Couverture de RFP_752

Article de revue

Revue des revues

Pages 585 à 614

Notes

  • [1]
    Publié en 1955 dans The Psychoanalytic Quaterly.
  • [2]
    Publié en 1956 dans Le Transfert et autres travaux, Œuvres III.
  • [3]
    Primat Dozent : habilitation préliminaire à l’attribution d’une chaire.
English version

Annuel de l’apf, 2010, « Langues et courants sexuels »

1Bertrand Colin

2« Langues et courants sexuels » titre le quatrième Annuel de l’apf. Fidèle à l’esprit des précédents numéros, l’intitulé nous annonce que plusieurs notions auront à se croiser et à tisser entre elles d’éventuelles analogies. La notion principale, quoique la plus silencieuse et la plus métaphorique, est celle de courant. Elle nous est familière, dans le vocabulaire commun de la psychanalyse française, grâce à la dualité des courants tendre et sensuel dans le destin de la « psychosexualité ». Cette dualité, loin d’être l’a priori fixé en postulat de base dans la pensée freudienne, se prête, à l’examen, à une déclinaison d’aspects et à une complexité dynamique, de telle façon qu’ultimement la séparation des deux courants demeure seulement une vue de l’esprit – soit un modèle utile par sa complexité. « Aux sources de la tendresse » de Monique Schneider nous offre une propédeutique tout à fait nécessaire à ce sujet. Si la notion de courants sexuels nous est familière, celle de « langues » – « langues sexuelles » ? – ne nous l’est pas, tout au moins d’une façon qui se laisse facilement concevoir. Il convient d’avoir à l’esprit, d’emblée, que la pluralité caractérise les langues aussi bien que le « sexuel ». Il n’est de langue qu’au regard d’autres langues. C’est un fait premier et irréductible : entrer dans une langue, c’est se différencier d’autres langues et perdre des possibilités au sein de tous les possibles de l’infans. Ainsi en est-il sans doute pour le « sexuel », mais par analogie et d’une manière plus complexe, l’anal retraduit, en les enrichissant tout comme en les appauvrissant, les possibilités de l’oral ; le tendre, fruit du refoulement mais aussi sa source, ouvre à une pluralité de pratiques du sensuel – allant du plus préjudiciable et destructeur au plus prometteur et créatif dans l’amour et la haine… L’oral, l’anal, le tendre, le sensuel… ont bien quelque chose à voir avec les langues, au-delà même de la métaphore, en ce sens précis où ils seraient soumis au même principe de pluralité que les langues. Quelque chose de commun concerne ainsi langues et courants sexuels.

3La pluralité caractérise, par ailleurs, l’ensemble des contributions de cet Annuel. Elles peuvent se lire dans l’ordre qu’on voudra. Elles ne dialoguent guère entre elles. Une intuition, cependant, les fédère. L’expérience du polyglottisme révèle et grossit une donnée qui ne saurait échapper à aucune expérience analytique : l’usage d’une langue, le passage de l’une à l’autre, la préférence accordée à la seconde plutôt qu’à la première témoignent de résistances qu’il est bon de repérer, ne serait-ce d’ailleurs que pour les respecter le temps qu’il faut. Les résistances devront s’entendre ici relativement aux conflits les plus archaïques vis-à-vis desquels le moi tente de se mettre à l’abri, mais aussi relativement aux exigences du surmoi, à la force du moi idéal, à l’attraction de l’idéal du moi… On trouvera là, non pas un « code » de conduite analytique, mais toute une « algèbre » herméneutique, une grammaire, grâce à laquelle il convient de comprendre pourquoi le patient choisira une langue plutôt qu’une autre : le choix d’une langue dite secondaire plutôt que la langue maternelle, par exemple, est susceptible, selon les cas et les moments, de protéger le patient de ses conflits ou de l’y conduire, de faciliter un mouvement transférentiel, de le compliquer ou de l’empêcher… Outre cette intuition, déclinée de bien des manières, un parti pris, heureusement polémique, caractérise aussi l’ensemble de ce numéro : le « sexuel » s’impose ; nul besoin de le défendre. Ce faisant, il restera toujours à comprendre les modalités selon lesquelles, polyglotte, il se diffracte, implose, s’épanouit.

4Par commodité, nous partirons des contributions les plus conceptuelles, touchant au « sexuel », pour cheminer vers les plus pragmatiques, tirant les leçons du polyglottisme.

5« Les courants sexuels » d’Évelyne Séchaud sont une bonne mise en bouche. Au constat de la disparition de la sexualité dans l’histoire de la psychanalyse s’oppose l’idée que « la sexualité, de tout temps, a fourni les plus puissants motifs de résistance à l’analyse » (Freud, 1905). La sexualité est donc le « péché originel » de la psychanalyse. À P. Fonagy, soutenant que « la psychosexualité, de nos jours, est plus souvent considérée comme voilant d’autres conflits non sexuels et plutôt liés à l’objet », il est aisé d’opposer, tout en le suivant sur le fond, qu’en effet l’on peut bien penser un « non sexuel » et un « lien à l’objet » indispensables au destin de la psychosexualité. Celle-ci ne pourra jamais se lire et s’envisager qu’à partir de l’exclusion, ou du refoulement, où elle se constitue. Un poème libertin, « Le mot et la chose », de Gabriel Charles, abbé de Lattaignant (1697-1779), cité par E. Séchaud, nous en donne le meilleur argument. Voici la première strophe : « Madame quel est le mot – Et sur le mot et sur la chose – On vous a dit souvent le mot – On vous a fait souvent la chose. » Donnons-en aussi le point d’orgue : « Et bien voici mon dernier mot – Et sur le mot et sur la chose – Madame passez-moi le mot – Et je vous passerai la chose. » Sur la scène originaire d’une psychosexualité bien tempérée, mots et choses s’excluent et s’incluent mutuellement. Ne serait-ce donc pas toujours au service de la sexualité, ultimement et selon sa complexité, que nous avons à nous intéresser, y compris dans la façon dont elle voile ce qui échappe à son destin quand le mot tend à n’être que la chose ?

6Avec « Aux sources de la tendresse », Monique Schneider nous plonge d’emblée dans la complexité de la vie sexuelle. Elle décourage tout recours trop facilement dialectique, par lequel on prétendrait saisir le « sexuel » à partir du « non sexuel ». Elle trouve, chez Freud lui-même, de quoi contredire que le principe de plaisir, comme décharge de l’excitation, suffise à la vie sexuelle elle-même, mais sans en venir pour autant au recours conceptuel de l’au-delà du principe de plaisir. Un bilinguisme – métaphore pour une bisexualité – s’impose dès le commencement : au plaisir de la décharge de l’excitation, dont l’homme donnerait l’apparence, s’oppose le « plus de plaisir » appelé par l’excitation, dont la femme rappellerait l’abîme ou l’effroi. N’est-ce pas là retrouver le concept de jouissance auquel Lacan nous avait tant habitués ? Soit une bifocalité dans un rapport sexuel, « tel qu’il passe dans un quelconque accomplissement, (et qui) ne se soutient, ne s’assied, que de cette composition entre la jouissance et le semblant qui s’appelle la castration » (Lacan). M. Schneider ne cède cependant pas à la jouissance des formules lacaniennes. Elle s’aventure plutôt dans les méandres du texte freudien : la tendresse s’y découvre, comme fruit et source de la sensualité. Contradiction, donc, selon une richesse temporelle touchant conjointement à ce qui se joue, se perd et se gagne tout autant, dans le passage « civilisateur » à la station debout de l’homme, la « retenue » dans les soins donnés au nourrisson, la « latence » œuvrant entre sexualité infantile et puberté. La tendresse, dont Freud pense parfois le lourd préjudice pour la sensualité, témoignerait cependant d’une dimension essentielle à la sexualité pour laquelle la femme et l’artiste auraient des dons privilégiés : « être pris, sans savoir pourquoi on est pris et ce qui nous prend ». On reconnaîtra ici l’explication que Freud avance à propos de son inaptitude à goûter à la musique.

7« Courants et contre-courants de la sexualité » d’Henri Normand est une contribution importante, nodale. Elle touche au possible le plus inquiétant qu’on puisse rencontrer chez l’humain – l’humain au sens de l’individu, certes, mais tout autant au sens de la « phylogenèse » habitant tout individu et au sens de la « culture » vis-à-vis de laquelle le risque d’aliénation peut s’avérer redoutable. De quoi s’agit-il ? De la sexualité, bien sûr. Mais en deux directions opposées. D’abord des courants de la sexualité essentiels à « l’introduction du narcissisme » – soit au développement de qu’H. Normand appelle une « topique narcissique ». Mais aussi de ses « contre-courants », à l’instar d’une « culture » travaillant à la liquidation des identités et des subjectivités – bien funeste « solution finale » orchestrée par exemple par les théoriciens de la Queer culture. Cette référence à la « solution finale » ne manque pas d’être inquiétante. N’évoque-t-elle pas, à plus grande échelle, « l’holocauste comme culture » d’Imre Kertesz ? Soit une culture, la nôtre désormais, qu’il serait bien fou de nier. Cette mise en perspective du travail de conceptualisation psychanalytique et de l’interrogation anthropologique est une qualité essentielle, dans sa modestie même, de la réflexion d’H. Normand. Son travail se construit en effet comme un diptyque. Un premier panneau prend comme fondement l’idée qu’à « quelque chose de sexuel » (l’autoérotisme de l’infans, mais aussi l’inscription phylogénétique du père de la préhistoire, possédé et tué) doit s’ajouter « quelque chose de sexuel » (l’inconscient maternel), pour que se construise le narcissisme. C’est là une lecture inspirée d’une citation de « Pour introduire le narcissisme » : « Les pulsions autoérotiques existent dès l’origine, quelque chose, une nouvelle action psychique doit donc venir s’ajouter à l’autoérotisme pour donner forme au narcissisme. » Il faut suivre le détail de la démonstration d’H. Normand, très freudienne, au fil de laquelle on se laisse convaincre qu’un conte scientifique – recourant ici à des spéculations bien improbables sur la phylogenèse – est bien utile, cependant, pour penser, dans l’obscurité, l’obscurité des origines de l’infans : partant d’un moi idéal – résultant des identifications premières au père de la préhistoire personnelle dans le miroir maternel venant les éveiller (« inceste » premier et nécessaire), pour s’orienter vers un idéal du moi – résultant des identifications secondaires autorisées par l’intérêt libidinal d’une mère pour un autre (le père). L’autre panneau du diptyque dénonce le « projet de désexualisation », soit les « contre-courants » de la sexualité, à l’œuvre aujourd’hui dans la culture. Les théorisations fleurissant dans la Queer culture, extrêmes et radicales, ont le mérite d’éclairer cette orientation. Il s’agit pour H. Normand de « formes collectives de violences exercées contre le sujet par sexe interposé ». Et de citer le fist fucking (le « poing putain »), dont le but avoué répond à ce projet. C’est retrouver là le Michel Foucault du « gay savoir » – conjointement une attaque des illusions de la subjectivité, et une nécessité, au-delà de la libération de la sexualité, de se libérer de la notion même de sexualité, toujours suspectée de servir une normativité sociale. Dans cette attaque à « contre-courant », par la sexualité, des courants sexuels indispensables à l’édification continue du narcissisme, « l’ombre de Narcisse tombe sur la sexualité ». Par cette formule, belle et très suggestive, H. Normand nous conduit au cœur du drame – individuel, culturel. La clinique n’est pas étrangère aux préoccupations d’H. Normand. Elle reste même centrale, quand il rappelle et raconte où peuvent se jouer ces courants et contre-courants de la sexualité. Soit dans le transfert lui-même, révélateur de « l’agrippement humain ». On y reconnaîtra l’inspiration winnicottienne à propos de « l’utilisation de l’objet au travers des identifications ». On y reconnaîtra aussi le courage de l’analyste quand il se trouve pris dans le croisement de ces feux et contre-feux.

8Daniel Widlöcher, dans « L’inconscient se plaît à Babel », nous offre un très bel article à partir d’une expérience de supervision d’une analyse dont, s’assumant comme tiers, il ignore la langue étrangère parlée par l’analyste et l’analysant. L’exemple choisi est simple. L’analyste rapporte une première fois le propos de l’analysant : « À part vous, je n’en ai parlé à personne. » À la relance du superviseur, le propos est rapporté une seconde fois, différemment : « À part vous, je ne me suis livré à personne. » L’une et l’autre formule ne prêtent pas aux mêmes associations. Leur différence permet en outre de concevoir, au-delà de la fonction narrative du propos (il a été dit ceci ou cela), sa teneur « hallucinatoire » (une scène de soumission, de complicité, d’allégeance… dont l’hypothèse se forme dans l’écoute du tiers). C’est ici retrouver la lecture que nous propose D. Widlöcher à propos de ce qui se travaille entre « représentation de chose » et « représentation de mot » : accomplissements hallucinatoires au sein d’une copensée. Est appelé à s’y dénouer un « tissu associatif pathologique », paradoxalement quand on y pense, selon les tours et retours du lent tissage de l’interprétation et de la perlaboration. Copensée est un concept dont on peut rappeler alors la fausse évidence. Sous le désordre des mots et dans l’empressement des choses – selon une communauté conceptuelle qu’elle partage avec la notion freudienne de « pensées du rêve » – la copensée désigne ce qui se joue entre « fantasmes infantiles » et « formations perverses de l’adulte », entre « accomplissement hédonique de présence à l’autre » et « accomplissement mortifère d’une absence néantisante ».

9« L’infantile en langues » d’Eduardo Gómez-Mango met en perspective « la langue étrangère de la littérature » – celle adoptée par d’illustres poètes ou romanciers, Joseph Conrad, Elisa Canetti, Claude Estéban… – et « la langue étrangère du transfert », non pas une troisième langue s’ajoutant à celles de l’analyste et de l’analysant, mais celle qui se construit dans « une troisième oreille » au service de l’inconscient de l’un et de l’autre. On retrouvera donc ici une idée soutenue par D. Widlöcher. L’expérience de l’analyse, à la lumière de celle de l’écriture, conduit à cet apprivoisement particulier du « muet dans la langue » – soit le « silence », loin en deçà des polyphonies du babil, vers lequel il n’est pas de retour possible, mais qui n’en est pas moins destiné à peser sur la langue. « Langue étrangère », étrangère au silence, devient sous ce jour un pléonasme. Le silence, c’est ce à quoi les attaques polyglottes du fameux Wolfson contre sa « langue fondamentale » ne parviennent pas à revenir ; ce contre quoi, génial, Proust eut à se heurter dans l’exploration volontaire et douloureuse de son « livre intérieur » – « acte de création où nul ne peut nous suppléer ni même collaborer avec nous ». Ces références, extrêmes, à Wolfson ou à Proust, découvrent bien les enjeux de l’expérience analytique dans laquelle « la langue étrangère de la littérature » ne devient pas aisément « la langue étrangère du transfert ». La langue étrangère de la littérature nous fait découvrir le drame de la langue, toujours une traduction – et donc, en ceci, toujours une langue parmi d’autres contre l’unité du « muet dans la langue ». La langue étrangère du transfert joue sur l’illusion nécessaire d’une unité, moyennant la pluralité des langues dont elle assume le fondement. Nous avons dégagé les axes forts du texte d’E. Gómez-Mango. Reste à savourer le détail de ses voyages littéraires.

10Entracte : l’Annuel nous fait découvrir une courte nouvelle, Le Contrôleur bulgare, de Dzsö Kostolanyi. Une introduction la situe dans son contexte historique, « la Budapest littéraire des années 1920 ». Outre la truculence de cette histoire, son intérêt est grand dans le cadre de ce numéro de l’Annuel : comment le narrateur hongrois, polyglotte, mais ne parlant pas un traitre mot du bulgare, en vient-il à engager une conversation avec le contrôleur du train, bulgare, sans que ce dernier ne découvre la méprise ? Polyglotte, mais « pas toute » ainsi que le disait Lacan de la femme, le narrateur met en œuvre tout ce qu’il peut de mimiques, d’assentiments, d’expressions d’encouragement ou de doute, d’approbation ou d’étonnement, de gestes, de quelque trois mots enfin, se limitant à « oui », « non » et « fumer » (mot deviné sur un écriteau dans le compartiment du train). Il faut reconnaître au narrateur, évidemment très anxieux d’être découvert dans son imposture, donc coupable, une authenticité, cependant, qui dépasse largement les capacités du comédien. Telle est la contradiction, laissée à la méditation du lecteur. Du « silence » (le « muet dans la langue ») à la parole vit un monde qu’on nomme volontiers « infra verbal », faute de mieux, faute de pouvoir réduire ce « monde » à la seule signifiance du « message de l’autre » (Lacan), faute de pouvoir le concevoir comme l’en-soi d’une vie pulsionnelle qui se suffirait à elle-même (le fameux solipsisme freudien). Entre ces deux écueils, D. Widlöcher nous recommandait, dans son article, de pouvoir nous tenir. C’est ici, dans cette nouvelle et sous l’aiguillon de la contradiction, que l’Annuel mérite sans doute le plus son titre énigmatique : « Langues et courants sexuels », ni pur « message de l’autre » ni pure vie pulsionnelle.

11Reste maintenant à découvrir les contributions plus directement techniques et cliniques à propos du polyglottisme en psychanalyse. Le lecteur, directement intéressé par les questions du polyglottisme, lira d’abord avec intérêt deux articles historiques, publiés en fin de volume dans la rubrique « Documents » : « Le choix de la langue dans la psychanalyse polyglotte » d’E. Eduardo Krapf[1], suivi de « Sur le polyglottisme dans l’analyse » de Daniel Lagache[2]. E. Krapf, Privat Dozent en psychiatrie et en neurologie [3] à Cologne, doit fuir l’Allemagne nazie de 1933, il séjourne en France et à Londres, puis s’exile en Argentine en 1934, où il recommence ses études de psychiatrie et se forme à l’analyse… Sa pratique courante de quatre langues, l’allemand, l’anglais, le français, l’espagnol, à quoi il faut ajouter suffisamment d’italien et de portugais, lui donne une posture dont toute sa clinique se ressent. Et qui ne rêverait pas d’une telle posture, à l’exact opposé du narrateur de la nouvelle de D. Kostolanyi n’entendant rien des mots bulgares de son chaleureux interlocuteur ? Et c’est tout autant de la puissance et de la simplicité de sa clinique, portée par la jeune « psychologie du moi », qu’on se prend à rêver : cinq cas nous sont décrits – tous de belles réussites thérapeutiques, tous exposés avec une efficace intelligence et une clarté théorique que la complexité de la psychanalyse contemporaine ne permettrait sans doute plus. Les choix de langue que font analysant et analyste polyglottes, dans la cure, viennent au service d’une conflictualité instancielle bien huilée : ici, une seconde langue met à l’abri du pouvoir castrateur à l’œuvre dans la langue de la mère ; ailleurs, le surgissement d’insultes dans la langue maternelle met à l’abri de l’effroi lié à la soumission dans le transfert paternel ; ailleurs encore, une langue savante (l’anglais) met à l’abri d’une fixation œdipienne problématique (en espagnol) ; ou bien encore, l’utilisation par l’analyste de la « langue du père » contourne la résistance de l’analysante – enacment, dirions-nous aujourd’hui – et engage le processus dans la possibilité d’un travail d’interprétations de transfert maternel (à l’abri de la « langue de la mère ») ; last but not least, le choix d’une seconde langue mieux maîtrisée que la langue maternelle renforce le moi, ouvre à un surmoi plus permissif vis-à-vis du ça… Il faut se laisser prendre à ces rêves de toute-puissance théorique et linguistique, pour s’en laisser déprendre : D. Lagache nous y aide. Ce dernier s’appuie sur le travail d’E. Krapf, pour en faire l’éloge, mais aussi la critique. Moins polyglotte que E. Krapf, D. Lagache nous met au contact d’une clinique moins efficace du point de vue de la guérison supposée du patient, mais au fond plus probante : une patiente se met à l’abri de la qualité érotique de l’accent français du « parler anglais » de l’analyste ; un patient se met tout à la fois à l’abri et au contact des qualités émotives exprimées dans la langue – le français – dont il était devenu un savant universitaire ; plus subtilement encore, le refus, chez certains patients, d’utiliser une langue d’accueil et d’adoption – en l’occurrence le français – vient au service de leur « fermeture » (inhibition, formations caractérielles).

12« Le multilinguisme dans la cure » de Jacqueline Amati-Melher brosse à grands traits les thèses développées dans un livre, La Babel de l’inconscient, coécrit par l’auteur avec S. Argentieri et J. Canestri, et traduit en français par M. Garboua. On y trouve, très affirmée cette fois, la règle selon laquelle la « règle de l’association libre » doit prévaloir sur la question du choix de la langue. Le polylingue (possédant plusieurs langues maternelles) ou le polyglotte (connaissant plusieurs langues mais ne possédant qu’une seule langue maternelle) – et ceci, chez l’analysant comme chez l’analyste – rendent seulement plus sensible ce que la règle fondamentale est appelée à produire chez le monolingue supposé tel : une hétérogénéité de fonctionnement dans la parole associative. Soit ce que J.-L. Donnet et L. Danon-Boileau, que nous évoquerons ici en écho, ont par exemple fort bien thématisé, en opposant « associer » (strict étalement des pensées incidentes) et « être associatif » (« parler à bâtons rompus » sur le mode maniaque, J.-L. Donnet), ou « pensée associative » (supposant une réflexivité) et « pensée compulsive » (condamnée au premier degré du dit, L. Danon-Boileau), ou encore, cette fois plutôt du côté de l’analyste, entre « écoute en double » (Botella) et « théorisation flottante » (Aulagnier). L’hétérogénéité correspond, J. Amati-Melher nous le rappelle, à une hétérogénéité neurophysiologique dont Freud avait déjà l’intuition : les recherches actuelles l’exemplifient. La pluralité des langues renvoie à la pluralité traductive des restes mnésiques. Le passage d’une langue à une autre, comme d’une façon de parler à une autre, obéit aux nécessités conjointes d’une perte, d’un gain et d’une obligation de sens : l’image et la signification trouvent à se lier différemment dans une langue ou dans une autre, et plus largement dans une façon de dire plutôt qu’une autre ; s’y jouent d’utiles retours du refoulé, s’y fondent des refoulements. J. Amati-Melher nous en donne des exemples convaincants.
Athanasios Alexandridis, dans « Désignification et analyse polyglotte », fait l’éloge de la « Babel théorique » à laquelle il fut formé – se référant donc à toute l’histoire de la pensée psychanalytique, en accentuant, cependant, ces salutations introductives aux grands auteurs de l’apf. « Désignification » doit se comprendre relativement à cette « Babel théorique », souvent implicite, dont il faut pouvoir contenir les courants dans le travail de séance. C’est, de fait, à la beauté clinique des tableaux présentés que la contribution d’A. Alexandridis doit toute sa valeur : une retenue, à l’instar de la retenue d’une mère assurant les soins de son nourrisson, marque constamment les « théorisations flottantes » qui s’imposent à l’esprit de l’analyste. Quand la pensée lui vient qu’une rage œdipienne, meurtrière, détermine le matériel associatif d’une patiente, il trouve le tact de lui proposer un diptyque : « Dans votre rêve, ce sont les cochons dans les eaux sales, dans votre souvenir c’est votre père dans les eaux parfumées ». Quand lui vient l’idée qu’une langue idéalisée, l’anglais – celle qui sauva une patiente avec sa mère dans les circonstances dramatiques de la chute de l’Allemagne nazie – est aussi la langue de possibles perversions (salut dû à une prostitution), A. Alexandridis vient à dire en anglais, parlant de la mère : « Because of her english, she could be in contact with the Americans. » D’autres exemples d’un passage d’une langue à l’autre, pour une interprétation, nous sont donnés. Outre l’appui sur l’affect contre-transférentiel – coupable, blessé, séduit… – chez l’analyste « théorisant », ce sont des effets de « dramatisation » (analogue psychodramatique) et de poétique (jeux des sons) qui viennent au service du tact dans l’intervention interprétative. L’entrée dans le détail des tableaux convainc le lecteur : les enjeux thérapeutiques de cette manière de faire sont considérables. Éthique et esthétique sont ainsi nécessairement présentes, quand les effets de la perte de l’objet sont appelés, via une « nostalgie » salutaire, à se « métamorphoser en quête, en création du lieu d’amour ». « Babel théorique » est aussi cet objet perdu.
Dans ces réflexions sur le polyglottisme, « S’exiler dans la langue » de Kostas Nasikas marque une inflexion essentielle. Se décentrant de la question du polyglottisme, comme problème ou comme chance, K. Nassikas se concentre sur la question du transfert : d’une part comme « fissureur du pare- transfert » auquel se prête la « langue de l’exil », d’autre part comme « voie » pour les « passagers clandestins » (Beetschen) venus de la langue maternelle. Une lecture d’un travail important de Janine Altounian, traductrice de Freud et elle-même « exilée », sert de base critique. Mais il faut entrer dans le détail du cas de « Phaïdon » pour comprendre la subtilité avec laquelle une traduction fautive dans la langue d’accueil peut s’entendre, via une interprétation de transfert, comme un lapsus au sens précis du terme. La « preuve » en est apportée par l’énigme d’un rêve venu dans le sillage de l’interprétation – un rêve dont tout l’intérêt est de n’être pas un « rêve de complaisance » ; tout au contraire, c’est un rêve approfondissant la conflictualité dont l’interprétation faisait le pari. Le transfert « traducteur » est ainsi considéré comme un analogue du rêve dont il convient d’interpréter les « pensées », non pas de traduire la « langue ». Car ce « qu’agit » le transfert ou ce « qu’image » le rêve ne se laissent justement pas réduire à une « langue », en dépit de la grammaire des « processus primaires » dont on pourra toujours rendre compte dans l’après-coup théorisant d’une interprétation, d’un « mouvement » transférentiel, d’un rêve.
« Un dialogue de sourds » d’Eduardo Vera Ocampo est une histoire qu’on lira et qu’on relira. Tel l’enfant, toujours rassuré de pouvoir revenir à la surprise qui a su le charmer, le saisir, l’inquiéter… Mais plus tout à fait enfant, cependant, pour peu que cet enfant soit suffisamment guéri de « l’illusion ferenczienne » d’une langue du « tendre » mettant à l’abri du « sexuel ». À l’inflexion du transfert, E. Vera Ocampo ajoute celle de la perlaboration contre-transférentielle dans le surgissement de l’interprétation. Avec N. Nassikas, nous accentuions l’analogie entre transfert et rêve. Il faut ici, avec Freud, marquer une opposition : à la différence du rêve dont on a le texte, le transfert doit se deviner (Freud, à propos de Dora). Mais il faut aller plus loin encore : ce qu’il faut deviner concerne aussi ce qui se joue dans la venue d’une interprétation, dont nous avons certes le texte, mais qui laisse son auteur, et pas seulement son destinataire, à un « complexe » affectif dont l’exploitation reste cruciale pour son destin dans le travail de séance. La situation clinique exposée par E. Vera Ocampo est de ce point de vue exemplaire : il s’agissait pour l’analyste d’avoir pu mettre en mots, pour lui-même et uniquement pour lui-même, la solitude éprouvée dans le sillage d’une interprétation énoncée dans sa langue maternelle – langue non connue du patient : se le pajo la oreja (« il a dressé l’oreille ») – formule dont le lecteur découvrira le sens en son contexte et la polysémie en langue argentine. « Solitude » s’entend ici au sens d’une capacité à être seul en présence de la scène primitive, témoignant d’un changement dans son pénible statut « d’inclu-exclu » dans le transfert du patient. Soit un changement important dans le « dialogue de sourds », expression choisie pour caractériser cette cure. La qualité d’un long silence, suivant l’interprétation, permit, chez l’analyste, la perlaboration contre-transférentielle de ce sentiment de solitude. Le silence est levé par le patient lui-même, en fin de séance – mi-constat, mi-interrogation : « Vous m’avez parlé ? ». Nous y devinons le travail de copensée dans la perlaboration de la solitude éprouvée, articulée à l’étrangeté consonante d’une interprétation et d’une scène primitive dont le matériau associatif du patient donnait le texte initial : l’effroi éprouvé quand, revenant sur ses pas, il entendit des baisers derrière la porte d’une prostituée qu’il venait de visiter. Remarquable illustration, au demeurant, de la précession du contre-transfert sur le transfert (Neyraut).
Remercions encore l’Annuel pour cette aventure entre langues et courants sexuels. En espérant que ce commentaire, qui s’est voulu guide, aura su lui faire l’article !
Bertrand Colin
66, avenue des Gobelins
75013 Paris

Adolescence, n° 1, 2010, « Politique et inconscient »

13Nicole Llopis-Salvan

14Dans ce numéro de la revue Adolescence intitulé « Politique et inconscient », à charge pour le lecteur de trouver un fil conducteur entre les quatorze articles proposés, en raison du lien plus ou moins perceptible avec le thème.

15Dans un texte inaugural, « Paroles de séminaire », Philippe Gutton ouvre la voie en introduisant la difficulté d’émettre un distinguo dans la séance entre discours psychanalytique et discours politique, et évoque la position impossible de l’analyste qui doit entendre à la fois ces deux discours, tout en sachant qu’il n’existe aucun terrain d’entente entre eux et qu’ils ne cesseront de s’affronter. Pour P. Gutton, la problématique entre ces deux discours « n’est rien d’autre qu’un argument de la fiction de Totem et tabou qui met en évidence deux stratégies psychiques de “l’hominisation” : l’une de l’ordre du politique en ses origines, en l’occurrence celle d’une tyrannie irreprésentable, l’autre toute différente d’une identification (au père) ouvrant à des symbolisations structurantes » (p. 14).

16Dans cette période de maturation qu’est l’adolescence, l’essentiel n’en demeure pas moins la place du pubertaire et l’exigence d’élaboration du préœdipien et de l’œdipien pour ouvrir la voie vers l’autonomisation. Un travail de subjectivation de toute évidence traversé par le discours du lien social dans lequel il s’énonce.

17Dans ce contexte, la rencontre analytique porte la marque d’une spécificité qui touche tant aux mouvements contre-transférentiels de l’analyste, qui, selon P. Gutton, revêt le statut « d’adulte chef », qu’au cadre qui devient « un dispositif thérapeutique » et non le lieu d’une parole spontanée, au sein duquel l’interprétation peut prendre l’apparence « d’un moment pédagogique ».

18Quelle meilleure illustration de ce triptyque, pour saisir la question mise en travail, à savoir, le politique, que l’article de Jean-Luc Donnet datant de 1983, « La consultation avec l’adolescent », publié dans le premier numéro de la revue Adolescence et repris ici, comme un fil rouge ? Une façon peut-être de rappeler au lecteur que cette question est présente depuis l’origine de la revue.

19Dans cet article, l’auteur introduit un écart avec un processus analytique basé sur le développement et l’interprétation du transfert (position des Laufer), pour nous rappeler, avec son art singulier de la formulation, que « la crise de l’adolescence, plus que toute autre crise, met “en crise” le modèle économique freudien » (p. 81). Pour cette raison, il demeure toujours une part d’inconnu dans l’évaluation, et d’autres techniques que l’analyse, au sens classique du terme, peuvent s’avérer positives, compte tenu des remaniements topiques et économiques de l’adolescence. Des points que J.-L. Donnet développe, à partir du récit d’une consultation avec un adolescent, vu au centre Étienne-Marcel. Aux huit points forts relevés dans cette rencontre succèdent les huit commentaires de l’analyste, qui touchent tant la position interne de ce dernier que le repérage des moments d’insight du patient, en vue d’établir l’indication d’un cadre thérapeutique à venir. Remarquable « tricotage », qui va permettre de dégager une première ligne de démarcation entre, d’un côté, réalité psychique et réalité externe, réalité matérielle et réalité du « psychique » de l’autre, car « bien souvent ces réalités sont confondues, ou distinguées au prix de clivages rigides avec les phénomènes envahissants de contre-dépendance ou de contre-identifications » (p. 96). Un travail de mise en perspective indispensable et préalable à tout engagement dans la vie sociale.

20Toujours du côté des « archives », Vincent Cornalba nous propose deux articles dans ce numéro : « Itinérances » et « Contreverses ». Deux écrits qui semblent se répondre. Le premier propose une lecture itinérante d’articles publiés dans la revue Adolescence, tous issus d’auteurs ayant abordé le thème du politique dans leur réflexion. Point d’appui commun d’une pensée, autour d’un thème qui démontre que cette question traverse depuis longtemps les analystes d’adolescents, et, en contrepoint, un deuxième article qui relate des divergences de points de vue, en référence à des débats ayant eu lieu, l’un sur l’homosexualité (1989), l’autre sur la psychose (1991).

21Mais de quelle idée du politique parlons-nous ? Pour V. Cornalba, le politique se définit comme « ce qui rend compte du régime de l’organisé, et concurremment ce qui institue la possibilité d’un vivre ensemble à partir de règles et de principes mutuels » (p. 67). On conçoit comment, à partir de cette définition, la rencontre avec l’analyste et sa fonction de garant du cadre peuvent constituer un jalon dans l’appréhension du politique, tant par le besoin de réassurance qui peut originer cette rencontre, que par les mouvements d’opposition et de transgression qu’elle peut susciter.

22À partir d’une palette de références allant de Ferenczi à Winnicott, avec plus près de nous des auteurs contemporains tels P. Guitton et R. Roussillon, V. Cornalba dégage une idée centrale quant à la posture du psychothérapeute face à l’adolescent. Selon ces auteurs, la rencontre nécessite une mobilisation interne de l’analyste dont l’objectif est d’introduire une qualité de présence, qui ne peut se baser uniquement sur l’écoute mais plutôt sur une attitude d’engagement, de soutien et de relance de la parole, dont l’objectif essentiel demeure l’établissement d’un lien. « C’est en endossant, pour le thérapeute, la responsabilité de l’amorçage d’une fonction mobilisatrice, donc d’un engagement, que l’aventure psychothérapique devient envisageable pour l’adolescent » (p. 73). Cette amorce établie, le thérapeute s’offre comme récepteur de mouvements contradictoires et peut revêtir des fonctions diverses comme celle de « garde-fou » ou de pédagogue, avec pour enjeu d’établir une rencontre intersujets.

23Dans cette création à deux, l’acte peut interférer, le sens n’étant pas là d’emblée, comme en témoignent les nombreux récits cliniques de ce numéro de la revue.

24Non sans une certaine subtilité, V. Cornalba met à l’épreuve, dans son second article « Contreverses », ce principe théorique de base, concernant ce qui serait la spécificité de la posture du psychothérapeute d’adolescents, en introduisant l’élément du contre-transfert.

25Toujours à partir d’anciens articles publiés dans la revue, il nous propose un premier débat autour du thème de l’homosexualité et reprend une controverse entre les Laufer d’une part et J.-L. Donnet et R. Cahn de l’autre, suite à une présentation clinique. Une divergence de position qui se matérialise autour d’un parti pris des Laufer, concernant la question de l’homosexualité, énoncé comme suit : « Lorsque je vois un adolescent progressant dans une direction homosexuelle, ou qui a décidé de vivre une vie homosexuelle, je lui explique clairement dès le début que je considère l’homosexualité comme pathologique et que c’est pour moi le signe d’une souffrance intérieure ». À cette position de principe s’oppose celle de R. Cahn, qui s’interroge sur la fonction de l’acte de parole qui ne serait plus au service du trouvé-créé et qui pose la question du risque d’un assujettissement du sujet. Au plus près de la clinique, la réponse de J.-L. Donnet s’attache à reprendre les différents éléments de la présentation d’E. Laufer et soumet l’idée « d’une contamination de la pensée contre-transférentielle par les modes de pensée de la patiente ? ». Position doctrinale active ou passivité inconsciente, le risque de la confusion et de l’empiétement n’en demeure pas moins important, c’est la réflexion qui surgit à la lecture de ces échanges interanalytiques remarquablement retranscrits par V. Cornalba.

26Autre controverse, celle qui a eu lieu au cours d’un débat sur la psychose, opposant la position de B. Penot, illustrée par un cas clinique suivi en milieu institutionnel, à savoir l’existence d’une structure psychotique spécifique surgissant à l’adolescence, et la position de R. Cahn, plus enclin à parler d’organisations défensives passagères ou définitives suivant les cas, certes particulières, mais non nécessairement spécifiques sur le plan structural. À travers ces échanges, V. Cornalba débusque le vrai motif de convergence. Selon lui, c’est la référence à la théorie lacanienne sous-tendue dans la présentation de B. Penot qui fit chez les participants l’effet d’un « chiffon rouge ».

27Deux débats qui mettent en lumière la voie étroite qui existe entre le nécessaire engagement de l’analyste dans sa rencontre avec l’adolescent et les dérives possibles liées aux excès de cette position spécifique. En conséquence de quoi, le lecteur est averti de la nécessité de se déprendre de tout mouvement passionnel face à un idéal théorique, qui viendrait signer l’absence de tiercéité du côté de son cadre interne et mettre en défaut le processus de subjectivation du patient.

28Pour rester du côté de la prise en compte de l’idéal, mais cette fois-ci du côté de l’adolescent, deux articles, celui cosigné par François Pommier et Frédéric Forest, intitulé « Subversion du politique : la cure comme processus adolescent », et celui de Gérard Bonnet, « Entrée en politique ».

29F. Pommier et F. Forest nous proposent de penser la cure comme un processus adolescent, et de questionner le lien entre ce processus, le politique et l’institution thérapeutique. Pour opérer cette articulation, ils convoquent la notion de scandale comme « mode de révélation du désir » et suggèrent de considérer le dispositif analytique comme un contenant du scandale, dans ce qu’il autorise la révélation d’un désir scandaleux, puisque à huis-clos. Situation bien particulière de la cure qui, par son fondement, va dans le sens du dévoilement des désirs refoulés, mais s’attache à « cantonner cette force pour changer le sujet au sein de la société. La cure travaille sur la responsabilité et la culpabilité du sujet par le biais de la figure du Père ; opération qui inscrit autrement le sujet au sein de la cité » (p. 52). Ainsi, cure et processus adolescent passent, selon ces auteurs, par la voie du scandale et du renversement des valeurs, et par l’étouffement des revendications pulsionnelles qui mènent au changement de place. Un dispositif analytique qui pourrait donc « contenir » le scandale issu de la dynamique pulsionnelle et laisser émerger les idéaux, deux voies à travers lesquelles l’adolescent doit ordonner ses choix.

30Autre axe pour aborder l’articulation entre adolescence et politique, celui-ci plus en référence avec la conceptualisation analytique, puisqu’il s’agit de la trajectoire entre Id, définie comme le pôle pulsionnel, qui passe par les identifications pour aboutir à l’Idéal, une continuité de chaînons accrochés les uns aux autres et fortement teintés par les flux libidinaux. Une série progrédiente que les auteurs rapprochent du fonctionnement des institutions thérapeutiques, ainsi l’antipsychiatrie serait à rapprocher de l’Id, avec une logique de déconstruction des « digues pulsionnelles », alors que d’autres logiques institutionnelles ont à voir avec une « orthopédie du moi ou le dressage du sujet », ces dernières étant pour les auteurs plus en lien avec le politique. Ainsi, l’institution « habite l’écart entre idéal thérapeutique et idéal politique » et pose la question des conditions sociales et éthiques de la guérison.

31Autre texte centré sur les idéaux, un article très riche, le plus long de ce numéro (24 p.), à la teneur volontairement didactique, proposé par Gérard Bonnet. Dans ce texte, il énonce le rôle crucial des idéaux dans la période adolescente et définit leurs liens avec l’engagement au sens large dans le politique. Il se propose, tout en énonçant qu’il s’agit d’une gageure, de partir de l’inconscient pour saisir la démarche qui entrave ou facilite l’engagement de l’adolescent en politique. Un passage entre le monde de l’enfance, où règne l’obéissance vers celui du devoir imposé par la société, en sachant, précise-t-il, que certains ne franchissent jamais cette étape. Ceux-là restent des proies et risquent la manipulation de groupes sectaires, dans lesquels des adultes prônent l’amour pour des idéaux et surtout l’amour pour ceux qui les incarnent.

32Dans son article, G. Bonnet part de la conception psychanalytique de l’idéalisation, qu’il définit « comme un processus primaire inconscient de type sexuel, visant un plaisir unique spécifique » et se questionne sur ce qui nous pousse à « magnifier » certains objets plutôt que d’autres. C’est au cœur des expériences de satisfactions précoces d’un besoin vital qu’il faut chercher la réponse. La quête des retrouvailles avec un ressenti profond et inégalable fonde le mouvement d’idéalisation, creusant indéniablement un écart entre l’aspiration à l’idéalisation et l’objet censé la combler. Un processus qui, pour l’auteur, s’avère aussi important que l’objet lui-même. « L’idéalisation est une aspiration à une satisfaction sans ombre et sans fin, c’est le réveil du principe de plaisir… » Satisfaction éprouvée à partir d’un « moi idéaliste », constituée d’expériences exceptionnelles qu’il s’agit de retrouver dans la réalité actuelle.

33Le but du processus est bien la satisfaction sexuelle, et l’objet y tient un rôle fondamental, puisqu’il doit éveiller le sujet à ce mode de plaisir. Deux éléments qui fondent, pour l’auteur, une prise en compte de l’idéalisation comme une « troisième forme de sexualité manifeste, au même titre que la sexualité génitale et la sexualité prégénitale » (p. 32). Ce postulat de base établi, G. Bonnet s’applique à identifier les différents idéaux, en s’appuyant sur les textes de Freud mais aussi sur des auteurs plus contemporains comme G. Rosolato ou F. Duparc. Nous les reprenons ici brièvement, mais ils sont largement développés dans son article. Quatre types d’idéaux sont répertoriés, autour d’une ligne de démarcation, à savoir la libido (du moi ou d’objet) : du côté de la libido du moi, les idéaux partiels, en lien avec la sexualité prégénitale, et les idéaux narcissiques, qui permettent à l’adolescent de se sentir bien dans son sexe et dans son être, mais qui peuvent aussi constituer une entrave à sa vie sociale et politique, puisque la quête est essentiellement tournée vers un objet qui lui renvoie une image idéale de lui-même. Du côté de la libido d’objet, les idéaux collectifs sur lesquels Freud a beaucoup travaillé, où le moi est incarné par le groupe, chaque membre faisant corps avec lui, autour d’un leader que l’auteur soupçonne d’être surtout mobilisé par l’extension de sa propre libido narcissique.

34À ces différents idéaux, G. Bonnet ajoute une dernière catégorie, dont la période de l’adolescence est la plus propice à son surgissement : les idéaux fondamentaux, une catégorie dont l’auteur nous dit n’avoir pas été envisagée par Freud, des idéaux aux valeurs universelles, contrairement aux idéaux collectifs plus partisans. Ces idéaux ne « tombent pas du ciel », mais sont le résultat d’un événement, d’une rencontre, source d’un grand bouleversement émotionnel qui va marquer le sujet de façon irréversible. G. Bonnet nous offre une illustration cinématographique de son propos, celle du jeune Igor dans le film La Promesse des frères Dardenne. Ce jeune homme voit son père laisser mourir un émigré, dans des conditions inhumaines, et se montre très touché par les efforts désespérés de la femme de cet homme, par ailleurs une mère remarquable pour son enfant. Confronté à cette situation, Igor va prendre des positions de soutien qui vont à l’encontre de ses propres intérêts. Le bouleversement émotionnel ressenti face à cette mère idéale lui donne l’occasion de renaître, en « s’appuyant sur un fantasme de réengendrement incestueux indispensable à sa métamorphose » (p. 37). La prise de position d’Igor signe, pour l’auteur, son entrée dans le politique, dans le sens où il témoigne d’un parti pris face aux différents idéaux. Ce choix, mais aussi la parole du sujet qui l’accompagne, montre, pour G. Bonnet, l’accès à une place dans la vie sociale. Un cheminement qui ne va pas de soi, car il passe par l’investissement des idéaux fondamentaux, alors que l’adolescent se trouve aussi mobilisé par les idéaux narcissiques. Un équilibre à trouver, en sachant que la question pour le sujet est de savoir comment passer de la position plus ou moins soumise de l’enfance à la position active et désirante et, par là, devenir un sujet de langage.

35Cet article de fond a le mérite de situer la question du politique au plus près du sexuel et de l’inconscient, donc au plus près du thème. L’auteur précise les enjeux de cet engagement dans le social mais en entrevoit aussi les risques, en cette période cruciale. Les références à Freud sont nombreuses, mais la conceptualisation originale de G. Bonnet sur les idéaux fondamentaux offre une avancée intéressante.

36En dernier lieu, nous ferons un tour d’horizon sur les articles cliniques de ce numéro. Ils sont beaucoup trop nombreux pour en rendre compte précisément, d’autant que la plupart restent au plus près du développement de la situation clinique, avec parfois pour le lecteur une difficulté à repérer le lien avec le thème.

37Giunluigi Monnielli, dans un article intitulé « Pubertaire féminin et regard du père », s’attache à reprendre la fonction du père dans le développement de l’enfant. Insistant sur la présence paternelle dès le début de la vie de l’enfant comme tiers séparateur mais aussi comme tiers réparateur, G. Monnielli reprend l’idée d’un « père comme processus », selon l’expression de Golse, et nous rappelle l’importance du regard du père au moment de la puberté. Toutefois, il déplore la fragilité actuelle de la figure paternelle dans l’organisation familiale, et ce, tant pour les filles que pour les garçons, une fragilité qu’il met en lien avec une société qui s’oppose à tout personnage public montrant des signes de puissance qui sont très vite dénoncés comme des abus de pouvoir. « Cette carence des garants métapsychiques n’a pas tant pour effet de modifier les organisateurs fondamentaux du psychisme que d’empêcher une pleine symbolisation » (p. 108). L’auteur souligne la difficulté pour l’adolescent d’élaborer un fantasme de parricide, si important au moment de l’adolescence, avec un père œdipien trop fragile. Une dérive contre laquelle les adolescents, et notamment les adolescentes, s’opposent en tentant de protéger pour la consolider l’image d’un père faible, lointain, parfois violent ou incestueux. Une telle configuration entrave le processus qui mène au changement de places, un des objectifs de cette période de la vie, et, de fait, nuit à l’engagement dans le social et le politique. Elle peut propulser l’adolescent vers des choix de types sectaires, comme l’envisage G. Bonnet dans son article.

38C’est de ce cheminement processuel, celui qui va de la régrédience du pubertaire à une position subjective, que l’acte parfois émerge comme balise d’un défaut de psychisation. L’acte comme point de rupture, mais aussi comme potentiel de mise en sens quand il permet l’accès à une rencontre avec le psychanalyste. La possibilité d’une réorganisation sur le plan interne pour l’adolescent, mais aussi sur le plan familial, se fait jour.

39C’est de ces achoppements et de leur prise en compte que traitent les différentes observations cliniques de ce numéro. Achoppements notamment constitués par le désir de confrontation avec la mort, soit par le passage à l’acte suicidaire ou les comportements à risques (« Frôler la mort à l’adolescence » de Brigitte Blanquet, « Agir suicidaire sur écran blanc » d’Anne- Valérie Mazoyer, « Grève de la faim en blanc et noir » de Jacques Vargoni).

40À retenir, quelques éléments communs à ces différents récits, ceux liés à la posture du psychothérapeute. Des éléments déjà cités dans les articles de V. Cornalba, notamment la position d’engagement nécessaire à la rencontre avec l’adolescent, avec la contrepartie des enjeux contre-transférentiels, une position qui se doit d’être ni trop distante, ni trop proche.

41Philippe Pierre Tedo nous rappelle à ce sujet, dans son texte intitulé « Engrenages », comme pour nous signifier une solution antidote, que « face à ces adolescents agissants, il faut continuer à penser et à penser de façon associative et analytique » (p. 152), alors même que l’auteur reconnaît que la violence interne qu’ils ressentent est à la hauteur de celle qu’ils suscitent.

42Tous dénoncent les effets de ces turbulences contre-transférentielles et s’appuient sur le cadre bi- ou plurifocal pour les atténuer. Stephan Wenger et Fulvia Raiola, dans leur article « Le cheval de Troie », s’attachent à nous démontrer, à partir de leur expérience dans un centre thérapeutique de jour à Genève (smp « les Saules »), l’intérêt d’une prise en charge en psychothérapie psychanalytique institutionnelle. Pour certains patients, mais aussi pour certains parents, celle-ci permet une adaptation du cadre, face aux difficultés d’investissement d’un tiers, et au risque que peut constituer la massivité d’un transfert individuel. Pour les auteurs, il ne s’agit pas d’une indication « par défaut » mais bien d’une indication « prioritaire ».

43Tout autre est l’expérience clinique que nous rapporte Alberto Konicheckis dans « Adolescence, objet de transfert familial », puisque son observation concerne une situation de consultations régulières où l’analyste est seul face au groupe familial. Perspective d’un cadre un peu décalé du reste de la clinique présentée dans cette revue, puisqu’elle se donne pour enjeu de considérer l’effet du processus adolescent dans la dynamique familiale. L’auteur relate un travail de consultations mis en place à l’origine pour un symptôme de constipation chez un jeune garçon de six ans. La présence de son demi-frère adolescent en séance va capter une violence diffuse, celle au centre des échanges et des rapports entre les différents membres de la famille. Ainsi, selon l’auteur, les projections conscientes et inconscientes de la famille viennent faire écho avec les ruptures internes inhérentes à la « métamorphose pubertaire ». Porteur des contenants négatifs de la famille, l’adolescent attire comme une sorte d’aimant la violence éparse, il fonctionne comme « un révélateur et un catalyseur de la matière psychique informe et non qualifiée de cette famille » (p. 112) et, à ce titre, celui par lequel la mise en sens va pouvoir advenir.
Nous terminerons ce tour d’horizon par l’article de Sydney Levy, « L’adolescent né de la terre, figure du politique ». C’est entre la notion de Freud d’Anfrichtung (en français « verticalisation » ou « station droite ») et le mythe grec d’Athéna, base des rituels de l’Antiquité, que l’auteur tente d’illustrer ce passage de l’enfance (position couchée) à la verticalité qui conduit l’adolescent vers le monde du social, du politique et de l’adulte.
Il évoque le rituel des amphidromies qui symbolise « la reconnaissance officielle du nouveau-né par son père » : l’enfant est d’abord déposé au sol, puis soulevé et porté par une chaîne d’hommes courant nus autour d’un cercle. Par cette image, S. Levy veut figurer une représentation de l’entrée de l’adolescent dans le groupe humain et dans le politique. Une « naissance sociale » qui, à l’instar du rituel pour le nouveau-né, n’est pas dénuée d’une certaine violence.
On retrouve ici le rôle fondateur du père, dans ce passage de la fusion à la terre primordiale vers la perspective d’un projet collectif. Une dimension que S. Levy rapproche de la notion plus clinique de P. Gutton du « parent grandiose », la figure d’un père « qui peut choisir ou non de reconnaître ce fils en lui offrant la promesse, ou, a contrario, la lui retirant, du destin du masculin ». Un article qui pose indirectement la question de l’impact du rituel et de sa transmission. Un élément qui fait crucialement défaut dans nos sociétés occidentales. À ce titre ne peut-on considérer comme palliatif à cette situation de carence le jeu de confrontation avec la mort de certains adolescents (ceux dont il est question dans la clinique de ce numéro), instituant une sorte de simulacre de renaissance ? De même, on peut s’interroger sur l’augmentation des phénomènes de bandes avec leurs règles et leurs codes. Leur modèle de fonctionnement, basé sur l’initiation et la transmission, renforce les liens des membres du groupe, mais ne vient-il pas concurrencer une organisation familiale défaillante dans ce domaine ?
En conclusion, tous les points de vue convergent vers la nécessité d’une confrontation de l’adolescent avec la symbolique paternelle pour effectuer ce passage, qui mène de la position de soumission de l’enfance à l’engagement dans la vie sociale. Dans ce passage, et en vertu de cette représentation métaphorique, l’analyste a une place à tenir.
Nicole Llopis-Salvan
68, avenue Robert-André Vivien
94160 Saint-Mandé

The International Journal of Psychoanalysis, nos 1 et 2 de 2010

44Michel Sanchez-Cardenas

IJP, N° 1, 2010

45La British Psychoanalysis Society (bpas), dont émane l’auteur, Julia Fabricius (Londres), est l’une des plus anciennes au monde (fondée en 1913) et des plus prestigieuses qui soit, de par son histoire et les grands noms qui en firent l’éclat (Anna Freud, Klein, Winnicott, Segal, Jacobs…). Dans « Letter from London » (p. 5-14), l’auteur nous en fait connaître quelques arcanes et problèmes contemporains. Le premier à venir sous sa plume est celui de la pyramide des âges. Des membres mondialement renommés de 70, 80 ans y constituent des références extraordinaires, mais en attente d’une relève de même niveau. De plus, s’il y a vingt ans il était exceptionnel que des demandes de cursus de candidats de plus de quarante ans soient acceptées, de nos jours la moyenne d’âge en est de 45. Ajoutez à cela que, pour commencer une training analysis, à son début, l’analyste formateur ne devra pas avoir plus de 70 ans, et aussi que, normalement, les demandes pour devenir analyste formateur ne sont pas acceptées au-delà de 60, et vous aurez là un potentiel « cocktail implosif » pour l’avenir de la bpas, ceci d’autant plus qu’elle a choisi de rester une petite société (322 membres en activité, dont 240 travaillant à Londres ou dans les environs immédiats, 28 vivant en dehors de cette aire, et 44 à l’étranger), ce qui peut poser problème pour le renouvellement de ses cadres. Toujours d’un point de vue « administratif », notons des similitudes avec les sociétés françaises en ce qui concerne la possible obligation prochaine de validation gouvernementale des psychothérapies, ce qui pourrait aussi concerner les critères de validation des psychothérapies d’enfants. En effet, pour le moment, les critères de formation gouvernementaux concernant les formations à la psychothérapie d’enfant sont différents de ceux que la bpas s’est donnée pour valider les cursus des pédopsychanalystes. Ceci contribue peut-être encore plus à une désaffection de l’analyse d’enfants, impliquant encore une qualification supplémentaire à celle de l’analyse d’adultes (et non autonomisée par rapport à cette dernière) et réclamant donc pour les candidats un surcroît d’efforts personnels et financiers. L’auteur explique aussi comment la bpas est soucieuse d’élargir son audience dans le pays (supervisions et séminaires suivis par téléphone pour les provinciaux, en alternance avec leur présence physique ; membres formateurs se déplaçant sur les régions). À l’intérieur de la Société, on sera intéressé d’apprendre que les querelles politiques (entre un groupe freudien contemporain d’indépendants et un groupe de kleiniens) ont cédé le pas à un pluralisme qui, non seulement est admis, mais encore encouragé. Par exemple, il est demandé aux candidats en formation, en plus de leurs deux supervisions, d’aller parler régulièrement avec un autre analyste superviseur d’un de ces cas. Ceci afin que le candidat puisse entendre plusieurs voix d’inspirations différentes. Pour entrer en formation, les analystes-candidats doivent avoir effectué au moins une année d’analyse avec un formateur (à cinq séances par semaine). Depuis plusieurs années déjà, cet analyste n’aura pas d’avis à donner concernant la formation de l’analyste, si ce n’est son « feu vert » pour son admission à celle-ci. Ensuite, les analystes en formation sont encadrés d’une part par des séminaires inscrits dans un cursus obligatoire, et d’autre part par la rencontre environ une fois par trimestre d’un reporting analyst, membre formateur qui va pouvoir aider le candidat dans ses difficultés de cursus s’il s’en présente. C’est là un point très intéressant : il va à l’encontre du préjugé qui existe souvent contre ces cursus encadrés qui, vus de notre lorgnette, sont souvent perçus comme une infantilisation des candidats. Il semble que, dans la réalité, l’esprit en soit tout autre : il vise à fournir un appui constant à ceux-ci et, parfois, il est vrai, à empêcher que d’inutiles cursus, dont on sait qu’ils ne seront jamais validables, puissent se poursuivre sans fin.

46Fairbairn, peut-être parce qu’il était excentré par rapport à Londres (il vivait à Édimbourg) et parce qu’il a forgé un vocabulaire analytique spécifique, n’est pas aussi connu que ses grands contemporains (Winnicott, Klein, etc.). Pourtant, dans son article « Pourquoi lire Fairbairn ? » (p. 101-118), Thomas H. Ogden (San Francisco) montre comment Fairbairn a élaboré un appareil conceptuel qui rend compte de pans entiers de la clinique, et ce, d’une façon très originale, en particulier en ne s’inspirant pas de la seconde topique freudienne, mais en faisant plutôt référence à des « personnages » internes au psychisme. Ceux-ci naissent d’une situation traumatique que doit affronter tout être humain : le fait que l’amour de la mère est insuffisant, voire absent par moment, et que le psychisme se bâtit par rapport à cette réalité. Il le fait en important en lui cette mère qui s’absente (pour tenter de solutionner cette absence) et il se construit deux polarités internes. L’une d’entre elles, du côté du lien positif, est celle qui relie un « moi libidinal » et un « objet excitant » ; l’autre, du côté de l’agression, est celle d’un « saboteur interne » qui est en lien avec un « objet rejetant ». Ces objets internes sont clivés car douloureux, et ils développent entre eux un dialogue à base de libido narcissique (et non objectale). Ce vocabulaire peut paraître abstrait, mais T.H. Ogden en donne des exemples vivants. Par exemple, du côté de l’objet libidinal, il mentionne un patient handicapé qui avait développé une relation d’attente amoureuse par rapport à une femme qui n’avait pas de désir réciproque à son égard. Une relation de dépendance s’instaurait de la sorte entre un moi libidinal (le sujet handicapé) et un objet séducteur interne projeté à la fois sur cette femme et sur l’analyste (ce que ce dernier pouvait reconnaître dans certains aspects de son contre-transfert). Du côté du saboteur interne, T. H. Ogden donne l’exemple d’un médecin-chef psychiatre qui avait réussi à asservir les membres de son équipe. Ceux-ci étaient liés à lui par un lien indéfectible, tissé autant par la reconnaissance ulcérée de ses défauts que par une dépendance à son égard dont ils ne pouvaient se libérer. De plus, le saboteur interne peut s’attaquer à l’objet séducteur, dont il pressent l’aspect toujours insatisfaisant. Ceci peut être mis en évidence dans la cure avec certains patients qui dénigrent tout ce que fait l’analyste (jugé séducteur) et tout lien transférentiel. Là aussi un exemple est donné, où Ogden met bien en évidence les sentiments contre-transférentiels d’impuissance naissant d’une telle situation. Dans tous ces échanges, ce qui se passe est la mise en scène de l’espoir, préservé malgré tout, de transformer l’amour défaillant de la mère par un lien qui le pallie. Comme de plus le sujet s’estime lui-même à la source du manque d’amour de sa mère (car son amour à lui serait toxique), différentes combinaisons s’instituent, dont le but est de créer un lien, dans l’amour (narcissique) ou dans la haine. L’analyse ne vise pas à modifier ces situations qui sont des données de base. Tout au plus peut-on diminuer l’intensité des investissements consacrés à de tels dialogues internes pour, au contraire, et notamment dans la relation analytique authentique (plus que dans le transfert conçu comme seulement fantasmatique), favoriser la relation du « moi central », autre instance du psychisme inconscient, avec ses objets, dans le schéma de Fairbairn. Ce moi central peut se consacrer, d’un côté, à la mise en place d’un clivage protecteur des couples internes (moi libidinal/objet séducteur et saboteur interne/objet rejetant), mais aussi à la mise en place d’une partie saine présente dès la naissance du psychisme, capable de développer des relations objectales authentiques qui peuvent constituer un bras de levier pour ne pas donner la prédominance à des objets internes qui, clivés, fonctionnent en vase clos et donc sans possibilité de mobilisation spontanée. Le schéma de Fairbairn peut sembler réifiant (il l’est probablement) mais il aide beaucoup à imager (et à intervenir sur) les relations de dépendance, de mépris, de honte, d’annihilation, de ressentiment, de lien maintenu dans la haine, de raillerie.
Le réductionnisme phallique qui a marqué pendant longtemps la psychanalyse (tout comprendre en termes de complexe de castration, y compris la femme, réduite à une envie du pénis) a été doublé d’un gynocentrisme qui était son symétrique. Ainsi, par nature, la dimension de « procréativité » serait une dimension féminine. C’est précisément ce que conteste l’article « Masculinité phallique et séminale : une confusion théorique et clinique » (p. 119-139) de Karl Figlio (Colchester, Grande-Bretagne). L’auteur, de façon très argumentée, montre qu’a été oublié, jusqu’à maintenant encore, le versant « séminal » de la masculinité, la contribution masculine psychique au pouvoir de procréer. Ces prémisses monistes, phallo- ou gynocentriques, ont laissé dans l’ombre les observations cliniques potentielles liées à la notion d’une masculinité séminale dotée de deux versants : celui d’un pouvoir fécondant et celui d’un pouvoir d’attaque (empoisonnement). Du premier témoigne, par exemple, le récit d’un patient qui raconte en séance comment il donne des pommes de son verger, dans un sac, à sa voisine. Il apparaît dans sa cure que ce pourrait être là une tentative fantasmatique de réparer, grâce à sa fertilité à lui, le fait que cette femme n’ait pas d’enfants. À l’inverse, chez un autre patient, le semen est perçu comme attaquant et destructeur. Attaquer, réparer : c’est dans une dimension dépressive que semble en effet se situer la fantasmatique séminale, à l’opposé de la fantasmatique phallique (ou phallique- châtré) qui, elle, est plus dans un registre schizoparanoïde basé sur l’échange de parties projetables/incorporables. Une psychopathologie différentielle de ces deux problématiques est ébauchée par l’auteur, qui souligne le manque d’une littérature la concernant et qui serait fondée sur des observations cliniques. Les approches faites à ce jour en ont été marginales. Bell, dans les années 1960, avait posé quelques jalons en ce sens ; Melanie Klein avait aussi distingué une différence entre atteinte castratrice et atteinte du pouvoir de reproduction de l’homme, cette dernière l’atteignant dans ses capacités de lutte contre la mort par la transmission de la vie. Mais les auteurs kleiniens n’approfondirent pas ultérieurement cette piste. Les angoisses castratrices pourraient être déjà, l’auteur le montre en s’appuyant sur Freud et Laplanche, une possibilité de représenter l’angoisse, un phénomène qui, à la base, par définition, est diffus, sans lieu ni objet. Les angoisses d’atteinte séminale seraient moins localisables, centrées sur une perception plus floue du monde interne masculin. En témoignent, en clinique, des peurs centrées sur la perte ou l’atteinte spécifique des testicules, ainsi que, chez l’adolescent, des peurs concernant les premières éjaculations. Si les deux types d’angoisse (séminale et castratrice) ne sont pas distingués, on risque, en particulier si l’on interprète en termes d’angoisses de castration des angoisses concernant la puissance séminale, de renforcer la défense du patient, celle qui consiste à faire de son investissement phallique un masque pour des angoisses plus profondes concernant à la fois son pouvoir fécondant (et/ou destructeur de la vie) et son monde interne masculin. Enfin, d’assez longs passages de ce remarquable article sont consacrés à revisiter le cas du petit Hans, en montrant comment celui-ci interroge ses père et analyste sur le pouvoir fécondant de l’homme, une dimension qui resta négligée par ceux-ci au profit de ses peurs de castration.
Si l’on peut se poser la question de l’unité de la psychanalyse, une façon d’y répondre est de se tourner… vers le passé. Pourront en particulier se dégager ainsi des cristallisations des vues de l’homme occidental sur lui-même, qui sont la matière même sur laquelle travaille l’analyse. Freud eut pour compagnons Sophocle, Dostoïevski, Schiller, Goethe et Shakespeare pour fonder sa science. À cette liste, il faut certainement rajouter Dante qui, dans La Divine Comédie, propose un voyage initiatique dont les parallèles sont frappants avec celui qu’entreprend tout analysant qui s’apprête à traverser son « enfer personnel » pour aller vers son « paradis ». Créant un nouveau genre littéraire, Dante, chassé de sa cité, en exil politique, confronté de plus à la mort de Béatrice, sa bien-aimée, choisit comme solution non pas la mort comme Socrate, mais le voyage intérieur. Il va de la sorte rédiger La Divine Comédie, qui est le voyage d’un personnage nommé… Dante. Une autoréflexion donc, tout comme Freud, sept cents ans plus tard, se tournera vers ses rêves lors d’une crise majeure dans sa vie. Dans « La Comédie de Dante : les précurseurs de la technique psychanalytique et la psyché » (p. 183-197), Nathan Moses Szajnberg (Jérusalem) se centre sur la première partie de la Comédie, L’Enfer. Là, Dante rencontre, alors que l’entrée directe du Paradis lui est refusée, le fantôme de Virgile, qui sera son guide dans son voyage (et qui le quittera aux portes du Paradis : tout comme dans l’analyse ou dans la vie une expérience homosexuée sert de tremplin pour conquérir la relation objectale avec le sexe opposé). L’enfer est à la fois un modèle du fonctionnement psychique (remords, espoir, rencontre avec les figures du passé, morts proches ou grands hommes, peurs…) et un modèle d’autoguérison. Virgile a déjà fait ce voyage et accompagne Dante dans des profondeurs croissantes de l’enfer et de la souffrance, jusqu’à en arriver aux pieds de Satan, tout comme l’analyse avance par strates successives. Chez Dante, la notion de destin comme puissance déterminante du devenir de l’individu, notion qui était celle des Anciens (Héraclite, Homère), est remplacée par une vue de l’unité de la personne qui attirerait à elle les actes et les souffrances qu’un individu va croiser ; on pense ici aux névroses de destinée et aux pathologies de caractère. D’autre part, le modèle de la relation Virgile/Dante « colle » à celui du tact analytique : Virgile montre à Dante ce qu’il doit observer. Si Dante n’est pas assez prêt pour voir une chose, Virgile n’insiste pas. Et si Dante observe, Virgile lui laisse tirer de la situation ses propres enseignements. Souvent, Dante part de ses vécus sensoriels et de ce que ses sens lui montrent pour développer des représentations symboliques. En bref, le parallèle avec la progression analytique est on ne peut plus convaincant. Ceci même si, comme le montre l’auteur, Dante voit son récit guidé par sa foi catholique et qu’il place par exemple l’amour terrestre de la femme comme étape vers l’amour de Dieu, ce qui est différent bien entendu des objectifs du parcours analytique.

IJP, N° 2, 2010

47Dans « L’analyste en action : un témoignage individuel de ce que font les Jungiens et pourquoi ils le font », Warren Colman (Londres), membre de la Society of Analytical Psychology nous expose, à partir d’une communication faite lors d’une rencontre de cette dernière avec la British Psychoanalytical Society, à la fois ce que font les Jungiens (pas tous, ceux de son école à vrai dire), le pourquoi de ceci, et un cas clinique, variante des cures usuelles où les bases jungiennes lui permettent d’accepter des modifications techniques importantes. En filigrane de son texte se ressent l’influence de Michael Fordham, un auteur postjungien important. Tout d’abord, ce sont cinq thèmes jungiens qui nous sont rappelés :

  • le fait que l’accent soit plus mis sur le développement du fonctionnement de l’appareil psychique, en quête de significations et d’un sens de sa « totalité » (wholeness), que sur la recherche de conflits causaux sous-jacents. Percent au travers de ce développement personnel des tendances spontanées à la guérison que, d’ailleurs, ni le patient ni l’analyste ne peuvent cerner totalement, pas plus que :
  • le soi (self), entité qui est celle d’un fonctionnement psychique qui se situe au-delà d’un moi qui n’est que l’instance centrale de la conscience. Le soi émerge parfois, en particulier sous le jour de symboles unifiants et fascinants qui en traduisent l’irradiation, plutôt que la prise de conscience à proprement parler. De là provient une inflexion clinique : s’il est vain de penser que le soi nous sera accessible un jour, on comprend que, dans la cure, le but ne saurait être que le conscient remplace l’inconscient, ou que le moi prenne la place du ça. D’où une attitude où la tolérance à l’inconnu dans le déroulement de la cure est une donnée importante ;
  • durant celle-ci, les opposés qui sont en tension dans le psychisme s’expriment (harmonie/dysharmonie, ordre/chaos…) et il est bon qu’ils se désolidarisent en une « dé-intégration » (c’est Fordham qui a insisté sur ce point : la dé-intégration est différente de ce que serait une « désintégration », c’est-à-dire une fragmentation du psychisme), dé-intégration qui donnera lieu à une nouvelle régulation entre opposés ;
  • les symboles apparaissant dans la cure ne sont pas perçus comme le signe d’une défense sous-jacente, mais comme la meilleure élaboration possible de faits inconnus appartenant à l’inconscient et que justement il ne faut pas interpréter trop vite : leur expansion est plus précieuse que le fait de les rabattre sur un sens sous-jacent. Jung décrivait l’apparition des symboles, issus des conflits d’opposés, en tant que « fonction transcendante » ;
  • enfin, Jung avait promu l’« imagination active » au rang de technique qui pouvait inclure, à l’opposé de la seule interprétation verbale, le fait de pouvoir peindre, modeler, ou dessiner en séance. Fordham mit ultérieurement l’accent sur le fait que de telles pratiques pouvaient masquer le transfert, et on en est donc revenu. Néanmoins, quelque chose est resté de l’esprit qui avait marqué ces développements. « L’énaction » du patient, lorsqu’elle se produit, sera donc plus volontiers pensée chez les jungiens en termes de développement personnel cherchant à éclore, et l’analyste cherchera à « entrer dans le rêve du patient » sans forcément interpréter le matériau qu’il apporte.
Suit un cas clinique où une patiente, déprimée, s’autodévalorisant, va se mettre à utiliser des objets dans sa cure. Alors qu’elle apportera avec elle en séance une pierre, après une interruption de l’analyse, et qu’elle introduira l’idée de la laisser chez l’analyste, celui-ci lui fera remarquer que, justement, elle ne peut se laisser aller à imaginer la laisser là. Prise dans une confusion entre le travail sur la représentation que l’analyste lui propose et une compréhension réaliste de la chose, la patiente initiera alors un travail où la pierre servira d’objet transitionnel (ou d’objet de jeu, comme dans une analyse d’enfant) ; la pierre sera laissée chez l’analyste entre ses séances. Une autre pierre viendra ensuite, véritable symbole du self elle aussi, ainsi que de la relation entre analyste et patiente. Les agirs ne seront pas refusés, dans une attitude d’ouverture à l’inconnu et, petit à petit, ils seront rapprochés de leur sens inconscient, notamment par rapport à la (non)-séparation. De nombreux ponts sont faits avec d’autres auteurs dans l’élaboration de ces passages à l’acte. Cet article nous montre que les Jungiens de cette société travaillent avec de très nombreux points communs avec les autres écoles psychanalytiques, même si des points d’inflexion de leur style peuvent être très présents.

48On oppose volontiers l’approche métapsychologique de Freud à celle, pragmatique, de Winnicott. Qui voudrait cependant trouver une vue plus nuancée des rapports que l’on peut faire entre ces deux auteurs pourrait se référer à cet article, « Les fondements des concepts de base de la métapsychologie freudienne chez Winnicott » de Martine Girard (Toulouse), référencé avec minutie et qui montre, si l’on peut dire, que Winnicott « précède » Freud. L’appareil psychique, tel que Freud le développe, est en effet basé sur un implicite : à savoir que le nourrisson a déjà pu se constituer une continuité d’existence telle qu’il est déjà un tout habité par un monde pulsionnel qui va aller vers son destin. Or Winnicott, chez qui on le sait les références à Freud n’abondent pas, remarque que, dans une note de « Les deux principes du fonctionnement psychique », Freud montre, brièvement, que l’appareil psychique est bordé par un environnement externe sans lequel la possibilité de sa propre existence ne pourrait advenir. Le psychisme du nourrisson existe… « pour peu qu’on tienne compte des soins qu’il reçoit de sa mère » (c’est là la note de Freud). Et c’est là que Winnicott va articuler ses grands concepts. Le « holding » de la mère, précisément, permet à l’enfant de ne pas tomber dans les affres d’une rupture de sa continuité d’existence, d’une angoisse impensable d’agonie primitive, angoisse sur la berge de laquelle il se tient en permanence spontanément. C’est cette bordure qui donnera au moi sa force, et en particulier celle de résister à ce « corps étranger » venu l’agresser de l’intérieur, celui de la pulsion. Pulsion dont la satisfaction pourra réaliser aussi bien un facteur de développement que d’effraction, selon que cette continuité psychique a pu être instaurée ou pas. Et il y a là un statut particulier pour cette couverture de la pulsion par la mère : le soin psychique que reçoit le nourrisson fait en effet partie de lui. De sorte que l’approche winnicottienne ne rejette pas la freudienne mais la circonscrit, tout comme la « mère/environnement » précède la « mère/objet » (objet du moi). Et il reviendra ensuite à la mère de « présenter » le monde extérieur par petites doses pour que l’enfant puisse acquérir, grâce à une adaptation presque parfaite de la mère à ses besoins, son propre principe de réalité. De là, Winnicott extraira la dialectique « féminin » et « masculin » « purs », une dialectique qu’il abandonnera ensuite, lorsqu’elle lui aura servi à déboucher sur les notions d’« Être » et de « Faire » (Being & Doing). L’objet maternel d’arrière-plan sera ainsi placé par lui en dehors de la problématique pulsionnelle à proprement parler, du côté de l’Être. La mise en perspective d’avec le masculin débouchera, elle, sur la mise en évidence d’un autre principe universel, celui du Doing (faire dans la relation avec un objet différencié). Ces notions ouvrent sur une conception du fonctionnement psychique qui se tient en dehors de la seule logique de la trace et de la répétition, et qui est fondée sur la notion d’expérience et sur celle de l’objet transitionnel, objet qui sera renvoyé dans les limbes après avoir été utilisé, mais qui constituera la base du sentiment d’authenticité (de soi, du monde). L’objet transitionnel se répand (et ne se répète pas). De telles considérations permettent aussi de comprendre le refus par Winnicott de la pulsion de mort : il ne faut pas confondre ce qui est en effet de la non-vie (« absence of liveness » qui survient par rupture de la continuité existentielle) et ce qui serait une pulsion attribuable à un moi dont l’existence serait déjà assurée. Au total, un article aux lignes très claires, qui montre très bien les articulations Freud/Winnicott.

49Dans « Quelques réflexions sur le couple parental interne », Serge Frisch et Christine Frisch-Desmarez (Luxembourg) permettent d’envisager la scène primitive d’une façon renouvelée. On a souvent à l’esprit que celle-ci représente pour l’enfant, au mieux une situation d’exclusion qu’il subit de la part du couple parental et, au pire, le fantasme des « parents combinés », tel que Klein l’a décrit en 1932, objet mystérieux, uni dans un rapport sexuel permanent, effrayant, doté d’un corps et de quatre bras et de quatre jambes. Ou bien encore, on considère souvent les objets paternel et maternel séparément, même si l’on accorde une grande place à comment le père peut (ou pas) venir en tiers entre l’enfant et la mère. Mais les auteurs montrent qu’il faudrait, à côté de tout ceci, faire une place dans la métapsychologie à la notion de « couple parental interne ». Ils mettent en évidence des rencontres cliniques où, faute d’avoir un tel modèle, des patients, sous un vernis névrotique de surface, cachent des représentations d’un couple gravement endommagé où le sens même de la réunion des partenaires n’existe pas. Il en découle à la fois une persécution et une phobie de (et par) tout ce qui peut représenter un couple et la parentalité. Dans le transfert, tout ceci se rejoue vis-à-vis du couple analytique. Leur propre couple une fois fondé, ces patients n’ont d’ailleurs de cesse que de l’attaquer de façon compulsive et ils le ressentent comme une prison. Et s’ils ont des enfants, ils les vivent comme des charges et ne voient pas qu’ils peuvent être eux-mêmes pour ces enfants un appui et un soutien pour leur maturation future. Sont mis en perspective les travaux de Brusset, Britton, Caper, Houzel, Segal, Faimberg et Tyson sur la constitution des objets internes. Britton en particulier a défini l’espace œdipien comme un espace triangulé où l’enfant est en relation avec chacun des parents sans exclure l’autre ; c’est en observant une relation stable entre eux qu’il va pouvoir introjecter cette dernière. Si un espace œdipien satisfaisant a pu se constituer, certes l’enfant peut être exclu de la situation parentale, mais ces ressentis peuvent progressivement être élaborés dans un climat de tendresse et d’affection. Sinon, des configurations diverses peuvent se mettre en place où, souvent, l’enfant se sent fantasmatiquement happé par un parent au détriment de l’autre. L’objet couple – un exemple clinique nous en est donné, parmi différentes vignettes – peut alors sembler aspirer toute relation comme un « trou noir » et être vécu comme fondamentalement mauvais. C’est le « parent combiné » qui se manifeste alors, parent combiné qui ne peut être que clivé, fracturé. L’exemple d’un patient à risque d’effondrement psychotique est donné. Il vit son analyste comme étant en couple et rêve d’un parallélépipède rectangulaire qui vibre sans cesse et qui est doté de surfaces rouges et de tranches noires (l’objet combiné qui est agité par un rapport sexuel continu). De telles notions devraient nous permettre d’orienter nos interprétations avec ces patients en haine du couple non pas seulement vers le père ou la mère internes, mais également vers le couple parental interne et sur les émotions qu’il suscite.
Michel Sanchez-Cardenas
29 bis, rue de la Chézine
44100 Nantes

Notes

  • [1]
    Publié en 1955 dans The Psychoanalytic Quaterly.
  • [2]
    Publié en 1956 dans Le Transfert et autres travaux, Œuvres III.
  • [3]
    Primat Dozent : habilitation préliminaire à l’attribution d’une chaire.
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