Notes
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[1]
Chercher une certaine stabilité, mot intéressant si nous l’associons avec la pleine instabilité de l’enfant.
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[2]
Je ne mets pas cette phrase entre guillemets, car je l’utilise de mémoire.
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[3]
Émile Verhaegen était un poète belge : « Quelle angoisse la goutte d’eau qui tombe d’un roseau, qui tinte et puis se tait dans l’eau, et ta main dans la mienne… »
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[4]
Je pense que la situation analytique provoque la capacité projective de l’analyste (projeter chez les patients les conflits internes de l’analyste), aspect que nous oublions souvent. Ceci mériterait un long développement pour différencier la projection comme mécanisme de défense et l’identification projective, mécanisme bien différent. Je renvoie le lecteur aux Dictionnaires de psychanalyse.
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[5]
Je crois qu’il est important de préciser que la table de mon bureau est un peu éloignée du lieu où nous nous trouvons Estrella et moi, et où je travaille habituellement avec enfants et adultes : une petite table et deux fauteuils, cela implique qu’Estrella est allée chercher les feuilles dans l’autre table.
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[6]
En général, je n’interprète pas les contenus des dessins et attends les paroles des enfants avec lesquelles je tisse (processus associatifs : « elle nous mange des yeux » et de multiples hypothèses sur l’aspect biblique des pommes, mais aussi des souvenirs d’enfance en croquant des pommes) les paroles transmises : pommes bonnes à manger.
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[7]
Beaucoup d’enfants utilisent le mot « galleta » pour désigner le sexe féminin.
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[8]
Cela mériterait un long commentaire que je vais résumer : l’expression « tonta » est très familière en Espagne et n’a pas toujours une connotation agressive, mais tendre, elle s’emploie dans une relation très proche, ce qu’indique une certaine symbiose.
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[9]
À nouveau c’est une longue histoire de ne pas interpréter les gestes que nous observons par les yeux, donc, ils sont des perceptions visuelles. Ceci mériterait un long développement que je ne peux pas faire maintenant, mais je renvoie le lecteur à toute la théorie de la perception chez Freud et ce que J.-B. Pontalis développe sur les images visuelles dans La Force d’attraction.
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[10]
Titre d’une nouvelle de Ken Follet.
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[11]
Il ne faudrait pas déduire que je sois contre le psychodrame, d’autant plus que je l’ai pratiqué beaucoup et j’en ai même écrit un livre El psicodrama psycoanalitico de un niño asmático, mais le psychodrame a un cadre différent et exige un travail psychique sous d’autres règles que celles d’une psychanalyse. D’ailleurs, dans ce livre, je parle des dangers de mélanger les deux situations en les confondant.
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[12]
Dit d’une autre façon : le travail de deuil ne permet-il pas l’investissement des nouveaux objets ?
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[13]
Je renvoie le lecteur aux descriptions du travail de mélancolie qui nous aident à comprendre les multiples transformations psychiques grâce aux deuils et la découverte des nouveaux objets.
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[14]
En déniant les deuils, par exemple.
1Ne trouvant pas une meilleure expression pour designer ce que F. Guignard a décrit comme conglomérat de l’infantile, je vais essayer de saisir l’incompressible grandeur de la rencontre avec un enfant, tissée par la fragrance de l’immédiateté, traversée par la parole comme une trame tout d’abord silencieuse, qui se meut ensuite entre la nuit des contenus inconscients et la lumière du souvenir, entre l’ignorance et la sonorité vivante des mots. À la recherche d’un rêve nouveau contenant des vibrations infinies, celles de la pensée partagée et transmise, nous, psychanalystes d’enfants, sommes à la fois ainsi que les patients, acteurs, directeurs, spectateurs, scénaristes d’un jeu proche du drame où les résonances tremblantes de l’amour parlent du devenir, du destin, du comment nous pouvons saisir la vie à travers les abîmes de l’inconscient, pour découvrir que rien de ce qui a été vécu n’est trop infime et que le plus petit des événements peut se déployer comme un génie resplendissant dans l’infinitude du monde psychique, grand éclat de lumière : splendeur.
2Abîmes et splendeurs figurent aussi bien la pensée des enfants que la nôtre, un rapprochement plein d’énigmes et de difficultés, une aventure saisissante, celle de la plongée dans notre propre enfance pour recréer une névrose infantile enfouie dans les pénombres, prête à se renouveler comme « une éternelle capacité de rêverie » (R. Diatkine, 1994, p. 18) où « le désir de l’interprète » (M. Fain, 1982) dessine la demeure du devenir de la rencontre.
Les nuits étoilées
3C’était un mot ou plutôt un concept ? Attendez ! Un mot c’est un terme, une expression, un vocable ; alors que concept nous renvoie à la pensée, à la représentation, à l’idée. Aristote définissait le concept comme la représentation mentale d’un objet, et la psychanalyse n’avait pas encore été inventée. Pourtant, la relation mot-concept me semble pleine d’ombres, un peu comme si j’écoutais San Juan de la Cruz : Noche oscura del alma (nuit sombre de l’âme) et à la fois la voix de Freud qui disait dans l’Aphasie que les représentations de mots forment un système fermé alors que les représentations des choses sont un système ouvert. Comment ? Nous n’avons pas imaginé les représentations de chose comme un ensemble fermé, collé, presque plaqué à la chose ? Alors que les mots ! Oh ! Les mots, porteurs d’une si grande liberté que l’on dirait des étoiles qui dansent dans le ciel. Comment, donc, comprendre ces contrastes ?
4Et encore, si nous prenons la notion d’étoile, voici ce qu’elle contient : astre, planète, soleil, destin, signe, fortune, chance, acteur, créateur, interprète, comédien, vedette, star, lumière. Je vais m’arrêter à lumière pour associer à : quand on parle, la lumière se fait. Pas toujours…
5Imaginons que le rideau s’élève et qu’une scène apparaît.
6C’est l’obscurité, cela veut dire que les personnages ne comprennent rien de ce qui leur arrive, ils sont tous angoissés par la situation qui semble insolite : un couple qui parle à une dame qu’ils ne connaissent guère, assise presque immobile, elle les écoute. Et ils désirent parler, qu’est-ce qui leur donne ce désir ?… L’imagination. Ils ont imaginé qu’elle pourrait tout changer, presque magiquement, changer leur vie, celle de leur enfant, donner des solutions là où tout semble fermé, apporter une lumière à la nuit qui les habite.
7La dame qui écoute s’en étonne : comment ? Puisqu’ils parlent d’Estrella, leur fille (estrella veut dire étoile), elle n’illumine pas leurs vies ? Mais elle ne dit rien encore, cela viendra.
8Voyons ! Les propos des parents sont tissés avec des mots, ces mots-là ne semblent pas les tranquilliser, tout au contraire, l’on dirait que derrière ces mots se cache la souffrance, avec une petite teinte de tragédie, une interrogation toujours présente : Comment cela peut-il nous arriver ? Nous qui l’avons tant aimé. Dans leur course des mots, presque comme une cavalcade, ils voudraient tout dire en peu de temps tout, leurs soucis, leurs craintes, leurs déceptions, frustrations, les ententes et mésententes, les rencontres et les ratages : c’est une condensation. La dame pense : c’est comme un rêve. Et l’envie lui prend, de connaître Estrella.
9Pourtant, Estrella qui a cinq ans et qui n’a pas arrêté de pleurer depuis la naissance leur rend la vie impossible, ils n’ont pas dormi depuis lors.
10La dame pense : cela est impossible de ne pas dormir pendant cinq ans, peut-être veulent-ils me dire qu’ils n’ont pas pu rêver, mais ces pensées ne font qu’accentuer son impression sur la souffrance, qu’elle commence à partager comme issue d’une contradiction : un enfant nous fait souffrir, au lieu de nous donner de la joie. Comment peut-on transformer la souffrance en joie, la nuit en lumière ? Tiens : est-ce qu’il n’y a pas des nuits étoilées ?
11Étoilées ? En espagnol, étoilement connote un aspect tragique : quand une voiture heurte un mur, par exemple, on dit : se ha estrellado contra la pared (elle s’est « étoilée » contre le mur), synonyme de mort. En français, nous trouvons les mêmes acceptions d’étoilement comme éclatement, mise en morceaux.
12Voilà que la dame pense à la sexualité infantile avec toutes ses dérives : vie et mort. L’immédiateté de la situation ne lui permet pas de penser davantage à d’autres sens, à d’autres figurations, mais cela ne pose pas de problème, elle a le temps.
13Les parents continuent, ils ont eu de mauvaises expériences avec d’autres collègues qui leur ont dit qu’Estrella était psychotique parce qu’elle ne tient pas en place, bouge tout le temps, n’est pas attentive à l’école. Ils ne peuvent pas accepter un diagnostic pareil, ni celui d’hyperactivité ni les propositions de la médicamenter, il doit y avoir d’autres possibilités !
14La dame dit : « Parler ? » Après une minute de réflexion, la mère dit : « Oui, parler ! »
15Et ils parlent : Estrella nous mange avec les yeux, quand on lui demande quelque chose, elle fait la muette et nous provoque constamment, pas question de la faire obéir, elle n’en fait qu’à sa guise, elle crie quand quelque chose ne lui plaît pas, insulte même. Son frère n’en peut plus, elle est méchante avec lui, à l’école elle frappe les enfants, bouge tout le temps, ne fait rien.
16La dame est triste pour cette enfant et se demande si les parents ne disent pas tout cela pour bien confirmer que leur souci est vrai, pour montrer leur déception de ne pas avoir eu une fille plus satisfaisante, et quoi encore ? Elle ne sait rien, c’est la nuit.
17« Alors racontez-moi pourquoi vous croyez qu’Estrella a tous ces problèmes ? »
18« Nous avons beaucoup déménagé, presque une fois par an, avec tout ce que cela comporte : changements des maisons, réaménagements, changements d’école, se centrer, situarse [situarse veut dire choisir un lieu, se situer]. » [1]
19La dame pense en ce moment aux déménagements qu’elle a dû faire dans sa vie et comprend tout à fait, comme si cela lui était arrivé à elle, et fait un commentaire : « Mon Dieu que c’est difficile ! »
20« Ah ! Vous comprenez ? »
21Le père introduit alors une autre version : « Nous avons été très angoissés par ces changements, peut-être que nos énervements l’ont touchée, mais à ce point-là ? C’est neurologique ? Aurait-elle quelque chose au cerveau ? »
La rencontre
22Deux êtres se rapprochent et le monde se met à trembler, le trouble s’installe dans l’intimité de la conscience, au-dedans les vents s’agitent comme de grandes vagues porteuses des sensations. R. Diatkine dirait que la présence corporelle et l’écart générationnel produisent chez les deux participants (enfant-adulte) un fonctionnement psychique particulier, une diachronie, un contraste, des oppositions, des sensibilités inattendues, « fantasmes sadiques de maîtrise sans limites du corps de l’autre » (R. Diatkine, 1984, p. 18).
23Parler de la rencontre, c’est donc parler de l’infini. Mais parler de la rencontre entre un enfant et un psychanalyste ?
24« Un psychanalyste, même inexpérimenté, donne aux propos du patient – et pas seulement au récit d’un rêve – un sens différent de celui qui a voulu y mettre le locuteur –, et cette interprétation du texte manifeste me semble être la définition même de la rencontre d’un être humain avec un psychanalyste dans une situation où celui-ci travaille » (R. Diatkine, 1984, p. 66).
25Et encore, R. Puyuelo, parlant de la cure analytique : « L’inquiétante étrangeté est à l’œuvre dans cette rencontre pour penser seul et ensemble sous le sceau de la conflictualisation œdipienne et du déplacement transférentiel et contre-transférentiel » (R. Puyuelo, 2002).
26Toute rencontre met en place deux psychismes, Winnicott parlerait plutôt de deux aires de jeu qui se chevauchent. Mais, quelle situation ? Un enfant avec un adulte. Que faire ? Que dire ? Peut-on parler avec un enfant ?
27L’histoire de la psychanalyse infantile est remplie d’anecdotes amusantes, parce que toutes les querelles suscitent en nous un grand intérêt, en espagnol nous disons : cotilleos, bavardages. Pourquoi nous amusent-elles tellement ? Toujours lorsqu’il s’agit des disputes entre deux personnes, cela nous permet de voir, comme dans un théâtre, des scènes qui nous excitent. Nos pulsions voyeuristes y trouvent leur compte, mais aussi voir au-dehors de nous, sans que nous soyons concernés, nous permet de nous mettre à distance de possibles culpabilités puisque cela ne nous arrive pas à nous, nous nous sentons protégés. Oui, je ne suis pour rien dans la querelle entre M. Klein et A. Freud, l’une défendant le monde interne, l’autre l’entourage, quel dilemme ! Ce sont les parents qui prédéterminent les pathologies des enfants, ou c’est le monde interne qui ne tourne pas rond ? L’intérieur et l’extérieur, « le pulsionnel, relationnel, intersubjectif », comme les rédacteurs de ce numéro de la Revue nous le proposent.
28Mais une fois encore, nous devons à la psychanalyse d’enfants l’émergence d’une querelle si enrichissante : monde interne, monde externe, communication, intersubjectivité, transitionalité, liens, échanges, etc. Et qu’est-ce que l’on échange ? Qu’est-ce que l’on se prête ? : interprestation ou interprétation ?
29Lebovici nous rappelait que « pour Freud l’hypothèse principale dans L’Interprétation des rêves consistait en la réactivation des traces imprégnées de plaisir – ou de satisfaction du besoin – qui conduit à l’hallucination. Dit autrement, le désir de l’objet s’étaye sur la satisfaction du besoin. Lorsque le bébé réactive ses zones autoérotiques, il mobilise ses traces mnésiques et hallucine la satisfaction du plaisir. « Ce résumé nous rappelle que pour Freud c’est le désir qui crée l’objet interne ou qui le recrée : sa représentation est la conséquence de son hallucination et non de sa perception » (M. Utrilla, J. Cosnier, S. Lebovici, 1989). « La mère est investie avant d’être perçue », « la mère est créée par le bébé ».
30Et n’oublions pas non plus que la notion de pulsion, telle que Freud l’a décrite, est éminemment relationnelle, puisque pulsion sous-entend source, finalité et objet, qu’il soit interne ou externe, aspect que l’on néglige souvent.
31Mais le débat ne fait que commencer, le débat réalité ou monde interne.
32Freud : réalité, réalisation du désir, telle est la paire contrastée d’où émane notre psychisme [2].
33Oui, bien sûr, cela semble trancher la question. En psychanalyse d’adultes, tout paraît plus simple, quoique beaucoup des psychanalystes pensent que la société qui nous entoure et ses crises rendent les individus fous. Cela ne concerne pas « l’effort pour rendre l’autre fou » de H. Searles, qui évoque la situation de quelqu’un qui peut rendre l’autre fou – il s’agit là de l’éternel problème de l’influence, comment peut-on influencer l’autre ?
34Qui ne voudrait pas influencer et imposer, commander, obliger, diriger, et même dominer, et soumettre l’autre ? Est-ce que l’autre est toujours une menace ? Nous voilà précipités aux difficultés d’accepter les différences (M. Utrilla Robles, 2010). Pourtant, sans différences, il n’y aurait pas de rencontre.
35C’est en relisant « Psychologie des foules » qu’il m’est apparu que Freud avait résolu en partie la question de l’influence en développant les processus d’identification ; donc, si nous nous identifions, les aspects de l’autre deviennent les nôtres, quelle meilleure influence pouvons-nous imaginer ?
36Mais je risque de m’égarer, car si la rencontre psychanalytique présuppose déjà l’interprétation (selon les phrases que j’ai citées de R. Diatkine), c’est parce que le psychanalyste est prêt à accepter ses résistances, ses défenses en général, qui vont rendre difficile cette expédition dans le domaine de l’inconscient où psychanalyste et patient peuvent être prêts à conquérir le monde psychique. Donc, peut-on penser que sans interprétation il n’y a pas de rencontre psychanalytique ?
37Comme il faut vivre et aimer les questions autant que les réponses, nous voilà à nouveau au milieu de la scène.
38Estrella me regarde, et voici que ma capacité imaginative se déploie sans limites, car avant que les mots apparaissent et tintent comme la goutte d’eau de Verhaegen [3], je suis en train de penser que son regard semble interrogateur ou peureux, serait-elle angoissée par la situation, voudrait-elle me manger avec les yeux, comme disaient les parents ? Habituée à ma capacité projective [4], je me tais, alors que j’aurais voulu dire : peut-être tu as peur d’être ici ? Ou bien, tes parents m’ont dit, etc. (expressions issues de mon propre fonctionnement psychique et non du sien). Et dire qu’il y a beaucoup de psychanalystes qui doutent encore que le contre-transfert précède le transfert !
39Pourquoi je me tais ? Cela est une longue histoire qui tient de mon expérience, de mes recherches sur « cette cure de parole », sur les actings de l’analyste, des conceptions que je me suis faites sur l’interprétation qui, j’espère, pourront apparaître dans ces réflexions, proches de l’interrogation de C. David qui dit que penser, dire et faire, est un « hiatus irréductible ».
40Je m’assieds sur mon fauteuil et Estrella m’observe. Elle s’assied sans cesser de me regarder. Je me dis : sa force est dans les yeux ? Voir-manger ?
41Après quelques minutes, elle prend une feuille que j’ai sur la table de mon bureau [5], elle cherche des crayons et dessine une maison et un arbre, puis un autre avec des pommes, elle dit : « Des pommes. »
42Moi : « Pommes bonnes à manger ? » [6]
43(Vous direz que je suis trop « influencée » par Freud – « bon à manger, mauvais à cracher » –, mais je vous assure qu’à ce moment, je n’y ai pas pensé, c’est seulement en l’écrivant que le rapprochement me semble possible !)
44Elle fait le geste de les prendre de l’arbre et de les manger en disant : « Oui, elles sont bonnes [que buenas están]. »
45Je pense à ce que disait R. Diatkine sur la régression orale pour maîtriser la situation et lui dis : « Si j’étais si bonne, tu voudrais me manger. »
46« Non, dit-elle, je veux un biscuit [una galleta] », et elle touche son sexe.
47Moi : « La galleta, c’est comme ça que tu appelles ce qu’ont les filles ? » [7]
48Elle s’anime rapidement : « Bien sûr, car les garçons ont un zizi [cola en espagnol] et mon frère m’a frappée très fort. »
49Moi : « Force, “cola”, garçon. »
50« Non, dit-elle avec un sourire malin : caca. »
51À ne pas croire quand nous la sentons de si près, toute la théorie des Trois Essais, mais les enfants de cet âge nous ont habitués à parler de la sexualité infantile avec tant de spontanéité et de franchise !
52Moi : « Cola, caca ? »
53Maintenant, l’enchaînement associatif devient très rapide, presque indescriptible, mon infantile sollicité par la richesse des propos d’Estrella me fait éprouver, percevoir, tout le plaisir du jeu psychique tissé par des mots et associé à la tragédie de se sentir dépossédée, châtrée, abandonnée parce que fille, furieuse. Quand les mots manquent, c’est l’agitation exprimée par le corps, elle touche tout ce qui nous entoure tout en disant qu’elle veut manger et moi je donne du sens : manger tout pour me garder dans son ventre, alors elle reprend une autre feuille et dessine un rond, et prononce avec une certaine agitation, bébé, caca. Nul besoin de lui refaire l’interprétation qu’elle vient de se donner, mais j’ajoute : « Si tu penses que j’ai un bébé dans mon ventre, tu voudrais me remplir de caca. » Cela l’apaise immédiatement, elle rit, me demande d’aller aux toilettes. Quand elle revient, elle chantonne : « Moi, je suis une maman », elle touche son ventre, « et toi tu seras… tu seras… », elle utilise ici la musique d’une chanson très connue, Que será, será.
54Puisque, depuis longtemps, je n’ai plus de jouets et que je reçois les enfants dans le même bureau que les adultes et que j’ai maintes fois fait l’expérience que jouer aux jeux de rôle renforce les résistances, je ne joue pas non plus à celui qu’elle me propose : je parle.
55Moi : « Un papa… et tu voudrais que nous soyons un papa et une maman. »
56Elle : « Tais-toi ! » Et elle me fait signe de fermer la bouche, pendant qu’elle dessine, plutôt embrouille la feuille, la met en morceaux. Elle attend que je dise quelque chose et pensive, elle associe : « Je veux maintenant boire du coca-cola. »
57Moi, je pense : ne me fais pas ça, Estrella, c’est trop facile ! Mais je lui dis quand même : « Caca-cola » (caca-zizi).
58Comme si elle n’avait rien entendu, fait semblant de boire, puis de regarder le goulot de la bouteille imaginaire tout en me regardant.
59Moi : « Que voudrait me dire Estrella ? Boire ? Voir ? »
60Elle : « Tonta [idiote], tu ne comprends rien. »
61En ce moment, je sens qu’elle m’a déjà possédée, que je lui appartiens et que je pourrais devenir son objet transitionnel [8].
62Elle ajoute : « Dans l’école, il y a un petit chinois. »
63Tout d’un coup, la voix de sa mère retentit en moi : « Parfois, elle parle du chinois ! » (Expression courante en espagnol qui veut dire que nous ne comprenons pas, et aussi ce que les parents peuvent se dire lors des relations sexuelles.)
64Moi : « Tu voudrais me parler comme tu crois que font papa et maman le soir ? »
65« Oui ! », illuminée ! « Nous aurons beaucoup de bébés », et elle fait le geste de tirer la chaîne des toilettes et me regarde comme en espérant que je lui dise : bébés aux toilettes, mais je n’interprète pas les gestes et attends [9].
66La mère sonne et elle se précipite toute souriante.
67Quelle rencontre !
Balayer les nuages
68J’aime les mots, « les mots, magie à l’origine », certains mots plus que d’autres. Le mot interprétation particulièrement, il semble condenser ce que je pense de la psychanalyse : inter (en espagnol « interno » interne) proche de l’entre-deux. Il y a quelque temps, j’ai écrit que la psychanalyse commençait par l’élaboration que l’analyste fait des effets que les récits des patients ont sur lui et que ce travail organisait les identifications (M. Utrilla Robles, 1996). Mais, par la suite, j’ai trouvé cette formulation excessive, comme lorsque nous partons vers les nuages, il faut les balayer, en trouver d’autres. Alors, j’ai à nouveau écrit que patient et analyste construisaient un bébé imaginaire entre eux, fait de pensées et de mots, d’intentions et de recherches, de découvertes et de jeux, un bébé qui grandit s’il est alimenté, sous-entendu, d’interprétations (M. Utrilla Robles, 1979, p. 45-49). Puis, ceci m’est apparu trop compliqué, j’ai changé à nouveau. Pourquoi n’ai-je pas adopté une fois pour toutes le concept de champ analytique des Baranger ? Probablement parce que champ me semble se situer dans la nature ou dans l’espace, métaphores trop aériennes, presque sans corps, sans sexualité !
69Mais une chose devenait claire comme une étoile, à savoir que la personnalité de l’analyste, sa propre façon de penser et de travailler, son psychisme et son corps prédéterminaient le processus. Beaucoup de mes collègues ont levé les bras : « Tu ne crois donc pas à la pathologie des patients ? »
70Si, bien sûr, puisque je crois à ma propre pathologie, mais….
71Quand j’ai lu P. Heimann, j’ai cru partir sur les nuages, tout ce qu’elle dit semble s’opposer à cette histoire qui nous a contraints, depuis les débuts de notre apprentissage : l’observation, qu’elle soit naturaliste ou phénoménologique. L’observateur, un être aussi intègre que possible, est là pour faire le bien. Dit d’une autre façon, pour aider les autres, pauvres êtres habités par des pathologies terribles qu’il faudrait éliminer ou changer. L’observateur observe, décrit, explique ce qu’il voit, en toutes circonstances, à tout moment. Il détient les connaissances des névroses, des psychoses, des pathologies borderline, limites, comme si nous tous n’étions pas à la limite de quelque chose, à la limite, au seuil de notre propre ignorance, au seuil de notre inconscient, souvent dans la nuit et l’abîme.
72L’observateur semble dépourvu d’inconscient, mais il sait voir dans l’inconscient des autres, d’ailleurs quand il parle, il le fait de façon doctorale, il décrit avec la précision d’un chirurgien les symptômes variés, il sait théoriser d’une façon convaincante, au lieu de dire : le patient m’a dit ceci ou cela, il dit : le patient dénie, ou ses résistances ne lui permettent pas d’évoluer ; bien sûr, il ne se pose pas la question du pourquoi le patient est resté en silence après qu’il ait changé l’heure de la séance, ou qu’au lieu de lui faire une interprétation il lui ait dit : il faut changer de travail, vous ne vous rendez pas compte que c’est masochique de rester ! Ou, quand le patient devient agressif, il ne fait pas le rapprochement avec l’interprétation sauvage qu’il lui a faite la veille. Le patient, il est agressif parce que borderline.
73Mais les observateurs phénoménologues changent aussi parfois : ils peuvent même décrire et transcrire une séance, la décomposer et l’expliquer théoriquement, mais jamais, au grand jamais, ils ne feront les liens entre ce qu’ils ont dit et ce que le patient raconte. Et s’ils parlent de contre-transfert, ils disent : le patient provoque en nous des émotions, ou il met des pensées dans ma tête. C’est donc toujours le patient qui est en défaut. C’est l’observation de l’autre, l’autre qui manque de… normalité.
74On m’a demandé un jour : est-ce qu’il n’y a pas des patients agressifs ou mélancoliques ? Tout n’est pas la faute du psychanalyste ! Tu ne peux pas substituer au transfert le contre-transfert !
75Introduire l’interprétation dans ce débat me passionne. Et, pour ce faire, voici une citation de R. Diatkine : « L’interprétation par le psychanalyste de la situation psychique de son patient n’est en aucun cas une explication causale ni de ses symptômes, ni de ses manques, ni de son fonctionnement psychique actuel et de ce fait n’a pas le statut d’objet de connaissance. C’est une manière particulière d’être au cours de la séance, le mode de fonctionnement mental du psychanalyste » (R. Diatkine, 1984, p. 67).
« Un monde sans fin » [10]
76Ces longs voyages que nous pouvons imaginer de ces investissements des traces mnésiques qui sont presque synonymes de représentations, jusqu’à l’instant où s’opère un miracle, une trace, pas n’importe laquelle, brusquement attire un mot entendu, plutôt un son associé à une sensation et, par ce fait même, devient représentation (« la représentation est l’investissement de la trace mnésique »). Nous assistons à la naissance d’une représentation par l’union d’une trace et d’une émotion, bien sûr les mots me manquent ! Un monde sans fin comme celui décrit par Ken Follet d’une partie de l’histoire d’Angleterre. Sans fin parce que l’immensité est incommensurable. Pouvons-nous imaginer qu’avec sept notes et des règles très précises, vraiment très précises, nous pouvons en faire des millions de concerts, des symphonies et toutes sortes de musique ? Et avec quelques traces mnésiques pouvons-nous faire des pensées sans fin ?
77Ce sont donc les associations qui n’en finissent jamais, notre monde psychique qui ne finit jamais de créer grâce aux associations. Donc, si nous voulons comprendre la richesse des récits des patients, il semble important d’aller à la métapsychologie pour saisir pourquoi les mots prononcés de part et d’autre peuvent être porteurs de changements psychiques.
78Ce bref rappel est pour moi un début et ne prétend pas résoudre la question du pourquoi la psychanalyse est une cure de parole, du pourquoi ce qu’Estrella me dit provoque mes propres associations et ce que je lui dis déclenche les siennes.
79Quel rapport peut-il avoir entre l’Aphasie et ce qu’Estrella me raconte ?
80Dans l’Aphasie, Freud définit les représentations de mots comme l’association de plusieurs éléments : l’image sonore – mots entendus ; l’image motrice de langage – mot prononcé et l’image motrice de l’écriture – écriture d’un mot. Alors que les représentations de chose (décrites comme représentations d’objet – Objektvostellung) seraient un complexe associatif : associations d’impressions sensorielles, visuelles, acoustiques, tactiles, kinesthésiques et autres (S. Freud, 1891 b, p. 213-214).
81Et encore : « La représentation de mot n’est pas liée à la représentation de chose par tous les éléments qui la constituent, mais seulement par son image sonore. » Image sonore-mots entendus, nous pouvons déjà entrevoir l’importance de cette image sonore en ce qui concerne l’interprétation.
82Ainsi, l’image sonore est unificatrice. C’est seulement quand Freud décrira le préconscient qu’il ajoutera que pour devenir conscientes, les représentations de mots liées aux représentations de chose doivent s’associer à leur affect correspondant.
83Dans L’Inconscient, Freud définit à nouveau la représentation de chose comme « l’investissement, sinon des images directes de chose, du moins en celui de traces mnésiques plus éloignées et qui en dérivent » (S. Freud, 1915 e, p. 118).
84À mon sens, Freud, non seulement, donne une importance primordiale à la représentation de mots (à cause de sa fonction unificatrice) sur la représentation de chose, mais surtout nous dit que la représentation de chose est un ensemble d’associations d’objet (un complexe associatif) et que les différentes impressions sensorielles ne sont « que l’apparence de la chose perçue à travers ses différentes images ». Donc, le rapport à la réalité de la chose perçue se rapproche de ce que Lebovici disait : l’objet est une création par projection. Ce qui nous permet de nous éloigner de la simplicité de considérer les représentations comme des produits de la perception.
85Ceci m’apparaît très important, car ce que les patients nous racontent de leurs perceptions ne sont alors que des complexes associatifs. Comment donc ne pas considérer l’écoute psychanalytique comme un travail associatif ? « L’art du contrepoint » tel que M. Cid Sanz l’a décrit (M. Cid Sanz, 2005).
86Ce qui me semble avoir aussi été signalé par d’autres auteurs, linguistes et philosophes, notamment Saussure et Merleau-Ponty. Saussure préférait utiliser les termes de signifiant et de signifié pour marquer ce qui les oppose et ce qui les relie, et surtout pour souligner que la réalité des signifiants n’est pas aussi importante que la relation entre eux. Pour Merleau-Ponty, la perception est conçue comme une fonction de certaines variables physiologiques et psychologiques, ce qui s’écarte de la conception aristotélicienne de l’impression de l’objet appréhendée par l’organe des sens (Merleau-Ponty, 1942).
87L’Esquisse d’une psychologie scientifique va dans le même sens : Freud parle des processus objectifs des sensations et des associations des traces mnésiques et nous dit que l’énergie des processus inconscients ne vient pas du monde extérieur, mais uniquement des pulsions (lettre à Fliess de janvier 1896).
88Pour revenir donc à ce qu’Estrella me raconte, contenu manifeste, nous pouvons déduire que ce qui émerge à la conscience n’est qu’un processus complexe de multiples transformations : les représentations de mots et de choses qui ne sauraient pas se confondre avec les mots prononcés constituent un ensemble associatif ainsi que les traces mnésiques qui leur sont inhérentes.
89Faisons l’hypothèse que le premier mot prononcé – pommes –, contenu manifeste, émerge comme un compromis psychique qui condense plusieurs associations : envie de me manger issue d’une trace mnésique familiale-générationnelle et qui, à la fois, se resexualise au moment de la prononcer, ce qui provoque l’autre association sur – la galleta – le sexe féminin qui ne saurait être qu’un écran à son désir de posséder un pénis. Mais, ces associations n’auraient pas un sens unificateur sans les interprétations écoutées. Son désir de pénis peut devenir conscient et par la même opérer un changement psychique ?
90Dans Au-delà du principe de plaisir, Freud dira « que la conscience apparaît à la place de la trace mnésique » (S. Freud, 1920 g, p. 20) et dans L’Inconscient : « La prise de conscience n’est pas un passage d’un lieu à l’autre, mais un changement d’état. » Et dans Le Moi et le Ça : « Pour résumer, l’idée c’est que la vie psychique est d’abord inconsciente et ne peut devenir consciente que si elle trouve des représentations dans les traces mnésiques et en particulier les restes verbaux » (S. Freud, 1923, p. 231-232).
91Tout ceci m’a permis de mieux comprendre une merveilleuse phrase de l’Aphasie : « La représentation des données sensorielles de la périphérie du corps jusque dans le cortex ne se fait pas point par point selon une image topique exacte, mais comme un poème contenant l’alphabet selon un remaniement purement fonctionnel, correspondant à de multiples associations d’éléments individuels, où certains peuvent être représentés plusieurs fois et d’autres pas du tout » (S. Freud, 1923, p. 53).
92Ce pour quoi une seule interprétation n’est pas toujours efficace et qu’il faut tisser dans les échanges verbaux de multiples associations. Ce que nous pouvons appeler travail de perlaboration. Si nous suivons les multiples associations d’Estrella à propos du pénis (où il apparaît dénigré comme un caca, puis comme un bébé, pour ensuite vouloir le posséder oralement, sentir sa perte, le resituer dans ses fantasmes de relation des parents, vouloir jouer avec moi un bon nombre de ces fantasmes), nous pouvons réaliser la quantité d’affects qui se produisent, affects nommés et reliés aux représentations par la parole.
93Il y a encore tant d’autres recherches à faire pour comprendre que le récit manifeste n’est qu’une création de la relation analytique et non un exercice linguistique provenant des perceptions, qu’elles soient internes ou externes ! Par exemple : dans une autre lettre à Fliess (décembre 1896) où Freud parle pour la première fois de préconscient, il dira que les traces mnésiques contenues dans le préconscient peuvent devenir conscientes d’après certaines lois « par la réactivation hallucinatoire des représentations des mots ».
94Il me semble que tout ceci n’est qu’un début pour découvrir le récit, puisque après cette aventure des multiples transformations enracinées dans les systèmes associatifs, je me suis posé la question de la manière dont, à travers ces restes verbaux, nous construisons les phantasmes, les rêves et les théories sexuelles infantiles à partir du refoulement et du souvenir.
95En cet instant, j’aimerais parcourir toute la métapsychologie pour trouver les raisons pour lesquelles Freud a conçu la psychanalyse comme une cure de parole, et non une cure par l’interprétation des actes ou du comportement, dont souvent il parle pour dire que c’est imprécis et trompeur, ce que je traduis en termes de pléthore de variables ou de paramètres, pour utiliser un langage de chercheur. Mais la métapsychologie n’aurait pas une grande valeur sans la penser au travers de l’expérience : le corps-à-corps de la rencontre, prélude de la séance analytique. Et l’expérience m’a appris que dès que j’agis au lieu de penser, les dérives défensives augmentent pour finir par répéter les problèmes, motifs mêmes de la consultation. Au lieu d’interpréter, d’utiliser la parole, si je me mets à jouer ou à faire un psychodrame avec l’enfant, alors c’est comme si la scène analytique disparaissait, le trop d’actions, de décharges, d’abréactions, produit chez moi autant que chez l’enfant un appauvrissement d’idées, et les systèmes associatifs, les véritables créateurs, semblent s’évanouir [11].
96Quel est donc le pouvoir de cette interprétation par la parole qui peut, tout d’un coup, changer le panorama de ce monde sans fin ?
Étoilements
97Les étapes libidinales décrites par Freud dans les Trois essais ont maintenant mauvaise presse comme si elles étaient porteuses de la peste. Combien de fois ai-je entendu dire que la dénomination d’étape nous renvoie à la génétique, à des conceptions trop rigides du développement libidinal, à des enfermements théoriques répétitifs, itératifs, récurrents.
98Pourtant, il m’a toujours semblé que ces étapes sont comme les sept notes en musique, autrement dit, des systèmes de pensées porteurs « d’une géographie du désir » (M. Utrilla Robles, 2007), de désirs inavouables au travers des phantasmes que nous pouvons déceler à tout moment de la vie et surtout dans nombre d’associations psychiques. La sexualité prégénitale est un étoilement d’objets partiels et d’expressions pulsionnelles si riches et variées que nous pouvons comprendre Freud quand il a voulu leur donner des noms précis pour essayer de les unifier : oral, anal, phallique, génital. Dénominations, comme l’image sonore, en tout cas pleines de sonorités !
99Comme elles m’ont toujours fascinée, j’ai beaucoup écrit sur ces étapes qui me semblent si liées à l’interprétation et aux mots. Par exemple : dire « manger » quand le désir de s’approprier le monde est tellement fort qu’il éclate en mille morceaux, et en conséquence en mille peurs, craintes de détruire, craintes et envies, désirs dérivatifs d’être grandiose, de dominer, appétences et caprices sans nom, souhaits de tout contrôler, soif d’infini de posséder, convoitises ! Mettre en morceaux pour avaler, pour absorber, ingurgiter, s’approprier de l’informe, le faire sien : une folie d’intériorisation, et voilà que ce nom – manger –, cette parole, rassemble le tout et lui donne une certaine cohérence. Cela n’est-il pas une conquête de l’absolu ? Une lumière dans la nuit des sensations sans nom. Une étoile. Estrella !
100Estrella serait-il synonyme d’interprétation ?
101Au cours de la psychanalyse avec Estrella, je ressens qu’elle est en pleine étape anale, ce qui veut dire beaucoup de choses : c’est comme si je recomposais un puzzle très complexe et lui donnait un nom, non pour fixer l’enfant dans un cadre d’où il ne pourra sortir, c’est ainsi que je pense les diagnostics, mais pour reconquérir nos mondes psychiques, le sien et le mien, en échappant à la multiplicité dévorante qui parle d’un étoilement sans limites, le chaos.
102Le mot « anal » donne un sens à tous les phantasmes qui se déploient, c’est une interprétation, tout d’abord pour moi, pour pouvoir recomposer les séquences associatives comme un début, et puisque tout début est d’une grande beauté, c’est un commencement qui s’annonce pour moi comme la possibilité de voir au-delà les limites de mon savoir, la possibilité de découvrir d’autres émotions, d’autres perspectives. Le mot « anal » me renvoie à la solitude issue de la perte, la souffrance et la tristesse. Au fond, la tristesse n’est-elle pas l’instant où quelque chose de nouveau pénètre en nous [12] ? Quelque chose d’inconnu, et à la fois familier, c’est comme si l’avenir entrait en nous et nous précipitait vers d’autres mondes, des découvertes. Bien sûr, je pourrais le dire avec d’autres mots et développer le « travail de mélancolie » tel que je l’ai déjà écrit à propos des études de B. Rosenberg (M. Utrilla Robles, 1996), trouvant que c’est un monument, une splendeur (par la quantité d’élaborations qu’il nous offre), mais à la fois une chute dans l’abîme (en décrivant les souffrances de la mélancolie), un regard depuis les profondeurs de notre propre monde, depuis l’immensité de notre solitude [13].
103C’est ainsi que nous avons perçu la perte de nos matières fécales perdues dans les toilettes ? Perdre quelque chose de si important, presque comme perdre son corps, l’âme, l’essence de notre être ! Et dire que chaque perte a une teinte anale pour toute la vie ! Comment ne pas comprendre alors le désespoir des enfants, leurs angoisses, leurs détresses ? Sommes-nous si éloignés de ce temps que nous puissions tourner en ridicule une telle expérience ? Dommage, car le nouveau que la tristesse nous apporte peut entrer dans notre cœur, pénétrer notre intérieur, passer dans notre sang sans avoir le temps de savoir de quoi il s’agissait, mais nous laisser la sensation que l’avenir est rentré en nous. Dommage, car la perte de la perte peut nous dévitaliser ! C’est comme si nous avions raté de saisir notre souffrance, pas pour l’érotiser, mais pour pouvoir récupérer la vie qu’elle contient, comme lors d’un deuil. Et ces retrouvailles se font grâce aux mots, sans quoi la chute dans l’abîme peut nous renvoyer vers l’indifférence [14]. Il faudrait se poser la question de l’érotisation comme dernier retranchement contre l’indifférence, prélude de l’ennui.
104En tissant avec Estrella ces multiples sensations, nous passons par des cheminements divers : les cacas – elle a beaucoup de plaisir à jouer avec ces mots – représentent de bons et de mauvais objets comme dirait M. Klein, et tout ce déploiement fantasmatique se renouvelle de séance en séance pour se retrouver associé à maintes expériences d’amour et de haine. Les processus associatifs qui se produisent tant chez elle que chez moi semblent une véritable leçon de travail de mélancolie : pour elle se répètent ses angoisses de castration, « toutes les sensations des pertes et d’abandons s’organisent sous le primat de l’angoisse de castration », nommer la castration (elle-même dit : « je n’ai pas un zizi », alors qu’elle avait associé à « cola » (zizi) mais qui en espagnol signifie aussi coller, être adhésif à l’autre et pâte à coller, et moi d’enchaîner « cola » – coller pour ne pas être abandonnée). Oui ! Quand nous avons « des mots pour le dire » en pleine névrose de transfert, c’est comme revivre des sensations oubliées, vivre les mots et pas seulement les penser.
105Bien sûr, quand je dis « névrose de transfert », j’ai en tête tout un monde d’expériences de lecture conquises par le fer et le feu, par la sueur de ma propre ignorance, de ma frustration de ne pas comprendre comme je l’aurais voulu, de me bagarrer avec nombre d’auteurs ou de remercier d’autres. Pour en arriver à un terrain presque de bon sens : la névrose de transfert ne me semble pas être comme une continuité, elle se conquiert séance après séance, coup sur coup, pas à pas. La névrose de transfert se crée, ne s’installe pas ! C’est le travail de contre-transfert qui la génère, qui la procrée, qui l’alimente.
106Mais, qu’est-ce que le travail de contre-transfert ? C’est vrai qu’à chaque séance on repart à zéro ? Sans mémoire, comme le dirait Bion.
107Pourquoi cela a-t-il été si long de reconnaître que le contre-transfert existait ? Cela serait trop long de l’expliquer, car il me faudrait retracer l’histoire de ce transfert si curieux, un transfert comme réponse au transfert, une sorte de reconnaissance que l’analyste, lui aussi, a un inconscient, des pulsions, une sexualité infantile et autre, un corps érogène, des phantasmes inanalysés, des compulsions, des résistances et même des clivages. Oh, attention ! N’entendez pas, surtout pas, le mot borderline !
108Je ne peux pas résister au plaisir d’évoquer certains passages sur l’histoire de ce maudit transfert du transfert. Tout semble avoir commencé le 7 mars 1909 quand Jung avoue à Freud que le diable semble être entré chez lui en la personne de Sabina Spielrein à qui il vouait « une affection particulière ». Freud répond que ce sont les risques du métier. Mais les choses se précipitent en juin. Freud lui écrit en nommant pour la première fois le contre-transfert et la nécessité de le maîtriser. Un an après, Freud dira « chaque psychanalyste ne va qu’aussi loin que le permettent ses propres complexes et résistances internes ». En 1910, année où il rédige les écrits sur la technique avec nombre de références, il considère que « l’analyste doit être en mesure de se servir de son inconscient comme d’un instrument ». Ferenczi s’en mêle lui aussi en relaxant le cadre et en recevant des remontrances de Freud. Pourtant, dit-il, la règle est claire, il ne faut pas rien donner qui ne soit issu directement de l’inconscient de l’analyste.
109Mais, après avoir écrit « L’amour de transfert », les choses se compliquent : puisque la psychanalyse travaille avec des forces explosives, l’amour qui se déclenche par le transfert, il faut l’assumer et en assumer la responsabilité. La question maintenant est celle du comment. Tout porte à croire qu’après 1915 Freud ne parle plus de transfert et pourtant, il n’est pas en filigrane dans ses écrits ? Il me semble impossible de retracer la période 1915-1930 qui nous pose la question du rapport entre le cadre, le processus et l’interprétation, interprétation qui condense tout le problème du contre-transfert.
110S’il est vrai que nous n’oublions rien et que c’est seulement le refoulement qui nous soustrait ce trésor qui compose nos souvenirs, pourquoi penser que quelqu’un qui parle, qui raconte à l’autre des histoires complexes de sa vie, qu’il croit évidement s’être passées, même s’il ne le fait pas en suivant les règles de la logique de celui qui écoute, s’il s’égare, se trouble, devient désorganisé, représente des scènes dramatiques ou même tragiques, se tord de souffrance, se déchire (cela renvoie-t-il à la névrose de transfert ?), est-ce parce qu’il manque de représentations ? Cela n’est-il pas plutôt lié à ce que l’écoute nous précipite dans certains abîmes ?
111Et comment travailler ces abîmes ? Il ne s’agit pas de taches aveugles (F. Guignard), mais de puits sans fond apparent : l’incompréhension qui comme dirait M. Fain nous fait devenir « sourds et aveugles ».
112Il me semble qu’entre 1915 et 1939 toutes les théories que Freud déploie s’adressent au fonctionnement psychique de l’analyste, comme un besoin de guérir de la surdité et de l’aveuglement : résistances du moi, du ça, du surmoi, compulsion de répétition, clivage, Nirvana, pulsion de mort, déni, fétichisation, etc. ne seront être des mots pour dire ce qui nous attend dans cet engagement contre-transférentiel qui risque de nous rendre fous ? Oui ! Le risque existe, j’en suis consciente, de la folie, qui n’est pas seulement du côté de l’analyste (de l’analysant ?) comme maintes fois on me l’a déjà dit, mais pourquoi ne pas penser que la folie est du côté de l’écoute ? C’est donc une folie à deux !
113Estrella s’assied sur le fauteuil et fait une boule de son corps, elle ne dit rien et reste sans bouger, moi je me parle toute seule en silence, des étoiles filantes parcourent mon espace, je n’arrive pas à les saisir, bien sûr, hier elle a fait une série d’associations très riches que j’ai traduites par des désirs d’être un garçon, de séduire la mère, de la garder pour toujours, de lui faire des enfants, d’éliminer le père, tout cela tissé avec de multiples phantasmes, des scénarios variés. Non, me dis-je, toutes ces idées ne sont que des apparences, peut-être fuient-elles du désarroi infécond, de la peur que quelque chose d’étrange entre en nous, je lutte pour ne pas plonger dans l’égarement de l’amour, mais de quel amour s’agit-il ? Non, je ne veux pas résoudre mes sensations par des théories, une idée surgit : profite de la solitude qu’elle t’offre ! La solitude n’est pas abandon, c’est seulement un moyen pour se saisir soi-même, pour construire un destin comme un vaste et merveilleux tissu où chaque fil est porté par mille autres fils. Estrella remue et dit : je suis si fatiguée ! J’entends ces sons comme venus de très loin, presque d’une vieille personne. Je me surprends en disant : quand on a tellement travaillé, c’est parce qu’on a beaucoup aimé. Elle me regarde sérieuse : comment le sais-tu ? Surprise, bien sûr, surprise, je ne sais plus que dire. Alors, elle sourit, s’illumine : « Oui, tu m’as déjà dit que tu avais été aussi un enfant ! »
114Dans les jours qui suivent, nous avons aussi pu comprendre les enjeux de phantasmes homosexuels dans l’ici-et-maintenant de la relation.
Travail de contre-transfert ou amour de contre-transfert ?
115Reprenons l’idée qu’Estrella m’a suggérée : travail est amour, aimer c’est travailler. Donc, plus nous travaillons au-dedans de nous-mêmes, plus nous aimons ceux qui nous ont entourés, et ces tissages peuvent être infinis.
116Non, je ne voudrais pas conclure par cette simple réflexion qui laisse tant de choses de côté, mais il me semble qu’il faudrait relire « L’amour de transfert » pour essayer de saisir toute sa profondeur.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Cid Sanz M. (2005), El arte del contrapunto, Revista de la Asociación Psicoanalítica de Madrid, n° 39.
- Diatkine R. (1994), L’Enfant dans l’adulte ou l’Éternelle Capacité de rêverie, Lausanne, Delachaux et Niestlé.
- Fain M. (1982), Le Désir de l’interprète, Paris, Aubier.
- Freud S. (1891 b), Contribution à la conception des aphasies : une étude critique, se, XIV.
- – (1915 e), L’inconscient. Métapsychologie, se, XIV.
- – (1920 g), Au-delà du principe de plaisir, Paris, Payot, 1981, p. 20.
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- Merleau-Ponty, La Structure du comportement, Paris, puf, 1942.
- Puyuelo R. (2002), L’Enfant du jour, l’enfant de la nuit. La rencontre analytique, Lausanne, Delachaux et Niestlé.
- Utrilla M., Cosnier J., Lebovici S. (1989), Interacciones terapéuticas : Fronteras psicoanalíticas, Madrid, Technipublicaciones S.A.
- Utrilla Robles M. (1979), Réflexions sur la relation, Revue de thérapie psychomotrice, La Relation thérapeutique en psychomotricité, Ve colloque international de Bruxelles, n° 47.
- – (1991), El Psicodrama Psicoanalítico de Un Niño Asmático, Madrid, Edit. Biblioteca Nueva.
- – (1996), Les modèles psychanalytiques, rfp, t. LX, Spécial congrès.
- – (2007), La voie des femmes, avec Hélène Trivouss-Widlöcher. Que veut une femme ?, Revue Penser-rêver, n° 12, Paris, Éditions de l’Olivier.
- – (2010), Le Fanatisme en psychanalyse, Madrid, Edi. El Duende.
Mots-clés éditeurs : Travail de contre-transfert, Rencontre, Vivre les mots, Amour, Sexualité infantile, Processus associatifs
Mise en ligne 30/05/2012
https://doi.org/10.3917/rfp.762.0331Notes
-
[1]
Chercher une certaine stabilité, mot intéressant si nous l’associons avec la pleine instabilité de l’enfant.
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[2]
Je ne mets pas cette phrase entre guillemets, car je l’utilise de mémoire.
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[3]
Émile Verhaegen était un poète belge : « Quelle angoisse la goutte d’eau qui tombe d’un roseau, qui tinte et puis se tait dans l’eau, et ta main dans la mienne… »
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[4]
Je pense que la situation analytique provoque la capacité projective de l’analyste (projeter chez les patients les conflits internes de l’analyste), aspect que nous oublions souvent. Ceci mériterait un long développement pour différencier la projection comme mécanisme de défense et l’identification projective, mécanisme bien différent. Je renvoie le lecteur aux Dictionnaires de psychanalyse.
-
[5]
Je crois qu’il est important de préciser que la table de mon bureau est un peu éloignée du lieu où nous nous trouvons Estrella et moi, et où je travaille habituellement avec enfants et adultes : une petite table et deux fauteuils, cela implique qu’Estrella est allée chercher les feuilles dans l’autre table.
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[6]
En général, je n’interprète pas les contenus des dessins et attends les paroles des enfants avec lesquelles je tisse (processus associatifs : « elle nous mange des yeux » et de multiples hypothèses sur l’aspect biblique des pommes, mais aussi des souvenirs d’enfance en croquant des pommes) les paroles transmises : pommes bonnes à manger.
-
[7]
Beaucoup d’enfants utilisent le mot « galleta » pour désigner le sexe féminin.
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[8]
Cela mériterait un long commentaire que je vais résumer : l’expression « tonta » est très familière en Espagne et n’a pas toujours une connotation agressive, mais tendre, elle s’emploie dans une relation très proche, ce qu’indique une certaine symbiose.
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[9]
À nouveau c’est une longue histoire de ne pas interpréter les gestes que nous observons par les yeux, donc, ils sont des perceptions visuelles. Ceci mériterait un long développement que je ne peux pas faire maintenant, mais je renvoie le lecteur à toute la théorie de la perception chez Freud et ce que J.-B. Pontalis développe sur les images visuelles dans La Force d’attraction.
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[10]
Titre d’une nouvelle de Ken Follet.
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[11]
Il ne faudrait pas déduire que je sois contre le psychodrame, d’autant plus que je l’ai pratiqué beaucoup et j’en ai même écrit un livre El psicodrama psycoanalitico de un niño asmático, mais le psychodrame a un cadre différent et exige un travail psychique sous d’autres règles que celles d’une psychanalyse. D’ailleurs, dans ce livre, je parle des dangers de mélanger les deux situations en les confondant.
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[12]
Dit d’une autre façon : le travail de deuil ne permet-il pas l’investissement des nouveaux objets ?
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[13]
Je renvoie le lecteur aux descriptions du travail de mélancolie qui nous aident à comprendre les multiples transformations psychiques grâce aux deuils et la découverte des nouveaux objets.
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[14]
En déniant les deuils, par exemple.