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Article de revue

Les cas limite. De la folie privée aux pulsions de destruction et de mort

Pages 375 à 390

Notes

  • [1]
    Some Elementary Lessons in Psychoanalysis, in Résultats, idées, problèmes, vol. I, p. 290.
  • [2]
    Voir A. Green, Vie et mort de l’inconscient freudien, in L’Inconscient freudien, Paris, puf, coll. « Monographies et débats de psychanalyse », 2010, p. 151-159.
  • [3]
    D.W. Winnicott, Metapsychological and Clinical Aspects of Regression within the Psycho analytical Set Up, tr. fr. in De la pédiatrie à la psychanalyse, p. 131-148.
  • [4]
    A. Green, La Folie privée, Paris, Gallimard, 1990, p. 79.
  • [5]
    A. Green, Pourquoi les pulsions de destruction ou de mort ?, Paris, Éditions du Panama, 2007 (épuisé) et Les Éditions d’Ithaque, 2010.
  • [6]
    A. Green, Illusions et désillusions du travail psychanalytique, Paris, Odile Jacob, 2010.
  • [7]
    A. Green (2010), Sources and Vicissitudes of Being in Winnicott’s work, The Psychoanalytic Quarterly, vol. LXXIX, no 1, p. 11-35.
  • [8]
    A. Green, Illusions et désillusions du travail psychanalytique, op. cit.
  • [9]
    C.S. Peirce (1978), Écrits sur le signe, Paris, Le Seuil. F. Rastier (2006), De l’origine du langage à l’émergence du milieu sémiotique, Texto ! [en ligne] : http://www.revue-texto.net/index.php?id=533.

1On peut considérer que la réflexion approfondie sur la clinique psychanalytique débute avec la psychanalyse de l’Homme aux loups. Avant cette date, Freud ne consacre aucun écrit psychanalytique d’envergure au problème de l’efficacité de la cure psychanalytique face à certains patients, pourvu qu’ils n’appartiennent ni à la catégorie des névroses actuelles, ni à celle des névroses narcissiques, ce qui est le cas de l’Homme aux loups.

2Tout au long des discussions qui se sont déroulées à son sujet, les opinions des psychanalystes se sont opposées. Freud n’a jamais mis en question le diag nostic de névrose chez son patient. Si, par la suite, de nombreux analystes ont défendu la possibilité que ce patient fût en fait un psychotique, ils se sont souvent heurtés à une opposition ferme. Aujourd’hui, il semble avéré que la majorité des psychanalystes pensent que l’Homme aux loups doit être considéré comme un cas limite. Ce qui n’a pas facilité l’adoption d’une solution communément acceptée, c’est que l’Homme aux loups a présenté des éléments en faveur de ce diagnostic bien avant que ne soient définis les caractères reconnus aux structures psychotiques, différent des tableaux des psychoses avérées avec lesquels on ne saurait les confondre.

3D’où la période qui s’étendra entre 1915/1918 et 1924, où Ferenczi et Rank inaugurent une réflexion générale sur la pratique. Il s’agit moins pour eux de mettre en question des concepts théoriques proposés par Freud – cela viendra ensuite – que de s’interroger sur les difficultés rencontrées dans la pratique psychanalytique. Leur opposition à Freud ne va pas tarder à s’exprimer ouvertement. On sait aussi que cette alliance qui les amena à faire cause commune fut de courte durée et conduisit à leur séparation. Au contraire de Rank, dont les vues schématiques n’aboutirent qu’à un succès éphémère, celles de Ferenczi eurent un plus long retentissement et continuèrent de marquer jusqu’à présent la psychanalyse. Freud ne manqua pas de leur répondre dans certains écrits terminaux, tels « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » et « Constructions dans l’analyse ». Désormais, l’interrogation sur la pratique psychanalytique se poursuivra sans relâche. On le sait, Freud n’était pas porté sur la pratique psychanalytique, il était beaucoup plus enclin à la réflexion théorique, à la différence de Ferenczi qui, comme il le reconnaissait volontiers, était soucieux des problèmes techniques et de ceux relatifs à la guérison.

4Toutefois, un concept théorique créé par Freud plane sur ces écrits : la compulsion de répétition (1914), qui ne va pas tarder à introduire la réflexion sur la pulsion de mort (1920). Cette idée nouvelle change-t-elle fondamentalement l’orientation de la technique psychanalytique ? Le modèle de la névrose restera-t-il la référence ? L’intérêt accordé aux traumas précoces pousse à reculer la fixation en deçà de l’Œdipe. Si, aux États-Unis, l’opinion se divise en deux, les uns décrétant ces nouveaux aspects cliniques inanalysables, les autres étant tentés de s’y affronter, en Grande-Bretagne, l’influence croissante de Melanie Klein paraît répondre sans hésitation en faveur de la tentative d’ouvrir de nouvelles voies d’accès à des structures non névrotiques. En France pour terminer, Lacan, bien que désireux d’ouvrir de nouvelles voies au traitement de la psychose, reste fondamentalement centré sur la névrose et ignore superbement ceux qu’on appelle les cas limite. Pour lui, on est névrosé ou psychotique, ou encore pervers, mais les cas limites n’ont pas droit de cité, alors que cette appellation est reconnue de plein droit en Grande-Bretagne. Il faudra cependant attendre que l’on reconnaisse à Winnicott d’être sans conteste l’auteur le plus novateur et l’inspirateur le plus suivi dans cette direction.

5C’est dans ce contexte que j’ai écrit La Folie privée, qui porte en sous- titre « Psychanalyse des cas limites ». Trois articles marquent cette élaboration : « La psychanalyse et la pensée habituelle » (1979), ma conférence inaugurale lorsque je fus nommé professeur au University College de Londres ; « L’analyste, la symbolisation et l’absence dans le cadre analytique », présenté quelques années plus tôt (1974) lorsque je fus rapporteur principal au congrès de l’Association psychanalytique internationale à Londres en 1975 ; enfin, le chapitre consacré au « concept de limite », présenté en 1976 à l’International Conference à la Meininger Foundation, Topeka. Ce triptyque constitue une introduction aux problèmes généraux rencontrés dans la clinique des cas limite.

6Dans le premier de ces écrits, j’aborde un certain nombre de problèmes nouveaux. Les relations du langage et de la logique, clin d’œil en direction de Lacan dont je commence à me séparer et, du même coup, je prends de la distance par rapport à l’intérêt que j’avais jusque-là pour la linguistique, dont Lacan fut à l’époque un propagandiste zélé. Les processus primaires traduisent une logique de l’espoir. Sont introduits les processus tertiaires, sources de la future tiercéité mais dont les développements restent à venir. L’ambiguïté du moi fait de celui-ci un allié peu sûr du travail analytique. La logique du désespoir sera rencontrée dans les structures dépressives et le masochisme. La logique du refus de juger que le clivage freudien annonçait déjà ouvre la voie à la théorie, développée plus tard, de la déliaison subjectale du moi. Ces dernières observations laissent deviner qu’une nouvelle clinique est en voie de constitution. Je propose alors le concept de folie privée. Il a été depuis généralement adopté. Il témoigne de ce que la psychanalyse admet des hypothèses ou des postulats très étrangers aux modes habituels de pensée [1]. Une manière comme une autre d’annoncer que la pensée psychanalytique s’apprête à découvrir un nouveau champ débordant les limites de l’inconscient, ce que Freud reconnaît dès 1923 [2].

7« L’analyste, la symbolisation et l’absence » (1979) indique déjà nettement l’évolution. Ma référence avouée à la pensée de Lacan est désormais remplacée par celle à D. W. Winnicott. Ce travail est dédié à sa mémoire. Percevant déjà les signes de la crise de la psychanalyse, je me suis efforcé de tracer les lignes nouvelles qui organisent le champ de la clinique psychanalytique. On y perçoit notamment l’influence winnicottienne. Ce travail peut irriter par son caractère parfois encyclopédique. C’est que je devais traiter des changements dans la pratique et la théorie de la psychanalyse issus de la littérature psychanalytique et, par conséquent, faire état aussi largement que possible des travaux de mes collègues. Cette optique a montré que je ne défends pas ici une position exclusivement personnelle, mais que je reflète une tendance générale d’opinions dont la grande majorité reconnaît le changement survenu dans la littérature psychanalytique.
Winnicott, dès 1954 [3], avait remarqué cette évolution qui ne devait être pleinement reconnue que quelques années plus tard. Dès lors se trouvent posées les questions de la pertinence du problème des indications de la psychanalyse et celui des limites de l’analysabilité. La psychanalyse reposait jusqu’alors sur le modèle implicite de la névrose qui avait surtout inspiré la réflexion de Freud. Désormais, un autre modèle devait être proposé, celui qu’on pouvait tirer des états limite. Il faut remarquer que Freud avait établi son modèle sur l’idée de la névrose comme négatif de la perversion. Avec le modèle des états limite, il est plus légitime que l’équation nouvelle évoque plutôt le rapport psychose/névrose. Ce modèle est implicitement présent chez Freud dès 1924, après les deux articles qu’il écrivit sur « Névrose et psychose » et « La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose ». On pourrait dire que la folie privée du patient constitue le soubassement de cette pathologie. « États limite » cependant veut aussi bien dire à l’époque « aux limites de la schizophrénie » que, comme plus tard, « limite par rapport à diverses situations vers lesquelles la pathologie du patient ne s’engage pas complètement ». Soit encore comme concept générique à la marginalité de quantité d’autres aux bords desquels il se tient. Néanmoins, l’idée d’une structure psychotique est fréquemment relevée.
Pour définir provisoirement cette structure, j’ai distingué :

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  1. l’exclusion dans le somatique qui donne issue à la somatisation ;
  2. l’expulsion par l’acte.
Ces deux données témoignent d’une issue des symptômes dans la décharge, dans l’acting out, hors de la psyché. Ces deux directions sont complétées par deux autres que l’on rencontre fréquemment :

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  1. le clivage plutôt que le refoulement ;
  2. le désinvestissement, expression d’une dépression primaire.
Un tableau clinique se dégage : la psychose blanche que nous avons décrite avec J.-L. Donnet. Parmi ses caractéristiques : une « hypocondrie négative du corps et surtout de la tête : tête vide, trou psychique, impossibilité de se concentrer, de mémoriser, de représenter », autrement dit de penser [4].

10Ces données sont rapportées à la situation analytique. Un nouveau concept montrera ici son utilité, celui du cadre proposé par Bleger et surtout Winnicott. En conclusion, diverses questions émergent : celle de la symbolisation, celle des rapports entre la relation duelle et la tiercéité, etc. Diverses explications en ont été proposées : capacité de rêverie de la mère – Bion –, nature du lien prenant les formes de la séparation et de la réunion, modèle de l’acte imprégnant tous les processus psychiques dans les structures non névrotiques, etc.

11Pour revenir à des données classiques, on débouche sur les relations entre le narcissisme et la relation d’objet. C’est le narcissisme qui ouvre sur les réflexions les plus neuves dans ses rapports avec la psychose. L’activité psychique se résume en transformation du délire en jeu et de la mort en absence.

12Un autre article précisera le contenu du concept de limite (1976) abordé en détail et proposant un thème organisateur. D’autres chapitres traiteront de « Passions et destin des passions » (1980) comme expressions de la vie pulsionnelle. J’y propose la distinction entre folie et psychose. Folie se rattache à « la folie des hommes », psychose à la catégorie nosographique bien connue. La folie serait de l’ordre d’un « garde-fou ». Elle définit le champ de la passion-pulsion. La psychose, en revanche, est marquée par sa tendance à la destructivité. De la même façon, il convient de distinguer la « folie du transfert » et le transfert psychotique. Sont proposées les idées de folie maternelle, de passivation.

13D’autres chapitres complètent notre réflexion : « La projection », dont le champ s’étend « de l’identification projective au projet » (1971), écrit en hommage à Denise Braunschweig. Ici encore, on retrouve une inspiration de l’école kleinienne avec l’identification projective, tandis que la projection nous renvoie à l’élaboration freudienne, prolongée par Lacan. On débouche sur la conception de la projection « normale » qui nous porte à mettre en question le problème de la réalité sociale. Le chapitre qui suit, « Après coup, l’archaïque », nous porte à une réflexion toujours plus poussée sur les fondements de la vie psychique. Nous nous écartons de la ligne de pensée défendue par le génétisme car, pour nous, l’archaïque n’est pensable qu’après coup dans une réflexion rétrospective. Une première description est proposée ici de l’analité primaire qui fera l’objet d’un approfondissement ultérieur. Un autre thème nous porte sur la mesure et la démesure qui affectent l’idéal. Y sont envisagés les relations entre le sublime et l’idéal, c’est-à-dire les relations entre sublimation et idéalisation et le poids de la tyrannie des idéaux. Freud, qui se vantait de n’accorder son intérêt qu’aux bas-fonds de la vie psychique, montre sa capacité à aborder les problèmes relatifs aux aspects les plus élevés de l’âme humaine, sans tomber dans les pièges de l’idéalisation. Ici, la référence à l’idée de purification est à relever, ce qui soulève les problèmes relatifs à la catharsis. Le problème ne saurait échapper à la tendance à l’idéalisation de l’inconscient qui guette le psychanalyste. L’idéalisation touche aussi bien à l’amour qu’à la haine, problème que la clinique nouvelle ne manquera pas de rencontrer.

14Un chapitre important suivra, « La double limite », qui tente de concevoir la structure psychique sous une double influence : la limite entre dedans et dehors et, au sein du dedans, la limite interne entre conscient et inconscient. Il nous faut donc compter avec deux axes directeurs qui s’articulent l’un avec l’autre. Cette idée trouvera à s’appliquer dans le cas des structures psychotiques où règne la confusion entre ce qui vient du moi et ce qui vient de l’autre. Elle s’articule avec ce qui est accessible au conscient et ce qui demeure relégué à l’inconscient.

15Nous avons débuté notre réflexion avec les problèmes de technique psychanalytique qui doivent tenir compte de la structure du patient. La technique classique applicable dans la névrose, silence, rareté des interprétations, mode allusif et souvent ponctuel, ne saurait être appliquée ici sans danger. Une véritable dialectique du silence mise en perspective avec la référence interprétative doit être mûrement réfléchie. Ses enjeux dans la psychanalyse contemporaine s’opposent à la technique freudienne et à la technique kleinienne qui, fondées sur ce hic et nunc, font un usage fréquent et systématique de l’interprétation de transfert.

16Beaucoup de données contemporaines se réfèrent à des théories qui jouent le rôle de mythes étiologiques. On ne saurait donc se servir d’une notion sans la rattacher à une conception d’ensemble qui lui donne son sens. C’est l’acception que nous nous proposons de donner au concept bionien de la « capacité de rêverie de la mère ». Le rôle de la rêverie maternelle ne saurait être sous-estimé car ici, c’est la référence au fantasme, au rêve et à toutes les activités psychiques de la mère, rappelées par Bion à cette occasion.

17Enfin, le dernier chapitre, « Pourquoi le mal ? », ferme la marche. Nous lui attribuons une signification importante car il inaugure la réflexion que nous reprendrons sur la pulsion de mort à laquelle, il faut le remarquer, à l’époque, c’est-à-dire en 1990, nous ne nous référions guère. Malgré les nombreuses allusions qui annoncent la suite, à cette date nous ne nous sentions guère portés à nous appuyer sur la pulsion de mort. En somme, nous n’avions pas encore abordé une réflexion approfondie sur ce nouveau concept, comme si nous attendions d’y être prêts. Nous n’avions pas encore pris au sérieux le tournant de 1920. Pourtant, sans le souligner explicitement, nous étions déjà souvent sollicités par la seconde topique qui influençait déjà notre propos. Or, selon nous, il n’y a guère moyen de pénétrer pleinement les conséquences théoriques de l’adhésion à la seconde topique, sans rendre justice au rôle que Freud fait jouer à la dernière théorie des pulsions, soit encore aux pulsions de mort. Pas de seconde topique sans pulsion de mort. Qui dit pulsion de mort dit renoncement à la première topique. Tels sont les aléas de la progression théorique de nous forcer à penser ce qui résiste à l’intuition. Freud était coutumier du fait. Nous l’avons suivi sur ce point aussi, sans l’avoir prémédité.

18***

19Ce volume a acquis sa réputation sous son titre le plus connu de La Folie privée, sous-titré « Psychanalyse des cas limites ». Que dirai-je aujourd’hui de la structure générale que j’ai tenté d’esquisser durant ces années 1990 ? Je ne suis pas sûr que je retiendrai intégralement mes premières ébauches. Néanmoins, même si leur contenu n’est plus admis en tant que tel, les idées fondamentales qui les caractérisent sont à retenir. De toute manière, elles donnent à penser et autorisent de nouvelles recompositions.

20On constatera que par la suite, je ne retiendrai que les traits généraux que j’ai adoptés, au fur et à mesure que mon expérience se précisait. À l’heure qu’il est, je ne m’efforcerai pas de retenir tout ce qui est venu compléter les descriptions du début. Je passerai directement à mes travaux les plus récents pour souligner ma position actuelle, celle que l’on peut définir à partir de mon ouvrage récent Pourquoi les pulsions de destruction ou de mort ? (2007, 2010) [5]. Certes, le contenu de cet ouvrage est moins centré sur les cas limite, mais il faut reconnaître que ceux-ci forment la substance du matériel clinique ayant servi pour avancer mes idées les plus récentes. Le lecteur aura ainsi la possibilité de comparer deux points de vue : le plus ancien datant de 1990 et le plus récent datant de 2007/2010, cette période s’étalant sur une durée de près de vingt ans.

21J’ajouterai à cet ensemble quelques réflexions tirées de mon dernier livre Illusions et désillusions du travail psychanalytique (2010) [6].

22***

23Tous les psychanalystes freudiens connaissent le lent travail d’interrogation que Freud connaîtra avant de parvenir à une certitude concernant la pulsion de mort. Après avoir longtemps hésité, il se résolut à affirmer sa conviction, balayant progressivement les doutes qui l’avaient saisi au début des intuitions qu’il avait proposées avec beaucoup de prudence. Si l’on veut dater de 1914 ses premières suppositions, il faut reconnaître leur origine dans son article « Remémorer, répéter, perlaborer » où l’idée d’une compulsion de répétition voit le jour. Il faudra attendre 1920, soit six ans après, pour assister aux premières formulations articulées relatives à cette nouveauté conceptuelle. Et si l’on est frappé de l’absence de tout dogmatisme chez Freud en 1920, on ne peut manquer de remarquer qu’il reconnaît à chaque psychanalyste le droit de ne pas souscrire à cette nouveauté. D’autres étapes suivront où ses idées se précisent : 1933, puis 1937 et 1938 où progressivement, pour lui, le doute n’est plus permis et où il s’étonne rétrospectivement d’avoir mis tant de temps à affirmer ses vues. Sans oser me comparer à lui, je ferai état d’un cheminement parallèle. Comme je l’ai déjà fait remarquer, La Folie privée, en 1990, mentionne à peine ces idées nouvelles, tandis que Pourquoi les pulsions de destruction ou de mort ? présente sans hésitation cette théorie nouvelle, même si celle-ci, qui demeure hypothétique, ne s’impose toujours pas dans la psychanalyse contemporaine. Freud ne cesse de soulever lui-même les arguments qui peuvent s’opposer à son acceptation.

24Il est vrai que la plupart du temps, en dehors de ceux qui prennent nettement position contre la pulsion de mort, on constate souvent une possibilité qui fait état de cette notion, sans se préoccuper de la justifier ou de lui donner un cadre ferme de pensée. Comme si ceux qui prennent la liberté de s’y référer le font sans se soucier de présenter toutes les raisons de leur adhésion. En revanche, leurs adversaires sont plus prolixes sur les objections qui les amènent à s’y opposer. Toutes sortes d’arguments sont avancés ici. Des plus sérieux jusqu’aux plus fragiles. Il faut dire que la découverte de l’apoptose a privé ses adversaires de l’appui indiscutable trouvé auprès des scientifiques, les plus insoupçonnables soutenant des arguments moraux plus discutables. Ainsi, de l’idée qu’adhérer à l’idée de la pulsion de mort, c’est se laisser gagner par le défaitisme qui nuirait au succès de la cure.
Freud n’était guère sensible à ce genre d’objections, il se rangeait quoi qu’il en coûte à ce que lui apprenait la vérité de l’expérience clinique en développant le plus complètement possible les arguments pour ou contre l’adhésion ou le rejet de cette option théorique.

25Melanie Klein, qui n’a pas hésité à se ranger aux côtés de Freud, devait modifier sa découverte en rompant l’équilibre que Freud avait décidé de préserver pour ne pas aboutir à une interprétation trop systématique en faveur des pulsions de destruction. Freud plaidait en faveur d’un équilibre difficile à maintenir ; même si parfois on peut le soupçonner de favoriser l’interprétation en faveur de la pulsion de mort, il n’ira pas jusqu’à défendre que les pulsions de vie ne jouaient que le rôle d’une défense contre les effets dévastateurs de la pulsion de mort, comme le fera Melanie Klein. Quant à Winnicott, il semble avoir été convaincu que l’analyste qui y croyait compromettait les chances de succès d’une analyse. La vérité est sans doute plus complexe, comme nous l’avons montré [7].

26Ainsi, au jour d’aujourd’hui, on ne peut affirmer qu’une unanimité s’est faite pour ou contre l’adoption du concept de pulsion de mort. Je clarifierai ma position en affirmant que j’approuve l’intuition de Freud, même si je n’approuve pas tous les détails de sa conception. Pour le dire en un mot, je crois à une force de destruction habitant la psyché, non comme une entité métaphy sique mais comme une des deux tendances, organisatrices et désorga nisatrices, de la vie psychique selon les vicissitudes du plaisir et du déplaisir, ainsi que sur la nécessité de construire ou de déconstruire l’organisation psychique selon des directions opposées pour construire et détruire les fondements de la vie psychique. J’adopterai sans réserve l’application des concepts dégagés de projections métaphysiques que sont la liaison et la déliaison, et reconnaîtrai la place accordée à la destruction, à la déliaison, au plaisir de détruire ou au soulagement de mettre fin à une situation insupportable par l’autodestruction.

27Il me faut préciser les idées de Freud sur lesquelles je m’appuie. Je reprendrai ici certaines de ses idées maîtresses, sans lesquelles le concept de pulsion de mort n’est guère intelligible. La première de ces idées maîtresses est celle qui conçoit la pulsion comme une tentative de retour à un état antérieur. Autrement dit, la pulsion est de nature fondamentalement conservatrice ou régressive. Le but ultime de la pulsion apparaît à Freud comme tentative de restauration d’un état antérieur. Autrement dit, la pulsion, force primitive de l’activité psychique, résiste à la tendance de la vie psychique à épouser les formes psychiques qui se donnent pour but de favoriser ses expressions plus avancées, les plus différenciées, les plus complexes. Ici la tendance est toujours à revenir au plus primitif, au plus élémentaire, au plus brut. La compulsion est donc tendance, « pulsion de contrainte » (Laplanche), qui tire la psyché vers l’arrière et sans doute la moins fragile des formes de la vie psychique. C’est la raison pour laquelle la compulsion est vue par Freud, à partir de 1920, non seulement comme tendance à répéter les expériences relatives au plaisir, comme il l’a d’abord cru, mais plutôt comme tendance à reproduire les expériences de plaisir comme de déplaisir. En somme, le plaisir devrait être rattaché à une forme déjà évoluée de la vie psychique tandis que le déplaisir aurait une origine plus primitive. C’est pourquoi triompher du déplaisir et choisir le plaisir est déjà une conquête de l’évolution. Néanmoins selon Freud, le couple pulsions de vie/pulsions de mort existe dès la naissance. Il faut réfléchir sur les raisons du passage de la théorie opposant libido narcissique et libido objectale à la dernière théorie des pulsions. On comprend aisément que la nouveauté refondée est le statut d’une libido narcissique et objectale préalable à l’idée d’une opposition destruction/construction. Freud découvrira l’existence d’un sadisme originaire. Il rattache ce sadisme originaire à la pulsion de mort. Ce sadisme naîtrait de la désintrication de la pulsion sexuelle. Or, la survie des formes premières de la vie psychique a pour condition de voir neutralisées les premières acquisitions de la vie psychique.

28L’argument fréquemment cité : « Comment une pulsion de mort pourrait-elle précéder la pulsion de vie ? » réclame quelque éclaircissement. Pour le comprendre, il faut admettre que l’état premier de la libido ne mérite pas, pour Freud, d’être considéré comme la manifestation de la pulsion de vie. On pourrait le nommer « premier investissement », sans pour autant le considérer comme une expression de la pulsion de vie. La première manifestation libidinale est, pour Freud, une expression de la pulsion de mort. C’est en ce sens que celle-ci est considérée comme une pulsion qui vise au retour à l’état antérieur. À ce titre, elle s’oppose à la nouveauté constituée par l’investissement – sans qu’on puisse le considérer comme une manifestation proprement pulsionnelle représentée par la nouveauté qui s’installe au moyen de l’organisation récente. La première pulsion qui se manifeste par le retour à l’état antérieur est donc la pulsion de mort qui cherche à anéantir ce qui aspire à une nouvelle organisation et se manifestera donc ultérieurement comme pulsion de vie. En somme, la lutte pour la vie s’organise autour du « complément libidinal des pulsions d’autoconservation ».

29Freud suppose donc que, pour s’opposer à la destruction de la pulsion de mort qui veut le retour à l’état antérieur, soit à l’état de non-vie, la psyché mobilise le narcissisme qui veut le maintien de la conquête pour défendre la vie. C’est donc pour Freud le narcissisme qui résiste au retour à l’état antérieur. Il faut donc admettre que la liaison narcissique précède le plaisir. Cette idée de Freud pourrait être appliquée à des questions contemporaines. L’intuition nosographique postule que les maladies psychosomatiques, celles où l’on constate la fragilité des organisations libidinales, à la différence des névroses, dites « mentalisées », pourrait reconnaître dans ces cas d’organisation somatique une défaillance du narcissisme. Autrement dit, les maladies psychosomatiques qui portent le masque d’une menace destructrice importante refléteraient le dernier bastion symptomatique d’une résistance contre les effets des pulsions de mort à savoir le narcissisme, ce dernier révélant sa carence face à l’agression des pulsions destructrices. Le narcissisme est pour Freud une organisation psychique antérieure à celle de la vie des pulsions. La suite du raisonnement freudien envisage la succession des étapes de la libido objectale.

30Récapitulons la succession :

31

  • le sadisme originaire non intriqué, c’est l’expression de la pulsion de mort ;
  • l’investissement du moi originaire (narcissisme primaire), première forme d’une résistance à l’effet visant le retour à l’état antérieur, comme effet de la pulsion de mort (première forme de la vie pulsionnelle) ;
  • expulsion du sadisme originaire par la libido narcissique ; résidu transformé en masochisme primaire ;
  • relais par la libido objectale ;
  • stade oral ;
  • stade anal ;
  • stade du primat génital ;
  • expulsion narcissique ;
  • intrication pulsion de vie/pulsion de mort mettant en jeu les expressions de l’amour objectal.
On relèvera dans la démarche de Freud une référence exclusive à des facteurs métapsychologiques. Ceux-ci relèvent d’une « chimie » théorique plus que d’une intention « psychologique ». Autre conclusion digne d’être relevée : c’est l’amour d’objet qui devient la visée la plus fondamentale de la vie psychique. Le pseudosolipsisme de Freud est un mythe.

32***

33Tel est le projet schématique de l’évolution freudienne. Par la suite, de nouvelles idées seront intégrées. Ainsi, le remplacement de l’inconscient par le ça relié au soma, d’où toute allusion à la représentation est maintenant bannie, l’inconscience des défenses du moi et l’introduction du surmoi formé sur le modèle du surmoi des parents.

34Désormais, c’est le masochisme (retournement du sadisme originaire) qui devient l’expression de la pulsion de mort, l’agression n’en est que la partie projetée à l’extérieur.

35On le sait, la position freudienne concernant l’adhésion à la pulsion de mort a suscité de nombreuses résistances. Cependant, si l’on veut bien le reconnaître, autant la théorie de la pulsion de mort a suscité des réserves à être acceptée dans les termes où Freud l’a progressivement formulée, autant une mutation s’est accomplie en fonction de la clinique. Celle-ci voit progressivement la théorie de la sexualité reculer, voire perdre du terrain ; en revanche, la première place revient progressivement aux pulsions destructrices. La place des pulsions destructrices tend à s’imposer contre celle des pulsions sexuelles et faire l’objet de variations, selon les auteurs de la littérature psychanalytique, dans un ensemble théorique différent de celui de Freud. Un rapide examen montre que tel est le cas chez Ferenczi, Hartmann, Melanie Klein, Bion, Winnicott, Lacan, Marty, Balier, etc. Nous ne reprendrons pas ici en détail les différences avec Freud. Il est clair que la grande majorité des théorisations modernes s’opposent à la conception freudienne jugée trop métapsychologique et proposent des interprétations qui ont eu le mérite d’être mieux acceptées. En outre, de nouveaux champs cliniques naissent qui s’accommodent difficilement de la théorie freudienne classique et font intervenir d’autres pathologies comme celles des troubles des comportements alimentaires, l’autisme, les états psychopathiques, etc.

36D’une manière générale, l’idée de Freud du « Malaise dans la culture » gagne du terrain. Les pathologies qui s’y rapportent : violence, toxicomanie, délinquance, criminalité de plus en plus précoces, les sujets d’étonnement ne manquent pas. Ces états dépendent en partie de l’organisation pulsionnelle et en partie d’autres facteurs tels ceux qu’on repère dans la société, ouvrant la discussion sur l’interprétation de la culture. L’humanisation de l’homme fait l’objet d’un questionnement de plus en plus ouvert. Chez certains auteurs, telle Laurence Kahn, qui ne représentent pas la majorité, la reconnaissance de l’importance de la pulsion de mort revendique une juste place. Elle découle d’un examen rigoureux de l’œuvre de Freud et apparaît comme une conclusion inéluctable.

37Enfin, la biologie apporte à la théorie freudienne un secours inespéré. Les théories récentes sur l’apoptose semblent soutenir l’idée de pulsion de mort qui encore très récemment avait, pour les scientifiques, l’allure d’une chimère.

38Pour conclure, rappelons notre propre position face à ce qu’avançait Freud :

39

  • la pulsion de mort n’implique ni la précession sur la pulsion de vie, ni suprématie, ni irréversibilité définitive ;
  • pulsion de vie et pulsion de mort ne sont appréhendables que sous leurs aspects intriqués ou désintriqués ;
  • l’idée de la relation d’objet peut servir à évaluer l’importance de la force des pulsions de mort ;
  • dans la clinique, la référence à la pulsion de mort s’apprécie sous l’angle du transfert ;
  • le champ de la pulsion de mort ne se limite pas aux névroses et aux psychoses. Il faut ici prendre en compte un large domaine, des psychopathies criminelles au psychosomatoses.
***

40La comparaison entre mon travail de 1990 et celui de 2007 est intéressante. En fait, on pourrait déjà observer que les deux élaborations ne portent pas sur le même sujet. Certes, on ne peut prétendre qu’une telle comparaison fait bien ressentir qu’elle ne concerne pas un sujet commun. Cependant, on peut en tirer certaines conclusions. La Folie privée, bien que son sous- titre soit « Psychanalyse des cas limites », ne saurait être comparé avec mon ouvrage sur les pulsions de mort et de destruction. Ce dernier, qui paraît traiter d’un sujet différent, ouvre sur la problématique des désillusions du travail analytique.

41La Folie privée tente de définir le champ clinique des cas limite. À cet égard, à l’époque, la comparaison s’impose entre les névroses paradigmatiques de la clinique psychanalytique classique et ces autres aspects de plus en plus fréquents appelés cas limite. Il me semble que La Folie privée cherche autant que possible à signaler les ressemblances et les différences entre névroses et cas limite. On remarque que d’autres références font leur apparition par leur description. Celles-ci songent de moins en moins à opposer névroses et psychoses. Au fur et à mesure, les différents tableaux cliniques seront de moins en moins cliniquement définis. Au contraire, on aura à cœur de mettre en perspective les mécanismes métapsychologiques qui les opposent. C’est, à mon avis, une comparaison qui ne serait plus fondée sur les superstructures cliniques qu’on chercherait à préciser, mais sur un autre point de vue que chercheraient à mettre en évidence les axes métapsychologiques qui sous-tendent les unes et les autres. Par exemple, chercher à mieux définir les rapports qui définissent les pulsions libidinales et destructrices du moi, le narcissisme, les différents types de mécanisme : refoulement, clivage, décompensations, somatisations, etc. En fait, il s’agit moins de comparer des aspects macroscopiques que des aspects microscopiques. En somme, on échange une vue témoignant d’un fonctionnement global vu dans une optique perçue moins selon sa typologie que selon ses soubassements non perceptibles à l’œil nu.
Cette deuxième optique exige, on le voit, une construction plus abstraite. Freud y a souvent recours. Elle ne se contente pas de laisser deviner ce qui se laisse percevoir derrière son apparence. Mieux encore, une telle configuration abstraite ne se contente pas de se définir d’après sa forme. Nous ferons valoir que l’optique n’est pas seulement descriptive, mais aussi dynamique, à savoir que son organisation permet de deviner ses tendances évolutives, les directions qu’elle peut prendre selon tel ou tel paramètre, les effondrements qui peuvent l’affecter ou les fragilités qui peuvent l’habiter. Ces différences pourront facile ment être comprises et permettront de laisser entrevoir la structure invisible qu’il faut tenter d’appréhender pour tenter de prédire son sort. Une telle perspective ne se révèle qu’après une réflexion approfondie où l’intuition est largement mise à contribution. Nous pouvons l’imaginer lorsque nous envisageons les diverses formes cliniques prises par les pulsions de mort et de destruction, telles que les auteurs majeurs de la clinique psychanalytique en ont proposé des interprétations intéressantes.
Dans notre ouvrage le plus récemment paru, Illusions et désillusions du travail psychanalytique, nous nous proposons une réflexion différente. Dans une introduction qui tente de définir l’évolution de la pensée psychanalytique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous en avons tracé les grandes lignes depuis la fréquence accrue des structures prégénitales opposées aux structures génitales décrites par Bouvet où se retrouvent les cas limite mieux étudiés par Winnicott, jusqu’à ce qu’on a pu appeler la crise de la psychanalyse. Ceci devait conduire à l’adoption des thérapies en face à face à moindre fréquence, supposées plus efficaces que la psychanalyse, interminable où bien des espoirs de progrès étaient déçus. De nouvelles références furent découvertes, telles celles issues de Winnicott. Cette mutation a été consécutive aux déceptions qu’a connues la pensée de Lacan. Cette question nécessite un long examen auquel nous avons procédé ailleurs [8]. Une tendance récente est celle de la contribution de la sémiologie (Peirce, Rastier) [9] qui ouvre des perspectives nouvelles.
Dans une autre interaction de pensée, une réflexion sur le cadre permettait d’ouvrir de nouveaux horizons. Or, la question de la compatibilité de la communication avec les exigences du cadre nous éloigne des « bonnes » indications d’analyse. Une réflexion s’ouvre ici sur la métaphorisation de la parole analytique, métaphorisation réduite et même endommagée de la parole analytique. Ce chapitre a pour but de montrer que la communication analytique dépend de l’intervention du cadre qui fait parler le langage autrement. La réaction thérapeutique négative, découverte par Freud en 1920, a modifié les vues de celui-ci de façon décisive.
Il y a là le germe de toutes les désillusions de l’analyse. Désormais, la notion d’échec sera de plus en plus évoquée par les commentateurs de la pratique. Diverses causes sont évoquées : l’ancienneté et la sévérité des traumas, les traumatismes cumulatifs, les structures masochistes solidement organisées, etc. Sont envisagés les effets du surmoi primitif et les structures du moi organisées en deçà du refoulement où l’on fait fréquemment le constat de la désertification psychique qui interdit le déploiement des effets de la libido, s’accompagnant d’un sentiment de vide, de perte de la vitalité du corps. La représentation du corps est affectée par l’hallucination négative devant le miroir. D’une manière générale, le sentiment d’absence ne peut se limiter à la non-présence d’un objet qui manque. Toute absence est mal supportée, appelant une présence substitutive. Comme le dit une patiente : « Il y a quelque chose de fou à penser à quelqu’un qui n’est pas là. » Le patient se dit habité par le vide ou dit de lui-même : « Je suis happé par le vide » ou « Je ne suis qu’une négation ». Il rattache ses états à ce que j’ai appelé la déliaison subjectale du moi qui peut aller jusqu’au sentiment d’autodisparition du moi.
Toute cette clinique est absente des descriptions de la folie privée. Dans ce cas, ce sont les manifestations en excès qui l’emportent sur ces formes qui supposent une amputation de la vie psychique.
Autres signes de catastrophes psychiques : les accidents de la somatisation qui indiquent un débordement des défenses psychiques dans le passage à l’acte.
Tous ces types de décompensation appellent des solutions difficiles à mettre en œuvre dans le cadre de la psychanalyse. Les travaux récents, tels ceux de Winnicott, attirent l’attention sur la nécessité de prendre en compte le rôle de l’environnement jusque-là négligé. C’est donc qu’on ne peut se résoudre à interpréter la pathologie uniquement sous l’angle de conflits intérieurs. Cela implique des modifications techniques. Il est moins question ici de rechercher la solution du côté de l’interprétation que de permettre à l’analysant de vivre une relation qu’on n’interprétera pas mais qu’on acceptera comme « réelle », mettant en scène une image de mauvaise mère moins représentée qu’incarnée par l’analyste. Le patient vit des états de détresse intense et endure les affres des douleurs psychiques. Il peut y réagir par des passages à l’acte violents. À certains moments, l’analyste se référera aux travaux de Bion reflétant d’importants troubles de la pensée. Son aphorisme « élaborer la frustration ou la fuir » indique la voie d’une solution qui ne peut éviter la souffrance de la pensée où la différence entre le no thing et le nothing (l’absence de l’objet et le rien) doit être prise en compte. Ici est reconnu le rôle de la capacité de rêverie de la mère, renvoyant à la fantasmatisation de l’analyste. On comprend que dans ces situations, on est loin du complexe d’Œdipe comme centre de la conflictualité névrotique qui renvoie encore une fois aux états primitifs de la psyché.
Une réflexion nouvelle est issue du traitement de ces cas. Bollas y a spécifiquement contribué, revenant aux avantages de la position freudienne classique. La technique kleinienne basée sur des interprétations fréquentes où dominent la technique systématique des interprétations de transfert et l’usage exclusif du hic et nunc ont été remis en question, et le rôle du silence restauré. Il sera difficile d’éviter de recourir à la construction dont le rôle a été découvert par Freud à la fin de sa vie.
De nombreux auteurs ont été reconnus. Leur œuvre renvoie à des chapitres encore mal connus, tel l’autisme qui fait l’objet de travaux très intéressants (G. Haag). J’ai proposé, pour comprendre les complexités de cette pathologie, deux idées. La première est l’intériorisation du négatif qui repose sur une introjection précoce des facteurs négativants conduisant à préférer les formes d’activité destructrice aux formes positives de recherche du plaisir. La seconde, que j’ai appelée d’après les travaux d’Imre Kertész, « la culture du négatif », n’est pas le résultat d’une introjection, mais l’effet d’une prise de pouvoir du négatif comme expansion d’un processus sadomasochiste exercé par un pouvoir subversif voulant la soumission de ceux qu’il vise à asservir. Cette perspective relie les aspects individuels de cette pathologie aux subversions collectives. Ces formes se relient à ce que j’ai antérieurement décrit sous le terme de travail du négatif. On comprend que ces aspects cliniques sont des expressions d’un rassemblement qui réunit les formes individuelles et collectives. Je procède, en somme, à la suite de Freud, à une vaste unification des formes diverses du négatif.
***
Mon tour d’horizon se termine ici. J’espère que l’on comprendra l’unité des vues qui ont inspiré mes idées de 1990 à nos jours. J’ai préféré ce mode d’exposition à tout autre, refusant de proposer des formes de réflexion trop artificiellement entretenues, préférant somme toute suivre le fil qui a guidé mes recherches au cours du temps. J’espère que les lecteurs en suivront la cohérence et me propose de continuer dans cette direction. Elle a sans doute ignoré d’autres champs possibles de recherche, peut-être plus féconds. Ce sont les idées qui se sont imposées à moi que je soumets ici à la réflexion.


Mots-clés éditeurs : pulsion de destruction ou de mort, culture, folie privée, absence, symbolisation

Date de mise en ligne : 30/05/2011

https://doi.org/10.3917/rfp.752.0375

Notes

  • [1]
    Some Elementary Lessons in Psychoanalysis, in Résultats, idées, problèmes, vol. I, p. 290.
  • [2]
    Voir A. Green, Vie et mort de l’inconscient freudien, in L’Inconscient freudien, Paris, puf, coll. « Monographies et débats de psychanalyse », 2010, p. 151-159.
  • [3]
    D.W. Winnicott, Metapsychological and Clinical Aspects of Regression within the Psycho analytical Set Up, tr. fr. in De la pédiatrie à la psychanalyse, p. 131-148.
  • [4]
    A. Green, La Folie privée, Paris, Gallimard, 1990, p. 79.
  • [5]
    A. Green, Pourquoi les pulsions de destruction ou de mort ?, Paris, Éditions du Panama, 2007 (épuisé) et Les Éditions d’Ithaque, 2010.
  • [6]
    A. Green, Illusions et désillusions du travail psychanalytique, Paris, Odile Jacob, 2010.
  • [7]
    A. Green (2010), Sources and Vicissitudes of Being in Winnicott’s work, The Psychoanalytic Quarterly, vol. LXXIX, no 1, p. 11-35.
  • [8]
    A. Green, Illusions et désillusions du travail psychanalytique, op. cit.
  • [9]
    C.S. Peirce (1978), Écrits sur le signe, Paris, Le Seuil. F. Rastier (2006), De l’origine du langage à l’émergence du milieu sémiotique, Texto ! [en ligne] : http://www.revue-texto.net/index.php?id=533.

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