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Article de revue

Mère Mort

Pages 1681 à 1687

« Quant à la solitude, au silence et à l’obscurité, nous ne pouvons rien en dire, sinon que ce sont là effectivement les circonstances auxquelles s’attache chez la plupart des humains une angoisse infantile qui ne s’éteint jamais tout à fait. »
S. Freud, L’inquiétante étrangeté.
« C’est paradoxalement lorsque l’individu n’a pas peur de se défaire qu’il a le plus de chances d’atteindre réellement ce qu’il est. »
M. de M’Uzan, Contre-transfert et système paradoxal.

1Cet article propose une approche de la fin de la vie à partir de la relation au maternel telle qu’elle a été élaborée dans le 71e Congrès des Psychanalystes de Langue Française.

2Sans la nommer de façon explicite, l’approche psychanalytique de la fin de vie développée par M. de M’Uzan dans son article de 1977, « Le travail de trépas », correspond tout à fait à la description du lien au maternel à la fin de l’existence.

3Nous allons présenter les aspects culturels et spirituels de la mort humaine, puis nous ferons le lien avec la reprise de la spiritualité à la fin de la vie, nous aborderons la maladie d’Alzheimer comme un échec du maternel lors de la vieillesse et nous finirons par l’approche maternelle du psychisme en fin de vie à partir de l’article de M. de M’Uzan.

Aspects culturels, médicaux et spirituels de la mort

4Nous allons fixer notre attention sur des aspects connus de la mort, évocateurs d’une façon ou d’une autre de son lien avec le maternel.

5Dans l’art, on trouve régulièrement associées l’image de la femme et de la mère à celle de la mort. Les exemples sont nombreux. D’un côté, dans l’art religieux, nous trouvons les images de la pietà où Marie apparaît en train d’accueillir amoureusement son fils mort. M. de Hennezel, psychologue spécialisée dans la fin de la vie, décrit ainsi le moment de la mort d’Yvan Amar, un philosophe et mystique mort en 1999 : « Elle [sa femme] le tient contre lui, ses bras autour de son corps si frêle, sa main posée sur son cœur. Silencieuse. Puis elle lui dit : “Je t’ai accompagné de tout mon cœur.” C’est alors que le cœur d’Yvan cesse de battre » (p. 17).

6Dans un autre registre, la tradition associe féminité et mort à travers la représentation de la « faucheuse », mort féminisée ayant droit tout-puissant de vie et de mort.

7On peut apercevoir l’évocation du maternel dans les expériences de mort imminente décrites par des personnes ayant vécu des situations de risque vital et ayant repris une conscience normale par la suite. Comme l’explique Philippe Labro dans son œuvre La traversée, dédicacée par ailleurs à sa mère, ces expériences sont des impressions d’aspiration, de bien-être absolu, de conduit de lumière, d’expansion sensorielle jusqu’à l’expérience de décorporation où il se sent appartenir à un espace autre que son corps propre. Cette description, répétée dans d’autres nombreux cas, présente des ressemblances étonnantes avec l’expansion de l’être, le flou des limites, la complétude, propres au lien primitif au maternel et que l’on retrouve ici à l’imminence de la mort.

8Nous rencontrons dans des rites funéraires de nouvelles évocations du lien au maternel. Dans l’inhumation occidentale, tout d’abord, on expose le cadavre à l’intérieur d’un cercueil. Il existe un symbolisme utérin frappant autour de cet objet, à la fois capitonné à l’intérieur, construit avec du matériel naturel, contenant un cadavre et pouvant être transporté. On va descendre enfin l’ensemble dans un trou profond sous terre, c’est le retour au ventre de la terre. D’autres rites orientent le visage du mourant vers la naissance du jour, ou la nudité dans un linceul, nu comme un fœtus dans le ventre de sa mère.

9Un aspect médical de premier ordre dans la prise en charge des mourants est l’apparition de la confusion de fin de vie, situation psychiatrique inquiétante où le mourant appartient à une autre logique, lutte contre des personnages invisibles, se bagarre de toutes ses forces contre des êtres énigmatiques qui tentent de le nuire.

10Dans L’inquiétante étrangeté, Freud fait le lien, non sans humour, entre l’angoisse d’être enterré vivant et les premières expériences de fusion entre le fœtus et la mère : « Nombre de personnes décerneraient le prix de l’étrangement inquiétant à l’idée d’être enterrés en état de léthargie. Simplement, la psychanalyse nous a enseigné que ce fantasme effrayant n’est que la transmutation d’un autre qui n’avait à l’origine rien d’effrayant, mais se soutenait au contraire d’une certaine volupté, à savoir, le fantasme de vivre dans le sein maternel » (p. 250).

Reprise de la spiritualité à la fin de la vie

11P. Merot, dans son rapport sur la trace du maternel dans le religieux, montre comment la spiritualité individuelle, dont une de ses expressions est le sentiment océanique d’appartenance à un tout avec la terre et au-delà, avec l’univers, correspond à des traces du lien au maternel. Les religions monothéistes reprennent ce sentiment en l’articulant avec un Dieu tout-puissant, image tantôt rassurante, tantôt inquiétante, d’un maternel profondément enfoui.

12On peut constater qu’à l’approche de la mort beaucoup de personnes sentent revenir des anciennes croyances religieuses qui étaient « endormies » depuis longtemps. D’autres vivent pour la première fois, un appel intérieur vers un sentiment du sens profond de l’existence, de type spirituel. La question de la mort, d’une vie après la mort, fait par ailleurs partie des grands chapitres des dogmes et croyances des principales religions. Nous émettons l’hypothèse que cette reprise est liée à une poussée des liens premiers au maternel, induite par l’approche de la mort. Ce réveil correspond à la remise en jeu libidinal des traces de la relation au maternel du début de la vie. Au fur et à mesure que la vie arrivera à sa fin, l’espace spirituel de l’existence prendra, dans beaucoup de cas, de plus en plus de présence et d’investissement, garant à notre sens du meilleur travail psychique de trépas possible (voir infra).

13Nous allons tenter de décrire comment se passe aujourd’hui, en France, la prise en charge des « besoins spirituels » du mourant. Il est intéressant de penser que dans la prise en charge des soins palliatifs, l’attention portée à la spiritualité des mourants est une priorité au même titre que la douleur physique ou la souffrance psychique. L’outil que s’est donné la Société Française d’Accompagnement et de soins Palliatifs repose en particulier sur la présence des bénévoles. Des étrangers qui approchent le mourant avec comme seul bagage leur présence bienveillante et leur humanité, sans aucun soin à apporter. T. Chatel, sociologue des religions et bénévole, explique en toute simplicité les besoins spirituels de l’homme comme étant un « besoin absolument vital d’être relié tant horizontalement – entre hommes – que verticalement – avec une transcendance – qu’intérieurement – avec soi-même ».

14Il est réducteur d’associer la spiritualité seulement avec la fin de la vie, tant de moments de notre vie permettant des prises de conscience féconde, du sens de notre existence. Mais il est difficile d’y échapper à la fin de la vie. C’est à ce moment-là que besoin fusionnel, besoin de complétude, quête de sens, vont s’imposer dans l’élaboration psychique du sujet.

Maladie d’Alzheimer, un échec du maternel ?

15En gériatrie, face à la maladie d’Alzheimer, il est classique de s’intéresser tout particulièrement au soutien des proches, des « aidants » censés assumer la position parentale de cette immense régression psychique et comportementale que représente cette maladie.

16La maladie d’Alzheimer se caractérise par l’apparition progressive de troubles du langage, des troubles mnésiques, des troubles de la coordination (apraxies), une régression globale, l’incontinence sphinctérienne, des épisodes de confusion, des troubles graves de l’identité. Une patiente âgée parcourait une unité hospitalière à la recherche désespérée de sa mère, ce qui avait déclenché de l’émotion chez l’équipe de soins. Je crois que l’on peut voir dans cet ensemble une sorte de lien avec le maternel mis en acte, écrasant, inélaborable.

17La vieillesse normale, avec sa dépendance inévitable, suscite la reviviscence d’un maternel d’accueil, de limites étirées, de désir et de soif relationnelle. Mais la maladie d’Alzheimer, véritable « retour en enfance » agi, donne lieu à une fin de vie où la mort ne peut pas être pensée. Tout se passe comme si le patient demandait aux proches et aux soignants de prendre en charge sa propre mort.

18Cet échec du lien au maternel en fin de vie est seulement un modèle, on trouverait dans les morts soudaines d’autres cas de figure représentatifs de l’impossibilité d’élaborer psychiquement le retour du maternel à la fin de l’existence.

19On ne peut que s’inquiéter du fait de la fréquence très élevée de patients atteints de maladie d’Alzheimer dans la société occidentale. Y aurait-il une relation avec un type de lien au maternel précoce, où la position de dépendance, comme vis-à-vis de la vieillesse et de la mort, serait vécue comme une annihilation de la possibilité d’exister ? On peut émettre l’hypothèse que, dans ces cas, le bébé quitterait sa phase de dépendance absolue par une sorte de clivage de sa capacité d’être en sécurité dans l’autre, incapacité qu’à l’approche de la fin se manifesterait par une dépendance agie, le maternel cruel, et pas par le maternel d’accueil, où la fin de vie serait vécue en toute intensité, dans l’amour et jusqu’au bout.

Le maternel de la mort : le travail de trépas

20Dans son article de 1977, Michel de M’Uzan décrit avec beaucoup d’acuité le phénomène étonnant de l’expansion narcissique propre à la fin de vie. Voici les principales caractéristiques :

  • la fin de vie « naturelle », dont la maladie cancéreuse en phase terminale en est le tableau le plus caractéristique, implique une aptitude nette au transfert ;
  • la relation transférentielle prend une importance majeure dans la vie du mourant. Il décrit des transferts amoureux agis chez des patientes par ailleurs extrêmement fatiguées ;
  • le transfert a des particularités, notamment un certain flou de limites, l’expansion narcissique, ou les limites entre le dedans et le dehors ne sont pas claires. Une sorte de psychose « physiologique » du mourant ;
  • il comprend la massivité du transfert et le flou des limites comme un retour à un mode de fonctionnement régressif correspondant à un narcissisme primaire de la relation entre la mère et le nouveau-né ;
  • le mode quasi psychotique de pensée cohabite tranquillement avec un fonctionnement moïque tout à fait normal.
Dans l’introduction de son livre de L’art à la mort, M. de M’Uzan signale différentes situations où il existe des perméabilités entre les identités des interlocuteurs, flou identitaire non angoissant qui permet d’accéder à des niveaux de compréhension, de changement. Il écrit : « Le moment de la création littéraire, certaines expériences de deuil ; la naissance de l’affect, certains états de l’analyse avant une prise de conscience ; et chez l’analyste, des moments très particuliers de l’attention flottante » (p. 9).

21Je me permets d’introduire dans sa brillante description la notion du maternel en fin de vie. Tous les éléments sont réunis, bien que non explicités par l’auteur. Les types de transfert et de contre-transfert paraissent originaux. On pourrait comparer cette originalité avec la description de la pensée opératoire par les créateurs de l’école de Psychosomatique de Paris, dont M. de M’Uzan en fait aussi partie. D’où la reconnaissance du travail de trépas comme étant un texte classique en psychanalyse… et en soins palliatifs.

22D’où vient cette originalité ?

23Elle vient du contexte unique où la relation thérapeutique va avoir lieu. On ne meurt qu’une fois…

24La mort à venir, la mort déjà annoncée, la mort invitée chez le mourant, donne à la construction analytique une touche unique. C’est ce type de régression si particulière, cette « psychose physiologique » dont nous parle l’auteur. Nous sommes étonnés d’assister à l’actualisation d’un type de régression pas comme les autres. Tous ces aspects étonnants de l’espace transféro-contre-transférentiel nous renvoient au maternel du début de la vie, où la psyché est aussi l’autre, avec possibilité de cohabitation entre pensée fusionnelle et pensée subjective.

25Nous pouvons nous interroger sur ce que cette approche du maternel sur l’identité et le transfert du mourant va apporter de plus à l’article pionnier de M. de M’Uzan. C’est peut-être la confirmation d’une caractéristique propre à la fin de vie, à savoir, la capacité de créer un type de transfert que nous pourrions désigner comme du maternel du patient dont les racines viendraient de la dépendance de la relation au maternel du début de son existence. Un contre-transfert du maternel de l’analyste s’impose comme étant nécessaire à la construction de l’analyse.

26De plus, cette lecture jette de nouvelles et fécondes questions sur le sens de la continuité psychique tout au long de notre existence, où des ressources tout à fait enfouies peuvent réapparaître au moment où nous nous apprêtons à traverser notre trépas, notre accès à l’origine, aux origines de l’être.

Pour finir

27Cet article a tenté de rapprocher le processus psychique de la mort naturel chez l’homme de la notion du maternel telle qu’elle a été présentée et discutée dans le 71e Congrès de Psychanalystes de Langue Française. Des éléments de la psychologie et de la psychanalyse du mourant prennent un nouveau sens à la lumière de la notion du maternel ; en effet, le lien au maternel chez le mourant se manifeste par un investissement intense de la relation, une étonnante expansion psychique, une impression de lien avec un objet de toute-puissance, un désir de fusion. Nous sommes en droit d’associer la relation au maternel du début de la vie avec celle de la fin, les deux unis par une relation de dépendance absolue.

28« Mère Mort », l’intitulé de cet article, associe en les fusionnant le premier lien de dépendance absolue, vers la Mère, avec le dernier, vers la Mort, où l’individu a à gérer des réalités infranchissables, les lois de la biologie, de la vie et de la finitude, qui s’imposent au mourant comme elles se sont imposées au début de l’existence.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Châtel T. (2006), Souffrance spirituelle, quel accompagnement ?, asp-liaisons, n° 33, p. 13-19.
  • Freud S. (1919), L’inquiétante étrangeté, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.
  • Hennezel de M. (2005), Mourir les yeux ouverts, Paris, Albin Michel.
  • Labro Ph. (1996), La traversée, Paris, Gallimard.
  • Merot P. (2010), Trace du maternel dans le religieux, Bulletin de la spp, n° 98, p. 97-191.
  • M’Uzan de M. (1977), Le travail du trépas, De l’art à la mort, Paris, Gallimard.

Mots-clés éditeurs : la mort, travail de trépas, soins palliatifs, le maternel, transfert du maternel, besoins spirituels, maladie d'Alzheimer

Mise en ligne 02/02/2012

https://doi.org/10.3917/rfp.755.1681

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