Notes
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[1]
J.-C. Rolland (2010), Les Yeux de l’âme, Paris, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient ».
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[2]
J.-C. Rolland (1998), Guérir du mal d’aimer, Paris, Gallimard, série « Tracés ».
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[3]
J.-C. Rolland (2006), Avant d’être celui qui parle, Paris, Gallimard, série « Tracés ».
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[4]
S. Freud, La Technique analytique, Paris, puf, 1970.
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[5]
S. Freud (1926), La Question de l’analyse profane, Paris, Gallimard, 1985.
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[6]
« Ce mot désigne un type d’écriture primitive (Asie mineure, Grèce) où l’on trace les lettres de gauche à droite puis, en bout de ligne, de droite à gauche », Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, Paris, 1992.
1Je ne saurai que trop vous recommander ce livre qui s’adresse à tous ceux qui s’affrontent, jour après jour, aux difficultés quotidiennes de l’exercice psychothérapique et analytique. C’est un ouvrage dense, riche, écrit dans un style alerte, abordant un très large éventail de questions qui surgissent au fil de la lecture : il y a bien évidemment les têtes de chapitre qui orientent un tant soit peu la lecture, mais le plus étonnant tient aux surprises, aux échappées de lecture que ce texte ne manque pas de susciter. Sur un mode associatif. Il n’est pas aisé d’en rendre compte tellement la lecture en est personnelle, tellement la pensée de l’auteur produit ses effets différemment chez chaque lecteur.
2Jean-Claude Rolland tente, séance après séance, d’y écrire son aventure au plus près de la « rencontre » avec le patient, animé par un véritable souci : comment le patient, dont il traduit la présence par des mots, tente de trouver sa place en « lui » ? Il sait, de par son analyse personnelle, qu’il ne sera jamais ce que le patient voudrait qu’il soit, il sait qu’il ne sera jamais ce que le patient attend de lui ; il saura nous montrer que la parole née dans la séance est le moyen par excellence pour trouver un dégagement à cette entreprise qui soit autre que la formulation d’un sens. C’est en effet à un traitement particulier de cette parole et de la langue que l’auteur s’attache : il porte délibérément « non pas sur les significations, mais sur une opération linguistique (une répétition) infiltrant, comme un corps étranger, la narration, provenant des niveaux les plus profonds de la langue, là où ses éléments jouxtent ceux de l’image et s’y tressent […]. À ce niveau, la structure de la langue n’est pas au service de la mise en sens et de la communication, mais travaille à repérer et à lier les formations psychiques inconscientes ». C’est ce qui fait la particularité et le grand intérêt de cet ouvrage et ce qui en rend la lecture si personnelle.
3Dans cette perspective, l’analyse devrait permettre à l’expérience transférentielle, une forme de production symptomatique, de « résorber » le désir insatisfait du patient. La modalité d’écriture de l’auteur en sera la démonstration : une modalité d’écriture de la langue de la séance à l’intérieur de laquelle le patient est sans cesse présent sans y être véritablement inclus, tout comme l’analyste. Ainsi distingue-t-il trois niveaux de langue : un premier niveau constitué par une langue primitive, réactivée dans le rêve, la langue de la phylogenèse : une langue à traduire. Elle est aussi un rébus, une langue secrète, adressée à un interlocuteur : une langue à interpréter, et c’est « une langue amoureuse à entendre et à partager. Et cela, tout à la fois ». L’effet de lecture surprend : lire cet ouvrage n’est pas anodin. Il plonge le lecteur dans les yeux de l’âme et se place dans le sillage de la recherche entreprise depuis des années par cet auteur : à cet effet, il est utile de relire ses deux précédents ouvrages dans la même collection : Guérir du mal d’aimer [2] et Avant d’être celui qui parle [3].
4C’est un écrit technique qui évoque le recueil d’un certain nombre d’articles de Freud : La Technique analytique [4]. Il est technique non pas parce qu’il énonce des règles qui conduisent et régentent la cure. Certainement pas. Il est technique, du grec technè, un mot qui inclut dans son sens à la fois l’art, la mobilité, l’habileté à faire, les moyens de le faire, qui nous entraîne ici vers l’artisanat. L’analyste est plus artisan qu’artiste, et J.-C. Rolland est cet artisan. Pour dire cela, J.-C. Rolland choisit, pour sa part, le terme de méthode analytique qui me paraît plus restrictif. Ce mot, methodos, signifie en grec, certes la technique, mais dans un sens plus utilitaire et descriptif que technè. Pourquoi pas, mais cet auteur artisan qui nous entraîne dans son atelier n’expose pas son œuvre : il nous invite à en partager la création. C’est bien pourquoi je préfère technique à méthode : technique inclut et la méthode et le traitement de la méthode à l’intérieur de la séance. Cet ouvrage passionnant est écrit par un passionné de l’analyse, animé du souci de nous faire partager son « travail » sur l’âme et plus encore la manière dont il le vit en nous entraînant dans son sillage. En nous entraînant à travers et vers les yeux de l’âme, il reprend, dans son titre, ce mot âme tellement chargé d’idéologie religieuse pour lui redonner la place que Freud accordait au mot seele, si souvent mal traduit en français.
5Quand vous aurez cet ouvrage dans les mains, vous ne le lâcherez plus si vous êtes curieux de l’analyse. L’ouvrage est organisé autour d’un thème sous-jacent, une sorte de parti pris qui devrait être celui de tout analyste : le travail analytique devrait conduire à écouter et entendre, dans chaque séance, ce qui vient justement brouiller la technique (d’où sa nécessité) pour donner forme à ce qui sera interprété. C’est ainsi que, page après page (à peu près tous les chapitres s’étayent sur des exemples cliniques), se découvre, dans sa nudité et son exigence, la pratique de J.-C. Rolland dans le mouvement même qui le conduit vers la métapsychologie. C’est saisissant. Il n’est pas si fréquent d’éprouver en soi, dans l’acte de lecture, la perception de l’analyste au travail, comme si cet auteur savait restituer, dans son écrit, le vif de son expérience et nous le faire éprouver. Une forme de transfert. L’art de cet analyste-là en ce sens est « formateur » (et non plus informateur) du lecteur ; il nous fait saisir la réalité animique des séances et de sa pensée à travers les perceptions qu’il nous en propose et, si le « cas » clinique demeure une nécessité, il ne se réduit pas à la vignette clinique habituelle. Il n’est pas ici une présentation exhaustive et justificatrice des théories de l’analyste : de plus, il inclut le « cas » de l’analyste, donc l’analyste lui-même, aux prises avec la séance. Ce très beau titre : Les Yeux de l’âme aurait également pu être « La mémoire de l’âme » tant le travail de mémoire y est présent. Nos perceptions résonnent avec les siennes ; ainsi nous apprend-il, peu à peu, à lire avec les yeux et la mémoire de notre âme : « Pour l’analyste, parler de la cure, c’est parler de la mémoire, et réciproquement. »
6Cette métapsychologie est freudienne sans être psittacique. L’auteur dialogue certes avec Freud (et quelques autres), mais la facilité que serait son identification à cette pensée n’est pas son propos. Par exemple, s’il ne remet pas véritablement le concept de pulsion de mort en question, il en fait régulièrement un usage personnel : pour lui, il est vecteur et représentant symptomatique de la répétition. Il est animé par la pulsion de vie à partir du moment où, introduite dans le champ transférentiel, elle exprime son exigence d’être prise en compte par l’objet auquel elle s’adresse. Elle ne cesse alors d’exercer sa pression répétitive jusqu’au moment où, entendue et saisie par le transfert, elle se dégage de l’emprise mélancolique.
7Voilà un mot qui revient souvent. La mélancolie : un trouble de mémoire ou dans la mémoire. C’est le grand souci de l’auteur. Travailler sur la mémoire et la dégager de la mélancolie, des objets mélancoliques, de tout ce qui vient faire obstacle à la différenciation des instances, pour un accès toujours plus exigeant vers la subjectivité et pouvoir permettre au patient d’utiliser les multiples outils que la vie met à sa disposition après avoir échappé à leur gangue mélancolique. C’est une manière de dire le nécessaire chambardement qu’opère la cure sur l’acquisition des identités, des identités secondaires, certes, mais plus encore des identités primaires. Fort utile à cet égard, la manière dont l’auteur aborde l’Œdipe dans son constant souci d’étayage sur la pensée freudienne : il montre, fort astucieusement que si, dans un premier temps, Freud met en valeur l’Œdipe dans une perspective horizontale, historique, plus tardivement dans le décours de son œuvre, peut-être à partir de Totem et Tabou, il lui apparaît comme nécessaire une mise en perspective d’un Œdipe transhistorique, vertical, phylogénétique, dont J.-C. Rolland évoquera plus loin « l’infinie et émouvante mémoire ». Cette nécessité d’un Œdipe primitif ou archaïque concerne cliniquement l’histoire parentale et participe directement à l’introduction du narcissisme et du meurtre du père (de la horde). Insuffisamment affronté, il apparaîtra inlassablement dans le transfert sous la forme d’une répétition diabolique (la pulsion de mort ?). Difficulté de ces cures ou de ces moments de cure, se traduisant par l’échec partiel ou total de la subjectivation. J.-C. Rolland ne fléchit pas devant la difficulté : il est confiant dans ce que la technique étayée sur le travail du transfert lui assure de sécurité. Le développement de la subjectivation est son souci.
8Son travail s’éclaire aussi d’apports multiples, fidèle en cela au projet freudien pour la formation des analystes, pour la création d’« une école supérieure de psychanalyse », qui inclurait non seulement « la psychologie des profondeurs », mais aussi des sciences tel l’anthropologie, la philosophie, l’archéologie, le religieux, c’est-à-dire les « relations que les hommes entretiennent avec leurs dieux ». Autant de lieux où l’humain est déposé en attente d’élaboration, d’extraction après avoir constitué ces objets de croyance comme autant d’objets mélancoliques. Il demeure sans cesse freudien : « Sans une bonne orientation en ces domaines, l’analyste reste sans comprendre une grande partie du matériel qui s’offre à lui. » [5] Ainsi de l’utilisation que fait l’auteur du thème de l’Annonciation : il le présente comme un thème porteur d’ouverture, « annonçant » un dégagement, voire un renouvellement pour l’homme, « annonçant » le thème de l’Œdipe vertical ; il m’a semblé cependant laisser dans l’ombre ce qui aurait pu donner plus de force à une démonstration déjà fort convaincante. Le rapprochement entre les travaux du regretté Daniel Arasse à propos de l’Annonciation de Cortone peinte par Fra Angelico, et la citation que J.-C. Rolland fait quelques pages plus loin, dans un autre chapitre, de Jean Daniélou : « le grec chrétien représente la rencontre de deux langues radicalement hétérogènes », en offre l’occasion. Elle permet plusieurs interprétations. Elle souligne d’abord la mise en contact de l’univers juif (dont la langue, l’hébreu, se lit de droite à gauche, comme le phylactère de la Vierge dans cette représentation) et l’univers grec donc l’indo-européen qui, à cette époque, se lit de gauche à droite (comme le phylactère de Gabriel dans cette même représentation). Deux organisations d’écriture qui viennent en quelque sorte buter ou s’enrouler sur le pilier central, lequel canoniquement représente le Christ. Il se pourrait peut-être que le rapprochement entre les deux modalités d’écriture contenues dans cette annonciation évoque la lecture en boustrophédon [6] pourtant abandonnée depuis fort longtemps accentuant ce moment à la fois de rupture et de jonction entre les deux univers juif et chrétien. C’est une première lecture religieuse, montrant le lien entre judaïsme et christianisme, qui à la fois marque la dépendance de ces deux groupes religieux l’un envers l’autre, et signifie dans le même temps l’emprise du christianisme sur le judaïsme pour l’accaparer. La théorie de l’accomplissement du judaïsme dans le christianisme, puis celle de la substitution, le christianisme devenant le Verus Israël, en sont les expressions religieuses. Mais, au-delà de cette lecture, une autre lecture permet à l’analyste d’y trouver son compte, une lecture métaphorique de la jonction entre deux univers psychiques, infantile et génital : ce pourrait exprimer l’univers psychique de l’adolescente occupée par la présence interne de la représentation de son père, par ses positions œdipiennes et par la nécessité de traiter cette représentation pour rencontrer son homme à elle, en mettant en contact ces deux séries représentatives, archaïque et actuelle. Une représentation en quelque sorte mélancolique ! Ainsi, l’Annonciation pourrait être ce moment nécessaire où la fille prend conscience de cet objet mélancolique en elle, au moment des remaniements pulsionnels que lui impose sa sexualité adolescente. Dégagée de sa mélancolie infantile, elle pourra dès lors s’engager dans sa vie sexuelle. La lecture religieuse y fera obstacle : la Vierge Marie demeurera vierge, et on connaît le terrible destin de son fils issu de cette Annonciation. Il faudra attendre Freud pour en faire cette autre lecture et penser la mise en perspective de cet Œdipe comme l’annonce espérée par les hommes : elle ne trouvera véritablement son ampleur qu’à travers la mise en scène transférentielle attendue et articulée autour de l’analyste-pilier entre ces deux organisations langagières symboles de ces deux organisations, infantile et génitale. Désormais se trouve représenté le double affrontement de l’enfant à Œdipe : vertical, à travers les reliquats plus ou moins importants de l’Œdipe infantile de sa mère, et horizontal à travers sa propre histoire et son affrontement au couple parental. À ce titre, l’Annonciation apporterait à l’homme ce que le judaïsme contenait sans parvenir à le représenter. Après quoi, Freud en permet l’interprétation.
C’est un thème qui n’en finit pas d’intriguer : quand J.-C. Rolland évoque, dans un autre chapitre, la réalité et ses avatars, abordant la nécessité pour l’enfant d’abandonner la croyance en la réalité d’un pénis maternel, ce pénis maternel ne serait-il pas représenté par les reliquats paternels de l’Œdipe maternel quand le message de l’Annonciation, encore lui, n’a été que partiellement entendu ? Lorsque cette fille mélancoliquement unie à son père devient mère, elle ne peut que redouter le traitement oral-cannibalique que son enfant fait subir à son sein, troublant les processus de l’identification primaire, prolégomènes de toute subjectivation. L’immobilité de l’Œdipe qui précède entraîne cet enfant à affirmer sa croyance en un pénis maternel inclus dans sa mère (celui de son père à elle) pour nier la première perception archaïque de la différence des sexes. On rejoint là les approches que l’auteur propose au concept de fixation : la fixation de la mère rivée à son Œdipe infantile a pour effet de river à elle son enfant, incapable de subjectivation : « La fixation sourde et aveugle, passionnée, par laquelle l’être s’attache aux premiers objets qui lui apportent les soins qu’exige sa détresse […] lui apportent aussi les désirs et les aversions qui disent leur détresse à eux, ancienne ou actuelle. » C’est l’un des aspects utiles de cet ouvrage qui décidément campe à une possible intersection des représentations collectives et individuelles.
Je voudrais également évoquer, parmi les derniers chapitres, celui qui traite de l’état borderline : un modèle de pensée clinique sur un thème très maltraité. La manière dont l’auteur évoque ici les subtilités transférentielles et ses variations est extrêmement fructueuse ; il aborde un certain nombre de variables telles que la qualité de la demande analytique, son intensité, la qualité du processus, ses modalités d’installation, l’exigence d’un rapport de personne « réelle » à personne « réelle », s’opposant au transfert sur la personne de l’analyste, l’équilibre entre ce qui conduit à aimer et ce qui est nécessité pour vivre… Il insiste : dans ces cures, la difficulté se redouble pour l’analyste du fait de « la forme de relation subjective dans laquelle l’autre s’impose à moi comme doublement autre ; autre au sens objectif où il n’est pas moi […] et autre au sens où le mystère de son existence vient dans ma rencontre avec lui m’altérer ». Est présent, à nouveau, l’intérêt de l’auteur pour l’introduction du narcissisme dans la mise en place de la subjectivation exigeant le nécessaire respect du symptôme et de la croyance tant que celui-ci ou celle-ci n’est pas repéré depuis son origine : l’invention de son symptôme permet, en effet, au patient d’échapper à la détresse primitive : « Il ne s’agit pas pour le patient de guérir de sa maladie, mais de prendre la mesure de ce dont elle le guérit », exigence basale qu’il serait bon de rappeler à ceux qui s’engagent dans l’entreprise psychothérapique.
Un autre chapitre, au titre étonnant du « Renoncement », pose plus de questions qu’il n’en résout. Il traite à nouveau et, entre autres thèmes, du statut de l’objet œdipien auquel le patient ne peut renoncer par déficit de ses potentialités narcissiques. Ce renoncement, écrit J.-C. Rolland, « exige que le moi ait encore acquis une aptitude suffisamment agile à l’identification pour que la perte de ces objets, les plus précieux qui soient jamais, soit compensée, consolée par l’assomption toujours nostalgique d’une subjectivité ». L’objet qui continue ainsi de vivre (d’être investi) ne permet pas à l’identification d’opérer pour enrichir la subjectivation. Ma question : cet objet-là n’est-il pas, par sa réalité psychique, « responsable » de cette incapacité identificatoire, de ce trouble narcissique, demeurant en suspens, toujours trop occupé à maintenir ses positions œdipiennes infantiles ? Ce qui nous conduit aux limites de l’analyse : comment estimer la participation de cet objet à la construction de l’appareil psychique, tout en demeurant dans l’impersonnalité ? Ces séances difficiles répètent à satiété l’échec de la rencontre primaire avec l’objet, animé par l’espoir insensé de l’abandon par cet objet primaire de son objet œdipien à lui pour pouvoir enfin s’« emparer de l’image de lui qui préfigure son avenir psychique », image de lui préformée dans l’objet s’il est pour partie libéré de son infantile. Cet objet primaire devrait avoir la capacité de supporter « la subjectivité qui s’anticipe dans cet imageant » : son reflet précède son être. Dans ces moments, l’analyste est soumis à la pression exigeante de personnalisation absolue du patient pour vivre, répétant à satiété son déficit identificatoire « paradoxalement » nécessaire pour échapper au danger séparateur qu’inaugurerait la subjectivation pourtant espérée ! J.-C. Rolland écrit que, dans ces situations, il n’y est pas question de transfert, mais d’hallucination sans déplacement. Pourquoi ne poursuit-il pas son analyse jusqu’à ses dernières extrémités ? Plutôt qu’hallucination, ne serait-il pas question d’un transfert sans déplacement ? C’est cela qui devient hallucinant, pour la pensée de l’analyste cette fois-ci : un transfert immobile, ou immobilisé, ou immobilisant ! Il y a plus encore dans ce chapitre : l’auteur conteste fort utilement la notion de dialectique pour mettre en exergue la notion de « consentement délibéré aux contradictions », une notion qu’il emprunte aux romantiques allemands, une définition possible du paradoxe qui nous constitue. Ainsi, en chacun de nous, coexistent et renoncement et conservation « de toutes les formations psychiques » dans une tension permanente entre ce qui fait notre mémoire et le renoncement. Entre ces deux tensions, le moi qui « tel le saltimbanque de Nietzsche marchant au-dessus des badauds sur la corde, recourt à la négation qui se nie elle-même ».
Le dernier chapitre surprend : il concerne la psychose abordée d’une manière originale et neuve, ce qui n’est pas si fréquent ! Par exemple : l’installation d’une psychose se fait en trois temps. Le premier temps concerne l’apparition du symptôme d’abord considéré comme tout symptôme, un corps étranger. Puis le patient s’attache véritablement à son symptôme (il y résoudrait ses paradoxes identificatoires et sa subjectivation), pour dans un troisième moment s’identifier totalement à lui pour en faire un trait de caractère. Ici, J.-C. Rolland nous propose une remarque géniale : celle de « conversion en trait de caractère ». C’est ce temps qu’il considère comme l’entrée en maladie, moment commun à toutes les modalités psychotiques. L’intérêt de cette approche réside dans le fait que J.-C. Rolland ne se soucie ni des formes nosologiques canoniques ni des théories analytiques devenues à leur tour tout autant canoniques et déshumanisées : bien au contraire, il interroge « l’humanité des ruses par lesquelles le sujet s’accommode de lui-même à ce qui l’affecte et y survit ». Plus encore, il y cerne une modalité inconsciente commune à toutes ces situations : cette conversion doit assurer « probablement une résolution assez radicale de la douleur mélancolique ». Il faudrait ici citer le chapitre en entier : lisez-le, relisez-le, méditez-le, crayon à la main pour prendre la mesure de ce que ce point de vue a de fructueux et de dynamique pour la pensée du lecteur et pour les patients dont il a la charge. J.-C. Rolland ne baisse jamais les bras.
In fine, il se pourrait bien que ce livre soit le récit, page après page, de la lutte titanesque qui nous concerne tous entre les nécessités absolues et vitales de l’attachement primaire aux puissances parentales et à leur dégagement d’une part, et d’autre part entre les nécessités de la sexualité débordante de pulsion qui nous anime, une lutte qui nous conduit à inventer sans cesse de nouvelles voies plus indirectes de satisfaction. Le pari que nous propose ce livre est réussi : laisser le langage s’exprimer depuis « le tissu invisible de l’âme » que la situation analytique active, jusqu’au déploiement d’un discours : une entreprise toujours imparfaite et infinie qui est le processus même de l’analyse, celui qui nous entraîne à écouter avec « les yeux de l’âme ».
Notes
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[1]
J.-C. Rolland (2010), Les Yeux de l’âme, Paris, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient ».
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[2]
J.-C. Rolland (1998), Guérir du mal d’aimer, Paris, Gallimard, série « Tracés ».
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[3]
J.-C. Rolland (2006), Avant d’être celui qui parle, Paris, Gallimard, série « Tracés ».
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[4]
S. Freud, La Technique analytique, Paris, puf, 1970.
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[5]
S. Freud (1926), La Question de l’analyse profane, Paris, Gallimard, 1985.
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[6]
« Ce mot désigne un type d’écriture primitive (Asie mineure, Grèce) où l’on trace les lettres de gauche à droite puis, en bout de ligne, de droite à gauche », Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, Paris, 1992.