Notes
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[1]
S. Freud, K. Abraham, Correspondance Complète, 1907-1925, Gallimard, Paris, XXXX. Lettres du 3 mai 1908 et 26 décembre 1908.
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[2]
Jung sera ulcéré d’avoir été tenu à l’écart, et profondément blessé, fera reproche à Freud du « geste de Kreuzlingen »…
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[3]
S. Freud, Correspondance avec le Pasteur Pfister, 1909-1938, Gallimard, Paris, 1966 — Lettre du 26-11-1927.
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[4]
S. Freud, Correspondance Freud-Jones, 1908-1939, Paris, puf, 1998.
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[5]
J.-C. Arfouilloux, « Celui que ne cessait de m’accompagner », Être dans la solitude, nrp, Gallimard, n° 36.
-
[6]
S. Freud, Malaise dans la civilisation, 1929, Paris, puf, 1971, p. 35.
-
[7]
Dont notre collègue, Noëlle Frank, a réalisé un excellent résumé dans Carnet Psy, n° 135, mai 2009.
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[8]
Lou Andréa-Salomé/Anna Freud, À l’ombre du père : correspondance 1919-1937, Paris, Hachette, 2006.
-
[9]
J.-M. Quinodoz (2001), Les rêves qui tournent une page, Paris, puf.
-
[10]
Traduction française chez Césura (Lyon, 1987).
-
[11]
Publication française chez Césura en 1996.
-
[12]
Susann Heenen-Wolff, « Le sexuel dans la psychanalyse contemporaine : histoire d’une disparition ? », RFP, 4/2008, 1155-1171.
LIBRES CAHIERS POUR LA PSYCHANALYSE, n° 19, printemps 2009, In-Press Éditions : L’amitié
1Isabelle Kamieniak
2C’est à Blandine Foliot, disparue en 2007, que ce numéro 19 des Libres Cahiers pour la Psychanalyse est dédié. Active depuis la création de la revue, elle reste aujourd’hui par la voix de ses amis, leurs écrits, présente au sein du comité de rédaction et tout particulièrement dans ce Cahier consacré au thème de l’amitié. Penser, réfléchir, écrire sur l’amitié, n’est-ce pas avant tout pour ses amis et collaborateurs retrouver cette présence dans l’absence, vivifier sa mémoire et ouvrir la douleur de la perte vers les chemins d’un deuil à accomplir ? Individuellement certes, mais aussi collectivement, ce recueil en porte témoignage.
3L’échange entre Catherine Chabert et Viviane Abel Prot en porte la marque sous le couvert de la distance épistolaire. « Il y a entre nous, désormais, une amie disparue, figurant peut-être, dramatiquement les objets perdus de chacun… » écrit C. Chabert. L’enquête de Daniel Mendelsohn, Les disparus, les a profondément émues dans son effort pour donner aux disparus de sa famille une sépulture qui ne soit pas seulement littéraire mais témoignage intense de la présence dans l’absence, geste d’humanité face à la barbarie. Les deux amies échangent leurs impressions, leurs points de vue, nous donnant de l’amitié qui les unit la version hautement exigeante « d’un tissage invisible, silencieux, [de] positions subjectives, morales, intellectuelles, affectives, éveillées par la tâche commune et qui conduit à la création, au-delà des individus, d’un tissu de représentations […] auquel n’a pas accès l’esprit solitaire. » Sans doute, la douleur de la disparition de B. Foliot, leur amie commune, est-elle trop proche pour qu’elles se laissent aller l’une et l’autre à l’expression de ce « sentiment fort », à la dimension affective, chaleureuse, du réconfort de l’amitié. C’est dans la lettre qui clôt ce numéro, lettre à sa « Chère Blandine », que Joseph Ludin laisse l’émotion nous toucher dans l’évocation de ces petits riens, le temps qu’il fait, les goûts partagés, la musique ou la littérature, les gestes de soutien inestimables au moment opportun, quand on se sent seul face à l’adversité, avec simplicité… « Voilà, c’est très simple, les belles choses, n’est-ce pas, elles sont très simples. » Il nous offre alors d’entrevoir la simplicité de l’affection partagée au cœur de l’amitié…
4Car les correspondances qui sont ici objet d’études mettent en lumière cet entrelacement des sentiments et de la recherche scientifique. Non exempts de passion, les sentiments partagés offrent aux hommes « engagés […] dans une œuvre de pensée, proche mais non nécessairement similaire » non seulement un moteur, un ferment, mais aussi un espace de recherche et de confrontations pour « les idées, les hypothèses, les théories », lesquelles ont besoin pour se déployer, se valider, de sortir d’un solipsisme dangereux… La correspondance, l’adresse à l’autre répond à ce besoin, peut-être en ce que la distance que permet l’échange épistolaire met au centre du partage la pensée, l’œuvre de pensée en atténuant la charge affective, la nuançant ou l’inhibant relativement… quand celle-ci est trop forte, trop ambivalente, il suffirait d’espacer voire d’éteindre l’échange…
5On sait que Freud, toute sa vie, entretint des correspondances d’une inestimable richesse où se lit l’histoire de la psychanalyse, autant la construction de la théorie psychanalytique, l’évolution des idées que celle du mouvement psychanalytique et de son extension dans le monde. Mais aussi, et c’est le sel de ce numéro, les amitiés, les passions, les inimitiés et les échanges affectifs forts ou complexes qu’il entretenait à leur égard, l’intimité de sa vie personnelle et familiale, comme ses réactions à la marche du monde…
6Laurence Kahn s’est plongée dans ce bouillonnant mélange où affaires privées et affaires publiques s’entremêlent à travers les 671 lettres qu’échangèrent Freud et Jones. Cette « Note sur l’inamitié dans une correspondance » explore la relation pour le moins ambivalente entre les deux hommes engagés dans la construction du mouvement psychanalytique européen puis international. L’enjeu est de taille, puisqu’il s’agit ni plus ni moins d’affirmer la science psychanalytique dans le monde, alors même que l’Histoire s’en mêle. De la Première Guerre mondiale à la Seconde, de l’affaiblissement de l’Europe à la suprématie américaine, le monde se transforme. D’emblée, Jones semble saisir des enjeux essentiels pour l’expansion de la pensée psychanalytique et se bat pour gagner la bataille de l’internationalisation et la sauvegarde de la science psychanalytique. Mais il ne s’agit pas seulement des « affaires de propagande » entre les deux hommes ; s’y mêlent des conflits privés (l’intérêt de Jones pour Anna), des conflits institutionnels (soutenir Brill contre Jung, contrer Rank aux États-Unis, sauver l’édition psychanalytique à l’approche du 2e conflit mondial, etc.) et transférentiels intenses (l’analyse seconde de la femme de Jones, Loe, par Freud)… Durant trente ans, les deux hommes correspondent, s’affrontent, s’assurent mutuellement de l’indéfectible lien qui les unit… mais est-ce bien d’amitié qu’il s’agit ? D’un engagement profond pour une tâche commune assurément. Et L. Kahn, qui mène cette enquête avec passion, propose lucidemment d’y voir « ce qui fait la trame de tous les liens internes à nos groupes analytiques […puisque] dès l’instant où le principe de l’association implique qu’une tribu de frères endosse la responsabilité d’édifier une société fraternelle, peut-on seulement imaginer une « science » qui demeurerait abritée des entrelacs pulsionnels et narcissiques ? » Certes, « les affaires dévorent la science », écrit Freud à Jones le 18 novembre 1920, nous le savons et souhaiterions ne pas le savoir… et l’espoir qu’évoque l’auteur en conclusion est peut-être celui que, dans nos investissements communs, la dimension libidinale l’emporte sur la destructivité…
7Ainsi, si la relation Freud/Jung débute sous les auspices d’une amitié passionnelle, nourrie d’une idéalisation mutuelle, elle se brisera tout autant sur les enjeux transférentiels que scientifiques. James Fischer, psychanalyste britannique, voit cette amitié minée par les enjeux scientifiques. L’auteur engagé dans un travail sur les premiers écrits de Bion, en particulier ceux sur la différenciation des états psychotiques et non psychotiques, souligne que le désir de Freud de faire de Jung son successeur s’origine dans sa volonté de voir celui-ci poursuivre et compléter l’élucidation des problématiques psychotiques, comme dans son désir de rallier à Die Sache, la Cause, « nos camarades aryens » afin de soustraire la psychanalyse « au danger de devenir une affaire de la nation juive » [1]. Il repère leurs différences dans la démarche intellectuelle — la pensée inductive de Freud, l’investigation hypothético-déductive préférée par Jung — mais aussi la difficulté de Freud à revenir sur ses hypothèses centrales comme celle de Jung à s’y soumettre… Et J. Fischer regrette que les dissensions théoriques, les débats, les échanges entre les deux hommes n’aient pu être dépassés du fait des enjeux bien plus personnels qui les animaient…
8C’est à ceux-ci que Gilbert Diatkine va s’attacher. Il relit leurs échanges comme « Une analyse mutuelle par correspondance ». En 1906, quand commence leur relation épistolaire, Freud s’est en partie dégagé de son premier « analyste », Wilhem Fliess, cet ami exclusif qui, de 1887 à 1904, sera le dépositaire des avancées scientifiques, le garant de ses découvertes, mais surtout l’autre transférentiel de l’auto-analyse de Freud. L’auteur repère dès les débuts de la correspondance avec Jung la force du mouvement affectif, la dimension d’idéalisation qui s’y exprime, et très tôt, le besoin que Freud ressent de ce lien, de ce « nouvel objet de transfert pour son auto-analyse. » Mais de son côté, Jung fait son analyse avec Freud, lui écrivant ses rêves, exprimant ses résistances, interprétant le rythme même de leurs échanges. Freud, certes, n’est pas totalement dupe de la répétition qui s’y joue de la relation à Fliess, il en fait même part à Jung, analysant les retards dans les envois de Jung comme reviviscence de cette première expérience. De même, comme avec Fliess qui l’avait entraîné dans ses intérêts pour la névrose nasale ou la périodicité, il s’intéresse à l’occultisme qui passionne Jung, sa « spiritisterie »… De même qu’il a couvert Fliess dans le triste épisode de l’opération d’Emma Ekstein, de même son aveuglement, son refus de voir la culpabilité de Jung dans l’affaire Sabina Spielrein sont étonnantes… Freud, persuadé de sa mort prochaine, a dès leur première rencontre, en 1907, voulu faire de Jung son successeur : « … Je ne souhaite pas d’autre et de meilleur continuateur que vous pour achever mon travail », « … Vous serez celui qui, comme Josué si je suis Moïse, prendrez possession de la terre promise de la psychanalyse que je ne peux apercevoir que de loin… ». Jung, devant une telle charge, résiste, se tait, cache ses pensées, évoque son « complexe paternel » et finalement, dans la « certitude d’avoir floué son analyste », en change, choisissant Honneger comme dépositaire de ses rêves, puis Rickling, après le suicide du premier… tandis que Freud se tourne vers Ferenczi, puis finalement vers Romain Rolland pour élaborer « le fragment de néo-réalité qu’ont laissé dans son inconscient les folies respectives de ses premiers analystes. » En 1913, après le IVe Congrès International de Psychanalyse, la rupture entre les deux hommes est consommée.
9La lecture que nous propose G. Diatkine de cette correspondance est fascinante pour ce qui s’y lit de ces mouvements transférentiels réciproques, croisés, alors même que se construisent et le corpus théorique et le mouvement psychanalytique. Mais bien plus, l’auteur nous propose d’y voir une expérience d’analyse mutuelle, avant même Ferenczi. « L’analyste qui utilise son propre patient comme analyste force celui-ci à limiter sa libre associativité et à se faire sourd aux carences de celui qui reste pour lui son analyste », difficulté majeure que la correspondance, la distance qu’offre l’écriture, comme l’évacuation du corps, de la présence physique si essentielle dans l’élaboration des motions pulsionnelles du ça, renforcent. Toutefois, quand les partisans de la psychanalyse inter-subjective arguent que « toute interprétation transporte avec elle une partie du système associatif inconscient de l’analyste, [et que son] contenu latent venu du contre-transfert inconscient du psychanalyste [peut] inhiber l’associativité ultérieure du patient », ne mettent-ils pas l’accent sur ce que « à fort grossissement » la correspondance Freud/Jung donne à voir ? Aujourd’hui, conscient de ce qui se joue, l’analyste contemporain qui se risque à interpréter tente de « mesurer les effets de son interprétation, d’écouter l’écoute que son patient en a eu… » C’est bien à une certaine modestie que nous invite G. Diatkine, car peut-on « être attentif à ce dont le patient ne parle jamais ? »
10Entre Freud et Jung, Ludwig Binswanger et le « geste de Kreuzlingen » qui fit éclater la terrible jalousie fraternelle de Jung et engagea leur rupture. Martine Girard, en contrepoint des amitiés passionnées de Freud, s’est attachée à saisir l’essence de ce lien, indéfectible durant presque trente ans, protégé des orages et des tumultes, alors même que leur échange scientifique se révéla impossible. « …Nous parlons sans nous entendre… », lui écrit Freud le 8 octobre 1936, car la psychanalyse et la Daseinanalyse, l’analyse existentielle, resteront « d’une radicale hétérogénéité ». Et pourtant… L’auteur interroge avec délicatesse l’essence de ce lien, les fondements de cette relation qui débute en 1907, alors que Binswanger, jeune psychiatre au Burghözli de Zurich, accompagne Jung à Vienne. Leur correspondance, d’abord professionnelle, prend un tout autre chemin autour du « geste de Kreuzlingen » : Binswanger a 31 ans, il est atteint d’un cancer du testicule qui vient d’être opéré ; Freud en est bouleversé et se rend à Kreuzlingen durant le week-end de la Pentecôte 1912 pour le voir [2]… Ce sera une de leurs rares rencontres, « scellée par l’urgence, la maladie et le secret, l’évidence partagée et soudain plus aigüe de la précarité de la vie » qui marquera à jamais leur lien. Car « … le lieu de la rencontre, c’est la possibilité de la mort. C’est ici qu’est le lieu » nous dit M. Girard, qui interroge « les restes, archives de l’intime » dans cette correspondance hors champ de la psychanalyse. Le sentiment de la précarité de la vie, les deuils partagés, les renoncements successifs et inéluctables en constituent la trame. Pour Binswanger, s’y ajoute sa « vénération pour le noyau intime de l’homme Freud », un amour dépassionné et profond, et pour Freud, la fidélité tant à la psychanalyse qu’à lui-même et surtout l’intimité d’une amitié préservée des conflits tant théoriques qu’affectifs. L’auteur souligne le respect mutuel de la différence et de l’altérité qui fonde cette fidélité mutuelle, offrant peut-être à Freud la liberté « d’occuper une autre place que celle de l’analyste » et d’y exister avant tout comme homme…
11Longue correspondance également préservée de brouille durable que celle qu’entretint Freud avec le pasteur Pfister… et une amitié fondée sur la confiance acquise en l’autre, la fidélité et surtout le respect mutuel de l’altérité. Docteur en théologie et en philosophie, prédicateur protestant, Pfister s’intéressa à la psychanalyse dès 1908 du fait même de sa fonction de pasteur, donc d’éducateur autant que de conseiller spirituel confronté à la souffrance humaine. Freud vit en lui un homme non juif et suisse, donc susceptible d’ouverture pour le monde psychanalytique, mais surtout quelqu’un avec qui débattre, argumenter, élargir sa pensée et échanger avec richesse. Mais cette « amitié inaltérable qui [les] liait » [3] dut beaucoup à la bienveillance généreuse, à la bonté humaine et à l’enthousiasme chaleureux du pasteur que Freud voyait comme « un homme de science et un très bon caractère […] un homme charmant, également très modeste » [4]. Car les désaccords ne manquèrent pas, les débats furent vifs, les réserves nombreuses… toujours l’amitié prévalut, les échanges devenant au fil du temps plus intimes et personnels. La correspondance est ici incomplète, interrompue durant les années de guerre (1913-1918) et du fait de la destruction d’une partie des écrits de Pfister, à sa demande et au grand regret de Freud.
12Jean-Yves Tamet remarque combien il est étonnant que « l’un et l’autre, si graves et si sérieux, aient autant parlé d’amour ou plutôt d’amours ». Il s’agit de leurs vies personnelles bien sûr, mais aussi très tôt la question qui préoccupe les deux hommes est celle de l’amour de transfert — « la croix » dit Freud ! —, problème central pour l’analyste, question épineuse pour le religieux et l’éducateur ! Le transfert donc, mais aussi les relations du fait religieux et de la psychanalyse, l’échange avec le pasteur stimulant le positivisme athée de Freud. Leurs débats s’étendent à « des points très exigeants de l’analyse », transfert, interprétations ou introduction de la métapsychologie, et l’auteur nous montre un Freud actif, argumentant, poussant l’autre dans ses retranchements, et un Pfister conciliant, ne renonçant aucunement à ses positions mais gardant pour son contradicteur une bienveillance teintée d’humour, désarmant les conflits potentiels.
13Pour comprendre cette relation entre Freud et ce « compagnon de route », l’auteur fait appel au « compagnon imaginaire comme racine du sentiment de solitude » [5], au double créé par l’enfant dans son jeu, autre « qui est autant un prolongement narcissique qu’une création érigée contre la perception de la séparation et contre le vécu de solitude ». Il rapporte la relation forte qui lia François Mauriac et André Lafon, décédé à 31 ans, lequel marqua l’œuvre de Mauriac comme une figure du double de l’enfance, puis les aquarelles d’Émile Nolde, peintes dans la solitude, la réclusion et la contrainte de la censure… Ne change-t-on pas ici de registre ? Pour riches que soient ces références, on se demande toutefois si ici la réflexion de l’auteur ne vise pas plutôt sa propre expérience, ses amis disparus peut-être, que la relation Freud/Pfister dont il vient de décrire la vitalité apaisée…
14Car leur amitié est clairement construite sur la richesse de leur altérité et propre à offrir un « gain positif de plaisir » [6] comme le remarque d’emblée Géraud Manhes ! Sa contribution, « La puissance de l’amitié » souligne d’ailleurs que l’amitié va devenir au fil du temps le sujet même de leur correspondance. Pfister tente sa vie durant « d’élaborer les fondements d’une pédagogie et d’un travail pastoral axé sur la psychanalyse », Freud de son côté s’attaque à la dimension illusoire du fait religieux, à sa fonction dans la psychologie individuelle et le développement des institutions culturelles… Les débats sont vifs mais entre eux « la difficulté à se comprendre est souvent le moteur d’une volonté de s’expliquer » ! À « L’avenir d’une illusion » publiée en 1927 répondra « L’illusion de l’avenir » de Pfister en 1928, et surtout Malaise dans la civilisation dont les chapitres 4 et 5 traitent justement de l’amitié elle-même, et éclairent « le rôle joué par la culture dans l’élaboration des affects individuels ». G. Manhes suit donc ce fil dans leurs échanges, « la place de l’amitié dans l’éducation, […] sa position charnière entre nature et culture, spontanéité et élection réfléchie, ainsi que […] la référence traditionnelle de l’amitié comme préparation à la vertu […] dans le cadre d’une réflexion plus générale sur l’anthropologie et la place médiane qu’occupe l’amitié entre altruisme et sociabilité, affection et politique. » À l’interprétation pastorale de l’amitié, à l’agapè chrétienne qui inscrit dans la nature humaine l’amour du prochain, Freud semble opposer l’amitié « héritée des éthiques antiques et païennes », refuser d’en faire une notion morale et y voir un prolongement de l’amour « au-delà du besoin pour ouvrir au désir civilisationnel ». Riche de toute sa culture philosophique, l’auteur éclaire le débat entre ces deux amis, un dialogue sans concessions, né d’une « égalité dans la différence », « d’affection et de franchise »…
15Contraste saisissant entre l’aimable et chaleureuse ouverture d’esprit du pasteur Pfister et le rigorisme intégriste de l’abbé Rancé ! Jean-Michel Delacomtée narre pour nous cette étrange amitié entre « Le prélat et le cénobite » au cœur d’un xviie siècle où la question religieuse domine l’espace politique. Bossuet, le prélat, vit en Rancé, le cénobite, père supérieur de La Trappe, celui qui réalisait un idéal dont il se sentait lui-même incapable. Il le protégea, le défendit, l’assura constamment de son soutien dans l’adversité, partagea le même combat pour la Gloire de Dieu, la monarchie absolue, le gallicanisme et le déclin des valeurs morales. « Leur amitié fut surtout une alliance ». Car, quoiqu’il en dise, Bossuet resta à distance « des splendides ténèbres d’une haine de soi portée par Rancé au point d’incandescence ». On reste confondu devant l’horreur de ce terrifiant univers monacal que nous décrit l’auteur, où le corps devient l’ennemi à combattre, dans ses plus élémentaires besoins, d’où études, rires, pleurs sont exclus, où le sacrifice et le supplice seuls sont admis. Bossuet n’en possédait pas les moyens, son humanité même le lui refusait… Il resta toutefois fidèle à l’abbé, représentant d’un idéal inaccessible, dans une amitié abstraite, « une amitié au-delà des hommes ».
16On doute en effet que l’abbé eut quelque accès aux sentiments d’amitié ni même que son rapport à Dieu puisse être qualifié d’amour… « Les hommes sont des créateurs de dieux, les dieux sont des créatures du génie humain » affirme Edmundo Gomez Mango qui entend nous montrer Freud, « l’ami des dieux », entouré de ses antiques que la récente exposition du Musée Rodin a permis de découvrir… Il interroge cette passion au regard de l’athéisme affiché de Freud et de sa vision du monothéisme comme d’un « approfondissement de la vie de l’esprit » pour nous proposer justement que cette « amitié » pour ces représentations des dieux polythéistes renvoie à la certitude que « les dieux sont des créations humaines pétries dans l’élément infantile […] de l’urgence et de la détresse initiale ». Détresse que la perte réveille toujours un tant soit peu, et c’est à travers la musique, lieu de partage peut-être le plus primitif, qu’il évoque les liens d’amitié tissés avec B. Foliot… Le goût des antiques, la passion pour l’antiquité sont aussi au cœur de l’amitié entre Gœthe et Schiller qui nous ont laissé une correspondance de onze ans, véritable « atelier littéraire » du classicisme allemand dont ils sont les représentants. L’auteur nous montre bien le mouvement qui anima ce lien : fondé sur l’altérité et la différence, il est marqué au début de leur relation par des intérêts divergents ; puis leur collaboration à la revue littéraire Les Heures déclenche des échanges nourris du « plaisir mutuel d’une compréhension critique » ; enfin, advient une expérience de fusion créatrice dans ces épigrammes satiriques, les Xénies, dont ils ne souhaitaient, ni l’un ni l’autre, démêler ce qui revenait à l’un ou à l’autre ! L’auteur évoque l’extraordinaire fécondité de cette amitié, « partage d’une expérience poétique commune » où la reconnaissance de leurs limites propres permit aux mouvements fusionnels d’être source de créativité.
17C’est bien ce que Josiane Rolland propose en exergue à sa contribution « L’unique autre » : « … L’amitié affranchit de toute barrière entre moi et l’autre, elle est aussi ce qui offre à la pensée un autre espace : l’œuvre littéraire ou scientifique ». Freud et Michel de Montaigne furent tous deux des inventeurs, l’un de la psychanalyse, méthode révolutionnaire d’exploration de l’inconscient, l’autre de l’essai, genre littéraire nouveau, méthode révolutionnaire de l’écriture intime d’auto-investigation et de l’autoportrait littéraire. Leurs œuvres ont bouleversé le monde de la pensée à leur époque, ils ont su « accomplir […] une connaissance de soi dépassant l’interdit de penser et les traditions dogmatiques », et ils ont pu, l’un et l’autre, transmettre une nouvelle vision du monde.
18Mais surtout, leur créativité s’est nourrie aux sources de l’amitié, leur œuvre s’est déployée dans cet espace intime et partagé d’une relation forte, passionnée. « L’amitié est féconde et subversive si cet espace privé sait accueillir les affinités esthétiques et intellectuelles et la conviction de partager le même idéal, l’imagination complice et l’admiration réciproque, les mouvements intimes de cette aventure intérieure qui sollicite les émotions fraternelles et les attentes affectives ».
19Michel Eyquem de Montaigne perdit son ami Étienne de la Boétie emporté à 36 ans par une terrible maladie, six ans après leur rencontre puis, peu après, son père Pierre Eyquem. Terrassé par ces pertes, emporté par un mouvement mélancolique authentique qui le pousse à se replier sur ses terres, résiliant sa charge au Parlement de Bordeaux, il réunit à la sienne la bibliothèque héritée de son ami dans la haute tour du Château de Montaigne. Il se consacre alors à la gestion de son domaine et à perpétuer la présence de l’absent, « l’ami le plus doux, le plus cher et le plus intime, et tel que notre siècle n’en a vu de meilleur, de plus docte et de plus parfait ». L’effort pour retrouver l’autre dans la méditation sur soi-même — « si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela me peut s’exprimer qu’en disant : parce que c’était lui, parce que c’était moi » — par le biais de l’écriture, s’ouvre sur la création d’un genre littéraire nouveau en s’élargissant à une réflexion sur le monde qui, finalement, s’adresse à tous les hommes. De cette amitié unique, exclusive, fusionnelle et fraternelle, interrompue par la mort, l’auteure cerne le mouvement d’idéalisation, l’intensité exaltante et la force énigmatique qui, peu à peu et par le travail de l’écriture, entraîne dans un travail de dégagement, et de soi et de l’autre, vers la nostalgie du deuil.
Avec justesse, elle met en écho à plus de trois siècles de distance cette amitié avec la relation intense que Freud et Fliess traversèrent : la mort du père, qui pour l’un comme pour l’autre déclenche la création, littéraire comme scientifique, proposant que « pour chacun d’eux l’amitié autorise un transfert de représentations inconscientes et œdipiennes déniées » ; le thème de la mort, la pensée récurrente de la mort qui mène à la réflexion sur la vie ; la fascination pour Rome, témoignage « de la puissance du passé et de l’immortalité des émotions humaines » ; enfin le retour sur soi, l’auto investigation littéraire des Essais, et l’autoanalyse, l’analyse de ses rêves qui mènera Freud à la découverte du conflit œdipien et à l’invention de la psychanalyse…
Avec rigueur et érudition, elle reprend l’histoire de l’amitié entre Freud et Fliess, depuis leur rencontre chez Breuer en 1887, le début de leur correspondance jusqu’à la rupture des années 1901-1904, en parallèle avec les découvertes scientifiques fondamentales que Freud réalisa [7]. Elle montre comment Fliess devint pour Freud « l’unique », l’unique autre avec lequel les désirs de fusion soutiennent, alimentent les désirs créateurs et la dynamique intellectuelle : « […] je ne peux guère me passer de l’autre et c’est toi qui es l’unique autre, l’alter ».
Les quelques pages que J. Rolland a écrites sur l’histoire de cette relation méritent qu’on les retienne, en ce qu’elle y rassemble les données essentielles de ce moment qui vit la naissance de la psychanalyse. L’amitié intense, passionnée, « l’expérience essentielle […] de se retrouver dans l’ami comme on le retrouve en soi » donna l’impulsion à ce formidable élan créateur. L’analyse systématique de ses rêves qui commence en 1895 avec L’injection faite à Irma marque le temps de l’auto-analyse, et l’auteur rappelle combien « l’ampleur du déni [de Freud dans l’interprétation de ce rêve princeps, qui met en jeu l’affaire Emma Ekstein] est à la mesure de la nécessité impérative [pour lui] de préserver son amitié… » Il faudra attendre le rêve « non vixit » en 1898 pour que Freud perçoive qu’une « même personne peut éveiller en lui à la fois l’amour et la haine, l’amitié et l’inimitié » et que se lève le refoulement qui marquait sa relation violemment ambivalente avec John son neveu. Ainsi, « l’amitié permettrait à des figures étrangères parce que déniées de réapparaître : c’est là une des formes de sa créativité. » Mais l’élaboration de ces « restes incestueux » engagera Freud dans un mouvement de dégagement de sa dépendance… L’auteur rapporte avec finesse tant la richesse conceptuelle que cette amitié a produite que la difficulté du dégagement qui s’impose peu à peu dans l’exigence de Freud d’approcher une vérité sur lui-même et sur l’esprit humain. Car, l’auteur le remarque, c’est du vivant de son ami que Freud trouva en lui-même les ressources qui lui permirent de s’en détourner, à la différence de Montaigne imprégné d’une perte aux accents mélancoliques. Freud en resta cependant marqué, qui, méfiant de s’abandonner à nouveau, tenta de repérer en lui les prémices d’une telle passion dans ses rencontres ultérieures avec Jung, Rank, Ferenczi… Les ressorts de telles amitiés qu’elle met en lumière n’en sont que plus profondément touchants.
Une autre image du grand homme apparaît dans la contribution d’Alexandrine Schniewind, qui raconte « la passion de Lou Andréas-Salomé et Anna Freud » [8] induite par Freud, inquiet de l’évolution d’Anna. Son ambivalence, « oscillant entre l’inquiétude de voir sa fille s’éloigner […] et la crainte qu’elle ne parvienne pas à s’émanciper », le pousse à organiser entre sa fille et son élève une rencontre dont les effets lui échappent peu à peu. Anna a 26 ans et Lou 60 quand Freud invite chez lui cette dernière, souhaitant qu’elle l’aide à la rendre plus « sûre d’elle » et à lui « permettre d’avoir un accès plus libre à sa féminité » ! Étonnante requête alors même que la cure qu’il mène avec sa propre fille vient de s’interrompre… Car c’est une véritable passion amoureuse qui en naît, dont l’effervescence jaillit dans leurs échanges ! Du tutoiement, caché à Freud, au chandail tricoté pour l’amie, des « je t’embrasse sur la bouche » au « je suis — tant que tu le voudras — tienne » les deux femmes parcourent la Carte du Tendre… Lou soutient Anna dans ses travaux psychanalytiques et son article « Phantasmes de fustigation et rêveries diurnes » sera écrit sous son impulsion et son soutien. Présenté à la Société Viennoise, le 31 mai 1922, il vaudra à Anna d’être directement admise comme membre… mais, chose curieuse et pour le moins transgressive, Freud insistera pour que cette qualité soit également accordée à Lou Andréas Salomé, pour services rendus en quelque sorte ! Mais, à partir de mars 1923, à la veille de l’opération sur la mâchoire, Freud change de ton et s’oppose à un nouveau séjour d’Anna chez Lou. Celle-ci aussitôt s’emploie à calmer le ressentiment d’Anna et se range du côté de Freud : la « mission » d’Anna est de rester auprès de son père, de reprendre son rôle de « fille, [pour] représenter la jeunesse auprès de ses parents »… Lou rend Anna à Freud, en fait « le sacrifice par amour pour [lui]… » Qu’y gagnera Anna ? Quoiqu’il en soit, ce choix, elle le fera sien…
Ce n’est pas le moindre intérêt de ce numéro des Libres Cahiers que de nous mettre en contact avec les turbulences affectives dans lesquelles s’est écrite l’histoire de la psychanalyse. Les correspondances sont en effet le lieu où la dimension humaine se montre source de l’élan scientifique… Les amitiés qui s’y dessinent balaient tout le champ des affections, de la passion fusionnelle à la sérénité profonde d’accords apaisés, des émotions vives, résurgences de l’infantile, aux sentiments plus tamisés que permettent les élaborations analytiques et/ou, peut-être, la maturité… Le rôle de l’écriture y est remarquablement mis en lumière, les correspondances offrent, en effet, une distance propice tant aux mouvements d’idéalisation de l’autre, aux épanchements passionnels qu’aux retenues affectives. Elles sont aussi, à l’évidence, le laboratoire de la recherche scientifique, l’atelier de la conceptualisation. On se demande alors comment aujourd’hui s’écrit l’amitié, et, bien sûr, ce qui restera de nos courriels pour les historiens de la psychanalyse contemporaine ?
Isabelle Kamieniak
118, rue du Général Leclerc – n° 6
76000 Rouen
PSICHE. REVUE DE CULTURE PSYCHANALYTIQUE. MUTATIONS ANTHROPOLOGIQUES, n° 2, 2008
20Daniela Avakian
21Le titre « Mutations anthropologiques », a été choisi par Lorena Preta (directrice de la revue) pour un numéro consacré à des interrogations sur des innovations technologiques ou des phénomènes sociaux qui engendrent de profonds changements, dont nous sommes à la fois spectateurs et acteurs, et sur lesquels nous portons un regard tantôt dubitatif et inquiet, tantôt factuel et banalisant. Des lignes de démarcation ont été franchies qui modifient nos catégories de pensée habituelles, dans différents domaines : les technologies électroniques modifient notre appréhension de l’espace et du temps, et nous conduisent vers une utilisation toxicomaniaque d’objets fétiches (portables, baladeurs, ordinateurs…) ; les prothèses et implantations artificielles changent notre appréhension de l’intégrité corporelle ; les progrès économiques et médicaux font reculer la mortalité jusqu’à créer des états intermédiaires prolongés entre la vie et la mort, une nouvelle aire difficile à appeler « vie » ; les nouvelles techniques biomédicales de procréation assistée permettent, après la contraception, une nouvelle scission entre sexualité et reproduction de l’espèce ; les homosexuels revendiquent une reconnaissance sociale et une institutionnalisation de leurs unions, et des aménagements familiaux différents modifient notre organisation sociale… La rapidité de ces changements nous conduit à envisager des hypothèses et à anticiper des scénarios pour l’humanité future. « Le présent apparaît souvent comme un temps rongé par le futur », et nous sommes entraînés dans une existence qui ne laisse pas de place à la réflexion et à l’élaboration et nous précipite vers l’action compulsive dans le réel.
22Comment faire face à la complexité et au caractère contradictoire du monde moderne, ainsi qu’à la dimension complexe du temps et de l’histoire qui le caractérisent ? Comment appréhender cette « inquiétante étrangeté » qui nous fait sentir le présent comme quelque chose de familier et d’étranger à la fois ? Allons-nous vers une humanité nouvelle, différente, modifiée ? Et qu’en est-il, dans ces conditions, du « travail psychique », de la grande révolution freudienne, de ce mouvement incessant de l’individu qui absorbe et en même temps produit le monde extérieur avec lequel il est en contact ? L’homme, en tant que sujet transformateur et en transformation se doit de repenser ces réaménagements du vivant, et de s’interroger sur la « nature humaine » (sans oublier l’inhumain dans l’homme), en utilisant de nouvelles méthodes.
23Dans l’impossibilité de résumer toutes les contributions de ce numéro, nous en avons choisi cinq.
24Paolo Vineis (professeur d’Épidémiologie environnementale à l’Impérial College de Londres et à la Columbia University de New York) explique que la classification des maladies est strictement liée à la période historique dans laquelle elles naissent et périssent, ainsi qu’à l’idéologie dominante à telle ou telle époque. Dans la Classification Internationale des Maladies (ICD), différentes « pathologies » ont disparu comme l’homosexualité, l’hystérie, la neurasthénie, et d’autres sont apparues comme l’alcoolisme, la dépendance aux jeux vidéo, la boulimie, la dyslexie, etc. Définir ce qui sépare la maladie de la santé procède non seulement de l’observation clinique mais d’une décision, à une époque donnée de l’histoire. Il donne comme exemple la « démédicalisation » de l’homosexualité, liée au poids des organisations homosexuelles dans la recherche sur le SIDA. La manière d’envisager la maladie a donc une forte connotation historique. L’auteur nous met en garde contre deux dogmatismes : le premier est scientiste, et consiste à croire que grâce aux avancées de la science nous parviendrons sûrement un jour à identifier l’essence des maladies. C’est le discours qui circule depuis longtemps sur le cancer ou la schizophrénie, et qui ne correspond pas à la réalité de la recherche scientifique. Le deuxième dogmatisme est idéologique et « nihiliste » : tout découle nécessairement du « dessein du capital » (de l’industrie pharmaceutique, des pouvoirs politiques, etc.). Ainsi la schizophrénie peut être, en fonction des pouvoirs dominants, tantôt la manifestation d’un cancer cérébral, tantôt un diagnostic de couverture pour justifier l’internement dans un goulag.
25Quant aux manipulations de l’espèce humaine, il s’agit, pour P. Vineis, de savoir jusqu’où nous sommes disposés à aller, à une époque donnée de l’histoire. Car si le caractère potentiellement illimité de la manipulation biologique nous trouble tant, c’est moins pour des raisons éthiques que parce que nous assistons à notre époque à un rapprochement dramatique entre « les temps biologiques » et « les temps historiques ». Par exemple : le rapport de l’International Panel on Climate Change sur le changement climatique montre comment l’augmentation du bioxyde de carbone dans l’atmosphère est strictement corrélée avec le développement économique (PIB). Autrement dit, un phénomène en soi hautement positif (le développement technologique et économique) entraîne une conséquence grave et non souhaitée. Il en va de même pour la crainte des dérives possibles de la manipulation de l’embryon ; celle-ci est une entreprise bénéfique en soi puisqu’elle vise la possibilité d’améliorer les caractéristiques et les prestations physiologiques des êtres humains, mais elle est diabolisée par la proximité temporelle des camps d’extermination nazis. Nous ne pouvons donc pas encore accueillir ces avancées avec sérénité. Ce qui s’impose donc dans cette matière, comme dans d’autres domaines (les changements climatiques, la dénucléarisation…), c’est le principe de responsabilité, et la nécessité d’une autorité mondiale capable d’orienter les différents États vers des mesures urgentes et convergentes.
26Sylvie Faure-Pragier (psychanalyste, membre titulaire et formateur de la SPP), dans un important article intitulé « Familles ou parentalités chaotiques ? », recense de manière très exhaustive, et illustre par de nombreux exemples cliniques, les multiples et récentes révolutions au sein du couple et de la famille, notamment en matière de reproduction. Elle évoque les aspects psychiques associés, souvent ignorés par les parents demandeurs et le corps médical, ainsi que les interrogations éthiques parfois vertigineuses corrélées à de telles mutations. Enfin elle conclut en commentant les différents choix éthiques des psychanalystes à l’égard de ces questions. Son texte est ainsi composé en quatre chapitres :
271)?La conception en dehors de la sexualité : La tendance vers une disjonction entre sexualité et procréation, inaugurée dans les années 1970 par la commercialisation de la pilule contraceptive, se poursuit avec les nouvelles techniques de fécondation in vitro (FIV). Quelles peuvent être les conséquences, pour l’enfant, d’être issu d’une relation procréatrice désexualisée à trois (le père, la mère et le médecin) ? Les prédictions catastrophistes de certains « éco-psychanalystes » qui avaient prédit le pire (des enfants ne pouvant pas accéder à la scène primitive, avec le risque d’un « inconscient vide »), ne se sont pas réalisées. Après vingt ans d’expérience, aucune pathologie sérieuse ou spécifique ne semble avérée chez ces enfants, mais aucune conclusion ne peut encore être tirée d’une observation clinique rendue très difficile du fait que ces enfants ignorent le plus souvent la manière dont ils ont été conçus. On ne dispose pour l’instant que de la seule observation des parents. Pour ces derniers, on peut avancer néanmoins que ces progrès techniques, ainsi qu’un certain « acharnement thérapeutique » de la part de médecins aussi anxieux que les parents face à l’échec des FIV, entraînent des complications psychiques de taille : ils font obstacle par exemple à l’instauration d’un processus de deuil de la fécondité (considéré dans tous les cas comme un succès par l’analyste), chez des couples qui auront de plus en plus de mal à investir un enfant adopté après tant d’efforts et d’années passées à tenter d’en concevoir un. De plus, ces couples sont confrontés à la nécessité de réduire le nombre des embryons, soit en les détruisant, soit en les donnant à un autre couple ou à la science, avec les graves sentiments de culpabilité que ce choix comporte.
28La question de la sélection des embryons sains, dans le cadre d’un diagnostic anté-natal (en cas de pathologie héréditaire grave) est évoquée. En France, la loi de juillet 1999 n’autorise ce procédé qu’en cas de pathologie mortelle. Dans tous les autres cas, la seule façon d’éviter de mettre au monde un enfant malade reste l’avortement.
29L’ICSI (insémination intra-cytoplasmique des spermatozoïdes) est une thérapie efficace contre la stérilité masculine, mais l’offre thérapeutique ignore souvent les effets psychiques paradoxaux que cette technique engendre : par exemple, le refus de la future mère, craignant qu’un gamète « de mauvaise qualité », non sélectionné comme lors de la conception naturelle, ne transmette la stérilité au fœtus. L’exemple est donné d’une mère ayant conçu son premier enfant avec un donneur et le deuxième par ICSI. Malgré son effort manifeste de nier les différences entre les deux enfants, elle considère le premier comme « son fils » et le deuxième comme « le fils de son mari ».
302)?Le détachement de la filiation biologique grâce à un donneur, la multi-parentalité : Le recours à un donneur de sperme anonyme (IAD — insémination avec donneur) est accompagné, chez l’homme, d’un sentiment d’impuissance, d’humiliation, de honte. La rivalité avec un homme imaginé comme « super viril », souvent identifié à son propre père, gâte la paternité ainsi acquise en prolongeant le sentiment de castration de l’enfance. Les femmes refusent souvent l’IAD pour épargner à leur mari ces sentiments de castration.
31De ce fait, ce mode de conception fait l’objet d’anonymat et de secret. Seulement 25 % des couples disent la vérité aux enfants ainsi conçus. Quant à l’enfant, il ne perçoit pas forcément la vérité mais il perçoit l’existence d’un secret, il se sent coupable et inhibé. On peut aisément imaginer les conséquences traumatiques que ces non-dits, ou d’éventuelles révélations intempestives, peuvent provoquer chez les enfants. L’auteur offre une vignette clinique saisissante dans laquelle une fille, conçue avec un donneur sans le savoir, demeure néanmoins prisonnière d’une identification inconsciente au père stérile, et devenue pubère, elle tait ce changement pour ne pas dire qu’elle peut à présent procréer. Dans un autre cas d’IAD, les parents ont mis au courant les enfants, les priant néanmoins de n’en rien dire à personne. Les enfants évitent alors de nouer de nouvelles relations et se privent d’amis. Lorsque les parents lèvent l’interdiction, les inhibitions tombent, sans quoi les enfants auraient pu aller jusqu’à se rendre stériles, par exemple, pour ne pas dépasser le père. Cela peut se produire aussi dans des cas d’adoption, où la fille adoptée préfère s’identifier à la mère adoptive stérile plutôt qu’à sa mère naturelle, souvent mal jugée, qui l’a abandonnée.
32Le recours à une donneuse d’ovocytes n’est pas vécu de la même façon par la femme, souvent rendue stérile par une anomalie génétique. La grossesse, le bonheur de porter l’enfant semblent suffire à compenser le sentiment initial de castration. Le don est ici véritablement réparateur et c’est pourquoi, selon l’auteur, il faut l’encourager. Néanmoins, le don d’ovocytes est plus complexe que le don de sperme car l’ovule ne peut être congelé : c’est l’embryon créé avec le sperme du mari qui est conservé. En France, il est requis d’apporter sa propre donneuse car ce don est douloureux et coûteux : la donneuse ne peut se rendre au travail et doit se soumettre à une opération, précédée d’un lourd traitement hormonal, afin d’enrichir le pool de gamètes dont on va prélever un gamète anonyme destiné à la procréation. Ici, l’anonymat, contrairement à ce qui arrive dans le don de sperme, tend à décourager le don. Le fantasme d’une relation homosexuelle ne semble pas significatif dans ce contexte, selon l’auteur.
33Les cas de l’adoption et de l’accouchement sous X sont rapidement évoqués. Ce dernier est autorisé en France et interdit dans la plupart des pays. Ici, la question cruciale est la quête des origines de la part de l’enfant, et la possibilité ou l’interdiction de les connaître. L’accouchement sous X prive l’enfant de la possibilité de connaître sa propre histoire, contrairement à la Convention sur les Droits de l’Enfant. Selon l’auteur, l’anonymat institutionnel devrait pouvoir être levé à chaque fois que les protagonistes le souhaitent.
343)?Les parents de même sexe : La réhabilitation sociale des mères célibataires a entraîné le législateur à autoriser l’adoption de la part des femmes célibataires, rendant ainsi la nécessité d’une figure paternelle moins évidente. Ceci a servi d’argument aux couples homosexuels pour revendiquer la possibilité d’adopter. Si un seul parent peut éduquer un enfant, pourquoi pas deux, bien que de même sexe ? Dans une vignette clinique, l’auteur interroge la nature narcissique du désir d’« un enfant à tout prix » de la part d’une femme homosexuelle, très amoureuse de sa compagne et néanmoins prête à tout (recours à un partenaire masculin occasionnel, FIV) pour concevoir… une fille ; elle médite l’avortement ou l’abandon s’il s’agissait d’un garçon. L’analyse complexe de ce cas va aboutir à l’adoption d’une fille à l’étranger. L’auteur se demande si le bonheur de Chantal ne se construit pas aux dépens de la petite fille, qui en est l’instrument, mais elle se demande aussi si l’investissement affectif de ce couple homosexuel féminin stable ne constitue pas, malgré tout, une forme de triangulation et une opportunité pour la qualité de la vie psychique de la petite fille.
35Il n’existe pas à l’heure actuelle de recherches approfondies sur de tels enfants. Selon les parents, leur équilibre psycho-affectif ne semble pas particulièrement atteint, mais ils souffrent en revanche, comme jadis les enfants de divorcés ou les enfants naturels, de discrimination à l’école, ce qui les pousse à cacher leur situation. Toute innovation en ce sens suscite d’abord méfiance et résistance, comme cela a été le cas pour l’avortement, par exemple. L’auteur poursuit en évoquant rapidement la nécessité pour les hommes homosexuels de faire appel aux mères porteuses, et la question des PACS.
36Une évolution de la famille a commencé avec la disparition du concept d’autorité paternelle dans le droit, et s’est poursuivie par la possibilité de divorcer malgré le désaccord d’un des conjoints. Le mariage est devenu un contrat temporaire, et les familles recomposées et la multi-parentalité se sont développées dans les faits. La contraception a séparé la sexualité de la reproduction : à présent, c’est la femme qui contrôle la fécondité, jadis dépendante de l’homme. Ce nouveau pouvoir féminin est consolidé par le droit à l’avortement : la volonté maternelle prévaut sur le droit à naître de l’enfant. Le père, quant à lui, se voit désormais obligé de reconnaître la paternité lorsque celle-ci est prouvée par l’ADN. Les enfants naturels ont ainsi acquis les droits des enfants légitimes et le patronyme est devenu facultatif, ce qui a achevé ce qui restait d’un rôle paternel différencié.
374)?Le point de vue des psychanalystes : Certains psychanalystes ont pris des positions « conservatrices », dénonçant un pouvoir maternel monstrueux, un affaiblissement du père, critiquant l’homosexualité, considérée comme une perversion, et l’homoparentalité comme une instance narcissique rejoignant un fantasme d’auto-engendrement proche de la psychose. L’ordre symbolique doit donc être ancré dans le réel, car c’est à travers la réalité sexuelle que l’être humain entre dans le langage, et celle-ci s’étaye sur la différence des sexes. La pensée psychanalytique dominante est en effet très hostile au changement.
38D’autres ont adopté des positions plus tolérantes. Ils se demandent quel est le poids de la réalité dans la constitution de l’ordre symbolique et affirment la primauté du fantasme comme organisateur de la vie psychique, où la vérité individuelle n’est pas superposable à la vérité historique. La solution aux problèmes éthiques n’est pas toujours la pure imitation de la nature, et la norme doit être envisagée dans son contexte historique. L’auteur se situe parmi ce second groupe, et prône une attitude d’attente tolérante face à une évolution de la morale qui avance, malgré nos angoisses. « La seule condition pour qu’un enfant se développe de manière équilibrée est celle d’avoir comme parents deux adultes qui s’aiment et se consacrent à lui indépendamment de leur sexe ». La multi-parentalité est devenu un fait, il conviendrait de l’accepter en donnant la possibilité de lever l’anonymat du donneur (de sperme et d’ovocytes, ou dans les accouchements sous X), anonymat qui ôte à l’individu le droit de connaître ses origines et encourage le secret, dont les psychanalystes connaissent le pouvoir pathogène sur la construction identitaire de l’enfant. S. Faure-Pragier prône une éthique des droits de l’homme, fondée sur la liberté et la responsabilité des parents, comme dans les pays anglo-saxons, plutôt que l’« éthique du bien » régnant en France, où ce sont les médecins et les législateurs qui décident. Elle est favorable aux donations directes et aux diagnostics pré-implantatoires, car accepter que l’enfant soit porteur d’un handicap qui aurait pu être évité serait faire preuve d’une ambivalence terrifiante à son égard. L’enfant adopté ou fruit d’une procréation médicalement assistée est souvent considéré comme un enfant « médicament » pour le narcissisme blessé de ses parents. Mais pour l’auteur, cela peut être aussi un destin magnifique pour un enfant, que de savoir que ses parents le désiraient à tel point qu’ils ont fait face à d’énormes difficultés, et cela peut avoir un effet très structurant, voire constituer un « nouveau fantasme originaire ». Au fond, derrière la question « Comment naissent les enfants ? » les deux questions fondamentales pour l’enfant ne sont-elles pas : « Pour quel amour ou quel désir on m’a fait naître » ? ou bien l’intolérable « Suis-je le fruit du hasard ? »
39Et l’auteure de conclure que ce n’est pas tant la famille qui s’écroule sous les coups de la technique, mais plutôt la famille patriarcale bourgeoise et catholique du xixe siècle.
40Un très intéressant article de Stefano Bolognini (membre titulaire et formateur de la SPI), nous parle des « Vicissitudes contemporaines du Surmoi physiologique ». L’homme contemporain semble ne plus avoir besoin du parapluie, et s’expose « courageusement » aux intempéries, quitte à se remplir d’antibiotiques pour soigner les affections qui en dérivent. C’est une métaphore du sort qui est réservé dans notre société au Surmoi. La psychanalyse œuvre pour alléger les effets néfastes d’un Surmoi sadique, écrasant et castrateur, qui emprisonne la liberté de pensée et d’action et les capacités créatrices du patient, mais certains patients souffrent d’une carence de Surmoi, lorsque celui-ci n’a pas été carrément clivé. Aussi, lorsque Pinocchio élimine par un coup de marteau le Grillon Parlant, nous pouvons interpréter de deux façons : un acte libérateur visant à s’autonomiser d’un Surmoi conservateur (qui amènera la marionnette en bois à devenir « un véritable enfant »), ou bien un acte témoignant d’un sentiment d’omnipotence qui ne tolère aucune limite, quitte à s’autodétruire. En séance, l’analyste est amené à incarner tantôt un surmoi oppressant, tantôt un surmoi protecteur (le parapluie), en fonction du surmoi du patient. Ces phénomènes se retrouvent aussi au niveau social, et l’auteur nous donne l’exemple des « Punkabbestia », ces jeunes asociaux aux cheveux crépus et tressés traînant dans les rues, sales mais pas forcément méchants, se rassemblant dans la rue avec leurs chiens, leurs piercings, et leur vêtements-fétiche. L’excentrique est souvent un exclu qui réagit aux affects dépressifs de l’exclusion (de la psyché maternelle ou de la scène primitive) par le contre-investissement narcissique de soi, ce qui transforme la passivité en activité : « Je n’ai pas subi une exclusion affective, je choisis mon exclusion et ne ressens ni douleur ni crainte. Au contraire, c’est moi qui vous les fais ressentir à vous ». Ils essayent d’occuper la psyché de l’autre par le caractère spectaculaire de leur auto-mortification. L’objet parental a été nié, renié, clivé, et Pinocchio/jeune autarcique est libre de suivre le Self jumeau au pays de Cocagne, fuyant les lois et les devoirs. Les « Punkabbestia » ressemblent aux patients abandonniques par leur aspect négligé, mais ils diffèrent de ceux-ci car ils sont plus « toniques » : par leurs piercings multiples et spectaculaires, ils témoignent de leurs violents conflits sado-masochistes. Leur défense narcissique consiste à valoriser leur exclusion, en utilisant une exhibition hystérique qui frappe durement l’autre, produisant en lui des micro-traumatismes (le « coup dans l’estomac », la peur face à la déshumanisation, l’inquiétante étrangeté). Ils se différencient également de l’héroïnomane classique, par l’investissement narcissique de leur condition mentale et sociale, et par la fierté qu’ils affichent y compris à travers des bribes d’idéologie. Ils ont dénié/détruit l’objet et ils semblent savourer le triomphe narcissique, qui chasse l’angoisse, comme le cannibale qui a mangé ses parents et ne se rend pas encore compte qu’il est orphelin. Leurs chiens sont des objets narcissiques, investis de manière occasionnelle et instrumentale (miroir d’eux-mêmes ?) pour ne pas être exposés à un désinvestissement tout aussi facile. Le « Punkabbestia » ne demande rien, ne donne rien, il provoque. Et suscite l’intérêt de l’analyste quant à son propre contre-transfert, à l’égard de ces parties clivées de lui-même. Face à ce narcissisme destructeur, le psychanalyste peut adopter deux attitudes (ce que l’on peut observer par ailleurs aussi dans les séances de travail entre analystes) : il y a les « faucons » et les « colombes ». Les « faucons » prônent la rigueur, l’analyste doit mettre en évidence les aspects destructeurs et se poser comme instance surmoïque protectrice de la libido et des affects du patient, quitte à risquer de le perdre. Ce sont des cas où une fonction paternelle valable a manqué et le surmoi protecteur est absent où atrophié. Les « colombes » prônent une attitude patiente et contenante, « maternelle », favorisant la réintégration spontanée de parties de Soi. Il s’agit de distinguer chez le patient le besoin narcissique de la complaisance narcissique, et d’évaluer la place occupée chez lui par l’instance surmoïque, dans l’attente que le Moi atteigne un niveau suffisant de maturation (Bolognini, 2008), ce qui lui permettra de « consulter » son Surmoi sans renoncer par orgueil narcissique à la richesse de sa contribution. Ulysse absent d’Ithaque nous offre une belle métaphore du passage délicat que représente l’adolescence : Télémaque représente ces parties du moi attendant le retour de l’objet pour se nourrir de son exemple (fonction idéale) et qui en maintient le souvenir et la signification pour recevoir les limites nécessaires. Les prétendants de Pénélope représentent l’autre partie du fils, symbiotique, parasitaire, velléitaire et incestueuse, prétendant court-circuiter l’Œdipe sans égards pour la mère, pour le royaume, pour la patrie et pour la communauté/famille. C’est le triomphe de l’omnipotence et de la complaisance narcissique, jusqu’à ce que le retour du « tiers » vienne rétablir l’ordre des générations.
41Les solutions sociales face à la crise individuelle de l’adolescence ont changé à travers les siècles. Autrefois, on employait les moyens durs et répressifs : les jeunes étaient utilisés dans les guerres par leurs aînés, moyen facile de liquider les vœux infanticides des pères et les vœux parricides des enfants. Aujourd’hui, les jeunes sont plus libres, plus exposés et plus seuls. Nous assistons à une sorte de sélection naturelle cruelle et silencieuse, dans laquelle les plus « doués » psychiquement échapperont à la maladie mentale, à la drogue, à la délinquance, au nihilisme et à la désorientation existentielle. Les autres succomberont dans un milieu « libéral » fondamentalement désintéressé à leur sort. D’autres encore vont trouver refuge sous un parapluie religieux quelconque, fonctionnant comme un exosquelette, et non pas comme un élément introjecté en profondeur. Dans une société (l’auteur parle de l’Italie d’aujourd’hui) incapable de s’opposer à la pénétration des drogues, dans laquelle même les figures institutionnelles permettent cette réalité destructrice, S. Bolognini voit une intention infanticide inconsciente, une hostilité envers les jeunes, comme un parent qui n’empêcherait pas l’enfant de mettre le doigt dans une prise électrique, se prenant pour un esprit tolérant qui sait permettre à l’enfant d’apprendre par l’expérience.
42L’Italie d’aujourd’hui est donc selon l’auteur un « parent social » pervers qui veut faire passer pour libéral et progressiste son impuissance et son désinvestissement des jeunes. Chaque parent et chaque citoyen à notre époque se doit de s’interroger sur son attitude profonde à l’égard des nouvelles générations.
43Marta Badoni (pédopsychiatre et psychanalyste membre titulaire et formateur de la SPI) poursuit la réflexion sur le thème des nouvelles générations. Elle observe les changements que le monde actuel entraîne dans le développement psychique de l’enfant et de l’adolescent : un refus généralisé de la réalité psychique (la tendance à faire taire le psychisme en l’anesthésiant, à dénier ou cliver au lieu de refouler) ; un aplatissement de l’âge de latence (rendant problématique la re-signification des évènements de l’enfance à l’adolescence ou à l’âge adulte) ; le remplacement de la figure de l’enfant « apeuré » par celle de l’enfant « excité ». Elle souligne le déficit de pare-excitation, lié à un déficit de l’attention (faculté nécessaire à l’exploration du monde externe), et rattache ces déficits aux changements intervenus au sein de la famille et de la société : absence d’un adulte spectateur participant aux jeux de l’enfant ; déficit de la fonction d’accompagnement des parents dans l’activité de « tri » et d’évaluation des besoins et désirs de l’enfant ; l’impact du dysfonctionnement du couple parental sur la psyché des enfants (des parents qui ont tendance à projeter sur leurs enfants leurs propres conflits psychiques restés sans solution, avec leurs familles d’origine) ; l’irruption de la réalité virtuelle dans les jeux des enfants (requérant une activité de contrôle plus que d’imagination). Il s’ensuit une solitude croissante, un accroissement du syndrome de l’ADHD (Attention Deficit Hyperactivity Disorder) chez l’enfant, et de nouvelles formes d’autodestruction à visée suicidaire chez l’adolescent (accidents de voiture…).
L’auteure rappelle que la psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent (née dans le contexte des guerres mondiales et particulièrement liée aux problématiques sociales et civiles) n’a pas véritablement satisfait les espoirs de réparation et de prévention que s’étaient fixés A. Freud et M. Klein. Son but est toujours celui d’aider l’individu à être sujet de sa souffrance, mais face à la tendance contemporaine du sujet à nier, occulter sa propre souffrance psychique (quitte à la transformer en somatisations et agirs), M. Badoni se demande si l’instrument psychanalytique pourra continuer efficacement à remplir sa fonction de soin et de recherche.
Pour conclure, un article de Domenico Chianese (ancien président de la SPI) présente un point de vue plus optimiste. Pour l’auteur, l’essence de l’homme n’est pas sujette aux variations de ses us et coutumes, eux-mêmes variant selon les époques et les modes. Même si l’inconscient n’est pas imperméable à l’environnement, chaque génération doit surmonter les mêmes difficultés, comme le passage entre la jeunesse et la maturité, entre la vieillesse et la mort. En s’appuyant sur les propos de J. Conrad qui écrivait que son roman La ligne d’ombre est « … le symbole du passage de l’adolescence irresponsable à la pleine autodétermination et responsabilité de la maturité », l’auteur soutient qu’une des tâches majeures de la psychanalyse est celle de « faire des hommes », c’est-à-dire d’aider les individus à accomplir ce passage vers la maturité, là où les conditions familiales ne l’ont pas favorisé.
L’immaturité biologique de l’homme, l’Hilflosigkeit, est une condition qui nous est imposée par la nature et qui, sans l’apport de l’extérieur, à savoir ce qui se transmet d’une génération à l’autre, rendrait impossible notre survie. Cette transmission, ainsi que la durée prolongée de notre enfance, rend possible la symbolisation, le langage, la différenciation des sexes et des générations. D’où l’importance que notre société accorde à la famille, aux liens de parenté. L’auteur souligne que les névroses ont été dès leur découverte liées aux conditions familiales, et que la psychanalyse naît précisément de la relation ambivalente entre un père et un fils. Les générations portent donc une responsabilité sur l’avenir de leurs descendants.
La transmission est un héritage au sens large : il comprend beaucoup de choses, parmi lesquelles se trouve aussi le genre, masculin et féminin. « La question de savoir quel genre peut être transmis par des parents de même sexe, bien qu’embarrassante, est légitime. On ne peut pas à la fois parler de différences sexuelles et ignorer l’importance d’un phénomène comme l’engendrement. C’est une réalité incontournable », écrit D. Chianese.
La question de la transmission touche de très près les communautés psychanalytiques, où les jeunes analystes et les élèves sont confrontés à des patients « nouveaux ». Pour D. Chianese, « Il est de notre devoir thérapeutique, éthique et culturel de défendre ce que nous croyons essentiel pour les patients et l’être humain. Et si la nouvelle condition humaine nous présente un sujet tout en surface, immergé dans un réseau d’expériences et images fugaces et multiples, qui ne peut faire confiance aux enseignements du passé, “au bord de l’abyme du présent”, la cure que nous lui proposons ne peut être qu’à contre courant, parce que ce qui demeure fondamental en nous c’est l’espace psychique, le vécu du temps, la mémoire, le passé… ».
Parler de futur en psychanalyse est chose inhabituelle, pourtant sans futur il n’y a pas de cure, ni d’espoir, ni de projet, et la cure tout entière n’est autre qu’une possibilité de devenir différent de ce qu’on est. Quant à la théorie psychanalytique, Freud lui-même était conscient de ses propres limites et savait bien qu’elle ne pouvait qu’être constamment élargie par les générations à venir. Et D. Chianese de citer Kaës, Laplanche, Green S. et C. Botella, Bollas, Ogden, comme des exemples d’une pensée innovatrice.
Daniela Avakian
21 rue des Boulangers
75005 Paris
INTERNATIONAL JOURNAL OF PSYCHOANALYSIS, volume 90, n° 1, 2009
44Michel Sanchez-Cardenas
45« The analyst at work : Les garçons seulement ! Mères non autorisées » est la présentation (pp. 1-11) par Ann Smolen (Ardmore, États-Unis) d’une analyse de quatre années d’un enfant, Georgie, d’origine asiatique et adopté par un couple gay. L’analyse va nous montrer des étapes « classiques » de l’évolution d’un enfant très régressé au début du traitement, mais aussi la difficulté de l’intégration de la différence des sexes et d’une position triangulée chez un enfant adopté par un couple homosexuel. L’enfant, Georgie, a été retiré par l’adoption d’un orphelinat avec des signes d’hospitalisme. Pris en charge, à 5 ans, l’enfant est isolé socialement, ne maîtrise pas ses sphincters, court dans la rue devant les autos, se tape la tête, urine sous lui, etc. Il a la parole mais il n’inclut pas alors l’analyste dans la plupart de ses activités en séance (d’où un vécu contre-transférentiel de non existence). Puis un engagement de sa personne se fait, tout d’abord par des agressions de l’analyste, puis par des jeux plus symbolisés (des billes magnétiques symbolisent des personnes et leurs corps, réunis ou disjoints). Lorsqu’une première séparation survient, l’enfant tente d’annuler celle-ci et de bloquer l’analyste en l’enterrant sous le sable (en jeu). L’ambivalence peut commencer à être élaborée. Moins d’une année après le début du travail, la perte de sa mère biologique vient sur le devant de la scène lorsque meurt une amie de la famille d’adoption. L’enfant essaie de conjuguer ce qu’il sait sur la perte de sa mère et le fait qu’il vive dans une « boy family ». Sa théorie sexuelle est : non, il n’a jamais séjourné dans le ventre d’une mère, il n’est jamais né, mais il était auparavant une « bestiole » qui s’est transformée en garçon. L’analyste suggère alors aux « deux pères » de parler à l’enfant de sa naissance et de sa mère, données difficiles à aborder du fait que les deux pères ont eu eux-mêmes des histoires carencielles. Mais un mouvement s’ensuit chez Georgie, où la rage d’avoir été abandonné par sa mère se conjugue avec celle que l’analyste l’ait laissé pour ses propres vacances. Des scénarios bisexués apparaissent dans les séances : lui et l’analyste sont mari et femme, etc. Herb, le père adoptif, devient visiblement de plus en plus intolérant à la triangulation qui s’opère chez son fils. Un jour, Herb annonce que le traitement est terminé. L’analyste réussit alors à négocier une solution où tout de même une séance hebdomadaire est conservée. Mais une telle régression s’effectue chez l’enfant qu’Herb demande une reprise des séances comme auparavant. Herb pourra être présent à une des séances hebdomadaires (car il est visiblement désespéré par le lien se tissant entre son fils et l’analyste). Les avatars d’un tel setting sont rapportés et Herb et son fils développent un lien tendre plus exprimable en gestes. Georgie développe un intense transfert maternel sur l’analyste : la vie fantasmatique de cet ex-enfant de l’hospitalisme va ainsi bon train lorsque son père décide à nouveau de l’arrêt de son traitement, d’un seul coup, après quatre années de travail, annonçant qu’il a trouvé un autre thérapeute pour son fils. Deux semaines à peine sont laissées à l’analyste et à l’enfant pour élaborer leur séparation. Suit un premier commentaire (pp. 13-18) par Viviane Abel Prot (Paris) qui discute le cadre : elle insiste sur l’intérêt de ménager un espace pour les parents, d’emblée, surtout lorsque l’analyste est vécu comme un dangereux concurrent ; et sur celui de dire d’emblée à l’enfant son adoption. Ces points seront discutés en sens inverse par Virginia Ungar (Buenos Aires, pp. 27-34) qui pense que la rencontre des parents d’un enfant en thérapie influence l’avis clinique que l’on peut se faire au contact de l’enfant, et qu’un enfant adopté qui se voit dire ses origines réelles est privé de pouvoir construire ses propres théories des origines. Abel Prot regrette que plus de détails n’aient pas été donnés sur le contre-transfert et, lorsque Smolen parle de transfert maternel, elle pense qu’il vaudrait mieux entrevoir les variations d’un transfert tournant (maternel, paternel) à la fois sur l’analyste et sur Herb. James Herzog (Brookline, États-Unis) (pp. 19-26) propose un long commentaire où il rappelle son concept de « réalité triadique » (un analysant peut-il — ou pas — jouer intérieurement de configurations souplement changeantes : lui seul avec son père, avec sa mère et avec ses deux parents). Il montre comment, selon lui, Georgie « tricote » son œdipe progressivement à la fois à partir du couple de ses parents, du récit qu’il se fait de sa conception, et de sa fréquentation, à la fois choisie et redoutée par ses parents, d’un analyste du sexe opposé au leur. Herzog développe ensuite longuement un cas personnel, constituant presque ainsi un deuxième article clinique, où une petite fille lui fut amenée par un couple lesbien. Des difficultés proches du cas de Smolen apparaissent et une interruption du traitement aussi. De telles configurations sont-elles plus fréquentes dans les couples homoparentaux ? Les auteurs convergent sur l’idée que ces configurations familiales nouvelles doivent être explorées en plus grand nombre avant d’avancer des conclusions trop hâtivement généralisées.
46Dans « La réalité de l’autre : rêver à l’analyste » (pp. 93-108), Anna Ferruta (Milan) offre un texte clinique limpide sur un sujet qui concerne tous les analystes : que se passe-t-il lorsque survient en tout début d’analyse un rêve où l’analyste apparaît sans le fard du refoulement ? Martino, un de ses patients, peu de temps après avoir commencé son analyse, rêve ainsi qu’il fait l’amour avec l’analyste et que tous deux sont supposés en tirer un grand plaisir. On note donc chez Martino l’incapacité à figurer l’analyste autrement qu’en le « décalquant » directement. L’analyste tente alors de montrer à son patient, à partir de ses propres associations à elle, que tout se passe comme si, alors, on en était déjà à un « happy end » d’analyse où les deux partenaires ont pu prendre du plaisir ensemble et se le remémore. Mais le patient n’en entend rien. Hyper-présente dans le rêve, l’analyste est ainsi considérée comme insignifiante dans la séance en tant que personne : son altérité n’intéresse pas le patient. Un violent effet contre-transférentiel en résulte chez l’analyste. C’est aussi ce qu’ont, visiblement, ressenti les auteurs qui se sont intéressés à l’apparition directe de l’analyste dans les rêves des patients. C’est peut-être ce qui explique que, dans la recension de la littérature proposée, on voit les auteurs être méfiants vis-à-vis de tels cas, semblant en un premier temps en redouter l’inaccessibilité à l’analyse. Quoiqu’il en soit, Ferruta réagit en miroir de son patient et se surprend à en tracer un schéma psychopathologique (le fantasme organisateur du patient serait celui d’une scène primitive déjà établie dès le début sans qu’elle n’ait eu à être élaborée) : au patient qui n’entend pas son analyste correspond de la sorte une analyste qui est persuadée de le comprendre sans sa participation. L’analyse se poursuivra ainsi pendant quatre années durant lesquelles des défenses primitives tiennent une place importante (clivage, projection), et où l’analyste vit la pénible impression de n’avoir pas de liberté intérieure pour interpréter. Puis le patient en vient à demander une fin d’analyse que l’analyste est prête à accepter, le classant dans les cas d’analysabilité limitée. Mais elle peut alors tirer du sentiment de désespoir qu’elle connaît devant son patient la possibilité d’introduire une interprétation sur leur interdépendance nécessaire pour mener à bien la cure. Les clivages diminuent dès lors, et patient et analyste peuvent se mettre à réellement collaborer. Structurellement, un changement s’opère, dont témoigne un de ces « rêves qui tournent une page », selon l’expression de Jean-Michel Quinodoz [9] : Martino s’y trouve exclu d’une relation sexuelle entre sa petite amie et son patron. L’analyste y apparaît aussi mais diffractée sur plusieurs personnages et sans être au premier plan. Le patron dit aussi à la petite amie qu’il ne fera plus l’amour avec elle. Autrement dit, l’analysant, en étant exclu d’une scène primitive qu’il peut représenter avec un refoulement, peut devenir lui-même, en quittant un rôle où il prenait directement la place du père (son père était d’ailleurs mort peut de temps avant son adolescence). L’analyste, en un après-coup, peut alors montrer au patient qu’elle ne fera plus l’amour avec lui, comme dans le premier rêve. Elle est devenue un objet individué et différent des désirs du patient, un objet qui n’est plus halluciné en une équation symbolique.
47« Le temps de la réverbération, l’expérience du rêve et la capacité de rêver » est un texte de Dana Birksted-Breen (Londres), qui propose une synthèse de ses réflexions sur la temporalité subjective et ses origines (pp. 35-51). Elle commence par citer un patient qui lui dit : « Je traverse cet endroit sombre et froid et me trouve nez à nez avec une voiture DeLorean qui est couverte de glace. La glace était en train de fondre. Je me sentais excité à l’idée de pouvoir utiliser la voiture ». Un rêve où, donc, le temps est en train de pouvoir redevenir linéaire : le patient, doté d’un passé, d’un présent et d’un avenir va pouvoir utiliser « un véhicule de la liberté », son analyse. Ses associations le mènent vers le film Retour vers le futur où le héros échappe au temps présent pour retrouver, et séduire, sa mère encore adolescente, trente ans plus tôt. Puis il revient au temps présent grâce à un médecin. Se situant avant une séparation, le rêve s’inscrit ainsi dans une dynamique transférentielle œdipienne liée au temps. L’auteur développe l’idée que le sens du temps, inscrit dans les rythmes biologiques les plus fondamentaux (cardio-respiratoire, digestif, etc.) se développe aussi au contact d’une mère qui offre un contenant aux éléments Béta de son enfant, ni trop rapidement, ni trop longtemps après leur jaillissement. Ces éléments temporels ne sont pas toujours soulignés dans la littérature mais ils sont à l’évidence le support du sentiment de la « continuité d’être » (Winnicott). L’auteur propose le terme du « temps de la réverbération » (reverberation time) pour insister sur la dimension temporelle de ces phénomènes aux limites imprécises, qui se situent aussi dans l’espace transitionnel où la mère répond, en rythme, à son enfant, lui conférant ainsi une possibilité d’établir un sens du temps où la frustration est d’une durée supportable. De même l’analyse apparaît ainsi comme une historicisation (en particulier des traumatismes) (Baranger) permettant qu’une « peur sans temps » (qui ne finit jamais) soit rétroactivement mise en histoire : par ses paramètres temporels stricts, elle permet d’introduire une « bi-temporalité » (bi-temporality) où le fil de la cure ne contredit pas qu’à l’intérieur des séances l’atemporalité de l’inconscient puisse être abordée : le « ici et maintenant », dans le transfert, rejoint ainsi toujours le « ailleurs et autrefois ». La capacité de rêver est en lien avec la réverbération du temps : perçu dans une perspective bionienne (celle de transformer les éléments Béta), le rêve est ce qui contient le psychisme comme la mère (ou l’analyste) et lui donne forme. Une assez longue vignette est présentée : une patiente, ex-anorectique, ayant eu une mère déprimée à sa naissance, et dans l’incapacité autant de se séparer que de dormir ou d’avoir des rêves, est obsédée par le passage du temps et par la peur de la mort. Cette dernière pourra, après un temps prolongé d’analyse, être comprise comme étant en fait celle d’une peur de tomber sans fin dans un vide psychique. On verra aussi cette patiente, après une séparation prolongée d’avec son analyste perdre sa capacité de rêver, puis la retrouver pour rêver… d’un temps qui s’arrête, mais seulement en rêve. L’accès à la temporalité a pu se faire grâce à la « réverbération » permise par l’analyse.
48« Peut-on faire passer un chameau à travers le chas d’une aiguille ? Quelle langue l’inconscient nous parle-t-il et quelles sont les implications cliniques ? » se demande Fred Busch (Chesnut Hill, États-Unis) (pp. 53-68) autour de la pensée « pré-symbolique ». Celle-ci s’exprime dans un « langage action » (terme forgé par Loewald), à mi-chemin entre les mots qui veulent dire quelque chose et ceux qui sont tellement chargés d’affects qu’ils « agissent » sur l’analyste plus qu’ils ne signifient. Ils provoquent chez lui des affects souvent difficiles à décrypter. On retrouve ici les bases corporelles et motrices de la pensée, qu’on les aborde dans une perspective piagétienne ou analytique : avant d’être symbole, la pensée passe par la concrétude, ce qui donne ces échanges affectifs avant d’être abstraits. Un long exemple illustre tout ceci : le patient est un homme de la trentaine qui, tout en idéalisant son analyste, ne manque pas d’opposer aux interprétations de celui-ci des refus assez subtils (« Oui, mais… »). Ceux-ci finissent par trouver un écho contre-transférentiel de découragement et de doute (l’analyste se demande s’il apporte assez à son patient), écho qu’il a d’ailleurs du mal à percevoir lui-même clairement au départ. Ce sera là le point de départ d’une élaboration « biface » : le patient apporte un agi, l’analyste des mots qui ouvrent sur une mentalisation. Les interprétations gagneront à concerner plutôt le processus (ici le rejet répété par le patient de ce que l’analyste lui apporte) que les contenus (par exemple le patient parle à un moment d’un senior rejetant à son égard à son travail, ce qui aurait pu être interprété immédiatement dans le transfert, mais qui ne le sera pas). On fera aussi attention à ne pas proposer des interprétations trop saturées, risquant d’avoir un effet de dévoilement trop contraignant. Moyennent quoi des mentalisations plus classiques se font chez ce patient, dont un rêve où il est un enfant terroriste. L’affect est tout d’abord clivé et lorsque l’analyste lui montre sa colère, il la reconnaît mais ne peut la ressentir. L’élaboration d’une culpabilité massive permettra de faire cesser cette isolation. On n’est donc pas très loin, on le voit, des « agirs de parole » théorisés par Jean-Luc Donnet. La réponse à la question initiale est donc que, oui, les chameaux peuvent devenir mots et, alors, passer aisément par le chas d’une aiguille.
49« Tentatives de compréhension de l’identification projective dans le traitement des états psychotiques de la personnalité : un collectif d’auteurs, H. Rosenfeld, H. Segal et W. Bion (1946-1957) ». L’identification projective est un paramètre de base du fonctionnement inconscient et cet article (pp. 69-92) de Joseph Aguayo (Los Angeles) montre méticuleusement comment il s’est formé et enrichi dans le dialogue de Melanie Klein avec ses trois collègues (qui étaient encore en analyse avec elle lorsque parut en 1946 son article fondateur « Notes sur quelques mécanismes schizoïdes »). Elle y postule que certains troubles psychotiques peuvent être compris grâce aux mécanismes « paranoïdes » et « schizoïdes » (ce qui apporte l’espoir d’une possible approche psychanalytique des psychoses). Ils seraient liés à la régression à des positions précocissimes, celles des toutes premières années de vie. Dans une perspective où la vie pulsionnelle primait sur le relationnel, Klein avait développé l’idée du possible développement de peurs persécutoires en réponse à des projections des pulsions sadiques-orales de l’enfant, ainsi que du développement de clivages du moi. Rosenfeld introduisit ensuite, dans ses écrits de 1947 à 1952, la nuance supplémentaire voulant que des confusions massives objet-sujet existassent chez le psychotique, des confusions en tant que défenses contre le clivage. Pour résultat, le psychotique pouvait également projeter des bonnes parties et s’identifier au sein mauvais et empoisonnant. Selon Rosenfeld, il revenait à l’analyste d’incarner le rôle d’un ego discriminant, qui différencie le bon du mauvais, le libidinal de l’agressif. En 1952, Klein propose une version révisée de son texte de 1946 où l’influence de Rosenfeld est présente. Notamment, c’est ici que sont amalgamés sous la plume de Klein les termes de schizoïde et de paranoïdes qui restaient séparés dans le texte de 1946 (apparition du terme de« paranoïde-schizoïde »). Elle applique ces notions à des domaines comme ceux de la paranoïa, des fantasmes d’emprisonnement dans le corps de la mère (pouvant apparaître notamment dans les claustrophobies et les impuissances masculines). Les travaux de Segal ont ensuite permis de relier sa thèse de l’équation symbolique chez le psychotique et la position schizoparanoïde. Bion s’est plus intéressé aux processus mentaux des psychotiques qu’aux contenus mentaux eux-mêmes, et notamment au fait que les psychotiques puissent, dans une perspective de toute puissance de la pensée, cliver les mots eux-mêmes pour leur retirer tout sens. Il a été le premier de ce groupe de chercheurs à percevoir que l’identification projective pouvait constituer un guide pour l’interprétation : ce que l’analyste ressentait montrait la direction à suivre pour cette dernière (avec de possibles attaques de la santé mentale de l’analyste lui-même en écho aux attaques du patient contre son appareil mental). Après 1957, les travaux de ces différents auteurs ont suivi des voies plus spécifiques à chacun d’entre eux. Ils avaient néanmoins ouvert la voie à un abord thérapeutique des psychotiques, ainsi qu’à des mécanismes de fonctionnement psychotique des patients addictés, hypocondriaques, narcissiques, etc.
50« Quel genre de recherche pour la science psychanalytique ? » est un long texte (pp. 109-133) où Robert Wallerstein (San Francisco) parle d’autorité : il fut le premier président du fonds américain pour la recherche psychanalytique (de 1976 à 1981) et le premier président aussi du conseil consultatif (« advisory board ») international pour la recherche (de 1997 à 2007). Freud a voulu placer la psychanalyse dans les pas de la science biologique… mais sans pour autant se soucier aucunement de lui donner une méthodologie semblable (qu’il méprisait même quelque peu, pensant que l’analyse pouvait se fonder sur son seul fonds clinique). Glover (1952) remarqua que l’impossible contrôle des conclusions de l’analyse constituait son talon d’Achille. Puis se campa une opposition classique entre les tenants d’une analyse « herméneutique », c’est-à-dire relevant d’une mise en sens indépendante de toute preuve extérieure, et ceux des modèles. Grünbaum, lui, posa que les données de l’analyse étaient si contaminées par la suggestion qu’elles pouvaient avoir une valeur heuristique mais non de preuve. Wallerstein ne retient pas ces limitations et pense que l’analyse est, même si c’est imparfaitement, une science, développant de façon rigoureuse des lois générales sur le fonctionnement mental et tentant d’établir comment ces lois s’illustrent dans l’individu. Pour lui, une science doit soumettre ses recherches à un examen objectif, même s’il s’agit pour l’analyse de constituer une « étude objective de la subjectivité ». Il examine ensuite des dichotomies classiques, dont il montre qu’elles sont moins étanches qu’il n’y paraît : a) La première question est : la psychanalyse relève-t-elle des sciences de l’esprit ou de la nature ? Les premières seraient déterminées par l’unicité des contextes et histoires des situations rencontrées… sauf que, par exemple, un métal déjà magnétisé ne répondra pas de la même façon à un champ magnétique que s’il ne l’avait pas été : la nature semble donc aussi avoir une histoire… b) Vient ensuite l’autre grande distinction classique entre les hypothèses nomothétiques (quantitatives, visant des vérités universelles pour de larges échantillons) vs les descriptions idiographiques (qualitatives, cherchant à établir des vérités limitées à des sujets particuliers). Et certains, dont Green, vont encore plus loin par rapport à cette distinction et placent en fait radicalement l’analyse hors-science, pensant qu’elle ne doit se fonder que sur l’élaboration des données issues de la cure… c) Suit la question qui concerne les échantillons étudiés : doivent-ils, pour la recherche analytique, ressortir du cas unique ou de la cohorte ? La réponse simpliste voudrait que le cas unique, souvent propre à l’analyse, soit le parent pauvre d’une recherche systématique sur des grands groupes. Wallerstein rappelle cependant que ceci peut être une contre-vérité même en « sciences dures » et qu’il est des cas où la recherche sur un cas unique peut ne pas avoir à rougir d’elle-même… d) La recherche se fait-elle dans un contexte « de découverte » ou « d’explication » ? Edelson a bien mis en évidence que la recherche sur cas unique peut aussi relever de l’explication causale si elle suit des canons définis (bonne formulation de l’hypothèse et des liens possibles entre hypothèse et observations, séparation claire des faits observés et des théories explicatives invocables, étude des hypothèses qui contredisent celle que l’on étudie, etc.). À noter : l’article brosse une véritable généalogie des grands noms qui ont marqué les penseurs de la recherche et des questions épistémologiques de l’analyse… e) La question de la recherche de conclusions générales vs agrégées (« aggregate ») est aussi abordée, les premières peuvent dériver d’un cas unique (par exemple, les conséquences de l’homosexualité dans le cas « L’homme aux loups » de Freud) ; les conclusions agrégées, elles, sont traitées au niveau de l’échantillon et sont statistiques ; il faut se méfier de confondre les unes avec les autres… f) L’IPA a créé deux comités de recherche en son sein : celui sur la recherche conceptuelle qui cherche à définir clairement les hypothèses créées par les analystes notamment dans leur développement historique (par exemple l’évolution du concept de transfert), et celui sur les recherches empiriques qui travaille sur les objets de ces hypothèses… g) On notera aussi que la valeur d’une recherche peut être meilleure à un niveau épidémiologique et moins bonne en termes d’applications thérapeutiques auprès de patients étudiés individuellement et de façon plus approfondie… h) De même, les approches qualitatives et les quantitatives ne sont pas exclusives dans le champ analytique. S’il faut dénoncer le « culte des données dures » (chiffrées), trop souvent opposées sommairement à l’analyse, ainsi que la naïveté qui souvent va avec elles (on n’étudie plus alors que ce qui peut être mis en chiffres et non ce qui est réellement pertinent), il faut cependant savoir également faire, dans la recherche analytique, une place aux statistiques, tout en sachant que leur objet d’étude est complexe et n’admet pas d’interprétation trop simplifiée. Au total, Wallerstein plaide pour une recherche diversifiée où différentes branches ont toutes leur place dans la « maison analyse » ; il faut pour cela que les objets des investigations soient clairement définis et correspondent aux méthodologies utilisées. De telles considérations permettent de sortir de dichotomies hâtives qui font très souvent jeter le bébé avec l’eau du bain de la recherche et proférer des anathèmes inutiles.
Le film essay de ce numéro (pp. 135-143) est consacré par M. Breadley (Londres) à Avril Brisé de Walter Salles (Avril brisé : de la vengeance aveugle à la liberté). Le film est issu de la nouvelle du même titre d’Ismail Kadaré où deux histoires s’entrecroisent : celle de Gjorg le jeune montagnard qui a vengé la mort de son frère en tuant un membre d’une famille ennemie et qui attend maintenant son propre châtiment, ceci selon les termes du Kanun, code qui régit les dettes de sang en Albanie et, d’autre part, celle d’un jeune couple en voyage de noces dans cette même région. L’action, une vendetta d’honneur transgénérationnelle, se situe au début du xxe siècle sur les hauts plateaux d’Albanie. Le film reprend ce sujet avec quelques libertés mais en restitue fondamentalement le thème, même s’il se déroule au Brésil, dans un paysage d’une rocheuse aridité, véritable métaphore du contexte psychologique rudimentaire de cette loi de la vengeance. Les deux visiteurs sont figurés dans le film par deux acteurs de cirque. L’article de Breadley fait de nombreux ponts entre la nouvelle et le film. La première montre une attirance érotique de la jeune femme du couple pour la culture de mort qui s’expose devant elle ; le film va plus, lui, vers la vie, avec des tentatives des héros de fuir le cercle infernal de la vengeance qui les broie. Breadley dégage du film le fil conducteur de la compulsion de répétition individuelle et groupale : le chaos total y est tout au plus évité par une loi non symbolisée, un oppressant « œil pour œil » qui broie l’individu. Cette culture d’instinct de mort est contrée, dans le film, par des aspirations à la vie incarnées par différents personnages qui incitent le héros à fuir son destin (dont son jeune frère qui finira par mourir à sa place). Le film expose donc de façon claire le dialogue des pulsions de vie et de mort, celles-ci étant relayées par un surmoi social aveugle. La vie et l’amour, eux, sont symbolisés à la fois par le cirque, dont les couleurs chatoyantes font contraste avec le paysage, ainsi que par le rapprochement amoureux de Clara, la femme du cirque, et de Tonho, l’équivalent brésilien de Gjorg. En fait, le livre et le film sont analysés dans cet article : dans le premier, c’est la mort qui dirige tout ; dans le second la vie tente de s’imposer, bien qu’elle y échoue.
La Book Review Essay (pp. 145-156) est rédigé par Stanley J. Coen, de New York, et concerne des mémoires d’enfance (Enfance de Nathalie Sarraute ; Rue Ordener, rue Labat de Sarah Kofman ; W ou le souvenir d’enfance de Pérec y figurent à côté d’Enfance de Tolstoï). Psychanalyste s’intéressant de longue date à la littérature, l’auteur commence par rappeler que l’autobiographie était jadis supposée être une fidèle narration de la vraie vie de son auteur (ex : les Confessions de Saint Augustin ou de Rousseau). Mais ce temps a vécu et la « nouvelle autobiographie » semble davantage vouloir se placer à une interface narrateur-lecteur où le premier semble vouloir faire passer ses émotions vers le second (et certainement les voir contenues par ce dernier). Les frontières fiction-biographie deviennent floues. Il faut renoncer, dit Coen, à vouloir analyser l’auteur comme on le ferait d’un patient sur notre divan, ce qui n’empêche pas d’interroger le texte dans ses fonctions psychodynamiques, et notamment à partir des réactions subjectives du lecteur. Les biographies ici présentées sont visiblement réactionnelles à des traumatismes de l’enfance : Sarraute doit réagir à l’abandon par sa mère et au rejet par sa belle-mère ; Pérec à la mort précoce de ses parents lors de la Seconde Guerre mondiale (à trois ans pour son père sur le front et à six pour sa mère dans les camps) ; Tolstoï perdit sa mère lorsqu’il avait deux ans et son père lorsqu’il en avait neuf ; Sarah Kofman semble continuer dans son volume (qui précéda de peu son suicide) son travail de mémoire commencé avec Paroles suffoquées, volume où elle parlait de son père, rabbin, enterré vivant à Auschwitz. Pourtant l’aspect « thérapeutique » d’une œuvre consacrée au deuil, note Coen, est loin d’être univoque. Dans certains cas l’œuvre peut soulager, d’autres fois la douleur semble figée et sa projection sur le papier ne pouvoir jamais la guérir. De la sorte, différents styles se dégagent des écrits concernés. Sarraute montre son évolution de petite fille et sa prise de conscience des mots (ou bien, pourrait-on mieux dire, de sa prise par des mots qui lui permettent de cerner de plus en plus consciemment des sensations et des affects vertigineux). L’investissement scolaire et la maîtrise de la langue lui offrent un rempart bien délimité par rapport au vide (et une possibilié de « transfert » maternel sur ses maîtresses). La vie de Kofman a aussi été tournée vers l’écriture et la reconnaissance universitaire au rendez-vous pour elle, mais l’écriture semble plutôt destinée ici à marquer le lecteur au fer d’une destructivité qui finira par avoir raison de la vie de l’auteur. Le récit de sa vie sans père, auprès d’une mère déprimée et agressive, et aussi auprès d’une « mère de compensation », Mémé, sur la disparition de laquelle se clôt le récit, après la description des rapports ambigus avec elle, notamment du point de vue physique, n’offre pas d’espoir au lecteur. Pas plus que le W de Pérec qui remplace ses oublis d’enfance (« Je n’ai pas de souvenirs d’enfance. Jusqu’à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes : j’ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six… ») par la fiction d’une colonie sportive où des athlètes évoluent dans un monde absurde qui se confond de plus en plus avec celui des Camps. C’est finalement chez Tolstoï que la qualité sublimatoire est la plus présente. Dans son récit, sa mère meurt lorsqu’il a onze ans, construisant un rêve transformateur de la réalité. Puis des issues au deuil apparaissent comme possibles : l’amour profond de sa mère lui apparaît à la fois comme source de douleur (celle de la perte) et comme ressource emmagasinée en lui pour aimer d’autres personnes ensuite.
Un « Commentaire nécrologique sur l’œuvre et la vie de León Grinberg », de Horacio Etchegoyen, clôt ce volume (pp. 195-204). Grinberg est décédé le 25 septembre 2007 en Espagne, où il avait trouvé refuge en 1976, fuyant la dictature argentine. Né à Buenos Aires le 23 février 1921, il a fait partie de la seconde génération des analystes de l’Association Psychanalytique Argentine (avec les Baranger, Resnik, Les Bleger, Rodrigué, Zac, etc.). Le texte retrace les principales étapes de son œuvre : dans les années 1950, on trouve ses travaux sur l’analyse des groupes puis sur « Les aspects magiques du transfert et du contre-transfert ». Son intérêt sera successivement focalisé sur de larges champs de la psychopathologie, allant des mécanismes schizoïdes à la question du changement : en 1971, il publie ainsi avec sa femme, Rebecca, Identité et changement. Il y aborde la question de la confrontation à l’inconnu en tant que facteur de statu quo pathologique : plutôt garder son unité dans la souffrance que de risquer de la perdre dans le changement. Ce texte comportait une deuxième partie qui traitait de la dépersonnalisation et de la migration, un texte qui ouvrait donc la voie pour un titre ultérieur des Grinberg : Psychanalyse du migrant et de l’exilé, qui sera publié en 1984 [10]. À partir de Klein, il développera aussi le concept de contre-identification projective qui restera attaché à son nom. Créée en 1956 puis enrichie ensuite, cette notion montre comment l’analyste est passivement saisi par les projections du patient et se met à fonctionner en les suivant (on n’est pas très loin du « contre-transfert complémentaire » de Racker). À noter enfin L’introduction aux idées de Bion qu’il publia en 1972 (et qui fut traduit en français chez Bordas), un titre qui allait reparaître, enrichi, en 1991, sous le titre de Nouvelle introduction à la pensée de Bion, traduit lui aussi en de nombreuses langues [11]. Cet article retrace donc l’itinéraire personnel et scientifique de Grinberg, qui fut un enseignant exceptionnel, et il comporte une bibliographie de ses principales œuvres.
Michel Sanchez-Cardenas
29 bis rue de la Chézine
44100 Nantes
ZEITSCHRIFT FÜR PSYCHOANALYTISCHE THEORIE UND PRAXIS, n° 3, 2008, « Perversion »
51Hede Menke-Adler
52Perversion et sexualité évoluent en parallèle, en alternance, s’enchevêtrent ou se superposent. Je vais présenter ici les cinq articles de ce numéro de la revue qui sont une réflexion sur la perversion, les sexualités nommées « néo-sexualités » par certains auteurs et sur leur rapport avec les phénomènes autistes, adhésifs et auto-érotiques. Dans l’éditorial, Betty Raguse (Bâle) et Bettina Reiter (Vienne) font la remarque que perversion et sexualité occupent une autre place dans notre société que du temps de Freud, et que les écrits psychanalytiques contemporains ne sont plus focalisés sur la sexualité, infantile ou adulte, mais sur le narcissisme, la perversion (sexuelle ou narcissique) et sur l’impact des troubles précoces.
53Le premier article, signé de Susann Heenen-Wolff (Bruxelles), est un texte intéressant dont une version modifiée est parue récemment [12] dans la RFP. Je n’en résumerai donc ici uniquement que quelques propos concernant la perversion. Elle parle de différentes expressions de la sexualité adulte, notamment de l’homosexualité stigmatisée comme perverse pendant longtemps et considérée aujourd’hui (sous certaines conditions) comme une expression de la sexualité adulte normale. Elle s’intéresse aux « néo-sexualités », polymorphes-perverses, prégénitales, préliminaires, exhibées et commercialisées par les médias. Elle rappelle que la sexualité infantile polymorphe-perverse est à la base de la psycho-sexualité de l’adulte et se constitue sur ce soubassement ; que dans l’expérience de la sexualité génitale de l’adulte une source de satisfaction polymorphe-perverse, prégénitale est toujours active et accessible grâce au vécu dans les phases antérieures de la vie. Par ailleurs, le complexe d’Œdipe ne cesse d’être le mythe fondamental, dominant dans notre société ; il anime et inspire toujours notre vie fantasmatique de façon multiple. Et pourtant, dit S. Heenen-Wolff, ce qui se modifie constamment, c’est l’attachement et le lien de l’individu à son groupe et à son environnement. Il change au fil du temps et de la vie, il se compose et se recompose, toujours à la recherche d’un compromis entre l’instinctuel, l’exigence pulsionnelle et les contraintes culturelles.
54Christa von Susanni (Genève) travaille sur l’implication des relations précoces et perverses dans la cure. Elle s’intéresse particulièrement à l’identification adhésive de patients qui souvent paralysent le processus analytique. Cette identification fait partie du développement précoce normal, mais chez ces analysants il s’agit d’une défense primitive contre l’angoisse d’être arraché à leur objet. Dans le fonctionnement autiste, l’identification adhésive attache le self et l’objet dans une pensée et un espace bidimensionnels qui ne peuvent ni contenir, ni séparer, ni différencier. Le sujet doit se coller à l’objet-fétiche pour pouvoir extérioriser une partie de lui dans cet objet-doublure, chosifié et inanimé. Les fonctions du moi et les limites entre le dedans et le dehors ne peuvent pas se consolider. À travers de nombreuses réactions thérapeutiques négatives qui se présentent comme des passages à l’acte expulsifs et non-communicatifs, ces patients attaquent le processus analytique, ils empêchent le contact et tout changement, au profit d’une continuité inerte et illusoire. Dans le contre-transfert, l’analyste risque de devenir l’objet-fétiche, dévitalisé, immuable mais aussi indispensable pour le patient.
55Sylvia Gsell-Fessler (Zürich) décrit les rituels auto-érotiques de patients aux fonctionnements autistes. Il s’agit de recherche de sensations, de gestes rythmés, stéréotypés, qui sont appliqués à la surface de la peau pour produire une satisfaction régressive. Cette satisfaction, directe et indépendante par rapport à l’objet et qui peut devenir un besoin addictif, n’est pas limitée dans le temps. S. Gsell-Fessler se sent détachée, sur une autre planète, et découplée de toute association d’idées ou de notions psychanalytiques, avec ces patients qui souvent s’enkystent avec un objet-fétiche pour se rendre imperméables à la réalité. « Je suis une blessure ouverte », lui disait un patient qui avait toujours besoin de se protéger par ses gestes autistes. Ces patients, qui paniquent face aux séparations et face à l’absence ont en permanence le souci de se coller et recoller à l’objet pour vivre. Leur procédé principal est de ne pas se rendre compte de soi-même, de ne pas s’occuper de soi-même. Gsell-Fessler souligne le besoin obsédant de contrôle de ces patients qui cherchent à emprisonner, à immobiliser ou à paralyser leur objet fétichisé. Rien ne doit bouger.
56Hannelore Wildholz-Weber (Berne) cherche à comprendre les origines de la perversion et défend l’hypothèse (en référence à Meltzer et à Tustin) selon laquelle une discontinuité post-natale traumatique peut déclencher une fixation autiste et aboutir au développement pervers et post-autiste à l’âge adulte. Toute discontinuité est déchirement ou éclatement ; ainsi l’enfant autiste a ses objets-fétiches dépourvus de sens symbolique mais qui lui apportent une sensation par leur surface et l’aident à maintenir une continuité « collante » entre son corps et l’environnement. L’objet « tout venant » blesse, tandis que l’objet-fétiche a une qualité auto-calmante, il procure aussi du plaisir et une satisfaction immédiate ; mais cette dernière suspend la tâche psychique exigée par le développement. L’enfant autiste reste ainsi dans un monde sans altérité dans lequel le vécu sensoriel, adhésif et la régression anale prédominent. La satisfaction immédiate prédomine aussi dans la masturbation perverse qui, à la place des jeux avec les parties génitales, investit des jeux avec les secrétions corporelles et avec les excréments. H. Wildholz-Weber désigne cette masturbation perverse comme une des néo-sexualités qui maintient intact le corps érogène et protège contre la douleur et l’auto-agressivité. Particulièrement intéressante est la notion du démantèlement. Il s’agit d’un procédé que l’enfant autiste applique à ses objets-fétiches, qui seront « exploités » pour leur qualité sensorielle uniquement. Le démantèlement consiste également à faire éclater, atomiser, pulvériser les sens, la sensorialité, et l’attention, c’est-à-dire la capacité à focaliser tous ses sens sur un seul objet. Ainsi l’objet entier naissant avec son impact affectif est réduit au néant. L’objet-fétiche « exploité » est central dans ce retrait autiste de l’enfant mais joue aussi un rôle dans les perversions (sexuelles ou narcissiques) de l’adulte. Dans les « jeux » sadomasochistes le pervers traite son objet comme un fétiche. H. Wildholz-Weber souligne la nature compulsive de ces jeux ou rituels masturbatoires qui dégradent et disqualifient l’objet traité comme un outil, un instrument indéfiniment remplaçable. La relation objectale est réduite aux sensations auto-érotiques et masturbatoires. Ce mode de fonctionnement privilégie l’agir et l’excitation sans souvenir, souvent à la place d’un vécu humiliant ou douloureux dans l’enfance. L’agir est au service d’une identité sexuelle fragile et fait fonction d’une « deuxième peau » destinée à couvrir la peau psychique insuffisante.
57Dans leur article Thomas Hartung (Düsseldorf) et Michael Steinbrecher (Cologne) s’interrogent à partir d’une vignette clinique sur le choix pervers d’un homme tourmenté par un trouble narcissique qui, selon ces auteurs, est d’apparence œdipienne. Il s’agit d’un homme tiraillé et déchiré entre deux femmes qu’il aime de façon passionnelle. Pour sortir de l’impasse, il cherche à se consoler et à se gratifier par des expériences sexuelles addictives qu’il pratique dans le déni du danger de mort et des différences sexuelles. Ainsi, il arrive d’un côté à se mettre en retrait par rapport à ses passions pour les deux femmes, et à satisfaire de l’autre ses pulsions partielles idéalisées. Les auteurs se posent la question de savoir si cet homme a besoin de plusieurs relations pour se protéger contre ses angoisses de séparation, et ils soulignent l’importance des phénomènes pervers dans le transfert et contre-transfert. Pour comprendre ce patient et son mode de communication, l’analyste devait entrer en contact avec son scénario pervers. Au fil du temps, il comprenait la manière dont la sexualité perverse du patient s’installait entre eux. Le patient entrainait son analyste à s’« éclater » avec lui dans des « paroxysmes orgasmiques » dont l’analyste ne devait pas se lasser : il fallait voler d’un orgasme à l’autre et « le lui mettre », comme le patient le faisait avec les hommes qu’il abordait sur l’autoroute. Ce patient « se chauffait » avec l’aide de son analyste (fétichisé), jusqu’à ce que ce dernier se sente épuisé face à la menace de retomber au plus bas et de devenir un outil inutilisable et jetable pour le patient.
58Les idées des textes présentées ne sont pas nouvelles mais permettent d’approfondir, de passer au peigne fin les relations entre le monde autiste, les « néo-sexualités » (dans lesquelles j’inclurais certaines « cyber-sexualités ») et la perversion narcissique ou sexuelle.
Hede Menke-Adler
23, rue Beaurepaire
75010 Paris
Notes
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[1]
S. Freud, K. Abraham, Correspondance Complète, 1907-1925, Gallimard, Paris, XXXX. Lettres du 3 mai 1908 et 26 décembre 1908.
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[2]
Jung sera ulcéré d’avoir été tenu à l’écart, et profondément blessé, fera reproche à Freud du « geste de Kreuzlingen »…
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[3]
S. Freud, Correspondance avec le Pasteur Pfister, 1909-1938, Gallimard, Paris, 1966 — Lettre du 26-11-1927.
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[4]
S. Freud, Correspondance Freud-Jones, 1908-1939, Paris, puf, 1998.
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[5]
J.-C. Arfouilloux, « Celui que ne cessait de m’accompagner », Être dans la solitude, nrp, Gallimard, n° 36.
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[6]
S. Freud, Malaise dans la civilisation, 1929, Paris, puf, 1971, p. 35.
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[7]
Dont notre collègue, Noëlle Frank, a réalisé un excellent résumé dans Carnet Psy, n° 135, mai 2009.
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[8]
Lou Andréa-Salomé/Anna Freud, À l’ombre du père : correspondance 1919-1937, Paris, Hachette, 2006.
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[9]
J.-M. Quinodoz (2001), Les rêves qui tournent une page, Paris, puf.
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[10]
Traduction française chez Césura (Lyon, 1987).
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[11]
Publication française chez Césura en 1996.
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[12]
Susann Heenen-Wolff, « Le sexuel dans la psychanalyse contemporaine : histoire d’une disparition ? », RFP, 4/2008, 1155-1171.