’humanité la protection des lois humaines, le retranche de l’humanité qui s’exonère ainsi de l’inhumain. En interrogeant ce progrès du travail de culture qui prolonge la Déclaration des droits de l’homme, elle constate néanmoins que le prix à payer en est « l’élision du mal ».