Notes
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[1]
Pas exclusivement sur ce sujet, bien entendu, mais il semble qu’avec la formation des psychanalystes la pratique lacanienne de la ponctuation a constitué un enjeu majeur dans ce drame à épisodes.
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[2]
J. Lacan (1953), Fonction et champs de la parole et du langage en psychanalyse, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
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[3]
J. Lacan (1945), Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée : un nouveau sophisme, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, pp. 197-213.
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Les témoignages de ses analysants montrent d’ailleurs qu’il a pratiquement mis en scène ce schéma en les faisant patienter fort longtemps dans la salle d’attente pour les recevoir quelques minutes, parfois quelques secondes.
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[5]
Étendue au-delà de la névrose de contrainte à des formes de temporalité « immobiles », « circulaires », « arrêtées », voire « mortes » que l’on attribue aux « cas limites ».
1Pour commencer, deux versions d’une fiction clinique. Première version : je reçois depuis quelques mois une jeune femme en face à face, les séances ne sont pas à jour fixe dans la semaine, car elle voyage beaucoup pour son métier. C’est une femme dynamique et ambitieuse qui travaille dans une grosse entreprise d’informatique. Elle ne sait pas exactement ce qui l’amène. Elle m’a averti d’emblée qu’elle ne croyait pas à la psychanalyse et qu’elle n’était pas trop du genre à « se regarder le nombril ». Dans son job, quand il y a des problèmes, elle les « gère » sans faire d’histoires. Mais, depuis quelque temps, elle se sent un peu différente et une copine lui a conseillé d’ « aller en parler à un psy ». Elle se sent constamment en proie à une sorte de colère sourde, comme si elle en voulait à tout le monde mais sans raison précise. Un jour, elle arrive en retard à sa séance. Elle est énervée. Elle me dit qu’elle avait fait appel à Darty parce que la machine à laver qu’elle vient d’acheter ne fonctionne plus mais que le technicien du service après vente est arrivé très en retard. Mais, au lieu de dire le technicien du service « après vente », sa langue fourche et elle dit « du service après ventre ». Elle s’arrête net, sidérée, puis des larmes lui montent aux yeux. Après un moment de silence assez troublant aussi bien pour elle que pour moi, elle reprend la parole pour me dire qu’avoir un enfant ne fait absolument pas partie de ses projets actuels, mais elle se souvient que, il y a quelques mois, elle a lu un article dans Elle qui donnait les chiffres de décroissance de la fertilité chez la femme à partir de 35 ans sans pour autant avoir l’impression que cet article l’avait marquée. Puis elle pense à un retard de règles qu’elle a eu l’an dernier quelques mois après les vacances alors qu’elle avait eu des relations sexuelles protégées avec un homme rencontré dans un club de vacances, puis à une expression de sa mère qui lui disait que, pour elle, elle était tombée enceinte « juste avant qu’il soit trop tard ». Je n’ai rien eu besoin de dire. L’heureuse ponctuation, comme dit Lacan, que réalise le lapsus vient éclairer après coup ce que cette femme est venue chercher sans que j’aie eu à intervenir. Je dis « ce que cette femme est venue chercher » en référence évidemment au fait que l’occurrence du lapsus fut sans doute favorisée par la conjonction de l’événement contingent, ce réparateur en retard, et de l’ébauche du lien transférentiel avec moi.
2Deuxième version : une jeune femme poursuit une psychanalyse à raison de trois séances par semaine depuis cinq ans. Elle est allongée. Elle est toujours parfaitement à l’heure car tout est parfaitement en ordre dans sa vie comme dans sa cure. Elle aussi est célibataire et n’a pas d’enfants. Elle commence toujours ses séances en disant une phrase rituelle du genre : « Aujourd’hui j’ai décidé de vous parler de... », puis elle égrène un récit parfaitement prévisible dans lequel elle apparaît invariablement dans le rôle d’une personne honnête, scrupuleuse, fiable, qualités dont les autres ne manquent pas d’abuser. Presque jamais de lapsus ni de récits de rêve, des associations soigneusement sélectionnées quand elle en fait un (de rêve), et jamais de pensées incidentes communiquées en séance. Elle fait parfois le récit de ce qui lui est venu en descendant l’escalier à la sortie de la précédente séance. Son discours suit inlassablement les mêmes chemins parfaitement balisés. Elle a très vite, après le début, fait de sa cure un rituel, à l’abri des surprises, des imprévus, des incidents de tous ordres. Mais, un jour, elle arrive en retard. Elle est très contrariée, s’excuse plusieurs fois puis va pour me dire que c’est à cause du service après vente de chez Darty mais sa langue fourche et elle dit « service après ventre ». Mais je sens immédiatement, je m’en serai douté, qu’elle n’est pas du tout décidée à s’attarder sur cette « petite merveille », ce mot d’esprit involontaire, elle qui pourtant manque si cruellement d’humour. Je sens qu’elle va le neutraliser sur-le-champ comme elle sait si bien le faire, le « tuer dans l’œuf » à mon grand découragement. Alors j’interviens et je répète, interrogativement : « Service après ventre ? » Elle s’arrête un instant, je la sens agacée ; elle dit, d’un ton légèrement ironique : « Lapsus révélateur, je suppose ». Puis elle poursuit : « Bref, je reviens à ce dont je voulais vous parler aujourd’hui. » Alors je me dis : « Ça y est, la petite merveille est définitivement enterrée » et, en me disant cette formule, je mesure l’équivalence que j’établis involontairement entre le lapsus qu’elle cherche si précipitamment à effacer et l’enfant que sa mère a perdu à la naissance alors qu’elle-même avait 5 ans. Si j’étais plus optimiste, je pourrais me dire : « Pas de soucis, le lapsus va cheminer souterrainement, ça reviendra. » Cela fait partie du stock des répliques standard que les psychanalystes expérimentés et rassurants servent aux débutants.
3Ou bien, je pourrais insister un peu lourdement pour qu’elle revienne dessus, du genre : « Mais service après ventre ça vous fait penser à quoi ? » J’ai déjà fait ça avec elle sans succès, sinon de lui donner l’occasion de déployer toutes ses ressources d’opposition et de résistance passive qui sont immenses.
4Je pourrais aussi – pourquoi pas ? – trouver les mots pour lui expliquer avec tact que ce lapsus m’a fait penser à un bébé imprévu enfanté par son inconscient et qu’il lui faudrait très vite l’enterrer. Et, de surcroît, lui laisser entendre que ce bébé, après tout, c’est un enfant du transfert, j’en suis un peu le père. C’est-à-dire lui fourguer mes propres associations dans l’espoir qu’elles les fassent siennes.
5Mais, finalement, je pourrais être aussi tenté de lui dire brusquement : « Arrêtons-nous pour aujourd’hui sur ce “service après ventre”. » La séance aurait alors duré moins de 10 min, et il y a fort à parier qu’elle serait, comme on dit, « hors d’elle ». Mais n’est-ce pas cela, la psychanalyse ?
6En France, dans les années 1950, les psychanalystes se sont violemment disputés puis, semble-t-il, irréversiblement séparés sur des questions de temporalité [1]. Cela s’est présenté sous la forme du temps « chronométrique », celui de la séance, mais on peut supposer qu’avec la ponctuation lacanienne, comme avec Rank et la réduction de la durée des cures, chaque fois, l’enjeu sous-jacent a porté sur des points d’achoppement majeurs concernant l’efficacité de la méthode. De même, lorsque Freud à sa façon pratique la ponctuation dans la cure de l’Homme aux loups.
7Lacan fut par ailleurs celui qui, le premier, repéra dans le texte freudien l’importance conceptuelle du terme nachträglich.
8Il y a chez Lacan un cheminement logique qui va de l’après-coup à l’invention de la ponctuation. Ce cheminement n’est pas simple à reconstituer, tant ce nachträglich a inspiré Lacan dans des directions multiples et complexes concernant les rapports de l’inconscient avec le temps. Il passe, selon moi, par une étape clinique essentielle qui se dégage clairement de la lecture du « Discours de Rome » : la prise en considération de l’épreuve que constitue l’immobilisme obsessionnel pour la cure de parole, la disponibilité et la patience de l’analyste.
9Nos collègues étrangers, paraît-il, s’étonnent de cette étrange passion des psychanalystes français pour l’après-coup. Et il faut reconnaître que parfois, en lisant la littérature française sur le sujet, on peut avoir l’impression d’une certaine surexploitation du concept et d’une tendance à l’extension infinie de son champ d’application.
10Nous pourrions peut-être leur proposer comme hypothèse que cet intérêt insistant répond précisément à une tentative de traiter après coup, génération après génération, le traumatisme que fut l’éclatement de la communauté psychanalytique, et le traiter sur le terrain même sur lequel il s’est déroulé : celui de la temporalité. Régler des comptes, reconnaître des dettes, liquider ou endosser des héritages. L’après-coup comme thérapeutique « après coup », en quelque sorte.
11On peut se laisser aller à rêver de ce que serait aujourd’hui le paysage psychanalytique français si Lacan, au lieu de chercher systématiquement la rupture, s’était contenté de provoquer ses collègues en faisant de la question dont la ponctuation fut le symptôme l’objet d’une conflictualité féconde.
12Mais Lacan était sans doute un homme de « rupture », de « discontinuité », de « coupure » et de leurs corrélats temporels : la hâte, la précipitation, l’urgence. « Rien de créé qui n’apparaît dans l’urgence, rien dans l’urgence qui n’engendre son dépassement » [2], écrit-il dans le « Discours de Rome ». En retour, sans doute supportait-il mal ce qui relève du routinier, du répétitif, du laborieux, du prévisible, des enchaînements et des causalités linéaires.
13Il y a chez Lacan une cohérence entre son parcours institutionnel, sa pratique et son investissement de la « coupure » comme moment de vérité. Le paradigme en serait l’acte de parole que réalise le lapsus ou sa version socialisée, le mot d’esprit : cet « incident », parole pleine, qui vient brutalement trancher sur le déroulement continu d’une parole « vide » et des leurres imaginaires qu’elle entretient au profit du surgissement « après coup » d’une vérité du sujet radicalement « autre ».
14À ce titre, on comprend bien ce qui a pu le séduire dans le schéma de l’après-coup. De plus, l’après-coup offre une logique qui constitue un remarquable facteur d’ « intranquillité » théorique et pratique, une potentialité subversive inépuisable face à tout risque de réduction à l’égard de ce qui constitue le « tranchant » de la découverte freudienne au profit d’un retour vers l’évidence et le sens commun. Et ce, dans tous ses champs d’application. Enfin, l’après-coup rompt avec une certaine hégémonie des métaphores spatiales dans la métapsychologie. Autant d’atouts bien faits pour lui plaire.
15Dans l’œuvre de Lacan, la logique de l’après-coup est là avant même qu’il fasse explicitement référence au concept, dans les trois moments du « Temps logique » (1945) [3], puis elle se retrouve chaque fois qu’il est question des rapports de l’inconscient au langage : le sens de la phrase qui ne se clôt qu’avec son dernier terme, la forme donnée au graphe du désir, la référence au futur antérieur, la métaphore paternelle, etc.
16Ce qu’il appelle le « nom du père » constitue le paradigme de la symbolisation après coup de ce X qui constitue le désir énigmatique de la mère à l’égard de l’enfant dont le refoulement et la symbolisation par le signifiant phallique marquent l’entrée de l’enfant dans le monde symbolique.
17Mais une chose est frappante à la lecture attentive du « Discours de Rome », qui fait, à ma connaissance pour la première fois, simultanément référence au terme nachträglich et à la pratique de la ponctuation, illustrée par la fameuse vignette clinique du patient « Dostoïevski ». L’invention de la ponctuation y est très directement articulée à l’épreuve qu’inflige la névrose obsessionnelle à la cure de parole. Du fait de la sexualisation régressive du temps et de la parole dans cette forme de névrose. Et ce qu’elle entraîne de routine, ritualisations et ressassements. Des cures sans « incidents », sans surprise, dans lesquelles semblent prévaloir des logiques temporelles qui neutralisent précisément tout ce qui pourrait relever d’une dynamique « après coup ». Et le soupçon clairement formulé par Lacan, tout au long de ce travail que certaines dérives des pratiques s’apparentent à une ritualisation obsessionnelle en miroir de la névrose de contrainte.
18Les formes diverses de l’immobilisme obsessionnel au long cours poussent le psychanalyste au passage à l’acte tant elles mettent à l’épreuve sa disponibilité et sa patience et mobilisent son masochisme. Il serait un peu naïf d’imaginer que l’analyse du contre-transfert nous garantit une patience à toute épreuve aussi bien qu’une inventivité interprétative toujours renouvelée. Et, de fait, il y a sans doute mille façons pour un psychanalyste de passer à l’acte, y compris en conservant les formes les plus orthodoxes – l’activisme interprétatif ou explicatif en est une, la connivence avec les défenses obsessionnelles en est une autre.
19Lacan, lui, va revendiquer et théoriser un modèle utopique de la cure dans lequel il se propose de faire de chaque séance un instant fulgurant et de la cure une succession de fulgurances, conformément à un schéma où seuls les moments de coupure sur le modèle du lapsus auraient quelques valeurs de vérité. Le « temps pour comprendre » étant laissé à l’entre-deux séances, seul le « moment de conclure » serait réservé à la séance [4].
20Je rappelle que, par « ponctuation » ou « scansion », Lacan entendait toujours la suspension précipitée de la séance et donc la réduction de sa durée, et qu’il va très tôt la défendre comme la forme d’intervention et d’interprétation la plus authentiquement psychanalytique. Il se propose de faire du temps dans la cure non plus un cadre temporel, une durée, mais un « élément signifiant » à disposition de l’analyste à valeur d’interprétation.
21Avec la ponctuation, Lacan semble donc avoir initié une pratique qui fabrique artificiellement de la coupure, de l’incident et de la discontinuité là où ils font chroniquement défaut. Pratique qui obéirait à une logique du type : puisque la vérité du sujet surgit dans la coupure, fabriquons de la coupure et la vérité surgira. C’est-à-dire une logique du type rituel propitiatoire. Par une sorte de retournement ironique, la pratique de la ponctuation s’est trouvée rejoindre cela même contre quoi elle s’était initialement opposée : une ritualisation magique (de type propitiatoire) de la technique, en miroir des ritualisations qu’impose à la cure de parole la névrose de contrainte. Lacan, dans les années 1950, pose à ses pairs une question cruciale, qui fait incontestablement partie de l’héritage freudien : l’impasse à laquelle peut parfois aboutir la réponse obsessionnelle opposée à l’offre psychanalytique. La réponse lacanienne dessine sans doute une forme « folle » et inadmissible, prise dans la capture spéculaire de ce qu’elle prétend dépasser, mais la question dont elle fut le symptôme reste indiscutablement d’actualité [5].
Mots-clés éditeurs : Lacan, Ponctuation, Rituels propitiatoires
Mise en ligne 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/rfp.735.1617Notes
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Pas exclusivement sur ce sujet, bien entendu, mais il semble qu’avec la formation des psychanalystes la pratique lacanienne de la ponctuation a constitué un enjeu majeur dans ce drame à épisodes.
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J. Lacan (1953), Fonction et champs de la parole et du langage en psychanalyse, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
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[3]
J. Lacan (1945), Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée : un nouveau sophisme, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, pp. 197-213.
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[4]
Les témoignages de ses analysants montrent d’ailleurs qu’il a pratiquement mis en scène ce schéma en les faisant patienter fort longtemps dans la salle d’attente pour les recevoir quelques minutes, parfois quelques secondes.
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[5]
Étendue au-delà de la névrose de contrainte à des formes de temporalité « immobiles », « circulaires », « arrêtées », voire « mortes » que l’on attribue aux « cas limites ».