1Le maternel n’est pas un concept psychanalytique a-t-on dit et redit tout au long de ce Congrès. Pourtant, le destin du « maternel », en tant que substantif, mérite d’être théorisé en termes métapsychologiques ce que je ferai en proposant une matrice énergétique pour le moi. D’autre part, j’ai depuis très longtemps, été frappé par l’utilisation du mot espoir par nombre de mes patients. L’émergence de ce mot dans leur discours m’est souvent apparue comme l’annonce de la relance d’un frayage qui vise les traces inconscientes du maternel chez ces patients. Matrice énergétique et espoir peuvent acquérir un statut de concept à condition d’être articulés à une théorie complète de l’hallucinatoire. Car cet espoir insensé qui maintient l’humain débout et le meut en avant c’est bel et bien celui des retrouvailles avec l’objet à jamais perdu de la satisfaction hallucinatoire. Mais cet objet à retrouver n’en est pas un, ça n’est pas une imago ! Il s’agit d’un mouvement psychique qui, pour tenter de retrouver l’objet primaire, produit des effets d’espoir et permet l’effacement de la mère effective de notre petite enfance, supprimant ainsi la menace incestueuse qui en émane. Car enfin, quelle serait l’énergie engagée dans la « reliance » maternelle proposée par J. Kristeva dans sa « carte blanche », si ce n’est celle de l’hallucinatoire ?
2L’humain court ainsi derrière un leurre, une promesse vitale, quelque chose de toujours espéré mais jamais retrouvé et il en crée des substituts : objets fétiches, objets transitionnels, créations diverses, « concrètes », artistiques, intellectuelles, sans compter… les enfants, dans un processus « d’objectalisation » (A. Green). « L’inconnu est l’espoir de l’espoir » a écrit P. Valéry.
3Créer ou délirer tel serait ainsi ce vers quoi pousserait cet espoir de retrouvailles. Créer dans la réalité ou délirer dans une néoréalité. En dehors des psychoses, les différences ne sont pas toujours si tranchées, je pense aux idéologies, aux religions, mais aussi aux « néosexualités » de J. McDougall. Dans ces trois domaines, l’illusion hallucinatoire dans ses liens à l’objet primaire tient une place clé. L’espoir serait, dans les états critiques ou limites du moi de tout un chacun, ce que le désir est à notre fonctionnement névrotique. Si l’espoir est vital, le désir d’objet en est son complément, si j’ose dire !
4Le maternel serait à la fois ce qui porte en avant comme un puissant espoir, jamais formulé ni réalisé, et ce qui s’efface silencieusement pour contribuer à la sensation de « plénitude-blanche » du monde interne comme contenant.
5J’accompagne volontiers C. Anzieu-Premmereur dans sa quête des « Fondements maternels de la vie psychique ». Elle introduit son texte avec des mots qui pourraient être miens. Elle parle de fond, d’appui, d’écran, et surtout de contenant d’essence maternelle. Mais de quel écran du rêve ou de quel écran semi-transparent, interface entre nos perceptions et nos représentations, allons-nous parler ? Si elle est bien d’essence maternelle, de « quoi » cette fonction contenante est-elle constituée ?
6Quand je parle de contenance, il s’agit bien d’un contenant dynamique : à la fois pare-excitation, barrière de contact, et écran apte à servir de support d’inscription pour les figurations perçues et représentées, tel que je l’ai décliné dans de précédents travaux sur la perception visuelle dans la mouvance des idées de D. Anzieu et de D. Houzel sur les « enveloppes psychiques ».
7Quant à la blancheur à laquelle je me réfère, c’est un appel à figurer et non pas un vide angoissant. Écran blank telle une vitre semi-transparente, filtrant le monde extérieur, tout en reflétant notre monde intérieur, « bloc-notes magique » dont la blancheur peut toujours se régénérer et qui est nécessaire à la lisibilité des figurations. Blancheur encore du moi-corps, autrement dit silence des organes mais discrète érogénéisation à bas bruit, pour permettre de ressentir nos affects comme sens émotionnel à l’intérieur de notre moi-corporel en tant qu’habitat. Il s’agit donc bien d’une blancheur soutenue par le sentiment de plénitude.
8Je crois que c’est la « matrice énergétique » de la psyché qui produit cette sensation de « plénitude-blanche » du monde interne.
9Mais à quelle énergétique pulsionnelle allons-nous nous référer ? Je m’inscris dans le mouvement qui considère le maternel comme « substance première ». Notons la référence à F. Gantheret sur ce sujet, commune à P. Merot et L. Abensour. Mais pour moi cette « substance » ne peut constituer à la fois un espoir et un contenant que si elle relève aussi de l’énergétique. La substance ne saurait être inerte. Et je suis d’accord avec les citations abondantes de L. Balestrière par P. Merot qui font du maternel : « La circulation de la quantité et des principes qui la gouvernent. » Pour moi aussi, le maternel et l’économique ont partie liée.
10Pour concevoir cette plénitude blanche du monde interne, de quelle énergie allons-nous parler ? Quelle est cette force qui fait sens d’espoir ?
11D’accord avec les Botella, je dirai que cet espoir c’est celui des retrouvailles avec l’objet à jamais perdu de la satisfaction hallucinatoire. Mais ça n’est pas l’objet qui est à retrouver, c’est le processus pour y parvenir qui est à reparcourir sans cesse pour ouvrir à « l’objectalisation ». Ce qui implique un hallucinatoire comme principe toujours actif toute la vie : la substance première et la première substance de l’âme sont d’essence hallucinatoire.
12On ne saurait, en effet, réduire l’hallucinatoire à un adjectif à la mode. De la même façon que les phénomènes de projection se doivent d’être théorisés et déclinés dans leurs variations, l’hallucination ne saurait se réduire à la pathologie psychotique. « La vie psychique tend vers l’hallucinatoire » dit Green et Freud a été préoccupé par cette question toute sa vie. Y a-t-il des phénomènes marqués par l’hallucinatoire et qui en rendent l’existence tangible ? Je vais en donner quelques exemples.
13Dans l’analyse, le transfert est tissé de projection et d’hallucinatoire : par exemple, une patiente ne distingue plus clairement la représentation interne de la voix de son père et la perception de celle de son analyste. L’hallucinatoire est encore présent dans le rêve où des représentations sont prises pour des perceptions, et ce, toute la nuit, puisque le rêve ne se limite pas aux périodes de sommeil paradoxal et que nous rêvons tant que nous dormons. L’hallucinatoire est subtilement présent encore dans l’expérience culturelle du cinématographe : « désir d’un réel qui aurait le statut d’une hallucination, soit d’une représentation prise pour une perception » comme le notait, dès 1975, J.-L. Baudry ; présent toujours dans « l’illusion dans l’art » comme l’a bien démontré Gombrich ; présent aussi dans la psychopathologie de la vie quotidienne : par exemple, dans l’illusion de présence ou d’absence de quelqu’un ou de quelque chose, présent encore dans la mystique, la notion d’âme (M. Godelier), etc. Il faut donc parler d’un potentiel hallucinatoire présent et actif en permanence dans la psyché de tout un chacun tout au long de notre vie. Il va donc nous falloir prendre « au sérieux » la définition de l’hallucinatoire positif proposée par les Botella en 1989, à partir des travaux de Fain, chaque mot compte et réclame d’être déployé : « Par hallucinatoire, nous entendons un état de qualité psychique potentiellement permanent formé de continuité, d’équivalence, d’indistinction représentation perception ; où le perçu et le percevant, le figuré et le figurant ne font qu’un. » Notons deux mots-clés : « continuité », « indistinction », et notons encore qu’il ne s’agit que de l’hallucinatoire positif. Or, pour moi, dès le début de la vie, l’hallucinatoire négatif est également présent, comme le montrent très bien les problématiques à forme autistique du nourrisson, qui semblent les emmurer vivants. Nous devons donc prendre en compte également les apports apparemment paradoxaux de Green sur l’hallucinatoire négatif. La théorie de « l’hallucination négative de la mère » de Green, productrice d’une « structure encadrante interne » autrement dit d’un contenant d’essence maternelle est citée par L. Abensour et C. Anzieu-Premmereur. Et P. Merot constatant sa prégnance dans nombre d’écrits s’est interrogé, en conclusion du congrès, sur ce concept difficile. Il y a en effet, chez Green, des propositions novatrices qui semblent au premier abord contradictoires et qui nécessitent d’être éclaircies et prolongées pour en assurer l’intelligibilité et toute la portée.
14Chez Green, l’hallucinatoire négatif est à la fois une force de destruction massive, un élément constitutif de la pulsion de mort, par effacement de tout ce qui constitue les contenus et les contenants du corps, et de tout appareil psychique, et en même temps l’hallucinatoire négatif est conçu comme un contenant maternel (structure encadrante interne) avec sa proposition « d’hallucination négative de la mère ». Il m’a semblé que cette dernière proposition devait être comprise comme une intériorisation-effacement, constituant la mère comme présence contenante invisible ; j’ai préféré parler d’une « introjection hallucinatoire et négative de la mère » de façon à souligner le caractère d’intériorisation, et aussi pour éviter le mot hallucination que je préfère conserver désormais pour les phénomènes pathologiques à caractère psychotique.
15À partir de là, je crois que, sur ce fond, pourra advenir en tant qu’espoir, moteur de l’investissement significatif objectal et sublimatoire, mais jamais réalisé en tant que tel, le surgissement hallucinatoire positif de la chose même maternelle.
16Pourquoi parler d’une plénitude « blanche » du monde interne ? L’intériorisation de l’objet primaire ne saurait se réduire à des capacités à se représenter la mère en son absence. Nous connaissons nombre de pathologies où la pensée de la mère vient au contraire saturer le psychisme, y compris en négatif : « omniprésence de l’absence » disait une de mes patientes à propos de sa mère. L’introjection pulsionnelle de l’objet primaire doit donc le faire disparaître en tant que représentation en le transformant en un système « porteur ». Par exemple, le sein devient un écran blanc pour les protoreprésentations de celui-ci (B. Lewin). Quand la mère est intériorisée on peut dire que, métaphoriquement, le moi-corps porte la psyché dans ses bras et lui offre un appui stable, invisible, qui semble à toute épreuve. De la même façon, la plénitude du moi-corps suppose l’effacement des organes et de leur fonctionnement, faute de quoi c’est le risque hypocondriaque qui surgit. Voilà pourquoi je privilégie cette expression : plénitude-blanche.
17En termes d’énergétique, il va donc s’agir de la plénitude hallucinatoire et positive, et de la blancheur hallucinatoire et négative associées dans une relation homéostatique.
18On doit concevoir que le potentiel hallucinatoire, énergie chaotique en provenance du ça, toujours actif, se divise en deux tendances opposées : un hallucinatoire positif de vie et un hallucinatoire négatif de mort. Le « ça » en tant que source énergétique produit cet hallucinatoire positif de vie et négatif de mort dès notre naissance et jusqu’à notre dernier souffle. Il s’agit bien, je l’assume, d’un complément, ou d’un éclaircissement à la dernière théorie pulsionnelle de Freud. La pulsion de mort, c’est l’hallucinatoire négatif, mais cette pulsion de mort est une force négative, entropique, elle existe donc bien, même si l’autodestructivité et la destructivité, prennent bien d’autres visages qui ne sont pas assimilables au pulsionnel : par exemple, le masochisme autodestructeur. Il nous faut essayer de comprendre comment l’hallucinatoire négatif de mort, de déliaison et d’effacement, autodestructeur, va pouvoir se transformer en une force contenante. Comment l’hallucinatoire négatif, lors des phénomènes d’intrication pulsionnelle nécessaires à la vie psychique et somatique, va-t-il pouvoir se lier à l’hallucinatoire positif pour produire une constance énergétique qui soit non seulement viable pour le moi, mais aussi « porteuse ». L’hallucinatoire tant positif que négatif doit être « freiné et régulé » c’est-à-dire intriqué. Il s’agit bien de l’intrication pulsionnelle de la seconde topique dans ses aspects énergétiques.
19L’organisation, la régulation, en un mot l’intrication de l’hallucinatoire ne peuvent pas se faire sans le passage par des phénomènes d’acmé affective, liant le sens d’une plénitude à l’énergétique, et ce dans la vie (qu’on pense à l’orgasme dans la vie sexuelle amoureuse) comme dans l’analyse. Pour ce faire, il nous faut reconsidérer les phénomènes d’acmé ; l’acmé telle que je la conçois ici retient, elle n’évacue pas. Mais notons que l’introjection-disparition dans l’acmé qui introduit et « digère » (Bion) au-dedans, ou l’évacuation au-dehors, répondent au même problème économique de l’excès énergétique. À l’acmé du continuum hallucinatoire positif amant-amante, mère-enfant ou analyste-patient, le signe de l’hallucinatoire positif s’inverse. L’excès d’hallucinatoire positif contenu dans l’orgasme partagé, la satiété du tout-petit, ou la « conjonction transférentielle » maximum de l’analysant se négative et vient transformer, « bonifier » (Bion), « psychiser », l’hallucinatoire négatif brut autodestructeur expression de la pulsion de mort en provenance directe du ça. L’objet et les productions figuratives attenantes sont introjectés et effacés en accord avec le principe de plaisir. L’hallucinatoire négatif autodestructeur est, dès lors, transformé en une énergie potentiellement contenante, régulable. L’hallucinatoire négatif peut alors être mis au service du moi, l’intrication pulsionnelle est réalisable. Dans l’analyse, il y a une introjection hallucinatoire et négative de l’analyste trouvé-créé et des productions figuratives attenantes, les interprétations « trouvées-créées » (Ph. Jaeger) sont également introjectées. Le processus de « l’introjection hallucinatoire et négative de la mère » est donc reconstitué et sans cesse reparcouru, le contenant maternel est remis au travail et reconstruit dans l’analyse.
20Voyons maintenant comment l’intrication autorégulatrice entre l’hallucinatoire positif et négatif peut être envisagée. J’ai proposé de concevoir, dès 1999, que les hallucinatoires positif et négatif se régulaient entre eux dans une relation « contenant-contenu » entre l’hallucinatoire positif force porteuse des contenus et l’hallucinatoire négatif comme « antiforce » de contenance. Pour décrire l’homéostasie entre les deux qualités de l’hallucinatoire (principe de constance), la référence à Bion m’a semblé nécessaire, même s’il s’agissait bien, là encore, je l’assume, d’un prolongement de sa pensée. Notons qu’il s’agit là du seul processus autorégulateur, pour le reste : l’amant est dépendant de l’amante, l’infans est dépendant de sa mère et le patient de l’analyste !
21Pour inscrire la même question dans une discussion des apports de Klein, je soutiens que le « bon objet internalisé » devrait être infigurable, comme l’a très bien compris une de mes patientes qui s’effrayait de la conception kleinienne – prise au pied de la lettre – qui reviendrait à être envahie par quelqu’un en soi ! Ce bon objet internalisé serait donc constitué d’un contenant hallucinatoire et négatif qui absente cet objet en l’introjectant, et d’un contenu hallucinatoire et positif, sorte de « précipité », au sens chimique, des sommes d’éprouvés du sujet autour de la qualité de la présence maternelle (et de l’analyste). C’est ce précipité qui fonctionnerait comme attracteur et générerait l’espoir. Et ce serait la relation contenant-contenu entre ces deux « qualités » pulsionnelles de l’hallucinatoire, positif « de vie » et négatif « de mort », autrement dit l’intrication pulsionnelle de l’hallucinatoire, qui pourrait produire la sensation homéostatique paradoxale d’une « plénitude-blanche » du monde interne. Plein de l’hallucinatoire positif, blanc de l’hallucinatoire négatif se prêtant une mutuelle limitation dans leur intrication, en maintenant constante la quantité globale de l’énergie pulsionnelle.
22La matrice énergétique de la psyché est constituée et produit ses effets, « le maternel » est retrouvé indépendamment des souvenirs ou des jugements du patient sur ses imagos maternelles. L’espoir des retrouvailles avec l’objet perdu de la satisfaction est actif et il est transformé en force d’objectalisation tendue vers l’inconnu.
Mots-clés éditeurs : matrice énergétique, espoir, hallucinatoire positif et négatif
Date de mise en ligne : 02/02/2012
https://doi.org/10.3917/rfp.755.1523